Notes
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[1]
La sociologie et l’anthropologie du travail francophone au Sud sont anciennes et abordaient dès leurs débuts la question de l’entreprise, mais cette dernière n’était pas centrale dans leurs questionnements.
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[2]
Pour une présentation du projet de recherche : https://cfee.hypotheses.org/2155
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[3]
Pour faciliter la lecture, l’ensemble des verbatims ont été ici traduits en français quand ils ont été exprimés dans une autre langue.
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[4]
Le terme est généralement traduit par « atelier de misère » et renvoie aux usines qui ne respectent pas les normes internationales en matière de droits du travail et de conditions de sécurité.
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[5]
Soda à l’orange très populaire dans différents pays d’Afrique.
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[6]
Organisation non gouvernementale.
1Dans les pays du Nord, l’entreprise a vécu une période de réenchantement durant les années 1980-1990, soit promue par le patronat (Brunel, 1986), soit liée au renouvellement de la recherche. Différents chercheurs ont en effet identifié l’entreprise comme un lieu important de construction des identités et de la socialisation (Sainsaulieu, Segrestin, 1986), voire d’une culture spécifique (Tripier, 1986). Au même moment, au Sud, les anthropologues du travail commençaient à ouvrir plus clairement leurs recherches à cet objet [1]. Si les chercheurs conduisant des terrains au Sud sont restés très critiques vis-à-vis d’une analyse culturaliste des entreprises (par exemple d’Iribarne, 1986), ils ont en revanche plébiscité une approche de l’entreprise comme lieu perméable, entre privé/public, dedans/dehors, travail/hors travail (Labazée, 1995 ; Cabanes, Copans, Selim, 1995 ; Cabanes, 1991). Pourtant une sociologie de l’entreprise dans les pays du Sud, qui documente les modalités de gestion et leurs effets sur ceux qui les portent comme ceux qui en sont l’objet, n’a pas réellement abouti (Copans, 1995). Les évolutions économiques et démographiques d’une part ont participé à faire évoluer les thèmes de recherche vers la question de la précarité et du chômage ; les conditions d’exercice du métier de la recherche d’autre part ont encouragé un repli national des enquêtes sur le travail (Copans, 2014). Reprendre les perspectives ouvertes par des terrains au Sud permettrait pourtant de contribuer à une sociologie de l’entreprise pensée dans le contexte de la mondialisation et de l’industrialisation des pays en développement. La notion de perméabilité, en particulier, permet de questionner les frontières de l’entreprise et de son action socialisatrice.
2La perméabilité de l’entreprise peut être illustrée par la diffusion des normes managériales au-delà des frontières de celle-ci. Ces standards issus de la gestion comptable des entreprises (Boussard, 2008) ont conquis des domaines qui leur étaient étrangers jusqu’à présent. La nouvelle gestion publique (via le New public, Management, Bezès, 1999), comme la néolibéralisation du secteur de l’aide (Hache, 2007 ; Harrison, 2010) sont empreints de cette pensée gestionnaire née dans les organisations privées (Le Goff, 1999 ; Maugeri, 2006). Cette expansion du domaine de la rationalité gestionnaire participe du brouillage des frontières entre différents acteurs : marchands/non-marchands, privés/publics. Cette circulation des normes portées par le monde économique est le signe d’une porosité qui agit dans les deux sens. Cette dernière facilite ainsi la revendication par les entreprises à être reconnues certes comme des agents économiques à la recherche d’efficacité et de productivité (Thuderoz, 2010), mais aussi comme des « sources de valeurs sociales et politiques » (Bory, Lochard, 2009), aptes à se mêler du bien commun. Reste donc à définir comment et à quel bien commun elles participent, comment elles font tenir ensemble impératifs de rentabilité et logique de l’aide.
