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Article de revue

Le chercheur au chevet de la démocratie ? Une expérience de recherche impliquée dans la démocratie participative en région Nord-Pas-de-Calais

Pages 49 à 58

Notes

  • [1]
    Les propos entre guillemets utilisés dans les développements qui suivent sont issus de ce rapport de restitution. Ils ont été anonymisés.
  • [2]
    Les auteurs d’Agir dans un monde incertain (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001) écrivent en ce sens : « Oui les acteurs sont calculateurs, cyniques, machiavéliens. Mais ils le sont tous. Et ils sont tous à égalité lorsque cette habileté est appliquée au calcul des procédures plutôt qu’au calcul des décisions et lorsque ce calcul se déroule dans un espace public ouvert aux groupes insatisfaits des procédures existantes. » (p. 338).

1Les universitaires, qu’ils soient sociologues, politistes... sont régulièrement mobilisés et enrôlés par les pouvoirs publics pour être partie prenante des politiques publiques de démocratie participative, développées en France essentiellement par les collectivités territoriales. Un rôle d’universitaire, spécialiste de la démocratie participative et parfois coproducteur de ces formes d’action publique semble se dessiner au carrefour de trois phénomènes et processus : l’institutionnalisation d’un espace autonome des sciences sociales consacré à la participation publique, d’une demande sociale d’expertise de la part des pouvoirs publics et la possibilité pour les chercheurs de convertir un capital académique dans de nouvelles formes d’engagement politico-scientifique. Les chercheurs font ainsi partie des acteurs qui font de « la démocratie participative » un problème public légitime. On peut considérer qu’ils sont membres du milieu des « professionnels de la participation » (à côté des fonctionnaires spécialisés dans ce domaine ou des consultants) et sont un des éléments d’un « marché des biens savants » en plein développement (Blatrix, 2002). L’importance des logiques d’ingénierie et de dispositifs dans un contexte de « fétichisme procédural » (la démocratie réduite à des procédures et outils) tend à leur conférer un rôle important (Blondiaux, Fourniaux et Mabi, 2016). L’universitaire est aussi amené à plaider la cause de la démocratisation de la démocratie, même quand il se borne à un regard analytique et non prescriptif. Il trouve dans ces formes d’association avec les praticiens un accès privilégié au « terrain » et peut pratiquer une forme d’« entrisme méthodologique ». Ces formes de collaboration sont aussi encouragées par la multiplication des masters 2 professionnels qui incite à des partenariats avec des collectivités territoriales.

2Nous voudrions revenir sur ces jeux de rôles et ces nouvelles transactions entre chercheurs et monde de la participation (pouvoirs publics, professionnels de la participation, élus, techniciens…) à partir d’un regard croisé sur notre collaboration avec le conseil régional du Nord-Pas-de-Calais entre 2008 et 2014. Comment l’universitaire est-il mobilisé, enrôlé, instrumentalisé ? Quelles gratifications tire-t-il de ces collaborations ? En quoi l’implication du chercheur contribue-t-elle à la solidification et à la légitimation d’un monde de la participation ? Quelles perceptions les praticiens ont-ils des rôles attribués aux universitaires ? On procédera en trois temps : on analysera d’abord la commande sociale, puis les logiques d’action que nous avons suivies. On montrera enfin les tensions et dissensions que cette coopération génère. Le chercheur tend à être pris dans un rôle d’expert même s’il cherche à le subvertir et son implication génère désajustements et incompréhensions. S’il joue le jeu c’est qu’il génère aussi profits scientifiques, bénéfices intellectuels ou plaisir.

Quelles attentes et demandes d’expertise ?

