Couverture de SOPR_042

Article de revue

Les tensions du travail d’articulation dans l’encadrement de l’aide à domicile. Le cas du secteur marchand face à une pénurie de ressources

Pages 33 à 43

Notes

  • [1]
    C’est pourquoi nous parlerons d’encadrantes et d’intervenantes à domicile.
  • [2]
    Caisse d’assurance retraite et de santé au travail.
  • [3]
    Au moment de l’étude, l’entreprise bedom rémunérait 10,10 € net de l’heure une auxiliaire de vie, alors que cette même salariée pouvait être rémunérée 10,50 € net de l’heure par une association pour le même travail. Plus encore certains ehpad et autres structures publiques sont connus pour offrir plus d’avantages que des structures privées comme bedom, qui recrutent pourtant systématiquement en cdi.
  • [4]
    Si toutes les relations sociales au sein de chaque agence entre iad et personnel encadrant sont singulières, on notera cependant que l’encadrement reconnaît bien la situation défavorable qui est la leur vis-à-vis des iad, comme le souligne cette responsable d’agence : « Certaines iad appellent à 8 h 30 pour dire qu’elles sont malades alors qu’elles devaient commencer à 8H. On ne leur met pas d’avertissements vu les difficultés à recruter. On leur remonte juste les bretelles » (jdt agence A, 24-05-19).
  • [5]
    Au moment de notre étude, bedom déployait deux projets nationaux dans ses succursales. L’un portait sur la qualité du travail et cherchait à standardiser les produits ménagers utilisés et les pratiques professionnelles de nettoyage. L’autre consistait en un programme national de prévention des risques professionnels. Si l’ensemble de l’encadrement intermédiaire semblait reconnaître le bien-fondé de tels projets, il subsistait cependant un consensus sur le fait que tout l’enjeu reposait dès lors sur la capacité des agences à les mettre en œuvre en termes de charges de travail.
  • [6]
    Une étape du projet consiste pour les iad à remplir des grilles de repérage de situations de travail dangereuses pour amorcer une évaluation des risques à domicile avec la coordinatrice. Ces grilles sont problématiques car au-delà du fait qu’elles nécessitent au moins une demi-heure pour être remplies, elles passent surtout par un travail abstrait, écrit, pénible pour de nombreuses iad, quand ce n’est pas simplement impossible du fait de la maîtrise du français qui l’empêche.
  • [7]
    Nonobstant, il convient d’envisager cet arbitrage individuellement, entre chaque iad et sa responsable, selon une logique affective et affinitaire oscillant entre générosité et calcul stratégique.
  • [8]
    Sauf à considérer les cultures organisationnelles propres aux différentes agences apportant selon les cas plus ou moins de soutien à l’activité encadrante d’articulation.
  • [9]
    À travers le modèle que commence à représenter dans le secteur une structure comme Buurtzorg aux Pays-Bas adoptant les principes d’organisation « libérée ».

1Les activités d’aide à domicile ne sont pas ignorées de la littérature sociologique, notamment ce qui concerne le travail des intervenantes à domicile (iad) (Avril, 2014 ; Dussuet, 2011). En revanche, la situation de l’encadrement est beaucoup moins connue et documentée (Jany-Catrice et Puissant, 2010). Cela est d’autant plus vrai pour le secteur marchand. Ce point aveugle, pourtant, est loin d’être atone. Reposant sur une structure hiérarchique courte, le management de travailleurs à distance comme le sont les iad constitue un exercice compliqué qui implique un ajustement continu avec une charge de travail importante souvent peu considérée. À l’instar de leurs homologues d’autres milieux professionnels, des tensions vives traversent l’activité de l’encadrement (Buscatto, 2002), en particulier quand il s’agit de recruter, former et fidéliser les salariés. Car ce domaine professionnel est peu valorisé, avec des salaires bas ; il emploie une population peu ou pas du tout qualifiée, très majoritairement féminine [1] dont les tâches se confondent souvent avec un travail domestique (Lada, 2011). C’est de surcroît un milieu aux conditions de travail pénibles (physiquement mais aussi psychologiquement et émotionnellement) et caractérisé par des conditions d’emploi difficiles (temps partiel subi, horaires variables et atypiques) (Devetter et Messaoudi, 2013). C’est enfin un milieu professionnel fortement miné par la sinistralité (Gayet, 2016). Frappé par un turn-over élevé (Doniol-Show, 2009), le secteur peine à recruter et à conserver ses salariées ; fait d’autant plus contraignant que la demande est en hausse. Face à un impératif de continuité de service proposé, qui plus est lorsqu’il concerne des bénéficiaires dépendants, la gestion en urgence de la rotation des salariées constitue une des pierres d’achoppement de ces métiers.

