Notes
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[1]
Les principales motivations mises en avant sont la recherche de l’intérêt général et les enjeux d’image externe (Source : « Le mécénat d’entreprise en France – Baromètre 2016 »). On ne cachera pas l’effet d’aubaine d’une réduction d’impôt de 60 % du montant des dons permise dans le cadre de la loi sur le mécénat du 1er août 2003.
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[2]
L’entreprise Petzl fabrique du matériel de montagne et de sécurité pour le loisir (alpinisme, escalade…) ou un usage professionnel (travaux en hauteur). Basée à Crolles (Isère), son chiffre d’affaires est de 130 millions d’euros (2015). La Fondation Petzl, quant à elle, investit en moyenne 350 000 euros par an pour soutenir des initiatives et faire progresser les connaissances dans deux principaux domaines : la prévention des risques liés aux activités ascensionnelles (de loisir ou professionnelles) ; la préservation de l’environnement (notamment montagnard). www.petzl.com/fondation/fondation-petzl?language=fr#.WZ7KLa3pPw4
- [3]
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[4]
Philippe Descamps, le secrétaire général de la Fondation Petzl (ancien rédacteur en chef de Montagnes magazine) avec lequel l’équipe de recherche a mis en place le partenariat, quittera celle-ci après dix-huit mois de collaboration pour devenir rédacteur en chef du Monde diplomatique. Il sera remplacé par Olivier Moret, qui avait repris son poste à Montagnes magazine.
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[5]
Jusque dans les années 2000, le mensuel Montagnes magazine était un des rares médias spécialisés abordant la question de la sécurité en montagne sous un angle distancié et critique.
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[6]
À propos de la phase de construction d’autres partenariats, Barrier (2014) observe que les échanges liminaux s’appuient souvent « sur des liens d’interconnaissance préexistants, qui permettent d’obtenir des informations, des conseils ou de discuter de potentiels sujets de collaboration ».
- [7]
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[8]
Dans certains cas, on peut même se demander si la proximité n’a pas pu être source de défiance (assimilation d’un chercheur à certaines organisations gestionnaires et prises dans des conflits).
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[9]
Système national d’observation de la sécurité en montagne. Mis en place en 1996 par plusieurs ministères (Jeunesse et Sport, Intérieur, Défense), il est censé produire des actions partenariales pour la prévention des accidents. Une forme de mainmise des représentants de l’industrie des sports d’hiver a régulièrement bridé les actions de cette institution.
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[10]
La Fédération française de la montagne et de l’escalade (délégataire) et la Fédération française des clubs alpins et de montagne (anciennement Club alpin français) sont en concurrence sur les missions de promotion, encadrement et développement de nombreux sports de montagne : alpinisme, escalade, ski-alpinisme, randonnée…
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[11]
Ce travail a fait l’objet d’une publication académique dans la revue Communication en 2015 : https://communication.revues.org/5157
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[12]
https://www.camptocamp.org. Ce site fédère 44 400 membres, plus de 300 000 utilisateurs pour environ 15 000 visites quotidiennes.
- [13]
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[14]
L’implication du commanditaire est restée forte afin d’optimiser la réception des messages et d’éviter d’éventuelles incompréhensions en lien avec les aspects techniques de la pratique. Cela a pu contribuer à la légitimité technique du contenu des deux rapports.
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[15]
Plusieurs articles publiés dans des revues scientifiques interdisciplinaires (European Journal of Sport Science, Journal of Mountain Science, Safety Science, etc.) attestent, d’une certaine manière, cette rigueur.
1En dehors des approches critiques, le financement de la recherche sur projet a fait l’objet de travaux empruntant essentiellement deux directions : sa gouvernance, en ce qu’il revêt une dimension managériale et politique (généralement tirée par une intention de réforme) (Aust, 2014) soumise à la gestion de projet ; la transformation des pratiques, côtés chercheurs, pour s’adapter, de la construction du projet au rendu des livrables (Trouche et Courbières, 2015). Ces questionnements sont d’autant plus importants que se développe une économie de la recherche de plus en plus partenariale et coopérative (Barrier, 2014).