3Selon Robert Castel « tout travail sociologique digne de ce nom est une tentative de réponse à une demande sociale » (Castel, 2002, p. 67). Celle-ci serait « la demande que la société, c’est-à-dire les sujets sociaux différemment configurés dans l’espace social, adressent à la sociologie, et c’est le travail des sociologues de tenter d’y répondre. Pour ce faire, il faut sans doute s’éloigner de leur formulation immédiate (les “déconstruire” et les “reconstruire”) » (Castel, 2002, p. 76). Le développement de la démocratie participative a créé une demande adressée aux chercheurs. Avec l’institutionnalisation et la professionnalisation de cette nouvelle norme d’action publique se sont multipliés les dispositifs participatifs, ainsi que les sollicitations des universitaires par les organisateurs de telles procédures. Ce rôle d’expert de la participation reste relativement flou, dans la mesure où les attentes et les demandes qui le sous-tendent sont elles-mêmes ambiguës et contradictoires. Cette indétermination et ces « zones d’incertitude » permettent à l’universitaire de maintenir son autonomie en jouant sur ces ambiguïtés.

La politique régionale de participation

4Les conseils régionaux ont été ces dernières années des laboratoires de démocratie participative tout particulièrement sous l’impulsion de partis minoritaires au sein des coalitions (Les Verts et le Parti communiste). La Région Nord-Pas-de-Calais (O’Miel et Mongy, 2014) s’est ainsi lancée dans une politique de démocratie participative. Les écologistes, en charge de cette politique, y ont contribué à la mise en place de plusieurs dispositifs comme les fonds de participation des habitants, les jurys citoyens, les budgets participatifs des lycées ou une instance régionale de débat public. Cette politique est acceptée avec une forme d’indifférence par le ps qui dirigeait alors la région, d’autant plus qu’elle apparaît essentiellement expérimentale et ne produit pas de réels effets politiques (elle ne remet pas fondamentalement en cause les processus décisionnels). De fait les artisans de cette politique (élus, fonctionnaires, associations) sont isolés. Des hésitations se font jour en termes d’orientations : d’un côté il s’agit d’équiper le pouvoir municipal par une expertise locale sur les questions de participation grâce aux moyens de la région, et ce faisant mieux enraciner et territorialiser l’action publique régionale et la légitimité de l’institution ; et d’un autre côté de dépasser cette seule logique de la « démocratie de proximité » pour fonder une véritable politique régionale répondant aux canons de la démocratie participative.

5Nous avons été repérés localement par les acteurs de cette politique participative (élus, vice-présidente écologiste, cadres administratifs) comme spécialistes de la démocratie participative et sollicités comme tels en tant qu’« experts » (le chercheur tend, à son corps défendant, à être pensé comme tel). La situation d’expertise dans laquelle le chercheur est enrôlé (dès lors qu’il l’accepte) résulte de la rencontre d’une conjoncture problématique et d’un savoir spécialisé (Delmas, 2011, p. 12). Mais les attentes exprimées ici sont plurielles, parfois mal formulées et souvent contradictoires.

Une expertise intellectuelle

6La première fonction, souvent latente et implicite, de cette sollicitation est d’épauler et légitimer l’activité des services administratifs et des élus impliqués qui viennent rechercher un appui qu’ils n’arrivent pas à obtenir dans l’arène politique régionale. Cet appui est d’autant plus stratégique que la demande sociale de participation émanant de la société régionale et de la population est faible ou à constituer. L’universitaire est aussi appelé à donner du sens, mettre en perspective l’enjeu « sociétal » de la démocratie participative. La figure convoquée ici est celle du sage qui replace les enjeux dans le temps long et leur donne un sens plus général (« la crise démocratique »). Il endosse ce rôle lors de débats, de tables rondes, de réunions publiques ou de conférences. La prise de parole lors de « rituels » ou événementiels de la participation vise à inscrire les échanges dans un contexte plus large, à donner des catégories d’analyse, à prendre « un peu de recul » en fixant un vocabulaire et des problématiques communes. Le rôle de « grand témoin » est à ce titre assez confortable pour tous dans la mesure où le regard sollicité ne porte pas directement ou de manière distanciée sur la politique menée par la région elle-même (l’intervention porte sur la démocratie participative en général). Nous avons été amenés à clarifier les notions assez floues et disputées de la démocratie participative (tenter de stabiliser un référentiel commun lors de la rédaction d’une charte de la participation par exemple). Évaluer les apports d’un dispositif participatif ou d’une politique publique est une autre figure de l’expert que nous avons rencontrée. Elle a pu consister par exemple à évaluer la politique publique menée en matière de culture, à la suite d’un jury citoyen qui lui était consacré, en faisant le lien avec un panel de citoyens volontaires. L’expert a enfin un rôle de formation diffuse. Il s’agit de promouvoir une culture de la participation par la valorisation des travaux des universitaires en interne (dans l’institution régionale) et en externe (sur le territoire régional). Les acteurs régionaux ont ainsi cherché à former en interne un réseau d’agents administratifs convaincus par la nécessité de la participation (et de s’appuyer sur eux) en les formant.

