Notes
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[1]
À titre d’exemple, on citera le projet 100 000 étudiants pour 100 000 élèves, géré par l’AFEV : http://www.education.gouv.fr/cid4049/100-000-etudiants-pour-100-000-eleves.html
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[2]
Sur la genèse et les objectifs de ces programmes, on pourra se rapporter à Sabbagh D., Une convergence problématique, les stratégies de la « discrimination positive » dans l’enseignement supérieur des Etats-Unis et de la France », n°73, Politix, 2006, p.211-229.
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[3]
Cet article se base sur une recherche qualitative de plus de 50 entretiens menée de 2005 à 2008 dans le cadre d'un mémoire de Master 2 puis d'une thèse de doctorat. Pour plus de détails, voir : Allouch, A., Sociologie des tuteurs et des séances de tutorat du programme PQPM de l'ESSEC, Mémoire de Master 2, dir. S.Paugam, Paris, EHESS, septembre.2006.
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[4]
Seule exception à ce principe : Le cas du Lycée Henri IV où les tuteurs sont des anciens élèves du lycée.
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[5]
On rapprochera cette notion de disponibilité de celle de « disponibilité biographique » proposée par Johanna Siméant qui justifie l’entrée des agents dans une cause à certains moments de leurs vies où ils sont les plus disponibles.
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[6]
L’ampleur du programme a par ailleurs poussé l’administration à se doter d’une organisation plus rationnelle avec des employés à plein temps (deux coordinateurs permanents et une secrétaire) et des tuteurs rémunérés.
-
[7]
À l’ESSEC par exemple, l’étudiant volontaire remet un CV et une lettre de motivation. Ensuite, il est soumis à un entretien individuel ou collectif avec la direction du programme. Une fois sélectionné, on lui remet un questionnaire sur le programme, sur ses origines sociales et son parcours scolaire en lui demandant d’y répondre en partie en se mettant à la place des lycéens.
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[8]
En moyenne, 20 ans à l'ESSEC.
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[9]
Abbott A., The system of professions, Chicago, University Press, 1988.
-
[10]
Dans les discours des tuteurs, le rapport avec la position de professeur est paradoxal. Alors qu’ils évoluent dans un ordre scolaire où, tout comme les profs, ils font preuve d’autorité en matière de savoirs culturels légitimes, ils en rejettent les fonctions. Ainsi, la définition que les étudiants donnent de leur fonction se décline de manière négative et donne ainsi lieu à une rhétorique d’exclusion de certaines professions sur le mode : Je suis ce que je ne suis pas. C’est aussi le cas des travailleurs sociaux.
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[11]
Extrait du compte-rendu de la première journée Partages-Inter écoles, le 17 Novembre 2007, association Partages-ESSEC.
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[12]
La notion de carrière est empruntée au sociologue E. Agrikolianski dans son article Carrières militantes et vocation à la morale : Les militants de la Ligue des droits de l'homme dans les années 1980, Revue Française de Science Politique, Année 2001, Vol. 51, n°1, p.27-46.
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[13]
Si on pose l'hypothèse que ce type de programme repose avant tout sur la proximité des lycéens avec la Grande École et ses étudiants, qui permet de se familiariser de manière durable avec les pratiques scolaires et sociales dans l'enseignement supérieur, le principe du turn-over des étudiants prend tout son sens.
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[14]
Les professeurs-référents sont présents dans chaque lycée partenaire du programme et sont chargés d'assurer la coordination des parcours des lycéens dans le cadre de leur cursus scolaire normal et dans le cadre de programmes d'ouverture sociale. Ainsi, tout décrochage du point de vue des notes de l'élève sera notifié aux responsables du programme ou aux tuteurs. De même, plusieurs rendez-vous sont prévus dans l'année entre tuteurs et professeurs-référents afin de faire des points réguliers sur l'évolution des lycéens et l'impact du programme sur leur cursus.
1 Des initiatives nombreuses financées conjointement par la Politique de la Ville et le Ministère de l’Éducation nationale reposent sur le tutorat comme mode d’accompagnement des populations défavorisées dans un parcours de réussite scolaire [1].