2En termes de soutien aux activités scientifiques, les fondations d’entreprise occupent une place à part (Archambault, 2003). Sans être exemptes de risques d’instrumentalisation, leur logique les oriente plutôt vers des réflexions ouvertes, en lien avec des causes d’intérêt général et le grand public [1]. Du reste, les fondations sont sensibles à la visibilité de leur action : la concrétisation de leur soutien représente un enjeu fort qui fait qu’elles ne se satisfont guère de valorisations strictement scientifiques. Dès lors, l’entrée dans les questions traitées se fait via des demandes qui sont rarement superposables au seul souci de production sociologique.
3À partir d’une expérience de cinq années de recherche soutenue par la fondation d’entreprise Petzl [2] (2012-2017), cette contribution décrit notre pratique scientifique, de plus en plus finalisée et collaborative. Nous avons tout d’abord entrepris (phase 1 : 2012-2014) un état des lieux de l’accidentologie des sports de montagne (profils des victimes, fréquence des sinistres, mécanismes accidentels et impacts corporels) destiné à contribuer, à terme, à une prévention optimisée des risques liés aux pratiques récréatives en montagne. Pour ce faire, il a fallu composer avec certaines résistances afin d’accéder à une partie des données sollicitées (émanant des fédérations sportives, syndicats professionnels, organismes de secours, experts ministériels, préfectures, etc.), avant analyse et interprétation. Notre travail s’est ensuite mué (phase 2 : 2015-2017) en une recherche-action destinée à créer, en partenariat avec un nombre élargi de partenaires, un système de recueil participatif de données sur les incidents liés aux sports de montagne (la base serac [3]).
4De quelle manière, et avec quels effets un collectif de chercheurs a-t-il glissé d’une posture distanciée, initialement destinée à recueillir et étudier des données accidentologiques préexistantes, à une implication dans la coproduction d’une plateforme de partage de retours d’expérience ? En adoptant une posture réflexive, il s’agira de décrire des pratiques scientifiques progressivement reconfigurées : de « classiques » recueils qualitatifs et méta-analyses de données quantitatives à la cocréation d’un outil alternatif et participatif de production d’informations ; de livrables habituels (rapports d’étude) à des restitutions moins conventionnelles (conférences ouvertes aux médias et à l’ensemble des acteurs de la communauté montagne, création du système en ligne de partage d’incidents). Par ailleurs, bien que le partenariat établi ne prévoie aucune analyse proprement sociologique, nous montrerons en quoi le fait d’être sociologues a facilité la réalisation du travail convenu, sans occulter les limites identifiées et certaines formes de frustration ressenties.
Une posture critique à l’origine d’une commande peu « sociologisée »
5Les travaux antérieurs de l’équipe de recherche témoignaient à la fois d’un intérêt pour la question des risques et des accidents en montagne, et d’une compatibilité épistémique avec la Fondation Petzl. Les secrétaires généraux successifs [4] de celle-ci entendaient en effet « faire bouger les lignes » sur le sujet délicat de la connaissance des risques et de la prévention, considéré comme abordé de manière inadaptée par les institutions fédérales, syndicales et les pouvoirs publics. À l’époque où il dirigeait Montagnes Magazine [5], Philippe Descamps avait du reste participé à la vulgarisation des résultats de recherche de certains membres de l’équipe afin de déconstruire les représentations ordinaires des accidents [6]. Au début des années 2010, dans le milieu assez conservateur et fragmenté de la montagne, on estimait donc, côté fondation, que des chercheurs pouvaient apporter une rigueur méthodologique à même de conduire à un renouvellement de la problématique liée à l’accidentalité sportive. Le travail a donc consisté, dans un premier temps, à dresser un bilan des connaissances disponibles (à partir de sources fédérales, syndicales, publiques, etc.) sur les caractéristiques des victimes et l’origine des accidents.
