Notes
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[1]
Le terme en chinois, \2000\image\195887\dreyfuss\1.eps zhengce, désigne avant tout des volontés politiques émanant des différents organes du gouvernement central, censées être reprises et adaptées par les gouvernements provinciaux puis locaux. Elles n'ont pas valeur de loi.
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[2]
Personnes âgées seules et pauvres, ou vivant dans une famille pauvre, dont des standards précis déterminent l'éligibilité à recevoir ou non des aides sociales spéciales.
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[3]
Services d'aide à domicile, et services dispensés dans des centres de services de quartier spécialisés.
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[4]
Par exemple, 65 % des résidents de Changping projettent de pouvoir allouer 2 000 yuans par mois, si le besoin d'entrer en maison de retraite s'impose. La majorité des personnes souhaitent également pouvoir trouver un établissement proche de leur famille, ce qui invite à créer des établissements de taille moyenne (350 places) et plus nombreux, et de freiner au maximum le phénomène de gros projets (plus de 1 000 places).
1La présentation d'un projet de recherche sur le développement de services et infrastructures pour personnes âgées en Chine, nous permet d'exposer les rapports de gouvernance impliqués et les difficultés d'intégration d'une approche sociologique. Cela sera l'occasion d'aborder différentes thématiques qui sont au c ur de ce numéro, sous le prisme de la pratique de la sociologie dans le cadre d'un projet de recherche gouvernemental dans un état autoritaire.
2Quelle demande sociale de la part d'un gouvernement local ? Quelle place pour la sociologie dans une équipe interdisciplinaire ? Quels acceptations et rejets d'idées des représentants du gouvernement envers une analyse sociologique ? Afin d'aborder ces questions, notre article présentera tout d'abord le contexte politique chinois ainsi que le développement urbain qui lui est lié. Nous présenterons ensuite les points centraux de l'évolution de la pratique de la sociologie en Chine, selon une approche historique des rapports de cette discipline avec le gouvernement. Nous continuerons sur une présentation analytique de notre intégration dans le projet de recherche présenté. La description des rapports avec nos collègues urbanistes et les représentants du gouvernement apportera des éléments de réponses, tout comme la description des jeux d'alliance mis en place et les résultats que cela a produits. Nous terminerons par un essai de bilan sur ce que nous avons appris, au travers de ce projet, de la pratique de la sociologie en milieu autoritaire chinois.
Contexte politique chinois et développement urbain
3La situation politique chinoise peut se résumer ainsi : « La République populaire se caractérise par un système politique très centralisé, mais une administration particulièrement décentralisée. Vu la taille et la diversité du territoire, Pékin n'a d'autres choix que de déléguer aux collectivités territoriales de larges compétences propres. Tout en adhérant aux politiques nationales, ces dernières n'ont de cesse d'insister sur les spécificités locales, laissant apparaitre une forme de pluralisme. » (Cabestan, 2014).
4Ainsi, alors que le gouvernement central tente d'aligner ses discours idéologiques sur ses actions concernant le développement global du pays, il en va différemment aux autres échelons du gouvernement, qui ont chacun tendance à privilégier leurs propres intérêts tout en maintenant cette apparence d'unanimité. Après le gouvernement central, il existe cinq autres niveaux : province, municipalité, district, canton, village. Dans le cas de grandes municipalités, chaque arrondissement a son gouvernement local. Par gouvernement local, nous voulons parler de la plus petite unité du gouvernement qui a un pouvoir d'action concret. Par exemple, les membres du gouvernement d'un village, bien souvent réduit à son maire, n'ont que très peu de pouvoir d'action et sont soumis aux décisions du Parti. Dans cet article, le gouvernement local renvoie donc au gouvernement d'un arrondissement d'une grande municipalité chinoise.
5Les analystes du mode de gouvernance en Chine parlent d'un « système pressurisé » selon un mode décisionnel descendant (Freeman & Boynton, 2011). Une grande importance est portée sur la transmission hiérarchique d'objectifs de performance à atteindre. Les officiels comme les maires des villes ont des mandats relativement courts (quatre ans en moyenne). Cela les pousse à choisir des investissements structurels qui produisent des résultats rapides. Ces comportements influent et limitent les investissements à long terme requis pour le développement d'un système gérontologique fonctionnel, thématique qui était le sujet d'étude du projet de recherche présenté dans cet article.