S’investir au-delà de la réflexion

7Certains acteurs de la politique régionale attendent de l’universitaire une implication plus forte dans l’action au-delà de ce seul rôle de transmission de connaissances ou d’expertise intellectuelle. En effet, la procéduralisation et l’instrumentation de l’action publique suscitent un besoin de légitimer les dispositifs qui présentent une certaine technicité. Les acteurs régionaux tendent à valoriser les « outils » participatifs et ce faisant l’expertise technique que nécessitent les dispositifs. L’universitaire « garant de la méthodologie » peut adopter une position en extériorité qui lui permet d’accéder au terrain tout en validant ou non le respect des règles procédurales et du caractère démocratique du dispositif concerné. Le chercheur se mue alors en un ingénieur de la participation. Ainsi Martine Legris a-t-elle observé la définition puis la tenue d’un jury citoyen sur la culture, dont les questions de départ très techniques, traduisaient la difficulté à ouvrir un véritable espace de controverse. Elle a produit des préconisations sur la procédure. Une des figures de l’expert attendue par certains acteurs régionaux est en cela celle du chercheur engagé dans l’action. Rendu habile par l’expérience (une des définitions de l’expertise), l’expert doit s’orienter vers l’action (Alam, Gurruchaga et O’Miel, 2012). Loin de sa « tour d’ivoire », le chercheur est invité à descendre dans l’arène à égalité avec les autres acteurs pour construire des options, conduire des dispositifs participatifs ou endosser un rôle proche de celui des consultants. On attend du chercheur des recettes, des outils « miracle », une conception précise et normative de la démocratie.

8Enfin, nous avons endossé une dernière figure d’expertise : celle du thérapeute, de celui qui peut, en dévoilant contradictions et dysfonctionnements, mais aussi en valorisant l’activité des artisans de la participation, soulager, délester certaines formes de souffrance au travail liées aux déceptions générées par l’ambition participative. Le chercheur met des mots sur les souffrances des acteurs, et les rapporte à des phénomènes plus généraux (« résistances » diverses au changement…). La démocratie participative apparaît comme une activité déceptive qui génère frustration, désillusions, découragement. Son institutionnalisation, ainsi que le mouvement de professionnalisation qui l’accompagne génèrent d’une part chez les citoyens des attentes qui sont rarement satisfaites, et d’autre part des perturbations dans les routines organisationnelles des institutions (problèmes de calendrier, charge de travail ponctuelle…). Elles suscitent des résistances de la part des élus, peu enclins le plus souvent à partager leur pouvoir de décision. Le regard du chercheur permet d’objectiver ces phénomènes et cette compréhension peut avoir des vertus thérapeutiques voire cathartiques.

9Ces figures plurielles de l’expert sont sous-tendues par des attentes contradictoires. L’universitaire devrait rester un observateur neutre, tout en s’impliquant dans l’action, capable de redonner du sens à des démarches qui paraissent disparates, et en ayant la capacité de valoriser et légitimer les dispositifs et politiques concernés. L’universitaire dont on va désormais analyser le point de vue (le nôtre en l’espèce) joue sur le flou créé par ces attentes contradictoires pour maintenir son autonomie.

L’implication du chercheur : logiques d’engagement et ajustement au rôle

10Qu’est-ce qui nous a conduits à jouer le jeu ? Quels sont les motifs de cette implication ? Quels en sont les coûts subjectifs, matériels et réputationnels ? Comment, en tant qu’universitaires, avons-nous cherché à construire notre place et notre position, à nous ajuster tout en redéfinissant le rôle assigné ?