6En dépit d’éléments d’information sur les profils sportif et sociodémographique des victimes d’accidents, le rapport de recherche relatif à cette première phase du partenariat (publié fin 2014 et disponible en ligne [7]) est dénué d’inscription disciplinaire ou a fortiori théorique. Il fournit « simplement » une synthèse de cette analyse secondaire de données (qui renvoie à la factualité des risques). Il s’agissait en fait de recenser, redresser (parfois), retraiter et si possible rapprocher des données et analyses existantes notablement éparpillées, en mobilisant des compétences méthodologiques forgées lors de la réalisation d’enquêtes sociologiques et démographiques. Bien que perfectible, la synthèse alors réalisée était inédite et permettait de rompre avec certains préjugés et schémas explicatifs types, comme la focalisation accusatrice sur la figure du débutant. Cette étude fut néanmoins quelque peu frustrante pour un sociologue car elle ouvrait peu de voies vers une approche plus compréhensive. Il est d’ailleurs significatif qu’un des membres de l’équipe se soit mis rapidement en retrait du dispositif, au motif que l’enquête n’avait pas d’ambition sociologique propre. Néanmoins, c’est le métier de sociologue qui a rendu possible la production de ce rapport, ne serait-ce que parce qu’il a fallu composer, en amont, avec une situation de blocage contraignant fortement les initiatives sur un sujet « sensible » (nombreuses parties prenantes peu habituées à communiquer ou diffuser leurs données sur les accidents).
Un accès au terrain permis par la connaissance du milieu et la prise en compte du caractère sensible du sujet
7Au terme de négociations inscrites dans le temps long, la familiarisation avec les acteurs clés et le gain progressif de leur confiance ont permis d’accéder à diverses informations sur les accidents, d’en comprendre la genèse, ainsi que les intérêts et limites. L’équipe de recherche comptait parmi ses membres plusieurs pratiquants expérimentés, voire certifiés (guide de haute montagne, aspirant guide, membre d’équipe nationale, etc.). Cette proximité avec l’objet, doublée d’une connaissance des enjeux institutionnels, symboliques et de légitimité propre à la « communauté montagne », a été mise à profit dans un domaine où l’expertise technique et le vécu sportif revêtent une place centrale en termes de crédibilité (tableau 1). Pour autant, il ne faut pas idéaliser cette proximité cognitive. En dépit des précautions prises, certaines mises à disposition de données ont à l’évidence été partielles, tardives, et, probablement, réalisées sous une forme « caviardée ». Nous avons été ponctuellement contraints, voire dépassés par certains jeux institutionnels (exemples : un accord de principe ardu à transformer en accès concret aux fichiers de données [8] ; des transmissions parfois amputées de certains types d’événements accidentels, secteurs géographiques, saisons, activités, etc.).
Caractéristiques des membres de l’équipe de recherche (phase 1 = 2012-2014 ; phase 2 = 2015-2017)
Caractéristiques des membres de l’équipe de recherche (phase 1 = 2012-2014 ; phase 2 = 2015-2017)
8Sur un terrain « miné », malgré la détention d’un capital social, il a aussi fallu cadrer, négocier et conventionner l’usage des informations communiquées. Afin de ne pas brusquer les parties prenantes, des tables rondes et réunions de restitution ont été organisées pour valider nos interprétations. Plusieurs acteurs, initialement défiants à l’égard du projet, accordent désormais une confiance grandissante au collectif de recherche, au point pour certains (plusieurs fédérations sportives et syndicats, les pouvoirs publics via le snosm [9], etc.) de le solliciter pour envisager des collaborations. Ces itérations plurielles, depuis 2012, avec la fondation mais aussi tout un ensemble d’acteurs de terrain et d’institutions, ont permis le développement du « capital social » de notre laboratoire, ce qui constitue un effet latent facilitateur pour la suite des recherches.