2 C’est le cas des programmes d’ouverture sociale dans de nombreuses Grandes Écoles françaises [2], dans lesquels on constate que le rôle de formateur n’incombe pas à des professionnels de l’éducation ou de l’animation sociale mais à des jeunes étudiants volontaires. Ceux-ci s’engagent généralement pour un an dans des dispositifs visant à la redistribution des capitaux culturels et sociaux jugés déterminants dans la perspective du passage réussi entre enseignement secondaire et enseignement supérieur.
3 Lancés au début des années 2000, ces programmes n’ont eu de cesse de se multiplier dans les différents types de Grandes Écoles, certaines jouissant d’une reconnaissance institutionnelle leur permettant de passer du statut d’expérimentation à celui d’institution touchant ainsi un nombre de lycéens issus de Zones sensibles de plus en plus élevé. Or, il semble que ces processus d’institutionnalisation s’accompagnent d’un changement de statut pour les étudiants-tuteurs, qui irait au-delà de leur fonction initiale qui allie l’accompagnement scolaire des lycéens vers l’apprentissage de nouveaux savoirs et savoir-faire avec celle d’agent socialisateur aux codes et aux rites en usage dans la Grande École et dans l’enseignement supérieur en général [3]. Ils exercent ces fonctions dans le cadre de séances de tutorat qui se déroulent dans leur établissement à raison d’une à trois heures par semaine. Les tuteurs dirigent les différents ateliers qui composent ces séances auprès de petits groupes de lycéens pour lesquels on favorise des méthodes pédagogiques individualisées et hautement interactives.
4 Pour autant assiste-t-on à la mise en place d’un nouveau métier autour de la fonction de tuteur ? Afin de répondre à cette question, on s’interrogera sur le statut et son appropriation par les étudiants dans le cas de certains dispositifs ayant recours aux tutorats comme mode d’accompagnement ou de formation primaire (comme c’est le cas dans toutes les écoles ayant signé la Charte pour l’égalité des chances dans l’accès aux formations d’excellence de 2005) ou secondaire, comme c’est le cas des dispositifs Conventions d’Éducation Prioritaire de l’IEP de Paris ou de la Classe Préparatoire à l’Enseignement Supérieur du Lycée Henri IV. Le choix de l’éclairage sur des étudiants qui en sont souvent la cheville ouvrière permettra alors peut-être de saisir quelques enjeux structurels et institutionnels autour de ce type de dispositif et ainsi en comprendre quelques modalités d’action, au-delà de tout débat sur leur compatibilité avec les principes d’égalité et de méritocratie à la française.
Un cadre d’engagement professionnalisant
5 La structure des programmes d’ouverture sociale se caractérise par un encadrement de l’activité de ses militants : Les étudiants-tuteurs. Cet encadrement crée les conditions de l’acquisition de compétences et de l’appropriation d’un statut qui ressemble à celui d’un salarié d’entreprise. C’est une structure institutionnelle qui donne au tuteur un statut de salarié. La fonction d’étudiant-tuteur est prise dans un entre-deux ambigu: d’un côté il s’agit d’un engagement volontaire au nom de la cause de l’égalité des chances et de l’autre, le tuteur bénéficie d’un statut de contractuel qui lui donne des droits mais aussi des devoirs assimilables à ceux d’un salarié. L’entrée dans les dispositifs d’ouverture sociale s’effectue en effet d’abord sur le mode de l’engagement bénévole dans le cadre associatif de la Grande École [4]. Cet engagement est rendu possible par la structure de l’école qui crée une disponibilité [5] dans la vie de l’étudiant en lui laissant une part d’autonomie dans l’organisation de son emploi du temps. Ce temps disponible est pensé comme complémentaire à sa formation initiale. Ainsi, la participation à la vie d’une association, en ce qu’elle engage l’étudiant à un certain nombre de tâches qui rappellent celles du salarié (Fabrication de supports de communication, gestion de trésorerie et des contacts avec les sponsors, etc.) répond à cet objectif. C’est aussi le cas pour les étudiants s’engageant dans la cause de l’égalité des chances où ils sont employés comme tuteurs [6].