6Le gouvernement central réalise des efforts très positifs pour développer le système gérontologique actuel (standardisation, médicalisation professionnalisation et modernisation). Mais des manquements laissent la porte ouverte à tout un ensemble de personnes, groupes et structures qui ont le profit financier comme objectif premier, et viennent parasiter le développement pérenne des réformes.
7Le renforcement, ces dernières années, du caractère autoritaire du système politique chinois, entraîne que la société civile ne peut jouer qu'un rôle minimal dans les réformes nécessaires à mettre en place, alors que de l'autre côté, les dirigeants politiques locaux se détachent des grandes politiques nationales pour répondre à des besoins de gains financiers rapides. Selon Carine Henriot (2015), le contexte autoritaire du développement urbain fait qu'il est difficile d'engager concrètement une réforme d'un modèle dirigé vers les gains financiers, vers un modèle durable où la qualité de vie et les besoins de la population sont remis au centre des priorités.
8Cependant pour le gouvernement central, mieux intégrer une approche sociale dans le développement urbain devient nécessaire, autant pour assurer sa légitimité politique que la stabilité économique du pays.
Évolution des rapports entre gouvernement et sociologie
9Pour comprendre en quoi l'intégration de sociologues étrangers dans un projet de recherche, en réponse au vieillissement de la population, peut entraîner conflits et incompréhensions, il nous faut faire une brève présentation de l'évolution de la pratique sociologique en Chine.
10Depuis que le Parti communiste est au pouvoir, toutes les disciplines académiques ont dû servir l'idéologie marxiste-léniniste. En conséquence, dès 1951, tous les départements de sociologie, science politique et de droit sont fermés (Ambrose, 1978). La pensée idéologique maoïste est prise comme un truisme scientifique inattaquable, et les disciplines ayant la capacité d'interpréter les réalités sociales sont répudiées comme étant révisionnistes. Ce n'est qu'après la mort de Mao que la sociologie fut réhabilitée, en 1979, bien que toujours assujettie à l'idéologie marxiste (Huang, 1987).
11Sous Deng Xiaoping, la politique de modernisation du pays ouvre la Chine à l'économie de marché. Reconnaissant les changements sociaux majeurs qu'allait entraîner cette ouverture, le gouvernement permet la restauration de la sociologie. Pendant les années 1980, les sociologues réalisent avant tout des enquêtes statistiques. Ces données sont traitées dans des rapports de recherche, qui analysent des problèmes sociaux liés aux grands axes des politiques gouvernementales. Ces études servent à décrire des réalités sociales, mais pas à les critiquer, et aident également à élaborer des propositions de développement (Merle, 2007). Bien que les départements de sociologie et leurs chercheurs continuent de travailler sans interruption depuis 1990, ils ne sont pas à l'abri de changements concernant les tolérances du politique envers les limites d'intervention de leur discipline. C'est pourquoi la sociologie de conseil prend en grande majorité le pas sur toute sociologie critique. Les fluctuations concernant ce qui est tolérable par le gouvernement en termes de critiques dépendent des variations idéologiques des factions au pouvoir. Ces basculements entre tolérance à des idées nouvelles et durcissement autoritaire ne sont pas terminés. Par exemple, les 7 et 8 décembre 2016 s'est tenue à Beijing une conférence nationale sur le travail de gouvernance idéologique de l'enseignement supérieur (Zhang, 2016). Le président Xi Jinping y a repris des termes utilisés par Staline, annonçant que les enseignants étaient les « ingénieurs de l'âme humaine [...] dont la mission était d'améliorer la qualité idéologique, la conscience politique, les caractéristiques morales et la qualité humaniste des élèves ». Pour mener à bien cet objectif, l'enseignement supérieur doit « adhérer à une orientation politique correcte ». Ce retour fort de l'idéologie dans le domaine académique est un marqueur d'un retour autoritaire orchestré par Xi Jinping depuis sa prise de pouvoir (Zylberman, 2015).