2Les managers de proximité sont au cœur de ces tensions. L’efficacité dont les structures prestataires parviennent à faire preuve doit beaucoup au travail de ces managers pour accorder au mieux un faisceau de contraintes et d’objectifs éminemment divers. On peut véritablement emprunter à Anselm Strauss l’idée d’un travail assurant l’articulation des tâches nécessaires dans un contexte où il est difficile d’anticiper pleinement et de traiter a priori des problèmes « internes au processus de production » et susceptibles d’« en perturber le déroulement régulier » (Strauss, 1992, p. 192). Comme le résume Joan H. Fujimura (1987, p. 258), « L’articulation est le travail qui consiste à rassembler tout ce qui est nécessaire pour mener à bien toutes les tâches de production : planifier, organiser, surveiller, évaluer, ajuster, coordonner et intégrer les activités. Les tâches d’articulation sont accomplies entre les niveaux d’organisation du travail » (notre traduction), dans la mesure où ces niveaux ne s’accordent pas automatiquement.

3Dans cet article nous proposons de souligner certaines tensions qui structurent cette activité d’encadrement de l’aide à domicile. Notre analyse met en lumière un travail d’articulation des encadrants, typique d’activités de process ou à risques (Grosjean et Lacoste, 2010) et d’un travail de prévention (Mias et al., 2013), visant à coordonner les nombreuses parties prenantes de l’activité (iad, financeurs, clients mais aussi les encadrants eux-mêmes) à l’égard des capacités d’intervention de l’agence. Pour illustrer les modalités de ce travail, nous regarderons comment, dans le contexte mentionné qui implique de fidéliser les salariées, l’encadrement de proximité arbitre entre deux exigences à l’égard du personnel, l’une de rigueur et de contrôle et l’autre de reconnaissance et de valorisation. Sans beaucoup de pouvoirs ou de moyens, il adapte les politiques, en particulier de recrutement ou d’incitation financière, pour que l’agence ne périclite pas. Ces tentatives de concilier et de coordonner les tensions sont des facteurs de risques psychosociaux pour le personnel encadrant. L’important travail d’articulation qu’il réalise, par essence peu visible et peu reconnu, explique selon nous qu’il puisse être condamné à un travail impossible (Mispelblom-Beyer, 2015).

4L’article s’appuie sur une observation longue menée en 2019 au sein de deux agences comparables d’un même réseau national d’aide à domicile auquel nous donnons le nom fictif de bedom (Bien-Être à domicile). Il s’agit d’une entreprise comptant une vingtaine de succursales et une quarantaine de franchises en France et employant plus de 2 000 salariées. Nos propos se fondent sur 41 jours d’enquête passés dans deux villes différentes avec 20 jours à temps complet dans chacune des deux agences. Notre méthodologie qualitative a d’abord consisté à bien saisir les prestations, en faisant des entretiens et en accompagnant à domicile 23 iad. Elle repose également sur l’observation de l’activité en agence (les échanges entre les membres encadrants, avec les iad et avec les clients). Enfin, elle a été complétée par des entretiens avec des membres de la direction et un suivi sur six mois des groupes projets nationaux. De fait, nous disposons de plus de 328 heures d’observation et plus de 63 heures d’entretien.

L’encadrement de l’aide à domicile : un système polarisé sous contraintes

5À bedom, le personnel d’agence se compose de deux acteurs essentiels : une responsable d’agence et une ou deux coordinatrices. Toutes les deux sont souvent titulaires de formations de niveau bac +2. Les responsables d’agence le sont généralement au titre d’une expérience plus longue. Si un lien de subordination les distingue, leurs missions et leurs activités donnent à voir des différences importantes, avec une polarisation du travail source d’antagonismes.

6La responsable d’agence s’occupe du développement économique de sa structure. Dans un secteur en croissance mais vivant de subventions ne couvrant pas tous les frais (déplacements, etc.), l’équilibre financier est rare. Dans ce contexte, la stratégie de la responsable d’agence consiste à maintenir un effort constant auprès des partenaires financeurs et de la clientèle. Avec l’appui de la directrice régionale, elle représente et fait connaître sa structure auprès des acteurs et instances locales qui soutiennent l’activité d’aide à la personne (département, carsat[2], Pôle emploi, etc.). C’est elle qui rend compte de la politique et des résultats de l’agence (y compris vis-à-vis du siège de l’entreprise). Ensuite, sa mission consiste à contractualiser avec les clients. On retrouve trois grands types de clients à bedom. D’abord, la clientèle de l’aide à domicile qui concerne les personnes âgées ou dépendantes. Cette population bénéficie souvent d’une aide financière (apa, pch, etc.). Les prestations consistent essentiellement à faire les courses, le ménage, aider à la toilette, etc. Elles s’inscrivent dans une logique de care. C’est le cas également de la clientèle ponctuelle bénéficiant temporairement d’une aide à domicile, prise en charge par une mutuelle par exemple, après un accident ou une hospitalisation. Enfin bedom réalise également des prestations de confort s’adressant à un public d’actifs ou de jeunes seniors. Elles concernent très largement l’entretien du domicile (avec parfois quelques courses) et sont à l’entière charge financière du client. Même si l’agence refuse régulièrement des clients faute de personnel, l’intérêt pour la responsable d’agence est généralement de « transformer le client temporaire en client régulier » pour assurer le chiffre d’affaires.