6 Toutefois, l’analyse comparée de la structure des associations étudiantes avec celle des programmes d’ouverture sociale souligne la spécificité de ces derniers. Contrairement aux autres associations sur les campus, ces dispositifs disposent d’une structure en cours d’institutionnalisation dont la Direction ne revient pas aux étudiants mais soit à la Direction de l’établissement (dans le cas d’Henri IV), soit à un personnel ad hoc chargé de l’ouverture sociale (Comme à l’ESSEC [7] ou à l’IEP). Cette structure a des conséquences sur le statut des étudiants volontaires. Alors que le recrutement dans les autres associations est libre, le recrutement au sein des programmes est souvent sélectif. Une fois recrutés, les tuteurs signent ensuite un contrat annuel qui les oblige à s’engager de manière régulière et à assurer tous leurs tutorats, leurs préparations ainsi que les visites culturelles régulières qui ont pour objectif de familiariser les lycéens avec des lieux de production culturelle comme les musées ou l’opéra. En échange, ils reçoivent une rétribution financière modique mais aussi -et surtout- une rémunération symbolique passant par la validation d’Unités de valeurs entrant dans le dispositif d’évaluation de leur diplôme. Si ce statut concerne les étudiants des programmes les plus développés comme celui de l’ESSEC ou du Lycée Henri IV, il est symptomatique de la limite poreuse entre engagement au nom de l’égalité des chances et professionnalisation. Cette ambiguïté, que l’on retrouve aussi dans le cas des organisations humanitaires, est amplifiée par le fait que la responsabilité de la gestion de ces structures incombe d’abord aux écoles plutôt qu’aux tuteurs : de militants, les étudiants tuteurs deviennent contractuels. Ce recours au contrat s’explique par la nécessité d’exercer une forme de contrôle social sur des étudiants chargés de lycéens mineurs, les enjeux (notamment médiatiques) de ces programmes, et les subventions publiques et privées qui en découlent justifient de la nécessité de s’assurer de la motivation et de l’appropriation des objectifs du programme par les étudiants.
Une absence de formation palliée par une socialisation professionnelle
7 Toutefois, malgré le caractère professionnalisant du cadre d’engagement, on constate l’absence de formation pédagogique des tuteurs qui est le fait de tous les programmes d’ouverture sociale. Etudiants jeunes [8], généralement dépourvus d’expérience d’enseignement avec des populations juvéniles et/ou défavorisées, cette absence de formation est cependant compensée par un encadrement relativement resserré qui rend possible l’appropriation des coutumes et pratiques liées à leurs nouvelles fonctions. Ceci est particulièrement vrai au Lycée Henri IV et à l’ESSEC où il est demandé aux étudiants de rendre régulièrement compte du déroulement de leurs séances avec un point sur le traitement individuel de chaque élève. À ces comptes-rendus obligatoires s’ajoutent des réunions bimensuelles avec les responsables du programme ou des étudiants coordinateurs, eux-mêmes anciens tuteurs, qui rendent possible l’échange entre plusieurs groupes sur les avancées ou les difficultés de chacun pendant les séances. Alors qu’on peut s’interroger sur l’absence de formation des étudiants, source d’instabilité et d’hétérogénéité en termes de relations pédagogiques et de contenu du tutorat, ces réunions s’assimilent à une instance de socialisation professionnelle par les pairs où est défini le type de compétence à mettre en œuvre autour d’ateliers prédéfinis (Par exemple des ateliers de méthodologie de la dissertation ou des ateliers d’actualité). Le rôle de ces séances est ainsi de réguler les méthodes de travail de chacun autour de règles ou de codes déontologiques élaborés en groupe. Elles sont ainsi l’occasion de l’édiction de ce qui s’apparente à des mythes professionnels. Ces mythes colportés sous forme de récits de tuteur en tuteur rendent possible une codification informelle des pratiques. Ils désignent par exemple des méthodes extrêmes à ne pas pratiquer : Arnaud, tuteur à l’ESSEC évoque ainsi avoir évoqué le cas d’un étudiant ayant tendance à faire des cours trop magistraux et donc peu interactifs, ce qui ne facilitait pas le processus d’apprentissages des lycéens.
8 Le cadre spécifique des programmes d’ouverture sociale rend possible une professionnalisation des fonctions de tuteurs par le statut salarié qu’elle leur donne. Par ailleurs, dans certains dispositifs très intégrés, l’encadrement des étudiants par des instances de socialisation permet un processus de codification des pratiques communes à tous les tuteurs du programme. Ces instances sont renforcées par le recours à des récits abstraits qui renforcent l’édiction de règles de bonnes pratiques. Toutefois, selon le modèle théorisé par Abbott, pour donner lieu à une profession, cette codification doit être articulée à une revendication de reconnaissance de la légitimité de ces pratiques [9].