12La sociologie est donc amputée d'une partie de son rôle critique, et invite à des changements possibles, mais à l'intérieur d'une idéologie politique imposée comme immuable. Du fait de cet encadrement politique des chercheurs, les sociologues chinois doivent généralement se plier à la nécessité d'adapter leurs recherches aux lignes de conduite imposées par le gouvernement. Mais la conscience par certains des limites évidentes de ce « contrat » entre chercheurs et gouvernement les pousse à oser des critiques qui, peut-être un temps tolérées, pourront plus tard se retourner contre eux. Dans ce cadre autoritaire qui définit les limites de la critique sociologique, cet article s'intéresse à la figure du sociologue étranger originaire d'un pays démocratique, habitué à réaliser des recherches sociologiques critiques librement.
13Dans ce contexte, le sociologue étranger se retrouve confronté à un dilemme : soit il choisit de défendre avant tout son intégrité de chercheur, et refuse en grande partie de s'aligner sur les demandes d'abaissement de sa liberté habituelle à formuler des analyses critiques ; soit il joue la carte de la diplomatie, et accepte les nouvelles conditions sans comportement réfractaire à ce nouvel état de fait. En réalité, le chercheur étranger vogue continuellement entre ces deux extrémités du spectre possible des rapports avec ses interlocuteurs chinois et du travail qu'il peut produire. Souvent le gouvernement et les chercheurs chinois intègrent dans les projets des chercheurs étrangers, précisément pour leur demander de prendre en charge des questionnements délicats qui nécessitent une approche critique. Comme le dit également Ruffier : « Les autorités chinoises ne tireraient aucun bénéfice d'un chercheur étranger qui ne leur montrerait pas leurs faiblesses. » (Ruffier, 2014, p. 37). Mais malgré cette annulation momentanée du contrôle autoritaire sur le raisonnement du chercheur étranger, une limite inconsciente est toujours présente, et c'est au chercheur d'arriver à jauger, selon la sensibilité et le caractère de ses interlocuteurs, la limite à ne pas franchir.
Le Centre de recherche NaiDao
La méthodologie de recherche-action du centre, qui de ce fait nous amène à réaliser des projets concrets de longue durée, en partenariat avec les acteurs locaux du développement, nous a permis la création d'une base de données et savoir-faire importants sur le développement urbain et social en Chine. L'ancrage solide en Chine du centre NaiDao explique la position privilégiée que nous avons pour observer le gouvernement et participer à notre niveau à un processus décisionnel, situation rarement accessible pour des chercheurs étrangers.
Depuis 2010, le centre s'est engagé sur la thématique du vieillissement en Chine, selon une approche socio-économique et urbaine.
La commande avec l'équipe pluridisciplinaire
14Ce projet de recherche a été mis en place début 2014 par le gouvernement local d'un arrondissement d'une grande municipalité. Il a été achevé fin 2015. Le gouvernement local avait entamé ce projet avec une équipe universitaire constituée de professeurs spécialistes en urbanisme. Afin de mieux appréhender la thématique du vieillissement, l'équipe porteuse de la recherche a fait appel à d'autres partenaires. Elle intègre au projet une équipe de chercheurs en urbanisme spécialisés sur les établissements seniors. À ce moment, un représentant du gouvernement local, responsable de son développement économique, décide que sera également rattaché au projet le Centre de recherche NaiDao, qui signe un contrat avec l'équipe porteuse du projet.
15L'objectif central du gouvernement local était de déterminer quels modèles d'établissements devaient être développés, et combien. Le projet a consisté premièrement en une analyse des structures existantes (maisons de retraite, établissements seniors médicalisés...). Ensuite est venue une analyse des législations émanant du gouvernement central. Ces deux travaux ont nourri des échanges réalisés chaque mois avec le gouvernement local, afin de débattre et définir des propositions de développement. Le résultat de ces réunions a donné lieu à un rapport contenant une proposition de plan de développement.