7La coordinatrice, comme son nom l’indique, coordonne la fourniture des prestations de l’agence. Elle veille à organiser la relation et à assurer la continuité du service tant pour l’intervenante que pour les bénéficiaires. En permanence au téléphone, elle gère les échanges pour ajuster les prestations ou régler toutes sortes de difficultés qui se présentent. Quand une iad ne peut se rendre au travail par exemple, la coordinatrice contacte ses bénéficiaires pour les informer, estimer avec eux la nécessité ou non de trouver une nouvelle intervenante et revoir le planning. Elle prévient également les iad de l’évolution des prestations et des empêchements éventuels des bénéficiaires. Les iad, qui sont embauchées généralement en cdi à temps partiel sur la base d’un contrat horaire, peuvent ainsi voir leur planning régulièrement modifié par des interventions ponctuelles, liées soit à des absences et des remplacements, soit à la prise en charge de clients provisoires. Une des difficultés de la planification du travail des iad – inhérente à la relation de service – repose ainsi sur la pluralité des interventions singulières opérées dans le cadre d’un système de modulation horaire – sur lequel nous reviendrons plus loin. Cela implique pour chaque coordinatrice de bien maîtriser la qualification et la disponibilité de la cinquantaine de salariées de l’agence, avec leurs secteurs, leurs aptitudes, leurs préférences, etc. Cela veut aussi dire disposer des ressources suffisantes, ce qui n’est pas systématique. Cela signifie également pour elle d’avoir en tête les contraintes de gestion de l’agence pour satisfaire les objectifs de résultats (qualité, sécurité, etc.). Enfin, signalons que dans les deux agences observées, c’est également elle qui procédait préférentiellement au recrutement des intervenantes, allant parfois jusqu’à établir le contrat de travail.

8À l’interface des clients mais aussi du siège et autres donneurs d’ordre, l’encadrement intermédiaire apparaît coincé entre plusieurs feux. Nous retrouvons la position ambivalente de l’encadrement, confronté à des difficultés traditionnellement repérées par la littérature sociologique (Bouffartigue et Gadéa, 2000 ; Bouilloud, 2012 ; Cadet et Guitton, 2013). S’y ajoutent des difficultés liées à la polarisation des deux niveaux hiérarchiques. La responsable d’agence opérant avant tout un rôle commercial pour alimenter la demande économique alors que la coordinatrice gère de façon souvent isolée les ressources humaines de l’agence nécessaires pour y répondre, les responsables d’agences se trouvent dépendantes des coordinatrices, de leur connaissance fine des besoins en matière de compétences et des disponibilités. Dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre, la polarisation entre ces deux fonctions génère des tensions, voire des conflits.

Les tensions du travail d’articulation au sein de l’encadrement

9Pris classiquement entre le marteau de la direction et l’enclume de la base productive, le management intermédiaire est également pris dans la tenaille des clients et autres financeurs. Un travail d’articulation s’impose à lui. Aux interstices des tâches essentielles, fait d’ajustements continus, dans un cadre peu formalisé, ce travail pose un problème d’autant plus qu’il engendre un déficit de reconnaissance.

10Une première difficulté des managers de proximité réside dans le recrutement. Nous l’avons dit : les agences ont du mal à recruter et conserver leur personnel, notamment parce que le travail est peu valorisé socialement et financièrement. Ceci est d’autant plus vrai pour les entreprises n’offrant pas les mêmes salaires que les structures associatives ou publiques [3]. bedom, qui cherche les moyens de se démarquer sur le marché tant envers ses clients qu’envers son personnel, a entrepris une démarche de revalorisation des salaires, néanmoins contrainte par le coût horaire et la productivité demandée. Dès lors, plus la responsable d’agence « signe des contrats » et plus la coordinatrice doit « puiser » dans les ressources humaines limitées de l’équipe pour y répondre. Ne parvenant pas à recruter suffisamment, elle s’estime souvent pressurée. La responsable d’agence déplore de son côté la situation qui l’oblige à débouter des clients : « J’ai refusé au moins quatre offres de bénéficiaires. C’est quand même dramatique des entreprises qui refusent du boulot parce qu’on n’a pas les effectifs… » (jdt agence B, 26 août 2019).