Routinisation et légitimation des pratiques des tuteurs
9 Avec l’institutionnalisation des programmes, la routinisation des pratiques et leur codification rendent possible une stabilisation de la définition du rôle de tuteur. Accompagnateur éclairé, il se caractérise par son passage réussi dans le grand établissement, se démarquant à la fois de la figure du professeur et de celle de l’animateur social [10].
10 Parallèlement, l’émergence de structures inter-écoles rend possible une régulation des pratiques à plus grande échelle et une visibilité de la fonction qui accroît sa légitimité dans le champ de l’égalité des chances. Dans certains programmes, on constate même la construction de perspectives de carrière.
L’émergence de structures de régulation des pratiques
11 Depuis l’année 2007/2008, l’association d’anciens tuteurs Partages, initialement chargée d’accompagner les lycéens du programme ESSEC au-delà du baccalauréat, a lancé une série d’événements dont l’objectif est de réunir tous les tuteurs des Grandes Écoles impliqués dans des dispositifs d’ouverture sociale afin d’interagir sur les problématiques liées à la mise en place dans chaque établissement [11]. Il s’agit alors de créer une homogénéisation dans les pratiques des tuteurs autour de méthodes communes à tous les étudiants. À titre d’exemple, lors du premier rendez-vous, les tuteurs ont pu réfléchir sur les modes d’inculcation les plus efficaces dans le cadre des ateliers d’anglais oral dont tous les tuteurs notent qu’il fait partie des plus difficiles à conduire. Sur la base de l’expérience de certains, le recours aux supports audio et audiovisuels a alors été proposé comme outil pertinent pour l’établissement d’une désacralisation ludique de la matière.
12 Au travers de ce type d’événement, on assiste à l’émergence de structures inter-écoles s’assimilant à des structures de représentation professionnelle qui régulent et participent à l’homogénéisation des méthodes de travail auprès des lycéens. La volonté de se réunir marque non seulement un désir de visibilité mais une conscience de soi en tant qu’étudiant occupant des fonctions distinctives. Toutefois, on peut s’interroger sur sa représentativité. Malgré la trentaine d’écoles participant à ces évènements, deux des établissements les plus médiatisés - le Lycée Henri IV et l’IEP de Paris - n’y sont pas impliqués, tout comme de nombreux autres établissements ne s’inscrivant pas dans la mouvance du programme Une Grande École, pourquoi pas moi ? S’il semble y avoir un processus de routinisation, de codification, la mise en visibilité de la fonction de tuteur par la création de structures inter-écoles n’a pas encore prétention à s’imposer comme représentative de tous les programmes français. Par là, l’établissement de la fonction de tuteur comme profession légitime paraît en cours, mais d’une ampleur encore limitée.
Vers une carrière de tuteur?
13 Parallèlement à ce processus de visibilité, les anciens tuteurs peuvent, dans certaines structures, se voir proposer d’autres fonctions dans le cadre d’une évolution de carrière [12], notion empruntée à la sociologie interactionniste. L’institutionnalisation de certains programmes induirait donc une progression du rôle dédié à l’étudiant qui se développe et s’adapte suivant l’évolution de besoins du programme, à l’image d’une véritable entreprise.
14 À l’ESSEC, comme dans les programmes les plus intégrés, les étudiants qui le souhaitent peuvent continuer à s’engager en tant que coordinateur et alors transmettre leur expérience aux promotions de tuteurs suivantes. Par ailleurs, les tuteurs qui le souhaitent, une fois leur charge d’un an achevée, peuvent adopter un rôle plus prospectif de moniteur, chargés de développer le programme, par exemple dans le sens d’un accompagnement en post-bac des lycéens bénéficiaires du programme.
15 Ils permettent ainsi l’élargissement de la sphère de compétences initiales du programme. Ces différents postes ne concernent toutefois, pour le moment, qu’une population limitée, généralement étudiants de la chaire entreprenariat social de l’ESSEC, structure sur laquelle repose le dispositif Une Grande Ecole, pourquoi pas moi ?