16Notre intégration en tant que sociologues français a visé à apporter un regard critique constructif. Nous sommes un élément doublement externe (nationalité et discipline), intégré dans ce projet de recherche en urbanisme. Notre rôle est d'apporter aussi une analyse sociologique afin de permettre à nos collègues d'approfondir leur réflexion concernant la prise en charge du vieillissement, au-delà d'une simple approche urbaine.
17Le contrat de recherche est signé entre le gouvernement local et l'université de l'équipe d'urbanistes porteuse du projet, car cette université a un accord de partenariat sur le long terme avec cette localité. En réalité, ceci est une couverture. Le projet est réalisé par l'équipe d'une entreprise d'expertise, dirigée par un professeur de l'université et d'anciens étudiants diplômés. Un autre contrat est signé par l'université et les deux autres partenaires, dont le centre NaiDao. Cette situation est aussi imposée du fait qu'en tant que centre de recherche non-chinois, nous ne pouvons signer de contrats de recherche qu'en étant sous la tutelle d'une université chinoise agréée par les autorités.
18Le projet de recherche est donc porté par des personnes qui ont un statut double de chercheurs et d'experts. Cette situation est assez banale en Chine, surtout dans le domaine très financiarisé de l'urbanisme. Mais il est important de bien le signaler, car cela a influé sur le déroulement du projet et participe aux difficultés d'acceptation d'une approche sociologique critique.
19Notre longue présence en Chine et notre spécialité en analyse sociologique nous donnent une position forte pour renégocier avec le gouvernement la méthodologie et les objectifs du projet. Lors des réunions préparatoires, nos soutiens au sein du gouvernement nous demandent d'expliciter le sens d'une approche sociologique. C'est l'opportunité d'expliquer que l'approche sociale ne peut pas être mise de côté, quand il s'agit de déterminer le traitement de la population vieillissante. Le développement se fait en Chine selon une approche technicienne et structurelle, le social étant encore difficilement incorporé. Toutefois, cela est en contradiction avec le discours du gouvernement central, qui donne à voir en objectif la mise en place d'un système gérontologique complexe, répondant aux besoins socio-économiques réels des personnes âgées.
20Une des tâches qui nous est attribuée consiste à analyser les législations liées aux politiques du vieillissement existant en Chine, et à décider lesquelles utiliser pour définir les standards des établissements. Le gouvernement central développe depuis fin 2011 un nouvel « ensemble législatif » [1] qui vise à moderniser et standardiser les services et infrastructures pour personnes âgées.
21Cet « ensemble législatif » propose des pistes de développement très précises et une approche holistique, incluant à la fois des objectifs sociaux et économiques concernant les différents groupes de la population. Les propositions répondent à différents besoins, en relation surtout avec la situation économique des personnes. En tant que pays s'affichant comme socialiste, une volonté constamment mise en avant est la nécessité que les services et infrastructures seniors répondent en priorité aux besoins des personnes âgées les plus démunies [2]. Le maintien au domicile et le développement des services de quartier doivent être la priorité (Conseil des affaires de l'État, 2011). Mais ce discours politique officiel est en important décalage avec les actions concrètes de développement qui sont réalisées au niveau local. Aussi, nous n'hésitons pas à clairement exposer ces problèmes : le développement de structures urbaines pour la prise en charge des personnes âgées ne peut aller sans le développement de services sociaux incorporés dans les quartiers résidentiels comme dans les établissements seniors. Nous demandons donc d'étendre le champ de la recherche aux services de quartier [3], et de réaliser une étude sociologique sur les besoins de la population.
22Le gouvernement local accepte immédiatement d'élargir les objectifs du travail de recherche. Tout le processus de lancement du projet de recherche montre une ouverture d'esprit de la part du gouvernement local, qui accepte une approche sociologique qu'il n'avait pas demandée. Cependant, avec l'avancée du projet, la souplesse affichée du gouvernement va se transformer, et l'approche sociologique critique devenant gênante, des rapports conflictuels vont émerger entre les chercheurs étrangers et les urbanistes chinois ainsi que le gouvernement local.