3La « morale d’entreprise », qu’elle soit qualifiée de paternalisme au xixe siècle, de responsabilité sociale des entreprises (rse), de développement durable, peut ainsi constituer un « objet frontière » permettant d’interroger à nouveaux frais la place de l’entreprise dans la société (Sainsaulieu, 1991). Elle sous-tend des dispositifs que nous qualifierons de « moraux » : ces derniers ne répondent pas directement à l’impératif de production de l’entreprise mais sont présentés comme participant au bien-être des populations.
4Cette réflexion contribue plus largement au débat sur les relations entre État et intérêt privés dans la définition du bien commun (Duvoux, 2017). Elle est d’autant plus aiguë dans les pays en développement caractérisés par des politiques sociales étatiques lacunaires et une forte dépendance à l’aide (extérieure ou privée), comme c’est le cas en Éthiopie d’où nous tirons nos données.
5Nous analyserons tout d’abord le cadre de ces dispositifs moraux (les normes et les objectifs), dont nous verrons qu’ils gardent une visée instrumentale. Cette dernière nous rappelle que tout dispositif à vocation morale s’accompagne d’une entreprise de moralisation qui vise à faire adhérer et à transformer les bénéficiaires de ces dispositifs (employés, communautés locales, etc.). Il est attendu qu’ils se conforment à une représentation idéale d’un individu responsable. Toutefois ces dispositifs sont aussi appropriés et modelés par l’environnement de l’entreprise. Nous nous pencherons dans un second temps sur les frontières et la perméabilité des dispositifs moraux pour comprendre le processus de moralisation auquel ils contribuent.
La morale instrumentale du système capitaliste
6Contrairement à une vision historique de l’évolution de l’engagement moral des entrepreneurs qui limite la conception utilitariste à une période particulière de l’histoire de la rse (Capron, Petit, 2011), la dimension instrumentale de la morale d’entreprise reste fondamentale pour en saisir le fonctionnement. Les dispositifs qualifiés de moraux constituent d’abord un rouage nécessaire au bon déroulement de l’activité économique, donc à la performance de l’entreprise, même si ce lien avec la performance n’est pas toujours explicité. C’est particulièrement vrai en Éthiopie.
Étudier la morale d’entreprise en Éthiopie
7Considérée comme un nouveau pays émergent (Daziano, 2013), l’Éthiopie attire les investissements, mais les entreprises doivent se plier à une économie planifiée et contrôlée par l’État (Clapham, 2018 ; Lefort, 2015). Le pays pose un défi particulier aux entrepreneurs qui s’y implantent. Ils sont confrontés à la fois à d’importants besoins de la population, dans un contexte de faiblesse de la protection sociale, et à de fortes contraintes légales, que ce soit celles imposées par l’État développemental (Johnston, 1982) ou celles des bailleurs de fonds. Au cours de l’année 2016, des manifestations des populations amhara et oromos (deux importantes ethnies éthiopiennes), en particulier la dégradation d’investissements étrangers et des cadres et patrons molestés, amènent à interroger un développement économique réalisé à marche forcée. Il s’est accompagné de déplacements de populations, de terrains retirés aux paysans moyennant des contreparties jugées dérisoires, et d’une intense critique de certaines entreprises se contentant d’appliquer des règles minimales en matière de droits sociaux et de respect de l’environnement. Ces protestations visaient certes à exprimer le mécontentement de la population vis-à-vis d’un gouvernement autoritaire et d’un parti unique accaparant le pouvoir, mais elles ont aussi rappelé que l’investissement économique, en particulier étranger, ne peut être légitimé uniquement par sa participation au PIB et par la création d’emplois.
8C’est dans ce contexte, propice à un discours de justification par les acteurs de leur installation et de leur pérennité dans le pays, que les données présentées dans cet article ont été recueillies au cours d’une enquête ethnographique [2]. La collecte a débuté en janvier 2015, lors de différents séjours de quelques semaines dans le pays, grâce à l’appui financier de mon laboratoire. Depuis 2017, je réside dans le pays dans le cadre d’une délégation CNRS au sein d’un centre de recherche (le Centre français des études éthiopiennes), sous tutelle du ministère de la Recherche et du ministère des Affaires étrangères.