9En soulignant la prégnance de certains freins en termes de production de connaissances, ou encore les limites relatives à certaines méthodes mises en œuvre, nous avons aussi indirectement et involontairement (au moins au départ) contribué à une prise de conscience des efforts à fournir pour faire progresser l’accidentologie des sports de montagne. Par ailleurs, en favorisant la rencontre, le dialogue, mais aussi l’explicitation des méthodes utilisées et la justification des prises de position des différentes parties prenantes, il a été possible, dans une certaine mesure, de « déminer » le terrain. Jusqu’alors, ces dernières étaient peu promptes à discuter collectivement des questions de risque et de sécurité en montagne. Mais ne pas être présent aux manifestations organisées (tables rondes, réunions de restitution, etc.) revenait de facto à s’exclure d’un rendez-vous où les autres (notamment les autres fédérations, les autres syndicats ou, les autres corps de secouristes…) allaient probablement occuper le terrain. Nous avons ainsi endossé un rôle contingent de « facilitateur » du changement, tel que décrit par Vrancken (2001).
10Cerner l’origine des tensions (entre fédérations sportives comme la ffcam et ffme [10], entre syndicats, entre corps de secouristes) et la nature des pesanteurs (liées par exemple au poids de la hiérarchie dans les institutions policières et a fortiori militaires, ou à des procédures lourdes de prise de décisions au sein d’administrations ministérielles) permet aussi d’en jouer pour favoriser ou accélérer la mise à disposition de certaines données, sans mettre ouvertement le pied dans la porte.
11Du fait des inerties et de notre grande prudence, la phase 1 de l’étude a été plus longue que prévu. L’équipe a eu la chance de travailler avec un commanditaire patient, conscient des difficultés du terrain et qui a aussi à plusieurs reprises joué un rôle de facilitateur. Au fait du rythme spécifique de la démarche scientifique, sensible à notre volonté de poser des bases relationnelles saines et sur le long terme avec nos interlocuteurs, le commanditaire ne nous a pas fait subir les pressions temporelles fréquemment associées aux projets financés (notamment par des industriels, voir Barrier, 2014), qui vont souvent à contre-sens de la logique de recherche en shs (Trouche et Courbières, 2015).
12Au final, cette première phase de l’étude, sans forte valeur ajoutée sur le plan sociologique, n’a pu être menée que parce que nous avons été, en tant que sociologues, conscients du caractère sensible des données partagées, et parce qu’une proximité intellectuelle et pratique était entretenue avec l’objet.
Un détournement sociologique de la première phase d’étude
13En parallèle de la négociation d’accès aux données, de nombreux entretiens ont été réalisés avec des acteurs de l’accidentologie (n = 46) afin d’identifier les sources d’informations, de comprendre leurs conditions de production (cheminements statistiques, protocoles suivis, référentiels utilisés, regard sur les autres sources) et d’évaluer leur compatibilité. Ces matériaux, ainsi que les informations issues des tables rondes et réunions de restitution, ont été mis à profit, en s’adossant à des concepts de sociologie du risque, pour cerner la fabrique sociale de ces risques. À ce titre, l’équipe a instrumentalisé la commande initiale pour analyser les dimensions plurielles de cette mise en risque spécifique au domaine des pratiques récréatives de montagne. L’objectif était ainsi de contribuer à une sociologie des organisations gestionnaires des risques et de la sécurité en montagne, mettant par exemple en évidence la manière dont la concurrence entre opérateurs du secours biaise les données produites sur les accidents [11].
