Couverture de SOPR_038

Article de revue

Entretien avec Évelyne Lhoste

Pages 31 à 34

Notes

  • [1]
    Membres des bandes d’ouvriers du textile anglais, menés par Ned Ludd, qui s’organisèrent pour détruire les machines accusées de provoquer le chômage (1811-1812).
  • [2]
    Mouvement artistique réformateur né en Angleterre vers 1860, considéré comme l’équivalent anglais de l’Art nouveau en France.
English version

1Cynthia Colmellère et Stéphanie Lacour : Qu’est-ce qui vous a amenée à travailler sur les fablabs ?

2J’ai débuté ma carrière comme physiologiste, j’ai travaillé sur la nutrition préventive et la nutrition animale et participé à la recherche sur le cancer et la flore intestinale, mais je souhaitais creuser davantage les problématiques des liens entre alimentation et santé. Durant cette période, je m’interrogeais déjà sur les rapports entre les chercheurs et la société. Ma responsable d’équipe avait écrit un livre de vulgarisation qui avait eu du succès et elle avait ses entrées dans le monde de l’édition. J’ai alors fait le choix de contribuer à la formation des citoyens par des ouvrages de vulgarisation scientifique et des conférences.

3À cette période, j’ai travaillé auprès du conseil scientifique de l’inra pour préparer une exposition sur la nutrition. J’ai également été amenée à travailler auprès du président du Centre de recherche de Jouy-en-Josas et suis devenue responsable de communication de ce centre. Au cours d’un Master recherche en communication politique, j’ai exploré la question de l’expérimentation animale. À cette occasion, j’ai travaillé avec plusieurs collègues, dont une philosophe, pour développer une réflexion éthique sur l’identité des clones biologiques et la question de l’expérimentation animale. Ces recherches ont suscité chez moi la volonté d’infléchir le cours de ma carrière.

4J’étais responsable de communication à l’inra quand j’ai décidé de rejoindre mes collègues de sciences sociales dans le laboratoire qui n’était pas encore l’isis à cette époque. J’avais travaillé sur une exposition pour le Palais de la Découverte pour faire de la médiation scientifique et je me suis penchée sur la manière dont le numérique renouvelait la culture scientifique et technique. À cette période, les ccsti (centres de culture scientifique, technique et industrielle) pratiquaient encore une approche très diffusionniste : la culture scientifique devait être transmise au public, elle était peu construite avec lui. Les fablabs se développaient alors comme une alternative originale face à ces limites, car la démarche y était inversée. J’ai alors voulu voir ce qui s’y faisait et ça m’a amenée à comparer les deux types de lieux.

5Comment avez-vous choisi vos terrains ?

6En France, le choix du terme de fablabs par les Français était stratégique : maker space ne voulait rien dire à cette époque et hacker space faisait peur. Fablabs paraissait plus neutre. Il s’agissait en fait pour beaucoup des maker spaces associatifs, qui cherchaient des appuis auprès des collectivités territoriales.

7Pour mon travail, je souhaitais étudier des fablabs qui se réclamaient de la charte du mit et étaient, par conséquent, ouverts au public, tout comme les ccsti.

8D’autres types de fablabs me semblaient également pertinents pour comprendre leur fonctionnement et leurs interactions avec les pouvoirs publics. Ainsi, j’ai étudié des « faclabs » universitaires constitués en lien avec les collectivités territoriales, mais aussi le fablab de l’inria, créé à l’initiative des ingénieurs des laboratoires de cet organisme de recherche. Cela me permettait de prendre en compte les relations de ces lieux avec les ministères concernés.

9Par la suite, en 2013-2014, je me suis également intéressée aux fablabs en milieu rural. Ils utilisaient davantage de machines industrielles et fonctionnaient dans une perspective de développement économique territorial qu’on ne retrouvait pas nécessairement dans les fablabs urbains. Dans ces derniers, les acteurs semblaient être davantage tournés vers l’entreprenariat avec une volonté plus ou moins affirmée de créer le fablab pour vivre des activités qu’ils y menaient.

10J’ai ainsi vu huit fablabs fonctionner sur une dizaine au total alors présents sur le territoire français. Les situations étaient très diversifiées.