Une forme d’engagement politico-scientifique

11L’implication procède d’abord d’une forme d’engagement « citoyen » ou « politique » ou de motifs normatifs. Le chercheur investi est d’emblée, par son positionnement, un « avocat de la participation » au sens de Ryfe (2007). Il embrasse la cause politique de la démocratisation de la démocratie, s’en fait le promoteur. Les coalitions de cause autour de la démocratie participative agrègent « le fonctionnaire, le militant et le savant » (Blatrix, 2012, p. 60) qui cherchent parfois à faire bloc dans une perspective de changement social. Faire profession d’agnosticisme ou s’interdire toute perspective normative est une position difficilement tenable dès lors que l’on décide de s’impliquer. Le chercheur mesure et revendique les limites de la démocratie représentative, appelle de ses vœux un dépassement du lien représentatif traditionnel et pense que le regard des sciences sociales peut armer et soutenir de telles perspectives politiques. À ce titre on peut émettre l’hypothèse que le développement considérable des travaux sur la démocratie participative ces dernières années s’explique en partie par le rapport à l’objet, plus ou moins sublimé, des chercheurs à la démocratie. Travailler sur la démocratie participative ne procède-t-il pas d’une forme d’engagement politico-intellectuel substitutif d’un impossible engagement partisan ? On peut en émettre l’hypothèse. Certains chercheurs ont sans doute reconverti des dispositions militantes (qui ne sont plus activables ailleurs) dans une nouvelle forme d’engagement intellectuel permettant de concilier (non sans difficultés) éthique scientifique et critique de « la démocratie telle qu’elle est », valorisation d’un capital académique et formulation d’options normatives plus ou moins claires ou directes. Cette position de chercheur embarqué, militant de la démocratie et de fait instrumentalisé par les pouvoirs à des fins de légitimation, peut susciter la réprobation des pairs universitaires souvent méfiants à l’égard d’une démocratie participative qui fonctionne dans une large mesure comme un « simulacre » (la donne représentative n’est pas bousculée).

Les rétributions professionnelles de l’expertise

12La deuxième série de motifs est plus instrumentale. Elle renvoie aux changements du monde académique et de ses contraintes néolibérales, qui rendent la pratique de la recherche de plus en plus ardue. Par contraste, les échanges avec les acteurs sont aussi source d’ouverture et de plaisir. L’implication du chercheur permet un accès privilégié au terrain et à certaines ressources pour ses étudiants. S’insérer dans les réseaux régionaux de la démocratie participative, c’est accéder à diverses ressources (interconnaissance, information, repérage d’interlocuteurs légitimes…). L’implication permet de continuer à faire du « terrain » alors que le vieillissement social et institutionnel, les tâches administratives à la faculté et l’encadrement des étudiants ou des formations en détournent fortement. Elle permet, tout en s’engageant, de mieux rationaliser son temps. Des opportunités de recherche inédites sont ouvertes par l’inscription dans les réseaux institutionnels. Le cas de notre implication dans l’observation des jurys citoyens en est ici exemplaire. Le Conseil régional nous a sollicités pour faire un rapport d’observation sur un jury citoyen (Rémi Lefebvre) qui a permis de mener une observation ethnographique particulièrement riche qui a par la suite donné matière à publication (Lefebvre, 2016 ; Lavelle, Lefebvre et Revel, 2016). L’accès à d’autres ressources professionnelles peut être évoqué : objets de mémoires pour des étudiants, financement cifre pour des doctorants, stages, facilité d’accès à des intervenants professionnels pour participer à des séances de master 2… Nous avons été rémunérés ponctuellement et modestement pour remplir les missions.