Le déroulement du projet : rapports conflictuels et jeux d'alliance
23Au travers de l'étude de la situation des établissements existants, des besoins de la population, ainsi que de l'ensemble législatif existant, tout invite à ne pas se focaliser sur la construction de nombreux établissements, mais à l'inverse de se concentrer sur le maintien à domicile et les services de quartier. C'était déjà le postulat de départ que sous-entendait l'approche sociologique. La différence est qu'une fois le travail de terrain achevé, les propositions de développement amenées par l'analyse sociologique sont soutenues par l'ensemble des données récoltées. Acculé par les faits, le gouvernement a eu une réaction de repli pour protéger ses enjeux, et nos interventions ont commencé à être accueillies avec impatience et énervement. Nous n'avons fait que nous en tenir à une analyse sociologique rationnelle. Cependant, il est apparu clair que la tolérance a priori du gouvernement envers une approche sociologique n'était que limitée, et sous condition que ne soient pas remis en cause les objectifs décidés depuis le début de développer des établissements.
24Le directeur de l'équipe d'urbanisme nous a sommés d'arrêter de vouloir défendre à tout prix la prise en compte des résultats logiques de la recherche. À ce moment, une partie de l'équipe de chercheurs chinois abandonne son étiquette de chercheur et se dévoile comme étant expert et dirigeant d'entreprise, contraints de se plier aux demandes du client. Nous devenons un élément gênant qui vient défier un système de décisions politiques avantageant des projets immobiliers. Ce système fonctionne précisément du fait qu'il n'inclut pas ou très peu d'études sociologiques. Mais à l'opposé, les abus de ce système ont engendré de telles instabilités sociales, que le gouvernement central tente de rééquilibrer ces déviances en y réintégrant des approches socialistes propres à l'idéologie politique chinoise. Dans cette situation complexe, faire valoir notre intégrité de sociologues nous fait entrer dans une zone grise où des critiques sont permises, mais dont les limites sont à deviner en tâtonnant. L'équipe de recherche porteuse du projet a tenté de nous en éjecter, mais notre soutien à l'intérieur du gouvernement nous a permis d'avoir une protection sûre, et a contraint l'équipe d'urbanistes à continuer et à finir le projet avec nous.
25Le gouvernement local et nos collègues urbanistes ont globalement une réaction de rejet de notre approche sociologique et des suggestions de développement que cela entraîne. En terme politique cependant, notre discours est en phase avec le gouvernement central. Lors d'une réunion de présentation de l'avancée du projet à des représentants du gouvernement municipal, le gouvernement local essuie une critique sévère pour ne pas suivre les objectifs de développement mis en avant par le gouvernement central. Par la suite, ces critiques officielles nous permettront de travailler avec plus de souplesse et de proposer un plan de développement incluant davantage de services sociaux. Malgré tout, le gouvernement local fera conclure ce projet sans intégrer dans le rapport des politiques de maintien à domicile ni de services de quartier. Cependant, les réflexions menées au travers d'une approche sociale seront prises en compte concernant les établissements, entraînant la planification de deux maisons de retraite adaptées aux situations socio-économiques locales [4].
26La validation d'une certaine approche sociologique par le gouvernement municipal n'est pas la seule raison de ce résultat positif. Une autre raison, bien que très informelle, a eu un rôle plus important. Dans les réunions mensuelles avec le gouvernement local, une dizaine de représentants du gouvernement sont toujours présents. Les directeurs des bureaux impliqués sont présents, ainsi que leurs adjoints, suivis de responsables de sous-sections des bureaux. Les directeurs de bureau ont des emplois du temps très chargés. Il arrive qu'ils ne puissent participer que partiellement à la réunion. Cependant, les responsables de sous-secteurs des bureaux sont présents à toutes les réunions et pour leur intégralité. Cela nous a permis de tenir un rôle informel de formateurs envers le gouvernement local à une approche sociologique. Si les responsables haut placés n'avaient qu'un temps limité à donner à cette enquête, en revanche les responsables des sous-secteurs des bureaux ont été influencés, pendant un an et demi, par des présentations et discussions autour d'idées, méthodes et réflexions sociologiques. C'est leur intégration lente de ces idées qui a permis, sur la durée, d'entraîner un lobby en interne envers les directeurs des bureaux, et qui un an après la fin du projet, a entraîné l'intégration de décisions basées sur une recherche sociologique, même si très limitée, concernant la mise en place des nouveaux établissements.