9La présence en continu dans le pays a permis de rassembler trois types de données : des entretiens, des visites d’entreprises et l’observation d’une association d’entreprises. Les entrepreneurs (propriétaires de leur entreprise) ou directeurs salariés qui revendiquent un engagement moral de leur organisation ont participé à des entretiens biographiques répétés. Les enquêtés étaient identifiés grâce aux associations professionnelles d’investisseurs étrangers (français, hollandais, américains, européens, indiens, etc.) qui venaient d’être autorisées dans le pays en 2017, mais aussi par la participation à diverses activités sociales, par la lecture de la presse économique, et enfin par un effet boule de neige. Ces entrepreneurs peuvent être soit issus de pays industrialisés, soit de pays émergents, soit être des Éthiopiens, le plus souvent de la diaspora, revenus investir dans leur pays. Les entretiens ont eu lieu en français, en anglais ou en amharique (langue de travail en Éthiopie) [3].
10Ces entretiens ont été complétés par des observations du travail dans les entreprises. En parallèle, le Club d’affaires franco-éthiopien, créé en 2017, a fait l’objet d’un travail d’observation participante à découvert (j’assure les comptes rendus de réunion de bureau de l’association).
11Un des premiers résultats de l’enquête fut de constater à quel point la « responsabilité sociale des entreprises » en Éthiopie, lorsque l’engagement moral était défini ainsi, était considérée par de nombreux enquêtés comme un élément incontournable des affaires : « C’est la manière de faire des affaires aujourd’hui » (Ato Bekele, Association d’entreprises éthiopiennes). L’analyse des normes internationales d’une part, revendiquées par les entrepreneurs comme cadre de leur action morale, et des dispositifs mis en œuvre d’autre part montre comment ils participent à rendre possible l’activité même des entreprises. Ainsi les dispositifs moraux soutiennent avant tout des impératifs économiques, qu’ils se traduisent par des normes morales internationales ou répondent à des enjeux commerciaux ou opérationnels.
Les normes morales internationales
12Les règles sur lesquelles se fonde l’engagement moral des entrepreneurs, selon leurs dires, sont tout d’abord les normes internationales. Il s’agit notamment de celles édictées par les Nations Unies (Global Compact) et l’Organisation internationale du travail dont l’Éthiopie est membre depuis 1923 (Drouin, 2010). Si ces normes partent de l’idée que le travail n’est pas un bien comme les autres mais central dans l’organisation des sociétés, elles s’inscrivent toutefois clairement dans une logique de performance économique, c’est un des arguments centraux de l’oit (« De plus en plus d’études montrent que le respect de ces normes s’accompagne souvent d’une amélioration de la productivité et de la performance économique »), de la banque mondiale (Banque mondiale : World Development Report 2005 : a better investment climate for everyone (Washington D. C., 2005), que l’on retrouve également dans les documents de la Commission européenne en faveur de la lutte contre la discrimination (Perrin-Joly, 2016).
13Ces lois garantissent les règles du jeu de l’économie capitaliste. Il s’agit d’assurer la liberté du travail nécessaire à la fluidité du marché de l’emploi (interdiction du travail forcé, « des pires formes de travail des enfants », lutte contre la discrimination (cette dernière étant vue comme limitant l’accès aux compétences (Becker, 1957)), de défendre les règles de la concurrence (lutte contre la corruption) et de limiter le coût des externalités négatives (c’est le cas de la promotion de la sécurité et de la santé au travail (oit p. 59). Ces normes sont peu contraignantes même si elles sont de plus en plus inscrites dans le droit national (Moreau, 2006), les sanctions quasi-inexistantes en cas de non-application. En ce sens elles respectent la liberté de l’entrepreneur, principe central du libéralisme.