13Ces diverses formes de coopération ont créé des échanges réguliers et une forme de socialisation dont découlent des formes de réciprocité et de dons-contre dons… Il est difficile dans ce contexte de ne pas répondre favorablement aux sollicitations dont on fait l’objet pour participer à une réunion ou un débat, faire une conférence. On peut évoquer enfin une forme de capital symbolique de visibilité ou notoriété que le chercheur peut tirer de son expertise. Nous avons cherché à trouver un équilibre entre engagement et distanciation, implication et refus de la figure du « conseiller du prince » ou du « consultant ». Notre analyse et nos registres d’intervention ont été le plus souvent à la fois critiques et compréhensifs. Critiques dans la mesure où il s’agit de pointer l’écart entre les objectifs de la « démocratie participative » affichée et célébrée (à des fins de communication) et la réalité de la « démocratie » observée, la mise au jour de ces écarts fondant notre regard critique et évaluatif. Compréhensifs dans la mesure où il s’agit de pointer les résistances de tout ordre (culturelles, cognitives, liées aux habitudes et routine, aux phénomènes d’inertie, aux intérêts perçus des élus…) auxquelles se heurte la démocratisation des pratiques politiques. « L’objectivité » demeure donc un horizon d’action. La question du « ce qui devrait être » n’intervient qu’à la lisière de nos prises de parole. Elle est néanmoins souvent implicite dans des énoncés du type : « la démocratie participative devrait être plus délibérative, inclusive, capacitante, moins consensuelle ou censitaire »… Décrire, c’est parfois implicitement prescrire.

Le chercheur et les praticiens, entre alliances et dissonances

14Jusque-là, nous avons abordé d’abord la demande institutionnelle d’expertise émanant du Conseil régional puis les logiques d’action et d’engagement qui ont présidé à notre implication. Comment dès lors qualifier les interactions entre les praticiens et les universitaires et nos perceptions croisées ?

Les chercheurs : des alliés des praticiens

15Les praticiens régionaux cherchent à nouer une alliance avec les chercheurs pour promouvoir la participation (former une « coalition de cause » en faveur de la participation). La politique régionale est marquée par le lancement de dispositifs (jurys, débat public, etc.) qui relèvent de logiques symboliques d’innovation et de monstration de la modernité participative, sans réel enjeu politique (les politiques publiques régionales ne sont pas véritablement impactées). L’action publique participative régionale tâtonne, se heurte à de nombreux obstacles, peine à trouver un espace propre dans l’institution locale. Dans cette configuration et ce rapport de forces, les chercheurs sont pensés et sollicités comme des alliés. L’investissement scientifique de l’universitaire contribue à légitimer un objet institutionnel encore fragile et exploratoire. La politique de démocratie participative n’est portée dans l’institution, rappelons-le, que par les élus Verts et guère par le président socialiste (Daniel Percheron ne cache pas son scepticisme). La demande sociale de participation telle qu’exprimée par la population de la région ou les associations est faible (un des objectifs des acteurs de la participation de la région est de la faire émerger, de faire exister cette demande pour justifier les moyens accordés). Les chercheurs ont un rôle essentiel pour légitimer la politique menée et donner une acuité et une consistance à « l’impératif participatif » que les élus verts cherchent à construire. Une forme d’alliance des services et des universitaires se fait ainsi jour. Le chercheur aide le praticien converti à la démocratie participative à faire face aux élus et à « fourbir » ses armes. Il peut porter une parole critique que les services administratifs peuvent parfois difficilement énoncer par exigence de neutralité. En d’autres termes, le fonctionnaire « ventriloque » fait exister la critique du chercheur parce que lui-même ne peut porter et assumer ce discours critique en interne.

16La fonction critique du chercheur est valorisée et « tolérable » pour les acteurs régionaux dès lors qu’elle porte sur des objets généraux ou qu’elle est cantonnée à un auditoire en interne. Elle est mal acceptée quand elle prend pour objet les politiques propres de l’institution. L’institution concède une place pour le regard critique d’autant plus qu’elle ne débouche pas véritablement sur une remise en cause de la politique régionale menée ou ne se porte sur les dispositifs régionaux. Les tensions apparaissent quand le chercheur publie et donc publicise des travaux qui peuvent porter ombrage à l’institution qui les sollicite (ou être perçus comme tels). La politique régionale de démocratie participative de la région cherche aussi à la positionner dans le marché national symbolique de l’exemplarité en matière de démocratie participative. Nous avons ainsi eu (Rémi Lefebvre) une expérience malheureuse avec l’étude sur le jury citoyen sur les nouveaux indicateurs de richesse qui a été publié dans la revue Participations en 2014. Alors que l’article était très proche dans sa tonalité du rapport produit et diffusé en interne, cette publication a suscité une forte réprobation de la part d’un cadre de la région (non par sur le fonds mais au regard de ses conséquences sur l’image de la région). Le nom de la région concernée n’était pourtant pas mentionné dans le titre de l’article.