Essai de bilan : envers le projet présenté, et plus largement
27Nous voyons que le traitement ambigu du politique envers la sociologie peut rapidement passer d'acceptée, tolérée, à rejetée. Bien que la sociologie et les demandes en analyses sociales soient désormais indispensables pour le gouvernement chinois, il ne faut jamais douter que les revers opérés contre la discipline dans le passé peuvent réapparaître, et ce à différents niveaux de la structure politique.
28Les difficultés rencontrées ont eu lieu du fait que nous avons dépassé le rôle qui était attendu de nous d'utiliser une approche sociologique pour formuler des propositions concrètes de développement, mais dans la limite de ce qui était demandé (développer des établissements). Notre travail dans ce projet aura finalement été quadruple. Pour le gouvernement local, nous avons dû endosser une casquette triple de chercheur-expert-formateur. Pour nous-mêmes, cette expérience de terrain fut une occasion de mener un travail de recherche en sociologie politique, concernant les modalités de gouvernance d'un gouvernement local envers la prise en charge des personnes âgées.
29Quand le raisonnement sociologique amène à discuter de réformes de l'administration publique et de l'action sociale, comme ce fut le cas dans ce projet, il faut percevoir que l'on entre dans une zone grise où certains interlocuteurs vont vouloir vous écarter, et avec de la chance d'autres vont vous soutenir. À ce niveau, il faut prendre en compte les sensibilités et logiques d'action individuelles des interlocuteurs à l'intérieur du gouvernement autoritaire, et trouver ceux qui peuvent accepter un discours sociologique critique. Cela oblige à procéder par tâtonnement jusqu'à trouver un interlocuteur conciliant qui permettra de faire avancer la situation.
30Nous n'avons pas été rejetés du projet, mais les conclusions de notre travail ont largement été mises de côté. Des traitements très durs et des menaces réelles pèsent bien en Chine sur certains étrangers, tout particulièrement ceux engagés dans de l'activisme pour la protection des droits des citoyens, par exemple. Dans notre cas, notre mise sous silence et finalement, la quasi absence d'utilisation de toute notre démarche scientifique, est également une forme de violence. Des années de travail et tant d'efforts qui débouchent sur si peu de changements concrets, cela est difficile pour le sociologue. Mais les conséquences sont plus dures pour les populations. Les réformes en cours sur la prise en charge des personnes âgées, prennent un temps démesurément étiré du fait des rejets répétés d'une analyse sociologique de la part des décideurs et acteurs du développement. Cela se traduit par un surplus inutile de souffrance pour les personnes âgées en difficulté.
31Les remarques présentées dans cet article sont des pistes d'éléments à prendre en compte, pour tout sociologue étranger s'impliquant en milieu autoritaire chinois dans des projets interdisciplinaires. Dans le contexte chinois, la pratique sociologique est exposée à des éléments paradoxaux, où il faut apprendre à éviter les voies sans issue et à s'engager avec les personnes qui auront la volonté de vous soutenir. La pratique de la sociologie en milieu autoritaire renvoie à un exercice acrobatique d'équilibre sur un fil, en aveugle, qui entraîne des efforts et risques spécifiques à ce cadre pour conserver une indépendance d'esprit et une capacité critique inchangée.
32L'idéologie d'un « parti unique » cache la réalité politique chinoise dans laquelle évoluent des sous-groupes d'idées divergentes. De par ces conflits internes, des interstices se créent au travers de la structure autoritaire, au travers de personnes du gouvernement à l'esprit critique, et qui ont la volonté d'écouter et de prendre en compte un discours sociologique dépassant le cadre fortement limitant de l'idéologie. Le temps nécessaire pour que ces échanges, souvent informels, se concrétisent en solutions concrètes, est très long puisque non soutenus par un mode de gouvernance adapté. Toutefois, il faut se faire à l'idée que c'est au travers de ces processus informels et aléatoires que se construisent le politique et le développement en Chine.