14Les formes que prend leur application diffèrent néanmoins selon les enjeux propres à l’activité de l’entreprise, en particulier selon les publics à qui s’adresse son discours moral. Ainsi les quelques multinationales en Éthiopie appliquent en priorité une politique mondiale de responsabilité sociale décidée au siège. Elle est similaire quel que soit leur pays d’implantation parce que leur discours moral répond d’abord à un enjeu d’image aux yeux d’acteurs mondiaux (actionnaires, États, etc.). Dans les autres cas, les enjeux des entreprises, qu’ils soient commerciaux ou opérationnels, se négocient plus localement.
Un enjeu commercial : répondre aux attentes de clients internationaux
15L’analyse plus précise des dispositifs mis en œuvre, au-delà des normes auxquelles les entrepreneurs font référence, montre que l’engagement moral est à la fois nécessaire dans les relations commerciales comme dans la réalisation de l’activité de production. L’enjeu commercial est directement lié à l’exportation des produits, et concerne deux types de marchés différents.
16Dans un premier cas de figure, les entreprises fournissent des distributeurs des pays occidentaux pour le marché mondial et se voient imposer des codes de conduite. Comme le rappelle en entretien le représentant d’une des principales associations d’entreprise en Éthiopie : la « responsabilité sociale » est une exigence imposée par l’importateur, que ce soit l’association hollandaise d’horticulture ou le groupe d’habillement H&M qui se fournissent tous deux auprès de fermes et d’usines éthiopiennes. C’est particulièrement vrai dans le secteur du textile où les scandales des sweatshops [4] ont mis sur le devant de la scène le faible investissement en matière de responsabilité sociale des multinationales donneuses d’ordres auprès de leurs fournisseurs asiatiques (Barraud de Lagerie, 2012). Si les codes de conduite n’imposent pas davantage de contraintes que les conventions internationales, pour la plupart déjà en vigueur dans le droit éthiopien, leur traduction en indicateurs dans les audits sociaux fait toutefois état d’exigences plus précises (Barraud de Lagerie, 2010).
17Pour autant, l’entreprise ne constitue pas « un nouvel acteur collectif aliéné », « institution pétrifiée » que la pression du marché acculerait au conformisme et à l’imitation (Segrestin, 2001, reprenant notamment Di Maggio et Powell, 1991). Ainsi dans un second cas de figure, l’investissement social peut être au cœur du modèle économique. Recruter des travailleurs stigmatisés (femmes sidéennes, personnel sourd/muet…), revaloriser des métiers artisanaux (poterie) et en ouvrir l’accès par exemple aux femmes (tissage) permet d’agir sur la société éthiopienne. Mais c’est aussi un moyen de proposer des produits plus onéreux à une clientèle haut de gamme qui sera séduite « par ce supplément d’âme » comme le nomme une cliente rencontrée dans la boutique d’une de ces entreprises. Œuvrant pour un marché de niche, de luxe et/ou à l’export, ces entreprises encastrent leur activité économique dans des objectifs sociaux, environnementaux et de valorisation du pays.
Oui, pas de produit chimique, y a pas de… tout l’aspect green. Moi je suis convaincu après autant d’années dans le développement international, à mon avis, il y a quatre critères : il faut que ça soit culturel, économique, social et vert. Si vous voulez, si vous avez ces quatre critères proprement équilibrés, vous êtes bons. S’il y en a un qui prend le pas sur un autre, ça foire.
19Michel revendique ainsi de ne pas faire du commerce équitable, qu’il associe à une forme de charité. Cette dernière repose selon lui sur une logique de domination sociale (des acheteurs, des certificateurs… issus de pays riches) vis-à-vis de pays moins développés.
Un enjeu opérationnel : s’inscrire dans une communauté et sur un marché local
20Des entreprises créent et appliquent des dispositifs répondant à une injonction morale également parce qu’ils sont nécessaires au bon fonctionnement de leur activité quotidienne. Ces dispositifs compensent ainsi les défaillances publiques en la matière (par exemple la mise en œuvre d’un service de transport gratuit pour les salariés, faute de transports publics) comme elles facilitent l’acceptabilité sociale de leur activité.