14En partie opportuniste, cette sociologie de la fabrique et des usages sociaux des risques s’est ultérieurement avérée utile pour réussir le travail sur la durée. Elle a en effet permis de cerner les enjeux de divers ordres (corporatistes, socio-économiques, etc.) et la nature des flux informationnels qui orientent la mise en risque, au sein de scènes de gestion des risques fonctionnant en mode fermé. Et d’envisager, in fine, les conditions de leur dépassement. Concrètement, le positionnement adopté lors de la deuxième phase du projet résulte de plusieurs constats : par exemple, privilégier la subsidiarité et non la frontalité par rapport aux pouvoirs publics, ce qui a conduit à s’intéresser essentiellement aux incidents plutôt qu’aux accidents (considérés comme leur « chasse gardée ») ; ou favoriser le lancement de partenariats avec les acteurs (fédérations, syndicats, etc.) les moins englués dans les enjeux évoqués supra, afin de contraindre leurs concurrents à suivre le mouvement.
15Cet aspect de notre activité n’a pas été publicisé auprès des acteurs sollicités et interviewés. De ce point de vue, nous avons avancé partiellement masqués ; en effet, aborder la construction sociale des risques fait basculer dans une perspective critique différant de celle initialement annoncée (dresser un simple état des lieux factuel sur les accidents). Ce faisant, nous prenions le risque de ruiner un travail relationnel ainsi que la confiance qui garantissaient l’accès à des ressources (matérielles, cognitives, factuelles, réticulaires) nécessaires à la poursuite du projet (Barrier, 2014).
16Gauthier (2015) souligne les possibilités offertes, en termes de recherche fondamentale, par ces partenariats aux contours a priori concrets, mais laissant une place à des analyses approfondies et/ou alternatives des données initialement recueillies dans une perspective appliquée. À ses yeux, certains travaux fondamentaux ne peuvent du reste guère se développer sans ce préalable appliqué (les données restant parfois inaccessibles par d’autres biais). Pour autant, cette instrumentalisation est restée modeste car elle était contingente et subsidiaire. Nous n’avons en effet pas imaginé ex ante une telle investigation, ni mis en place un dispositif d’enquête ad hoc. Sur un terrain sensible, nous avons privilégié la réussite de l’étude commanditée, plutôt que de risquer de froisser ou « perdre » des parties prenantes. Dans une perspective critique, il aurait été possible de se saisir de l’enquête officielle comme d’un observatoire providentiel, mais nous avons fait le choix d’un compromis permettant d’envisager la poursuite de collaborations dans des directions qui n’avaient pas été précisément envisagées au début du travail.
Le passage à la recherche-action collaborative : des sociologues partie prenante d’une innovation
17L’étude dans sa phase 1 ayant eu un certain retentissement médiatique et dans le milieu de la montagne, nous avons eu l’opportunité de poursuivre les travaux pour approfondir certains aspects jusqu’alors auxiliaires, notamment recourir à un recueil primaire de données qualitatives afin d’analyser plus en détail les scénarios accidentels. Nous sommes alors devenus partie prenante d’un processus d’innovation, avec la Fondation Petzl et camptocamp (C2C), principal site communautaire des pratiquants de sports de montagne [12]. Cette période est aussi celle de la stabilisation et de la pérennisation du réseau de coopération.
18Créer une plateforme en ligne de recueil de retours d’expérience sur les incidents survenus lors de la pratique de sports de montagne est une manière, comme Da Lage et Gellereau (2015) l’ont fait dans le domaine culturel, de valoriser les savoirs d’une très large communauté d’adeptes de ces loisirs sportifs, en partant du postulat que la réflexivité des amateurs constitue une ressource collective à laquelle s’adosser pour faire progresser la prévention des risques.