11Pour elles, recruter signifie non seulement sélectionner les compétences souhaitées mais aussi des personnes aptes à travailler dans la durée avec l’agence. Face au profil fréquemment rencontré de candidates peu qualifiées, souvent en reprise d’activité, l’agence fait preuve d’inventivité. Associé au recrutement, le travail d’encadrement consiste régulièrement à soutenir les salariées dans leurs démarches administratives personnelles, qu’il s’agisse de formation, de protection sociale ou autre. Dans certaines agences, l’encadrement aide notamment à la régularisation par le travail de salariées étrangères pour pouvoir les conserver. Ce travail d’articulation fait l’objet d’un calcul dont les termes restent incertains. Il s’agit de s’assurer de la capacité de l’offre de l’agence. Les registres de ce calcul qui sont tant juridiques, économiques, organisationnels ou humains sont toutefois inégaux. C’est le cas posé d’une infirmière sénégalaise de 53 ans dont l’agence vient de recevoir l’attestation de reconnaissance de handicap alors qu’elle est en fin de période d’essai. La question se pose du renouvellement de cette période d’essai de deux mois et de sa charge d’activité (actuellement de 90h par mois). La coordinatrice explicite ses difficultés :

12

Pour l’instant, les six premiers mois, elle peut cumuler son salaire normal et son allocation, mais dans six mois, si elle ne veut pas perdre son allocation, il faut qu’elle passe à 45 heures. Moi je lui ai dit : « Passez directement à 45 h, je vous fais un avenant, ça ne sert à rien d’attendre six mois, en plus de vos soucis de santé ». Je l’aime bien cette dame donc… Je pars du principe qu’avec les quelques clients qu’elle a, elle peut avoir des activités faciles. Au fond de moi, j’aurais envie de la garder (…) Après, c’est moi qui gère les plannings, c’est des changements… Elle a un certain niveau. Elle devrait comprendre tout cela. Je vais la recevoir, mais, le problème, c’est que je n’ai plus de délai là. Il faut que je prenne ma décision lundi ou mardi. Ou effectivement je renouvelle sa période d’essai en l’état (…) ou on renouvelle sa période d’essai en faisant un avenant à la baisse avec ses quelques clients qui l’apprécient et avec qui ça se passe bien. Et puis, si elle ne tient pas les 45 heures sur les deux prochains mois….
(jdt agence B, 30 août 2019)

13L’encadrement s’enquiert aussi de la couverture santé de ses salariées en suivant les situations individuelles avec un tableau dédié. Ces tâches liées à la souscription d’assurance santé complémentaire des salariées ne sont pas prescrites. Elles relèvent d’un travail d’organisation (Terssac, 2011) réalisé par les coordinatrices visant à trouver des solutions singulières à un problème particulier afin de faciliter la suite de leur propre activité. Parfois elles effectuent ainsi l’intégralité de la démarche à la place des salariées en collectant les pièces nécessaires et souscrivant le contrat, quitte à supporter, en plus de la charge de travail, les reproches du siège à ce propos.

14Une fois le cadre de travail posé, il s’agit de s’assurer de la qualité des prestations et se concilier l’engagement des personnes les plus fiables. Les encadrantes de proximité sont, en effet, tributaires des iad. Ce sentiment est d’autant plus saillant quand il s’agit de remplacer en urgence une salariée au service d’un bénéficiaire dépendant. Des surprises attendent régulièrement l’encadrement dans ce domaine, et pas seulement en cas d’accident ou d’imprévus, comme dans ce cas d’une intervenante, qui, n’ayant pas assuré son véhicule annonce le lundi ne pas pouvoir réaliser ses 23 heures d’activité hebdomadaire au grand dam de sa hiérarchie. Les coordinatrices mobilisent alors les iad disponibles, quitte à négocier avec elles divers arrangements. La gamme du registre discursif déployé est large : il court du rappel de l’engagement contractuel à être disponible dans ces cas-là, à l’évocation des heures dues à l’agence ou à la sollicitation de faveur quelques fois explicite [4]. La puissante dimension affective du management est ici patente (Schütz, 2012). Cependant, à cette dépendance de l’encadrement à sa main-d’œuvre se greffent les difficultés pour l’encadrement d’avoir une perception claire des relations de travail entre les iad et leurs bénéficiaires.