21En Éthiopie, pour assurer la réussite de leur installation, et en particulier lorsqu’elles visent un marché local, les entreprises doivent négocier localement leur place, dans un climat de tension ethnique et de pénurie de terres (Lavers, 2012 ; Planel, 2007). Le fédéralisme ethnique qui caractérise le régime éthiopien accentue d’autant plus les tensions que le pouvoir est accaparé par une ethnie minoritaire, les autres groupes ethniques démographiquement majoritaires se considérant comme mis au ban, comme en témoigne Frédéric :
Mais je pense que l’avantage majeur, c’est… tu sais que l’Éthiopie est fédérale, donc quand tu as un papier de l’État fédéral et que tu débarques en région oromo, les Oromos ont l’impression que tu viens prendre leurs terres. Donc effectivement impliquer les communautés oromos, ne pas déplacer les gens, essayer de les intégrer dans ce que tu fais, euh… protéger leur communauté ou même les aider à se développer ou à se former, automatiquement l’impact sur le terrain, là où tu opères est très important, très, très important.
23Ces dispositifs sont en lien avec l’activité même de l’organisation. Dans les deux cas, il s’agit de renforcer la convergence entre les intérêts de l’entreprise et ceux des populations locales. English Bier est un cas idéal-typique d’une implantation dans la durée qui tient à sa capacité à faire travailler les communautés locales.
[English Bier] Je connais plutôt bien, ils vont former, ils vont structurer des coopératives, ils vont former des agriculteurs […] pour pouvoir fournir localement tous les raw matters [matière premières] dont ils vont avoir besoin, c’est-à-dire le houblon, l’orge et compagnie, plutôt que d’importer et ça a un impact énorme sur les communautés parce que ça aide à développer un meilleur rendement sur les fermes, à avoir une meilleure qualité de vie pour ces gens-là, des revenus [ils stabilisent les revenus], ils achètent souvent en avance, c’est-à-dire qu’ils fournissent les graines, les gens les font pousser et puis après ils récupèrent derrière, donc c’est des revenus garantis avec des prix fixes, donc y a plein de choses comme ça.
25Ces choix stratégiques sont loin d’être superflus, comme l’ont prouvé les très récentes émeutes qui ont opposé la population oromo au pouvoir central face à l’extension de la capitale (Addis-Abeba) et ont causé d’importants dégâts aux établissements situés aux alentours (2014-2016). In fine, le cadre général de l’action morale des entreprises étudiées vise davantage à rendre non seulement acceptable le système capitaliste mais surtout viable, plus qu’à promouvoir un autre paradigme (Salmon, 2009).
Limites et frontières de l’engagement : une moralisation à double sens
26Certes l’engagement moral des entreprises leur fait jouer un rôle élargi, compensant souvent les lacunes en matière de politiques publiques, mais il ne remet pas en question leur fonction principale d’agent économique. Les dispositifs moraux se comprennent à l’aune de l’activité et de l’environnement de l’entreprise, auxquels ils sont subordonnés. S’ils sont soumis à un impératif de rentabilité, les dispositifs moraux véhiculent également des valeurs. Certaines viennent renforcer les enjeux économiques par un double processus de sélection et de responsabilisation (aide sous condition) des bénéficiaires. D’autres témoignent aussi d’un processus de socialisation complexe, démontrant les échanges entre les individus qui composent l’organisation et son environnement.
Quand faire le bien ne permet pas de faire des affaires : les limites de l’engagement moral
27L’engagement moral s’arrête là où il entre en conflit avec l’activité économique. Ainsi si Sjin, entrepreneuse hollandaise, peut choisir ses clients selon des critères moraux qu’elle expose ci-dessous, c’est parce que ce choix ne va pas à l’encontre de son activité de conseil.