16 Différents indicateurs marquent l’entrée dans un processus de professionnalisation des fonctions llouées aux tuteurs, dans une structure qui semble proche du modèle de l’entreprise. Mais alors que leurs pratiques se codifient et s’homogénéisent on n’assiste pas à l’émergence d’une identité de tuteur comme identité professionnelle.
Des structures qui limitent encore l’apparition d’une identité professionnelle
17 Si les structures des programmes favorisent la professionnalisation des tuteurs, elles suscitent aussi des limites en termes d’appropriation par les étudiants de leurs fonctions qui demeurent plus le fait d’une croyance citoyenne dans le traitement des inégalités scolaires que d’une volonté d’en faire un métier à part entière.
Un engagement limité dans le temps
18 La limite de la professionnalisation des tuteurs se trouve dès les motivations sous-jacentes de l’engagement: Si l’étudiant est convaincu par la cause dans laquelle il s’engage, il ne s’y engage que pour le temps de ses études.
19 Même si l’expérience du tutorat est souvent jugée importante voire primordiale dans l’orientation de l’étudiant et peut entrer dans le cadre d’une stratégie d’acquisition de compétences complémentaires, on n’assiste pas à la création d’une identité professionnelle. Etre tuteur reste avant tout un engagement limité dans le temps, par la structure elle- même d’une part, qui limite à un an la participation au programme afin de familiariser les lycéens avec plusieurs binômes d’étudiants [13]. D’autre part l’étudiant est dans l’obligation non seulement de valider des cours mais aussi – et surtout dans le cadre d’une école de commerce – de valider un certain nombre de mois de stages, ce qui le pousse à s’éloigner du campus de Cergy-Pontoise où se déroule la plupart des séances du programme. Par conséquent, exception faite des personnes engagées dans un monitorat ou un poste de coordination, les étudiants semblent avoir des difficultés à mettre en perspective leurs fonctions dans la durée. Malgré l’impact de l’expérience associative et militante en termes d’orientation professionnelle des tuteurs, le contexte institutionnel des programmes d’ouverture sociale ne favorise pas l’apparition d’un sentiment identitaire lié à la pratique de la fonction.
Des figures pédagogiques concurrentes
20 Cet état de fait est amplifié par la présence dans les programmes d’autres intervenants. C’est le cas notamment du lycée Henri IV où la principale figure pédagogique demeure le professeur qui assure la plupart des cours visant à la préparation de l’entrée en classe préparatoire. Bénéficiant d’une compétence certifiée par une longue expérience et une formation adaptée, les professeurs éclipsent ainsi les tuteurs comme détenteurs d’une parole pédagogique légitime qui, du coup, se voient relégués dans l’espace du programme comme intervenants secondaires, ce qui atténue leur visibilité. À l’ESSEC, des professeurs-référents [14] gardent la responsabilité du suivi pédagogique des lycéens et un rôle de coordination entre leur cursus scolaire et le programme. S’ils ne sont pas directement partie prenante dans le corps des tutorats, les responsables du dispositif ont récemment souhaité les y impliquer de façon plus active afin de faciliter les échanges et dissiper certains a priori éventuels sur la jeunesse des tuteurs et les contenus des tutorats. Ainsi, depuis cette année, une séance de tutorat se déroule dans le lycée d’origine, avec la participation du professeur-référent. S’ils ne sont pas directement concurrents des tuteurs en termes de détention de la parole pédagogique légitime, les professeurs sont activement associés aux contenus des programmes qui s’appuient en retour sur eux afin de renforcer leur légitimité mais aussi la coordination efficace des moyens de la Grande
21 École avec ceux de l’Éducation nationale. Toutefois, leur présence participe à la minimisation de la visibilité et du champ d’action donnés aux tuteurs, ce qui contribue à affaiblir leur position en tant que figure reconnue de l’apprentissage. Cet état de fait, notamment à Henri IV ou à l’IEP peut gêner certains étudiants qui s’interrogent sur la légitimité de leur participation.