11Des typologies se dégageaient-elles de vos premiers travaux ?

12J’ai d’abord fait une tentative de typologie des lieux qui répondaient au nom de fablabs. Il y avait de grandes différences entre ceux qui n’avaient pas d’objectifs spécifiques explicites et qui étaient assez proches de la culture makers ou hackers et les ccsti dont l’objectif était de renouveler la culture scientifique. Cette typologie n’avait toutefois pas de portée scientifique évidente. Il est possible qu’elle se redessine aujourd’hui, du fait des acteurs, avec le développement du réseau international des fablabs notamment.

13Quant aux acteurs que j’ai rencontrés, certains étaient proches de la culture des hackers et du bricolage. Ils entretenaient alors un rapport critique à la technologie, parfois accompagné d’une volonté de travailler autrement, dans une optique d’entreprenariat ou de façon plus interdisciplinaire. Leur discours n’était pas enthousiaste à l’égard de la technologie, mais plutôt porté par beaucoup de références aux Luddites [1] et au mouvement « Arts and Craft [2] ». J’ai pu constater que, de manière paradoxale, cette critique ne concernait toutefois pas l’usage des machines à commandes numériques, centrales dans ces lieux et au sujet desquelles les discours pouvaient au contraire être extrêmement enthousiastes.

14Par ailleurs, en ce qui concerne cette fois les caractéristiques socio-culturelles de ces acteurs, j’ai également pu constater que le niveau de connaissances des membres des fablabs que j’ai étudiés au départ était élevé et assez homogène, avec une grosse majorité d’ingénieurs et d’hommes, pas très différents des milieux hackers, finalement.

15La situation est sensiblement différente aujourd’hui. Certains de ces lieux se sont en effet progressivement distingués par leur volonté d’accueillir des populations plus diversifiées. L’un des leviers mobilisés a été celui de la formation au numérique. Des différences sont alors apparues, fondées sur les institutions de rattachement et sur la place qu’occupent les machines dans ces lieux. Elles s’incarnent dans deux types de lieux : les fablabs élitistes des universités, qui délivrent souvent des diplômes et les fablabs plus ouverts dont l’ambition est de mettre le numérique à la portée de tous.

16Dans ce dernier cas, toutefois, la vocation de ces lieux a subi, au passage de telles transformations qu’on peut effectivement se demander si ce sont encore des fablabs.

17La question semble d’autant plus pertinente qu’il commence à y avoir une reprise de la sémantique du terme de fablabs par le mit, lequel subordonne son usage à la présence de machines spécifiques.

18À vous lire, il semble que la méritocratie demeure, tout de même, centrale dans la majorité de ces lieux…

19La communauté est importante, mais effectivement, les rapports de pouvoirs restent souvent basés sur la méritocratie. On retrouve à la tête de certains de ces lieux des « gourous » ou « dictateurs bienveillants » pour reprendre les termes de Dominique Cardon, qui sont en général l’un des fondateurs, quel que soit le statut qu’ils se donnent en apparence. Dans ces lieux, la reconnaissance par les pairs repose sur des connaissances et c’est une vraie barrière. On ne peut entrer dans ces communautés que si on s’y investit directement, et il faut reconnaître que c’est plus facile quand on a un bac +5.

20D’autres orientations sont toutefois possibles. Ainsi, les ccsti et d’autres acteurs tentent de faire travail d’intermédiation et d’accompagnement dans une démarche d’éducation populaire, en lien avec la médiation scientifique. Ils le font avec plus ou moins de méthodes et de moyens mais toujours dans l’objectif de passer cette barrière.

21Dans mon travail d’enquête, j’ai ainsi pu contribuer à la formation des médiateurs socio-numériques. Ce sont de nouveaux métiers à la frontière entre la prise en compte du handicap et le domaine du numérique. Les machines sont utiles notamment pour des ergonomes qui ont besoin de fabriquer des outils d’aide aux personnes handicapées. Ces médiateurs seraient autant d’assistants pour leur permettre de se familiariser avec ces outils. Il faut noter par ailleurs que ce parcours de formation était proposé à des jeunes déscolarisés mais dont on pouvait valoriser les compétences dans le domaine du numérique et parfois aussi dans le champ associatif.