Je ne travaille pas avec les brasseries parce que je ne pense pas que le produit ait une valeur ajoutée pour la construction du pays. Surtout quand elles commencent une « guerre de la bière », réduisent leurs prix, ce qui rend la bière moins chère qu’un soda – ainsi un Coca ou un Mirinda [5] c’est plus cher qu’une bière. […] J’ai demandé au directeur général d’une brasserie en particulier : « Pourquoi ? » et il m’a juste répondu : « Nous n’y avons pas pensé. » […] Et peut-être qu’ils n’ont pas considéré les choses sous cet angle, mais moi, je le fais. […] Je suis là et je leur dis : « S’il vous plaît, soyez prudents quand vous touchez un pays comme l’Éthiopie avec 100 millions d’habitants qui n’ont pas été éduqués, n’ont pas été exposés, ont de gros problèmes de santé globale, n’ont pas accès à une alimentation saine… C’est immoral. »
29Stjin exclut de sa clientèle les entreprises dont l’activité lui paraît contraire aux intérêts du pays comme la floriculture (puisque la production de fleurs coupées envoyées par avion en Europe heurte sa conception de l’écologie) ; ou ici les sociétés commercialisant de la bière. En revanche, les effets délétères de la consommation d’alcool obligent les sociétés qui en distribuent à adopter une autre approche, faute de pouvoir remettre en cause fondamentalement leur activité.
English Bier est l’une des treize principales entreprises de spiritueux qui ont signé l’engagement de l’oms à réduire les méfaits de la consommation irresponsable. Pour réaliser ces engagements nous avons des programmes de réduction de la consommation d’alcool, ici aussi en Éthiopie, nous en avons lancé en janvier 2016. Nous avons « Ne buvez pas quand vous conduisez » ici à Addis et ça se passe bien. Nous recrutons nos distributeurs sur la façon de servir l’alcool de manière responsable et nous mettons également l’accent sur la mise à disposition des informations pertinentes sur nos produits : « Ne pas boire et conduire », « Interdit aux moins de 18 ans », et « Non autorisé aux femmes enceintes ».
31Les dispositifs se centrent alors sur la limitation des externalités négatives de l’activité de l’entreprise, passant par des politiques de sensibilisation de ses clients. Il ne s’agit pas d’éradiquer la consommation d’alcool mais d’en limiter les effets négatifs. Le levier mobilisé repose sur un régime de responsabilité dont l’information pour développer la prudence et la prévoyance des consommateurs est une modalité centrale (Lima, 2005). Ces deux cas illustrent que ce ne sont pas tant les valeurs intrinsèques défendues par les entrepreneurs qui revendiquent un engagement moral qui définirait ce qui fonderait le principe commun d’une morale d’entreprise, c’est davantage la similarité du processus d’aide, fondé sur la sélection et la responsabilisation qui fait la spécificité de l’action morale des entreprises.
La responsabilisation des bénéficiaires : le conditionnement de l’aide
32L’entreprise n’entend pas se substituer aux services de l’État de manière inconditionnelle. La limite de son engagement s’inscrit dans une logique de sélection des bénéficiaires, généralement a priori. Par exemple, un brasseur qui octroie des bourses d’études à de jeunes bacheliers éthiopiens avec proposition d’embauche à la clé précise limiter cette opportunité à deux ou trois étudiants, « pas plus, sinon je me transforme en agence pour l’emploi ». Il exprime ainsi sa légitimité à limiter son offre généreuse au nom de la distinction de son action avec celle d’un service public, par essence universel.
33La sélection des populations aidées peut reposer soit explicitement sur leurs caractéristiques structurelles intrinsèques (les femmes, les personnes handicapées, les communautés du lieu d’implantation de l’usine, etc.) en lien avec l’activité de l’entreprise, soit implicitement sur le comportement des individus. Ceux qui sont désignés comme méritants sont ceux qui adhèrent à la vision moralisatrice de l’aide, autrement dit, à sa logique de responsabilisation (la propriétaire d’une ferme fustige ainsi ceux qui fréquentent sa clinique mais n’appliquent pas en retour les conseils de prévention qui leur sont donnés).