Une identité qui reste étudiante
22 Si on n’assiste pas, pour le moment, à l’émergence d’une identité de tuteurs en tant que professionnel, les étudiants développent une expertise spécifique qui se base sur l’acquisition de connaissances individuelles sur les lycéens qu’ils accompagnent ou encore sur les initiatives créatives qu’ils développent en terme de modes de transmission pédagogique. L’acquisition de cette expertise et la codification de leurs pratiques contribuent à leur légitimation mais dans un premier temps, d’abord dans le cadre de la Grande École. En conséquence, on constate un phénomène de distinction des tuteurs par rapport aux autres engagements étudiants parfois jugés plus futiles dans leurs objectifs ou moins rationnels dans leur modus operandi. En opposition, l’activité de tuteur repose sur le caractère institutionnel de la structure, jugé gage du sérieux de son engagement et qui, finalement caractérise son identité militante. Se développe en conséquence une demande de reconnaissance de la spécificité de l’expérience du tutorat. À l’ESSEC, un exemple récent de cette demande a consisté dans la création et la distribution de polos aux couleurs d’Une Grande École, Pourquoi pas moi ? portés aussi bien dans le cadre quotidien de l’école que dans différents types d’évènements. Ils permettent aux étudiants qui le souhaitent d’affirmer leur appartenance spécifique au programme. Cet esprit de corps réunit les tuteurs autour de leur expérience partagée auprès des lycéens.
23 Elle se poursuit dans le cadre de leur scolarité ou dans le cadre de leur sociabilité personnelle où les anciens et nouveaux tuteurs deviennent sinon des proches du moins des connaissances avec qui l’étudiant échange avec plaisir. Ce phénomène est favorisé par l’atmosphère familiale du programme qui, si il n’est pas exempt de hiérarchie en terme de division du travail, n’est pas pour autant synonyme de séparation symbolique entre les individus qui communiquent régulièrement et dans une atmosphère bon enfant.
24 Si les tuteurs distinguent clairement leur activité de celle des autres étudiants engagés dans la vie associative de la Grande École, certains éléments structurels rendent peu probables une appropriation des fonctions en des termes professionnels.
25 On assiste donc dans un premier temps à une professionnalisation du rôle des tuteurs qui se caractérise par un statut salarié et une socialisation aux codes et aux rites professionnels par les pairs, phénomène rendu possible par l’institution qui en crée les conditions adéquates. Mais si l’institutionnalisation des programmes rend possible la codification des pratiques du tuteur, elle ne débouche pas sur l’émergence d’une identité professionnelle : le tuteur reste d’abord un étudiant, bien qu’il souhaite se distinguer des autres types d’engagement en cours dans la Grande École. On s’interrogera alors sur la portée de ce paradoxe. Les programmes d’ouverture sociale semblent vouloir bénéficier d’un personnel compétent et attaché à la cause qu’ils défendent, seul capable d’assurer leur développement. Pour autant ce processus n’aboutit pas à l’emploi de tuteurs permanents à même de réaliser leur dessein.
26 Au travers de l’ambiguïté du statut des tuteurs on perçoit à la fois la volonté d’emprunter des modalités d’action utilisées par le monde de l’entreprise et celle d’affirmer le contenu alternatif de ses apprentissages face à ceux de l’École. Toutefois, si ces deux propositions reposent sur un souci d’efficacité et de légitimation par rapport à d’autres acteurs du champ comme l’Éducation nationale, les programmes d’ouverture sociale en demeurent dépendant, notamment parce qu’elle leur octroie les lycéens bénéficiaires.
27 Malgré leur visibilité et les moyens humains et financiers dont elles disposent, les Grandes Écoles demeurent encore un acteur mineur dans la lutte contre les inégalités scolaires. En conséquence, les tuteurs représentent une figure pédagogique novatrice qui ouvre des voies notamment en terme de méthodes pédagogiques. Mais leur accession à un statut professionnel reste encore relativement hypothétique.
Bibliographie
Bibliographie
- Abbott A., The system of professions, Chicago, University Press, 1988. Agrikoliansky E., Carrières militantes et vocation à la morale : Les militants de la Ligue des droits de l’homme dans les années 1980, Revue Française de Science Politique, Année 2001, Vol. 51, n°1, p.27-46. Allouch A., Sociologie des tuteurs et des séances de tutorat du programme PQPM de l’ESSEC, Mémoire de Master 2, dir. S. Paugam, Paris, EHESS, septembre2006.
- Sabbagh D., Une convergence problématique, les stratégies de la discrimination positive dans l’enseignement supérieur des États-Unis et de la France, n°73, Politix, 2006, p.211-229.