Quelle valeur ajoutée pour le chercheur ?

17Les acteurs régionaux mais aussi les acteurs de la société civile reprochent aux chercheurs une forme de prudence et de distance, griefs qui sont apparus dans un dispositif de rencontre entre chercheurs et acteurs de la démocratie participative mis en place en 2013. La région a décidé de mettre en place une série de rencontres entre praticiens de la démocratie participative et chercheurs pour faire le point sur leur coopération et envisager de nouveaux projets et coopérations. Cet espace « chercheurs-citoyens » est créé pour les inciter à déstabiliser les postures habituelles, à casser les identités prescrites ou assignées, notamment celle du chercheur. On lit dans la note de cadrage de cet espace :

18

« Les participants coopérateurs créeront du débat et de la production de savoirs collectifs, hors contraintes et représentations habituelles. C’est un exercice où chaque participant doit faire des efforts, accepter des mises en déséquilibre et un dialogue entre égaux. La toge du savant ou du politique, la rationalité du technicien ou la bien-pensance du militant associatif sont autant d’habits qu’il faudra apprendre à faire tomber pour s’engager dans la coopération. »

19Les rencontres dont l’espace a fait l’objet ont été synthétisées dans un rapport, réalisé par un consultant, très précieux puisqu’il rassemble les propos tenus par les praticiens sur le rôle des chercheurs [1]. Un certain nombre de reproches y sont faits aux universitaires :

20– « Le chercheur doit sortir de sa réserve et mettre les mains dans le cambouis. »

21– « Attention, il ne s’agit pas de faire de la recherche pour la recherche. Il s’agit d’orienter les savoirs pour changer une certaine réalité. Il faut se donner des terrains d’application, des objets concrets de transformation sur lesquels les chercheurs apporteraient de l’analyse, de la modélisation. »

22– « Lorsque j’écoute tel chercheur, je le trouve brillant, mais je ne perçois pas ce souci des valeurs. Il doit poser des balises pour redonner des valeurs à la république et à la démocratie. Qu’il sorte de sa tour d’ivoire et vienne tracer des chemins… »

23Une partie des acteurs institutionnels ou de la société civile (du monde associatif principalement) demande aux chercheurs d’aller au-delà de leur fonction critique et d’être force de proposition. Ils sont démunis sur cette question qui les met dans des impasses pratiques et stratégiques. Mais s’ils mettent aussi en cause le rôle des chercheurs, c’est qu’on observe une banalisation du regard critique sur la démocratie participative. Les chercheurs n’ont pas le monopole de la réflexivité critique et la valeur ajoutée qu’on attend d’eux est censée se situer au-delà. Une forme de critique de la démocratie participative s’est diffusée et en quelque sorte « démocratisée » [2]. Les acteurs eux-mêmes développent un sens critique et sociologique des dispositifs mis en place qui est un effet de la diffusion des travaux des sciences sociales mais aussi de leur réflexivité croissante. On retrouve ici la double herméneutique mise en évidence par Anthony Giddens. Elle fonctionne dans les deux sens : les acteurs sociaux mobilisent des notions qui viennent des sciences sociales, les chercheurs construisent des concepts à partir des schémas cognitifs et discursifs produits par les acteurs. Ils font ensemble évoluer le « stock commun de connaissances ». Mais Anthony Giddens (1994, p. 24) constate aussi que l’augmentation de la réflexivité des acteurs sociaux sur eux-mêmes s’accroît plus rapidement que leurs capacités d’action. On peut être critique et lucide sur la démocratie participative, et démuni quand il faut proposer des perspectives ou solutions relatives à son amélioration.

24Une injonction à la proposition et à la prise de position normative pèse sur le chercheur. Elle est d’autant plus forte que les acteurs s’enlisent et que le chercheur peut se complaire à les regarder s’enliser (ce qui valide son pessimisme ou ses critiques…). Il peut être perçu comme « inutile » s’il se cantonne à une position en extériorité. Par ailleurs, la démocratie participative fonctionne à la négation de la frontière entre experts et profanes alors que la figure de l’expert en démocratie participative (que nous incarnons) la réintroduit et la ré-objective.