34En creux, désigner l’activité associative comme un repoussoir (« Je ne suis pas une femme d’ong [6], je suis vraiment une femme du secteur privé », Sjin, entrepreneuse hollandaise), est une manière de réaffirmer le caractère conditionnel d’une aide qui se fonde sur la responsabilisation des « bénéficiaires ». Cet idéal de responsabilisation se retrouve par exemple dans le choix d’une malterie qui assure des formations auprès des agriculteurs mais précise que ces formations ne sont pas rémunérées, contrairement à celles proposées par des ong. L’entreprise attend de ces agriculteurs qu’ils s’engagent individuellement dans le programme. Elle est conforme à la vision d’un individu entrepreneur de lui-même dans une « cité par projet » valorisant l’autonomie et l’implication (Boltanski, Chiapello, 1999).
Pérennité et autonomie
35L’entreprise revendique également sa capacité à assurer son action sur le long terme. L’aide des ong est considérée comme inefficace du fait de son absence de pérennité, étant très dépendante des financements extérieurs. Tigist, entrepreneuse australo-éthiopienne, a constaté la fragilité de l’action associative, confrontée à l’obligation de mettre fin à son activité bénévole, faute de moyens suffisants. Elle décide alors de monter une entreprise pour financer son centre de formation pour orphelins. Cette indépendance vis-à-vis de financements publics comme de l’influence d’autres parties prenantes dans ses choix d’orientation des dispositifs, est le corollaire de la responsabilisation des individus, selon une logique implicite de contrat entre donateurs et bénéficiaires. Comme l’indique la maxime écrite sur une vitre d’une entreprise visitée (« Les ong c’est comme offrir un cadeau avec des piles à une famille qui ne peut pas s’en offrir »), l’action morale des entreprises est perçue comme efficace parce qu’elle garantit sa pérennité, notamment grâce à l’empowerment des bénéficiaires, quand celle des associations serait réduite à une intervention ponctuelle et contre-productive.
36Les dispositifs moraux embrassent en effet un projet plus large de moralisation qui répond aux impératifs de l’activité des entreprises. Il s’agit d’inculquer une culture de la performance propre à l’idéologie gestionnaire (Boussard, Maugeri, 2003) à ses salariés (objectif affiché par de nombreuses entreprises confrontées à une main-d’œuvre qui a exercé sous un régime communiste lors duquel l’initiative et la productivité n’étaient pas encouragées). Cela nécessite de transmettre et de former plus largement la communauté (elle-même éventuel réservoir de main d’œuvre) aux comportements d’autonomie et de responsabilisation valorisés dans les entreprises privées.