- Siméant J., Entrer, rester en humanitaire, des fondateurs de Médecins Sans frontières, aux membres actuels des ONG médicales françaises, Revue Française de Science Politique, Paris, 2001.
Mots-clés éditeurs : étudiants-tuteurs, accompagnement scolaire, tutorat, Grandes Écoles
Date de mise en ligne : 12/03/2015.
https://doi.org/10.3917/spec.001.0049Notes
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[1]
À titre d’exemple, on citera le projet 100 000 étudiants pour 100 000 élèves, géré par l’AFEV : http://www.education.gouv.fr/cid4049/100-000-etudiants-pour-100-000-eleves.html
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[2]
Sur la genèse et les objectifs de ces programmes, on pourra se rapporter à Sabbagh D., Une convergence problématique, les stratégies de la « discrimination positive » dans l’enseignement supérieur des Etats-Unis et de la France », n°73, Politix, 2006, p.211-229.
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[3]
Cet article se base sur une recherche qualitative de plus de 50 entretiens menée de 2005 à 2008 dans le cadre d'un mémoire de Master 2 puis d'une thèse de doctorat. Pour plus de détails, voir : Allouch, A., Sociologie des tuteurs et des séances de tutorat du programme PQPM de l'ESSEC, Mémoire de Master 2, dir. S.Paugam, Paris, EHESS, septembre.2006.
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Seule exception à ce principe : Le cas du Lycée Henri IV où les tuteurs sont des anciens élèves du lycée.
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On rapprochera cette notion de disponibilité de celle de « disponibilité biographique » proposée par Johanna Siméant qui justifie l’entrée des agents dans une cause à certains moments de leurs vies où ils sont les plus disponibles.
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[6]
L’ampleur du programme a par ailleurs poussé l’administration à se doter d’une organisation plus rationnelle avec des employés à plein temps (deux coordinateurs permanents et une secrétaire) et des tuteurs rémunérés.
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À l’ESSEC par exemple, l’étudiant volontaire remet un CV et une lettre de motivation. Ensuite, il est soumis à un entretien individuel ou collectif avec la direction du programme. Une fois sélectionné, on lui remet un questionnaire sur le programme, sur ses origines sociales et son parcours scolaire en lui demandant d’y répondre en partie en se mettant à la place des lycéens.
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En moyenne, 20 ans à l'ESSEC.
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Abbott A., The system of professions, Chicago, University Press, 1988.
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[10]
Dans les discours des tuteurs, le rapport avec la position de professeur est paradoxal. Alors qu’ils évoluent dans un ordre scolaire où, tout comme les profs, ils font preuve d’autorité en matière de savoirs culturels légitimes, ils en rejettent les fonctions. Ainsi, la définition que les étudiants donnent de leur fonction se décline de manière négative et donne ainsi lieu à une rhétorique d’exclusion de certaines professions sur le mode : Je suis ce que je ne suis pas. C’est aussi le cas des travailleurs sociaux.
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[11]
Extrait du compte-rendu de la première journée Partages-Inter écoles, le 17 Novembre 2007, association Partages-ESSEC.
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La notion de carrière est empruntée au sociologue E. Agrikolianski dans son article Carrières militantes et vocation à la morale : Les militants de la Ligue des droits de l'homme dans les années 1980, Revue Française de Science Politique, Année 2001, Vol. 51, n°1, p.27-46.
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[13]
Si on pose l'hypothèse que ce type de programme repose avant tout sur la proximité des lycéens avec la Grande École et ses étudiants, qui permet de se familiariser de manière durable avec les pratiques scolaires et sociales dans l'enseignement supérieur, le principe du turn-over des étudiants prend tout son sens.
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Les professeurs-référents sont présents dans chaque lycée partenaire du programme et sont chargés d'assurer la coordination des parcours des lycéens dans le cadre de leur cursus scolaire normal et dans le cadre de programmes d'ouverture sociale. Ainsi, tout décrochage du point de vue des notes de l'élève sera notifié aux responsables du programme ou aux tuteurs. De même, plusieurs rendez-vous sont prévus dans l'année entre tuteurs et professeurs-référents afin de faire des points réguliers sur l'évolution des lycéens et l'impact du programme sur leur cursus.