Conclusion

25Une des formes de la demande sociale en sociologie est celle de la sollicitation des chercheurs dans différents dispositifs d’action publique. À travers une expérience locale, nous avons questionné ici les divers jeux de rôle associés à l’institutionnalisation d’un espace autonome des sciences sociales, consacré à l’action publique participative. La procéduralisation de la participation du public et la professionnalisation de ses différents intervenants ont créé un espace de collaboration et d’interactions entre chercheurs et praticiens dont nous avons analysé les logiques respectives. Le rôle d’universitaire expert de la démocratie participative se construit en tension entre demandes et attentes des décideurs et organisateurs des dispositifs participatifs, des participants eux-mêmes et des postures et éthiques professionnelles des chercheurs. Un travail de négociation des frontières entre experts et profanes, détenteurs de l’autorité publique et citoyens, univers académique et société, peut se lire dans leurs échanges et leurs modalités de coopération. Ces expériences de dialogue font apparaître des représentations mutuelles contradictoires (figure en extériorité ou prescripteur par exemple) lacunaires et parfois disjointes. Des attentes de politisation pèsent sur les chercheurs, qu’ils cherchent eux-mêmes à mettre à distance et négocier, d’autant plus que la banalisation d’une réflexivité sociologique chez les praticiens tend à réduire leur légitimité. Le marché symbolique de la démocratie participative cadre ces jeux de rôle, notamment par son appel à l’égalité des participants, mais se caractérise aussi par un flou certain des identités professionnelles des divers interactants qui accentue la fragilité de l’exercice de l’implication du chercheur.

Références bibliographiques

  • Alam T., Gurruchaga M. et O’Miel J. (2012), « Science de la science de l’État. La perturbation du chercheur embarqué comme impensé méthodologique », Sociétés contemporaines, 3 (87), p. 155-173.
  • Blatrix C. (2012), « Des sciences de la participation : paysage participatif et marché des biens savants en France », Quaderni, 79, p. 59-80.
  • Blondiaux L., Fourniau J.-M. et Mabi C. (2016), « Acteurs et chercheurs de la participation : liaisons dangereuses ? » Participations, 3 (16), p. 7-18.
  • Callon M., Lascoumes P. et Barthe Y. (2001), Agir dans un monde incertain, Paris, Fayard.
  • Castel R. (2002), « La sociologie et la réponse à la demande sociale » dans B. Lahire (dir.), À quoi sert la sociologie ? Paris, La Découverte.
  • Delmas C. (2011), Sociologie politique de l’expertise, Paris, La Découverte.
  • Giddens A. (1994), Les Conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, p. 24.
  • Lavelle S., Lefebvre R. et Legris M. (dir.) (2016), Critiques du dialogue, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion.
  • Lefebvre R. (2013), « L’introuvable délibération », Participations, 6 (2), p. 191-214.
  • O’Miel J. et Mongy A. (2014), « Réformer par l’expérimentation. La réception du budget participatif des lycées en Région Nord-Pas-de-Calais », Participations, 2 (9), 2014, p. 209-238.
  • Ryfe D. (2007), « Towards a Sociology of Deliberation », Journal of public deliberation, 3 (1), p. 30-42.

Mots-clés éditeurs : recherche embarquée, démocratie participative, science participative

Date de mise en ligne : 03/12/2018

https://doi.org/10.3917/sopr.037.0049

Notes

  • [1]
    Les propos entre guillemets utilisés dans les développements qui suivent sont issus de ce rapport de restitution. Ils ont été anonymisés.
  • [2]
    Les auteurs d’Agir dans un monde incertain (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001) écrivent en ce sens : « Oui les acteurs sont calculateurs, cyniques, machiavéliens. Mais ils le sont tous. Et ils sont tous à égalité lorsque cette habileté est appliquée au calcul des procédures plutôt qu’au calcul des décisions et lorsque ce calcul se déroule dans un espace public ouvert aux groupes insatisfaits des procédures existantes. » (p. 338).

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