Perméabilité et appropriation morale
37Dès lors, peut-on encore qualifier de moraux des dispositifs d’entreprises qui peuvent apparaître dans le contexte de l’Éthiopie comme le prolongement d’autres dispositifs de gestion d’entreprise plus « classiques » (des ressources humaines, commerciaux ou marketing, etc.) ? S’ils véhiculent une morale, les individus leur prêtent également un sens moral, perceptible dans la manière dont ils sont appropriés tant par ceux qui les mettent en œuvre (par exemple les dirigeants) qui y projettent leurs propres valeurs, que par les salariés de ces entreprises qui s’y investissent. S’intéresser à cette appropriation permet d’évacuer la question récurrente sur la sincérité de ces dispositifs (Bory, Lochard, 2008), au profit d’une analyse de leurs effets performatifs selon le sens que les acteurs leur attribuent. Cette appropriation sera largement fonction du parcours des individus, de la forme que prennent les dispositifs et de ceux à qui s’adressent les discours qui les accompagnent. Par exemple, concernant les dispositifs répondant à des enjeux opérationnels (notamment aides à la communauté locale), les dirigeants adhèrent certes à leur nécessité pour le bon fonctionnement de l’activité. Cependant, ils peuvent défendre en même temps leur caractère moral au-delà de la logique de rentabilité. Ato Amdework, dirigeant d’une usine d’un groupe international, aide la communauté aux alentours (construction de routes, achats de transformateur pour l’accès à l’électricité, dons en nature lors de différentes fêtes, etc.) notamment pour assurer la sécurité de son établissement. Il rappelle néanmoins : « Quelque chose qui est bien ici, c’est qu’on ne laisse pas son voisin dans la misère. » Quelques semaines plus tard, lorsque je lui demande si les récents conflits interethniques se sont limités à la communauté ou s’il y a eu des heurts jusque dans l’usine, il se réécrie : « Mais l’usine fait partie de la communauté. » Cette posture est particulièrement courante dans les entreprises qui s’insèrent localement tant par leur position géographique (par opposition aux usines qui opèrent dans des parcs industriels fermés) que parce qu’elles vendent sur le marché local.
38Les modalités d’appropriation des dispositifs moraux rendent visibles la perméabilité de l’entreprise à son environnement, via ici leur assimilation par les dirigeants à un système de droits et d’obligations qui s’impose à n’importe quel membre d’un quartier en Éthiopie. Si l’entreprise joue un rôle de moralisation qui dépasse ses frontières en responsabilisant les populations locales, cette moralisation s’inscrit aussi dans un processus de socialisation plus large et plus complexe. Il est notamment le résultat de l’interaction des groupes qui composent l’organisation et de leur environnement, eux-mêmes participant à définir les frontières de la morale de l’entreprise.
Conclusion
39Certes l’action morale de l’entreprise n’élargit pas son mandat (à participer par exemple au bien commun) mais approfondit celui d’agent économique. Si les relations État / philanthropes en Éthiopie comme en France sont imbriquées mais invisibilisées (Duvoux, 2017), il n’en reste pas moins que dans le contexte éthiopien, la morale promue est partiellement une morale extérieure au pays. Elle est fondée sur la logique libérale propre à faciliter le passage à l’économie capitaliste. La responsabilité sociale, si l’engagement moral prend cette forme, n’est pas en contradiction avec le mandat du dirigeant (contrairement à ce qu’affirmait Milton Friedman en 1970), elle le renforce. La sociologie de l’entreprise permet toutefois de mieux saisir l’articulation de la logique économique ou instrumentale qui sous-tend ces dispositifs avec la logique morale qui émerge de l’appropriation de ces mêmes dispositifs par les individus qui composent l’organisation. Identifier les attentes et les conceptions dont l’entreprise fait l’objet, retracer la circulation des idées, des dispositifs et des valeurs entre l’entreprise et son environnement que ce soit au Nord ou au Sud, ou entre le Nord et le Sud, permet de mieux saisir l’entreprise comme institution socialisatrice.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Mots-clés éditeurs : responsabilité sociale, morale, Éthiopie, entreprise, Sud
Mise en ligne 04/03/2021
https://doi.org/10.3917/sopr.hs03.0105Notes
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[1]
La sociologie et l’anthropologie du travail francophone au Sud sont anciennes et abordaient dès leurs débuts la question de l’entreprise, mais cette dernière n’était pas centrale dans leurs questionnements.
-
[2]
Pour une présentation du projet de recherche : https://cfee.hypotheses.org/2155
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[3]
Pour faciliter la lecture, l’ensemble des verbatims ont été ici traduits en français quand ils ont été exprimés dans une autre langue.
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[4]
Le terme est généralement traduit par « atelier de misère » et renvoie aux usines qui ne respectent pas les normes internationales en matière de droits du travail et de conditions de sécurité.
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[5]
Soda à l’orange très populaire dans différents pays d’Afrique.
-
[6]
Organisation non gouvernementale.