15L’activité d’aide à domicile se réalise loin des agences et les interactions physiques peuvent être très sommaires (limitées souvent à une fois par mois au moment de la remise du planning). Le contrôle du travail n’est pas aisé. Il sous-tend diverses ruses pour y avoir accès, comme des appels impromptus durant les prestations et la tentative régulière de sonder les pratiques de travail en discutant avec les iad ou les bénéficiaires. Les coordinatrices et la responsable d’agence sont au contact quotidien des clients pour les plannings ou les réclamations et elles sont très régulièrement amenées à opérer une médiation entre eux et les intervenantes à domicile. Cela peut concerner les prestations, les produits, les comportements (retards, absences, etc.). Ces ajustements sont évoqués comme naturels pour les encadrants. Si les iad sont souvent engagées auprès des bénéficiaires dans un travail émotionnel éprouvant (Bonnet, 2020), les coordinatrices sont aussi appelées à y prendre part, en particulier dans les situations critiques. À distance, leur activité de management reste délicate et les situations d’urgence liées aux états de santé des bénéficiaires compliquent la situation. On a pu l’observer pour le cas fréquent de l’aide à la mobilité des bénéficiaires ou plus exceptionnellement lors d’une tentative de suicide (Drais et Bonnet, 2020). Ce travail continu d’articulation est méconnu par la hiérarchie. L’encadrement se plaint régulièrement de sa non-prise en compte, d’autant plus lorsque ce travail est généré par des projets d’entreprise [5] mal calibrés. C’est le cas du projet de prévention supposant un recensement de fiches d’évaluations de risques aux domiciles ainsi résumé par cette coordinatrice :

16

J’étais en réunion au siège à Paris et tout le monde a compris qu’il fallait au bas mot 25 minutes pour remplir chaque fiche correctement [6]. Ils ont réalisé et ont dit : « On va vous libérer un après-midi par mois qui sera consacré à la retranscription des fiches ». On rentre toutes dans nos agences et là on découvre que l’après-midi s’est transformé en une heure ! Parce que… pour qu’on puisse avoir un après-midi, ça voulait dire surcharger la plateforme téléphonique (qui prend les appels pour décharger les agences), qui elle-même est déjà débordée et en sous-effectif. Une heure, c’est une heure, ce n’est pas un après-midi. Rien n’est vraiment pensé. Ils ne pensent pas au détail. Ils ne sont pas sur le terrain. Ils sont dans des bureaux là-bas. Finalement, on te dit : « On prend bonne note de tout ça » puis tu rentres en agence et tu reçois un mail qui te dit : « Ça y’est c’est acté, vous avez une heure. » Mais on n’avait pas parlé d’un après-midi ? Voilà comment ça se passe. Y’a qu’à ! Faut qu’on ! C’est ça qui nous désespère. (…) Il n’y a pas de prise de conscience de ce qui remonte du terrain.
(jdt agence B, 17 juillet 2019)

17Cette rhétorique de l’éloignement, de la déconnexion avec le siège voire de l’abandon est emblématique des difficultés rapportées par l’encadrement intermédiaire et qui se traduit par la mise en lumière d’injonctions paradoxales (Jacquot, 2011). Ce clivage avec le siège existe aussi à l’égard de la dimension économique de l’activité, y compris dans le cadre des projets nationaux que le siège déploie. Sans insister sur le fait que l’encadrement intermédiaire est contraint de composer avec un budget imposé, ces projets représentent un coût financier pour l’agence. Non seulement les responsables d’agence indiquent découvrir l’ampleur des exigences et du coût associé au fur et à mesure, mais elles subissent aussi l’impact négatif de ces projets sur leur résultat et rémunération. En effet, toutes les heures de formation des salariées viennent gonfler les temps « improductifs » et affecter les modulations horaires possibles. Ces charges de projets limitent la disponibilité et les possibilités de positionner les salariées sur de nouvelles prestations ou des remplacements. Cela exacerbe les tensions au sein de l’encadrement pris dans un calcul coût/bénéfice du projet. De surcroît, ces managers de proximité éprouvent l’expérience de la schizophrénie managériale dès lors qu’ils se heurtent aux doléances des équipes, alors même qu’ils reconnaissent la légitimité de ces dernières, mais ne peuvent en témoigner et doivent, au contraire, soutenir les politiques du siège (Divay et Gadea, 2008). Pour bien comprendre comment se construit le travail d’encadrement, il est intéressant d’approfondir l’analyse de cette situation.

Sortir du cadre : le comble du travail d’encadrement ?

18Le travail d’articulation permet de coordonner l’activité de différents acteurs en se fondant sur une négociation du travail et de ses règles. Ce faisant, il donne à voir l’intelligence collective qui se déploie dans les organisations (Grosjean et Lacoste, op. cit.), comme c’est le cas en agence d’aide à domicile. Nous proposons de nous appuyer sur les questions de modulation horaire et de valorisation économique des salariées pour illustrer toute la force, les ambivalences et les conséquences de ce travail invisible.