19Le système coconstruit avec la Fondation et C2C induit un changement majeur pour l’équipe de recherche : nous ne sommes plus seulement réceptionnaires d’informations construites par (et pour) d’autres, mais cofondateurs d’un système de production de données. Pour aboutir au formulaire en ligne sur le site de C2C, une longue phase de préparation a été nécessaire, mobilisant notamment des compétences méthodologiques classiques en sociologie : choix des champs et libellés, tests en ligne auprès de populations hétérogènes de pratiquants (n = 53), entretiens a posteriori (n = 5), etc. (Vanpoulle et al., 2016). Lors de cette deuxième phase, nous nous sommes efforcés de respecter plusieurs principes (simplicité, brièveté, accessibilité, facilité d’usage, précision, confidentialité et utilité perçue), susceptibles selon la littérature sur l’incidentologie (Sepeda, 2006) de conduire à une appropriation du système par ses destinataires. La sociologie de l’innovation nous a par ailleurs sensibilisés à l’enjeu de la socialisation de cette nouveauté (via des traductions, intéressements et enrôlements) pour qu’elle puisse, éventuellement, accéder au statut d’innovation en étant adoptée par un milieu social. Des compromis ont été nécessaires : l’un d’eux a été de rédiger rapidement un second rapport (publié en 2017, consultable en ligne [13]) fournissant une première analyse des matériaux obtenus via serac. Il s’agissait de montrer à l’ensemble de la communauté des pratiquants des perspectives en termes d’enseignements préventifs, afin de stimuler le dépôt de témoignages. L’enjeu consistait ainsi, à travers un processus de communication accessible et engageant, à faire vivre l’innovation, et pour ce faire à « dire et montrer la recherche en train de se faire à travers l’espace-temps du projet » (susciter l’intérêt en promouvant non seulement les résultats, mais aussi le système serac lui-même). La modélisation entreprise à ce stade fut teintée de psychologie, soulignant l’importance des biais cognitifs dans les conduites et les dynamiques de groupe, et elle est une nouvelle fois restée frustrante sur le plan sociologique. Facilitant la réception du projet par les partenaires et sa diffusion auprès d’un public élargi, de tels rapports de vulgarisation satisfont les commanditaires et, généralement, les contributeurs, grâce à un style saisissable en s’efforçant toutefois de ne pas sacrifier aux exigences de scientificité (Da Lage et Gellereau, 2015). Un autre enjeu consistait à produire un rapport attestant de l’utilité sociale des témoignages produits par les participants (Da Lage et Gellereau, 2015), pour les autres amateurs comme pour les institutions.
20Basculer de la recherche « sur » à la recherche « avec » d’autres acteurs, être progressivement impliqué produit une situation paradoxale : en quittant la posture du chercheur distancié, il a été possible de produire des outils et des données susceptibles de nous faire, à terme, gagner en scientificité. Certains témoignages sont en effet extrêmement détaillés et fournissent à quiconque souhaite s’en emparer (les témoignages sont en libre consultation) un matériau d’une grande richesse. Le pari fait via serac est ainsi de réussir progressivement à obtenir un volume et une qualité suffisante de récits, rendant possibles ultérieurement des analyses sociologiques de l’engagement corporel.
21Enfin, pourquoi évoquer la recherche-action collaborative (rac) ? Celle-ci se distingue de la recherche appliquée ou d’une activité de conseil qui découlerait de l’expertise scientifique, afin d’optimiser l’action. Elle vise à produire des connaissances pratiques pour résoudre des problèmes co-identifiés. De ce point de vue, la rencontre entre les chercheurs et les usagers est le résultat de la coïncidence d’intérêts et d’une volonté de produire une nouvelle matrice de connaissances pratiques et théoriques (Gonzalez-Laporte, 2014). Le questionnement doit dès lors avoir une double pertinence : pratique et scientifique (Lefrançois, 1997).
22Atypique pour notre équipe de recherche, cette démarche implique la mise en équivalence des savoirs entre acteurs et chercheurs (Coenen, 2001), génératrice de possibilités de corrections mutuelles. C’est ce qui s’est produit lors de l’élaboration du formulaire (intégration du point de vue de techniciens/experts des activités), puis lors de l’analyse des premiers témoignages recueillis, ou encore au stade de la rédaction du second rapport [14]. Cependant, au risque de frustrer parfois le commanditaire, nous n’avons jamais basculé dans l’application directe (en préconisant, par exemple, des actions préventives, ou en réalisant des fiches de « bonnes pratiques »). Même dans l’intervention, la « compréhension n’est pas elle-même productrice de solutions, mais ne fait que proposer une reformulation des problèmes vécus par les intéressés » (Friedberg, 2001, p. 123).