22L’intermédiation n’a pour autant pas de statut officiel alors même qu’elle est très utile pour impliquer des publics qui ne correspondent pas à la population classique de jeunes ingénieurs trentenaires que l’on trouve dans ces lieux. Le travail que fournissent les médiateurs dans deux des lieux que j’ai pu observer contribue, parfois de manière détournée, à ces objectifs. Il repose sur des alternatives aux machines à commande numérique ou des propositions thématiques qui peuvent aller de soirées pour apprendre à utiliser Powerpoint, jusqu’à « la semaine du développement durable » ou « la Fête du Libre ».

23C’est l’un des objets que vous avez mis au centre de votre approche. Quel est, à votre avis, le poids de la charte du mit dans les pratiques des fablabs ?

24Dans la socio-histoire des fablabs, disposer d’un lieu spécifique était quelque chose de très important. C’est moins vrai aujourd’hui. Certains fablabs sont ainsi installés dans des espaces publics numériques.

25Par ailleurs, je n’ai pas observé de grande rigueur dans le respect des normes associées à la charte du mit. Les choix dépendent en réalité des acteurs, des structures et de la volonté de ceux qui les portent, ainsi que des moyens dont ils disposent.

26En ce qui concerne la formation du public à l’usage des machines, par exemple, elle dépend principalement de la présence d’un salarié dédié à cette activité. En réalité, le problème n’est, selon moi, pas réellement dans l’utilisation des machines, qui ne sont pas très dangereuses, en dehors des fraiseuses numériques. Dans certains lieux, toutefois c’est la communauté dans son ensemble qui dispense les formations et entretient les lieux et les machines. Dans les deux cas, toutefois, la sécurité est un sujet très peu abordé.

27Comment qualifieriez-vous l’approche méthodologique qui a été la vôtre pour entrer sur ces terrains ?

28D’abord, je me situe dans le courant des sts. Pour moi, une approche située joue un rôle majeur parce qu’elle permet d’observer la relation entre les discours et les pratiques concrètes. Dans mes travaux, j’ai mobilisé la théorie de l’acteur-réseau parce que souhaitais donner une grande importance aux matérialités.

29Plus récemment, j’ai également mobilisé les concepts de la théorie des organisations pour compléter ma compréhension des interactions entre les humains et les machines.

30En pratique, il est facile d’entrer dans les fablabs en tant que journaliste ou chercheur en SHS. Compte tenu de la vocation de ces lieux, la pratique d’observations participantes est théoriquement assez aisée.

31Qu’avez-vous pu observer dans les pratiques de travail collectives ? Est-ce que les gens travaillent davantage ensemble dans les fablabs qu’ailleurs ?

32Ce n’est pas évident, même si on retrouve, dans les discours, beaucoup de références aux collectifs du software qui sont porteurs de ces valeurs de travail collectif et d’égalité des participants. Dans la droite ligne des mouvements hackers, les fablabs se sont installés dans des espaces et ont valorisé un rapport à la matérialité et aux machines. Cela n’implique pas forcément de pratiques collaboratives. Souvent le projet collectif associé à un lieu est en réalité limité à la création de la cohésion nécessaire pour installer le lieu et ses activités.

33À plus long terme, la plupart des projets réellement collaboratifs que j’ai pu observer étaient davantage portés par des institutions que par des collectifs d’individus. La recherche de financements pour l’association, en plus des budgets alloués par la collectivité territoriale, peut toutefois parfois motiver des initiatives collectives ponctuelles. La « Paillasse » est en réalité l’un des seuls lieux où j’ai pu observer des projets motivés par des considérations extra-économiques.

Notes

  • [1]
    Membres des bandes d’ouvriers du textile anglais, menés par Ned Ludd, qui s’organisèrent pour détruire les machines accusées de provoquer le chômage (1811-1812).
  • [2]
    Mouvement artistique réformateur né en Angleterre vers 1860, considéré comme l’équivalent anglais de l’Art nouveau en France.
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