19Pour saisir le problème de pénurie de ressources en agence, on ne doit pas s’arrêter à la question du marché du travail. Il est nécessaire d’intégrer également les contraintes financières et les politiques de rémunération de l’entreprise. Comme signalé, le temps partiel inscrit dans le contrat détermine le salaire fixe des iad. Toutefois le volume horaire peut être modulé mensuellement en fonction des besoins de l’agence. Si elles réalisent un surplus d’activité, la modulation est dite positive. Si elles travaillent moins que prévu, la modulation est dite négative. En fin d’année, en cas de modulation positive, soit les iad perçoivent les heures supplémentaires, soit elles peuvent transformer ces heures en repos. La modulation négative est plus problématique. Pour limiter les dérives, une prime annuelle de modulation de 900 € bruts est prévue pour inciter et récompenser les coordinatrices et les responsables d’agence qui justifient d’un maximum de 100 heures de modulation négative et de 175 h de modulation positive sur l’année. La modulation apparaît ainsi centrale dans le travail d’articulation de la coordinatrice. Elle constitue une variable d’ajustement notamment en situation de sous-effectif et de rotation du personnel et elle est une preuve de son professionnalisme : une coordinatrice ne maîtrisant pas sa modulation (notamment négative) ne serait pas reconnue financièrement (par l’absence de la prime) mais également socialement (par ses pairs et supérieurs) et pourrait même voir son emploi menacé.

20De fait, les coordinatrices sont très hésitantes à augmenter les temps de travail par avenants aux contrats de travail. Elles préfèrent accroître les heures supplémentaires que se trouver en situation de modulation négative c’est-à-dire payer un salaire sur un volume horaire qui n’a pas été réalisé. Comme l’activité est fluctuante, elles craignent que pour répondre aux besoins du moment, elles se retrouvent avec une modulation négative démesurée. De surcroît, une fois le contrat horaire augmenté, il n’est pas légalement possible de le baisser sans l’accord de l’iad. En outre, certaines iad refusent tout simplement une augmentation de leur contrat, dès lors que le temps partiel est choisi et autorise une conciliation vie professionnelle/vie privée ou permet de cumuler plusieurs emplois. Le problème est aussi que les coordinatrices ne proposent pas aux iad récemment embauchées de « gros » contrats (type temps plein) compte tenu du turn-over important du secteur. Elles préfèrent monter progressivement les heures en fonction des prestations réalisées. Enfin, des considérations de santé au travail apparaissent aussi dans le discours des encadrantes : alourdir l’activité des iad, c’est prendre le risque d’intensifier le travail et d’accroître les accidents dans un milieu professionnel déjà très sinistré. Il n’est pas envisageable pour elles de surcharger le planning des employées fidèles sur lesquelles elles peuvent compter pour éviter qu’elles se blessent et se retrouvent in fine en arrêt de travail.

21Pour répondre à ces exigences, l’arbitrage choisi par les managers de proximité apparaît surprenant : pour récompenser certaines employées, elles renoncent régulièrement à leur prime de modulation. À l’encontre de l’esprit de la prime et des desseins économiques du siège, elles permettent aux iad de monnayer en fin d’année une modulation positive substantielle. Ce choix est d’autant plus frappant que les coordinatrices ont elles-mêmes un salaire net fixe à peine supérieur au smic.

22

Moi je trouve ça bien qu’elles aient de la modulation positive. Ça leur fait une prime en fin d’année. Puis, faut pas déconner quoi ! On ne paye que 10 % sur ces heures. On les a rentrées les heures, elles ont été facturées. Tu te retrouves avec 600 h en modulation positive, tu payes 10 %, ça fait un euro de l’heure : beh tu payes 600 euros de plus. Ce n’est pas énorme !
(jdt, Agence B, 25 septembre 2019)

23Ce travail d’articulation étonnamment altruiste interroge. On comprend en réalité qu’il permette de s’aménager quelques marges de manœuvre. Au service d’un investissement collectif, il offre de s’assurer provisoirement la reconnaissance des iad et leur capacité de travail, pour préserver les capacités de l’agence à remplir sa mission et pour répondre à la nécessité de réduire la sinistralité du milieu professionnel [7]. Finalement, si ce sacrifice paraît consensuel c’est que les coordinatrices n’ont guère le choix. Toutefois, ce faisant, elles ne se privent pas seulement d’une prime : elles se condamnent à s’exclure de toute reconnaissance liée à la modulation. En s’appuyant sur le dispositif de rémunération en place et le détournant à l’avantage pourtant de tous, elles se placent, en effet, hors-cadre. Elles risquent tout d’abord d’être sanctionnées par le siège sur le non-respect de la modulation et plus encore, sur la remise en cause du système de rémunération. Sorties du cadre, elles empêchent toute possibilité de reconnaissance immédiate mais aussi ultérieure de leur travail d’articulation… Le paradoxe de cet arbitrage de l’encadrement est d’utiliser le dispositif qui lui est dévolu pour reconnaître les salariées et renoncer a contrario à sa propre reconnaissance. Cet arbitrage sacrificiel pose question pour le bien-être des coordinatrices, l’absence de reconnaissance étant source de risques psychosociaux. Il semble indiquer que l’idéal de dévouement et d’abnégation qui imprègne le milieu du care puisse persister au sein du personnel encadrant.