33Une pratique sociologique qui serait entièrement pliée à une idéologie dominante, et de ce fait perdrait sa capacité critique, voit le risque de se réduire à une pratique ritualiste qui se limite alors à fournir les résultats attendus par le pouvoir politique (Reinhold, 2016). Reinhold continue en disant que « ce ritualisme est une forme stricte d'hypocrisie. Des forces de répressions devenues incalculables font que seules l'autocensure et l'autolimitation de toute pensée trop critique peuvent permettre de se protéger de sanctions » (Ibid.). Du fait d'un retour autoritaire marqué dans plusieurs pays (Chine, Russie, Turquie, Philippines, etc.), il nous apparaît nécessaire de bien garder à l'esprit que le sociologue est un acteur du développement particulièrement sensible à ces changements. Comme le dit Masalkov, en parlant de la pratique de la sociologie dans son pays, la Russie : « Une attaque en règle contre la sociologie est relayée par d'autres attaques contre toutes les formes de pensée critique. Nous ne sommes pas dans un régime totalitaire mais souvenons-nous que tout régime totalitaire commence par supprimer toute pensée critique. » (Masalkov, 2014, p. 25).
34Au vu de notre expérience sur le terrain, un mot de conclusion serait de dire que la pratique sociologique se doit de garder sa capacité critique, même si elle est escamotée au travers de rapports de force difficiles. La complexité des rapports humains entraîne que même dans un contexte autoritaire, il est souvent possible de trouver des soutiens, mêmes informels et sinueux, qui permettent de ne pas devoir s'abaisser à une pratique sociologie hypocrite et stérile.
Bibliographie
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- HENRIOT C. (2015), « Les politiques chinoises de villes nouvelles : trajectoire et ajustements de l'action publique urbaine à Shanghai », Géocarrefour, 90 (1), p. 27-38.
- HUANG L. J. (1987), « The Status of Sociology on People's Republic of China », International Review of Modern Sociology, 17, p. 111-137.
- MASALKOV I. (2014), « Être sociologue en Russie », Sociologies pratiques, 3 (HS 1), p. 19-27
- MERLE A. (2007), « De la reconstruction de la discipline à l'interrogation sur la transition : la sociologie chinoise à l'épreuve du temps », Cahiers internationaux de sociologie, 122, p. 31-52.
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- ZHANG S. (2016), « Xi Jinping : Pour bien gérer l'enseignement supérieur, il est nécessaire de maintenir un encadrement par le Parti (Xi Jinping : banhao gaodeng jiaoyu, bixu jianchi dang de lingdao, », Renminribao, 10 décembre.
- ZYLBERMAN J. (2015), « L'évolution du système politique : la Chine de Xi Jinping ? », intervention lors du colloque « La Chine et ses défis : vers un nouveau modèle de développement ? », Fondation Respublica, 14 décembre, disponible sur : http://www.fondation-res-publica.org/La-Chine-et-ses-defis-vers-un-nouveau-modele-de-developpement_r128.html
Mots-clés éditeurs : SOCIOLOGIE, CHINE, TERRAIN, AUTORITARISME, GOUVERNANCE
Mise en ligne 19/04/2018
https://doi.org/10.3917/sopr.036.0121Notes
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Le terme en chinois, \2000\image\195887\dreyfuss\1.eps zhengce, désigne avant tout des volontés politiques émanant des différents organes du gouvernement central, censées être reprises et adaptées par les gouvernements provinciaux puis locaux. Elles n'ont pas valeur de loi.
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Personnes âgées seules et pauvres, ou vivant dans une famille pauvre, dont des standards précis déterminent l'éligibilité à recevoir ou non des aides sociales spéciales.
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Services d'aide à domicile, et services dispensés dans des centres de services de quartier spécialisés.
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Par exemple, 65 % des résidents de Changping projettent de pouvoir allouer 2 000 yuans par mois, si le besoin d'entrer en maison de retraite s'impose. La majorité des personnes souhaitent également pouvoir trouver un établissement proche de leur famille, ce qui invite à créer des établissements de taille moyenne (350 places) et plus nombreux, et de freiner au maximum le phénomène de gros projets (plus de 1 000 places).