Conclusion
23Les deux rapports produits ont accéléré une remise en question, déjà entamée, de la plupart des institutions phare, de plus en plus conscientes des profils à risque (pratiquants expérimentés et assidus, habitués des secteurs dangereux, capables d’analyser correctement les risques mais fréquemment « coupables » de relâchement ou refusant de renoncer) et de l’insuffisance des messages préventifs axés sur la connaissance des dangers. Du reste, ils ont été appropriés par les acteurs, en ce qu’ils les confortaient dans une optimisation préventive centrée sur le renoncement, la préparation d’itinéraires de repli ou l’identification du début des séquences accidentelles, pour les pratiquants se confrontant au risque en connaissance de cause.
24À chaque étape du partenariat décrit, une posture sociologique s’est avérée utile pour aborder les acteurs, pénétrer le terrain, en comprendre les codes, les enjeux institutionnels et de légitimité. Si c’est notre qualité de sociologues qui a orienté la Fondation Petzl vers nous, elle n’attendait pas que les analyses et rapports produits soient proprement sociologiques. C’était avant tout une caution scientifique et la plus-value du chercheur (rigueur méthodologique, savoir-faire, expertise, etc.), teintées d’un minimum d’expertise sportive, qui étaient recherchées par le commanditaire, afin d’éviter la remise en cause du travail d’objectivation réalisé à propos de la factualité des risques. La crédibilité acquise par l’équipe de recherche en 2014 a rejailli sur la deuxième phase du projet, à partir de laquelle l’intéressement puis l’enrôlement progressif de plusieurs acteurs institutionnels clé sont allés croissants.
25Sociologues instrumentalisant partiellement une commande (pour déconstruire des discours et représentations communes sur un sujet sensible), nous ne sommes pas allés au bout d’une sociologie déconstruisant les enjeux multiples (touristiques, corporatistes, assurantiels, etc.) qui déterminent la production de connaissances sur les accidents et influent sur les messages préventifs. Nous avons aussi, d’une certaine manière, servi de caution pour incarner et renforcer le projet critique de la Fondation Petzl, étant entendu que nous en partagions les grandes lignes : faire sortir de l’ombre des données cachées pour les mettre à l’épreuve, remettre sur agenda la question de la prévention, mettre les parties prenantes en lien, etc.
26Plusieurs épreuves successives (analyses et synthèses produites, accessibilité des livrables, crédibilité lors des restitutions orales, création du formulaire de recueil d’incidents, etc.) ont permis de gagner, progressivement, la confiance du commanditaire, favorisant à chaque fois la poursuite de la coopération, désormais déclinée sous la forme d’une cifre et d’un autre projet de recherche (portant sur les pathologies professionnelles des travailleurs en hauteur). Avoir appris à se connaître, à travailler conjointement pour réaliser des ajustements mutuels a permis de lever, peu à peu, les ambiguïtés : « processus d’engagement incrémentaux, par lesquels il s’agit d’éprouver peu à peu l’intérêt d’une coopération, les compétences techniques d’un partenaire ou sa capacité à établir des compromis » (Barrier, 2014). Le compromis que nous avons accepté (ne pas mettre la sociologie en première ligne) n’a donc pas été vécu comme une compromission, car d’une part, nous avions la perspective de pouvoir renforcer lors de phases d’enquête ultérieures la possibilité de travaux à plus forte teneur sociologique ; et, d’autre part, nous avons envisagé de transformer les conditions d’enquête en matériaux pour une sociologie réflexive. Surtout, nous n’avons pas eu le sentiment « de dévoyer les exigences de la rigueur au service de finalités étrangères à la recherche de l’objectivité scientifique » (Castel, 2004, p. 67) [15]. En cela, nous nous sommes efforcés de faire œuvre de sociologue, nous déplaçant au gré des phases et productions de « l’intervenant » au « savant », de la « sociologie d’institution » à la « sociologie sociale » (Lahire, 2004). Labelle (2015) observe que certaines équipes de recherche impliquées dans des projets finalisés d’innovation ont tendance à perdre leur capacité de recul critique, du fait de l’installation d’un rapport de trop grande sympathie à l’objet (ou à l’acte de création). Bien que cherchant à nous en extraire, nous n’avons sans doute pas totalement échappé à un tel travers.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Notes
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[1]
Les principales motivations mises en avant sont la recherche de l’intérêt général et les enjeux d’image externe (Source : « Le mécénat d’entreprise en France – Baromètre 2016 »). On ne cachera pas l’effet d’aubaine d’une réduction d’impôt de 60 % du montant des dons permise dans le cadre de la loi sur le mécénat du 1er août 2003.