Conclusion

24Dans le secteur de l’aide à domicile, notre analyse montre des encadrantes en prise avec un travail d’articulation omniprésent orienté certes vers la production mais aussi le personnel, avec un souci de protection et de reconnaissance notamment financière. Dans un milieu de travail imprévisible, car lié à la variabilité inhérente à la relation de service et au soin, il consiste pour beaucoup à marier des rationalités très éloignées. La capacité de ce personnel encadrant à écouter, s’adapter, voire anticiper les diverses logiques sous-tendant le fonctionnement des mondes sociaux qu’elles côtoient donne toute sa force au travail d’articulation. Ce dernier prend aussi la forme d’une prévention des risques professionnels à l’égard d’une population qui y est largement sujette. Il témoigne bien de l’intelligence collective déployée. En contrepartie, pointe la dimension centrale de la reconnaissance du travail qui est précisément la grande oubliée du travail d’articulation. Pour préserver les salariées, et par-là même les capacités productives de l’agence, les coordinatrices prennent sur elles aussi bien sur le plan cognitif, qu’émotionnel ou matériel. À travers l’exemple de la prime de modulation dans ce secteur marchand, notre article a mis en évidence comment le travail d’articulation permet d’une part, une valorisation financière et symbolique du travail des iad souvent déconsidéré et d’autre part, garantit plus ou moins l’efficacité de l’agence face à l’écrasante demande économique. Empreint des valeurs du care ou d’idéaux genrés de sacrifice, ce travail des membres de l’encadrement s’effectue aussi parfois au prix d’un renoncement risqué pour leur propre reconnaissance. Privé de reconnaissance, ce management de proximité semble condamné à un métier impossible [8]. Du point de vue de la prévention des risques professionnels, l’activité encadrante d’articulation nous rappelle ainsi à quel point elle suppose d’être (re)pensée en termes de reconnaissance. La crise sanitaire de la CoVid 19 qui affecte plus généralement l’engagement des soignants et l’aide à domicile en France, atteste d’ailleurs la carence notoire de reconnaissance économique, sociale et symbolique de ces activités. En observant la diffusion actuelle de nouvelles organisations du travail autonomes qui réinventent les métiers du soin et de l’aide à domicile [9] et transforment les fonctions d’encadrement – davantage perçu comme un coach – nous pouvons nous demander si elle ne viendrait pas compenser ce besoin. Mettre en visibilité le travail d’articulation et questionner sa reconnaissance constituent des clefs non seulement pour agir en prévention à l’égard du personnel mais aussi transformer les organisations.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Avril C. (2014), Les aides à domicile. Un autre monde populaire, Paris, La Dispute.
  • Bonnet T. (2020), La régulation sociale du risque émotionnel au travail, Toulouse, Octarès.
  • Bouffartigue P., Gadea C. (2000), Sociologie des cadres, Paris, La Découverte.
  • Bouilloud J.-P. (2012), Entre l’enclume et le marteau. Les cadres pris au piège, Paris, Seuil.
  • Buscatto M. (2002), « Des managers à la marge. La stigmatisation d’une hiérarchie intermédiaire », Revue française de sociologie, 43 (1), p. 73-98.
  • Cadet J.-P., Guitton C. (dir.) (2013), Les professions intermédiaires. Des métiers d’interface au cœur de l’entreprise, Paris, Armand Colin.
  • Devetter F.-X., Messaoudi D. (2013), « Les aides à domicile entre flexibilité et incomplétude du rapport salarial : conséquence sur le temps de travail et les conditions d’emploi », La Revue de l’Ires, 78 (3), p. 51-76.
  • Divay S., Gadéa Ch. (2008), « Les cadres de santé face à la logique managériale », Revue française d’administration publique, 128 (4), p. 677-697.
  • Doniol-Shaw G. (2009), « L’engagement paradoxal des aides à domicile face aux situations repoussantes », Travailler, 22 (2), p. 27-42.
  • Drais E., Bonnet T. (2020), « Former à la sécurité au travail. L’enjeu d’une culture organisationnelle de prévention », Éducation permanente, 224 (3), p. 105-114.
  • Dussuet A. (2011), « Gestion des émotions, santé et régulation du travail dans les services à domicile », Revue multidisciplinaire sur l’emploi, le syndicalisme et le travail, 6 (2), p. 102-127.
  • Fujimura J. (1987), « Constructing “Do-able” Problems in Cancer Research. Articulating Alignement », Social Studies of Science, 17, p. 257-293.
  • Gayet C. (2016), « Quand le domicile privé est aussi un lieu de travail », Hygiène et sécurité du travail, 243, p. 26-28.
  • Grosjean M., Lacoste M. (2010), Communication et intelligence collective. Le travail à l’hôpital, Paris, puf.
  • Jacquot L. (2011), « L’identité clivée des “managers de proximité”. Un travail entre violence symbolique et soutien social », Informations sociales, 167 (5), p. 114-122.
  • Jany-Catrice F., Puissant E. (2010), « L’aide à domicile face aux services à la personne et registres d’action contradictoires. Des politiques aux organisations », La revue de l’Ires, 64 (1), p. 121-147.
  • Lada E. (2011), « Les recompositions du travail d’aide à domicile en France », Formation emploi [en ligne], 115, mis en ligne le 03 octobre 2013, consulté le 20 avril 2019, http://journals.openedition.org/formationemploi/3410
  • Mias A., Legrand E., Carricaburu D., Feliu F., Jamet L. (2013), Le travail de prévention. Les relations professionnelles face aux risques cancérogènes, Toulouse, Octarès.
  • Mispelbaum Beyer F. (2015), Encadrer, un métier impossible ? Paris, Armand Colin.
  • Schütz G. (2012), « Mobiliser par l’affect. Contraintes et ressources de l’encadrement intermédiaire de prestations de services peu qualifiés », Sociologie du travail, 54 (1), p 70-91.
  • Strauss A. (1992), La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme (textes réunis et présentés par I. Baszanger), Paris, L’Harmattan.
  • Terssac de G. (2011), « Théorie du travail d’organisation », dans B. Maggi (dir.), Interpréter l’agir : un défi théorique, Paris, puf, p. 97-121.