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[2]
L’entreprise Petzl fabrique du matériel de montagne et de sécurité pour le loisir (alpinisme, escalade…) ou un usage professionnel (travaux en hauteur). Basée à Crolles (Isère), son chiffre d’affaires est de 130 millions d’euros (2015). La Fondation Petzl, quant à elle, investit en moyenne 350 000 euros par an pour soutenir des initiatives et faire progresser les connaissances dans deux principaux domaines : la prévention des risques liés aux activités ascensionnelles (de loisir ou professionnelles) ; la préservation de l’environnement (notamment montagnard). www.petzl.com/fondation/fondation-petzl?language=fr#.WZ7KLa3pPw4
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Philippe Descamps, le secrétaire général de la Fondation Petzl (ancien rédacteur en chef de Montagnes magazine) avec lequel l’équipe de recherche a mis en place le partenariat, quittera celle-ci après dix-huit mois de collaboration pour devenir rédacteur en chef du Monde diplomatique. Il sera remplacé par Olivier Moret, qui avait repris son poste à Montagnes magazine.
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[5]
Jusque dans les années 2000, le mensuel Montagnes magazine était un des rares médias spécialisés abordant la question de la sécurité en montagne sous un angle distancié et critique.
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[6]
À propos de la phase de construction d’autres partenariats, Barrier (2014) observe que les échanges liminaux s’appuient souvent « sur des liens d’interconnaissance préexistants, qui permettent d’obtenir des informations, des conseils ou de discuter de potentiels sujets de collaboration ».
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[8]
Dans certains cas, on peut même se demander si la proximité n’a pas pu être source de défiance (assimilation d’un chercheur à certaines organisations gestionnaires et prises dans des conflits).
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[9]
Système national d’observation de la sécurité en montagne. Mis en place en 1996 par plusieurs ministères (Jeunesse et Sport, Intérieur, Défense), il est censé produire des actions partenariales pour la prévention des accidents. Une forme de mainmise des représentants de l’industrie des sports d’hiver a régulièrement bridé les actions de cette institution.
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[10]
La Fédération française de la montagne et de l’escalade (délégataire) et la Fédération française des clubs alpins et de montagne (anciennement Club alpin français) sont en concurrence sur les missions de promotion, encadrement et développement de nombreux sports de montagne : alpinisme, escalade, ski-alpinisme, randonnée…
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[11]
Ce travail a fait l’objet d’une publication académique dans la revue Communication en 2015 : https://communication.revues.org/5157
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[12]
https://www.camptocamp.org. Ce site fédère 44 400 membres, plus de 300 000 utilisateurs pour environ 15 000 visites quotidiennes.
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[14]
L’implication du commanditaire est restée forte afin d’optimiser la réception des messages et d’éviter d’éventuelles incompréhensions en lien avec les aspects techniques de la pratique. Cela a pu contribuer à la légitimité technique du contenu des deux rapports.
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[15]
Plusieurs articles publiés dans des revues scientifiques interdisciplinaires (European Journal of Sport Science, Journal of Mountain Science, Safety Science, etc.) attestent, d’une certaine manière, cette rigueur.