Notes

  • [1]
    C’est pourquoi nous parlerons d’encadrantes et d’intervenantes à domicile.
  • [2]
    Caisse d’assurance retraite et de santé au travail.
  • [3]
    Au moment de l’étude, l’entreprise bedom rémunérait 10,10 € net de l’heure une auxiliaire de vie, alors que cette même salariée pouvait être rémunérée 10,50 € net de l’heure par une association pour le même travail. Plus encore certains ehpad et autres structures publiques sont connus pour offrir plus d’avantages que des structures privées comme bedom, qui recrutent pourtant systématiquement en cdi.
  • [4]
    Si toutes les relations sociales au sein de chaque agence entre iad et personnel encadrant sont singulières, on notera cependant que l’encadrement reconnaît bien la situation défavorable qui est la leur vis-à-vis des iad, comme le souligne cette responsable d’agence : « Certaines iad appellent à 8 h 30 pour dire qu’elles sont malades alors qu’elles devaient commencer à 8H. On ne leur met pas d’avertissements vu les difficultés à recruter. On leur remonte juste les bretelles » (jdt agence A, 24-05-19).
  • [5]
    Au moment de notre étude, bedom déployait deux projets nationaux dans ses succursales. L’un portait sur la qualité du travail et cherchait à standardiser les produits ménagers utilisés et les pratiques professionnelles de nettoyage. L’autre consistait en un programme national de prévention des risques professionnels. Si l’ensemble de l’encadrement intermédiaire semblait reconnaître le bien-fondé de tels projets, il subsistait cependant un consensus sur le fait que tout l’enjeu reposait dès lors sur la capacité des agences à les mettre en œuvre en termes de charges de travail.
  • [6]
    Une étape du projet consiste pour les iad à remplir des grilles de repérage de situations de travail dangereuses pour amorcer une évaluation des risques à domicile avec la coordinatrice. Ces grilles sont problématiques car au-delà du fait qu’elles nécessitent au moins une demi-heure pour être remplies, elles passent surtout par un travail abstrait, écrit, pénible pour de nombreuses iad, quand ce n’est pas simplement impossible du fait de la maîtrise du français qui l’empêche.
  • [7]
    Nonobstant, il convient d’envisager cet arbitrage individuellement, entre chaque iad et sa responsable, selon une logique affective et affinitaire oscillant entre générosité et calcul stratégique.
  • [8]
    Sauf à considérer les cultures organisationnelles propres aux différentes agences apportant selon les cas plus ou moins de soutien à l’activité encadrante d’articulation.
  • [9]
    À travers le modèle que commence à représenter dans le secteur une structure comme Buurtzorg aux Pays-Bas adoptant les principes d’organisation « libérée ».
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.171

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions