Notes
1Virevoltant en patins à roulettes à l'étage des jouets, glissant sur un pied au rayon literie, ou pirouettant au bar du sous-sol, le nouveau gardien de nuit du grand magasin étonne et enchante. Qu'est-il en train de faire exactement, ou de ne pas faire ? Travaille-t-il ? Joue-t-il ? Peut-être fait-il les deux à la fois ? Engagé comme surveillant grâce au shérif, le plus célèbre vagabond du monde n'est pas dans ce grand magasin là où on l'attend, pas plus d'ailleurs que dans l'usine ou encore dans le restaurant où Charlie Chaplin l'envoie exercer sa « drôle de résistance » au travail organisé. Cet article prend sa source dans l'idée que Les Temps modernes (1936) n'est pas tant une dénonciation du taylorisme, comme on l'entend toujours, qu'une singulière méditation sur la résistance au monde du travail, portée par un insaisissable poète dont ni la misère, ni l'oppression ne réussissent à entraver la viscérale liberté.
2Dans le sillage de Becker (2009), nous voudrions montrer comment la mobilisation d'une représentation artistique du travail permet aux chercheurs de soulever des questionnements originaux susceptibles de renouveler leurs cadres de réflexion (Baron et Eisner, 2012). Dans cet article, nous analysons comment le classique de Chaplin nous invite à reconsidérer la question de la résistance au travail. La forme de résistance qu'y incarne Charlot échappe en effet à la façon dont la littérature organisationnelle a pu conceptualiser jusqu'ici la résistance individuelle (par opposition à collective) au travail. La plupart des travaux sur la résistance individuelle au travail (Ackroydet Thompson, 1999) s'intéressent aux pratiques transgressives du quotidien (comme l'ironie, le cynisme, le ragot, la rêverie ; voir Collinson, 2000 ; Prasad et Prasad, 2000 ; Zanoniet Janssens, 2007). La portée politique limitée de ces pratiques de « micro-résistance » a fait l'objet de critiques, d'aucuns relevant la nature « décaféinée » (Contu, 2008) d'une forme de résistance peu susceptible de modifier le statu quo organisationnel. Une forme de résistance individuelle et quotidienne peut-elle être porteuse d'une alternative susceptible d'ébranler l'ordre établi ? Nous défendons dans cet article la puissance subversive de la résistance incarnée par Charlot dans Les Temps modernes : ses gestes de détournement au travail possèdent selon nous la capacité de reconfigurer radicalement et universellement l'ordre des choses. La résistance au travail a par ailleurs toujours été pensée comme l'opposition intentionnelle à un ordre hiérarchique dominant. Karlsson (2012, p. 185) la définit par exemple comme « tout ce qu'on est, fait ou pense consciemment qu'on n'est pas supposé être, faire ou penser, et qui est dirigé vers le haut de la hiérarchie organisationnelle ». À nouveau ici, Charlot intrigue : son art du détournement ludique, largement contingent, ne relève en rien de l'opposition consciente à l'organisation.
3Les Temps modernes permet ainsi d'explorer une forme inédite de résistance individuelle qui, tout en étant non intentionnelle, spontanée et informelle, réussit pourtant à bouleverser les places assignées aux uns et aux autres. Loin de chercher à aller contre un système de pouvoir, la résistance quotidienne de Charlot au travail prend une forme positive et revient, par les gestes créatifs et ludiques du détournement, à affirmer l'égalité en tous lieux. Nous nous appuyons sur le travail du philosophe Jacques Rancière (2000, 2011, 2014) autour du « régime esthétique » de l'art pour conceptualiser cette nouvelle forme de résistance-affirmation, tout à la fois « minuscule » (Le Blanc, 2014) et universelle, à l'image de Charlot lui-même.
Démarche de recherche
4Nous proposons d'utiliser un film de fiction en tant que forme expressive et « perturbatrice » pour aborder différemment la problématique de la résistance au travail. Depuis le linguisticturn en sciences sociales, la notion de fiction fait l'objet d'une attention renouvelée dans les études organisationnelles. D'un côté, la dimension fictionnelle de l'écriture scientifique, et plus généralement la question du brouillage de la frontière moderne entre fiction et recherche, a stimulé d'intéressantes réflexions épistémologiques (Phillips, 1995 ; Rhodes et Brown, 2005). De l'autre, le recours aux œuvres fictionnelles pour servir la construction théorique s'est développé : la fiction permet en effet d'ouvrir la réflexion sur les dimensions sensibles, intimes, ambigües, cachées de la vie organisationnelle, mettant en crise les approches logico-rationnelles qui dominent le champ (Phillips, 1995 ; Rhodes et Westwood, 2008). Explorant des phénomènes souvent extrêmes, étranges, idiosyncratiques ou inaccessibles (plutôt que typiques, habituels ou moyens), ce détour fictionnel permet ainsi d'élargir l'horizon des recherches organisationnelles (Beyes, 2009 ; Hassard et Buchanan, 2009 ; Phillips et Zyglidopoulos, 1999), en suscitant des questions nouvelles et des manières originales de penser nourries par le détour artistique (Barone et Eisner, 2012).
5Cette recherche s'appuie sur un grand classique du 7e Art, Les Temps modernes, écrit et réalisé par Charles Chaplin en 1936. C'est le personnage de Charlot (en anglais, the tramp, le vagabond), qui a d'abord dicté ce choix. Depuis sa première apparition en 1914, Charlot a toujours été étranger à ce qui est sédentaire, coercitif, réglé (Boyer, 2001). Pourtant, dans Les Temps modernes où il paraît pour la dernière fois, Charlot est d'emblée au travail, à la chaîne, puis sur un chantier naval, dans un grand magasin, une autre usine et enfin un restaurant. Le film peut être ainsi vu comme une singulière expérience consistant à plonger le vagabond dans divers espaces dédiés au travail organisé. L'article se propose de discuter les idées suscitées par cette expérience cinématographique. L'analyse permet de faire émerger une figure de résistant et une forme de résistance atypiques, difficiles à appréhender avec le seul cadre interprétatif de la résistance individuelle. Ces difficultés nous ont menés vers des grilles de lecture alternatives, en particulier celle de l'œuvre du philosophe Jacques Rancière consacrée au « régime esthétique » de l'art (Rancière, 2000 ; 2011 ; 2014), auquel nous associons pleinement Les Temps modernes.
Les Temps modernes : genèse et récit
6Les Temps modernes est en grande partie conçu durant la tournée mondiale de 18 mois qui suit la sortie triomphale des Lumières de la ville (1931). Ce voyage au long cours dans un monde en crise et la rencontre avec plusieurs personnalités éminentes de l'époque (Churchill, Gandhi, Einstein et Keynes notamment) permettent à Chaplin d'élaborer les grands traits du scénario à venir (mais aussi, en parallèle, de rédiger un essai idéaliste sur l'économie, plaidant pour une distribution plus juste de la richesse et du travail). De retour à Los Angeles, Chaplin s'engage en faveur du New Deal de Roosevelt, et exprime dans la presse des opinions de gauche. Certains éditorialistes le suspectent d'être « communiste », et la campagne publicitaire pour Les Temps modernes, désignant le film comme un commentaire social incisif, n'arrange rien (Molyneaux, 1991). À sa sortie, l'aura politique du film lui vaut d'être interdit dans l'Italie fasciste et l'Allemagne nazie, et Chaplin est accusé par les conservateurs américains de « bolchévisme » (Magny et Simsolo, 2003 ; Molyneaux, 1991). De son côté, la presse soviétique n'apprécie guère le film (Molyneaux, 1991), en particulier la première séquence à l'usine, considérée comme une attaque contre le héros soviétique du productivisme Stakhanov, qui travaille lui-même selon les préceptes de Gilbreth, ami et élève de Taylor (Maggi, 2004). Avant même sa sortie, la dimension politique et subversive du film fait donc débat. Qu'y voit-on ?
7Formellement, le film est constitué d'un ensemble de séquences de longueur variée, plus ou moins autonomes dans lesquelles le vagabond occupe successivement plusieurs emplois. La première séquence, la plus célèbre, est celle de l'usine « produisant » à la chaîne des ouvriers dociles, simples outils à répéter toujours le même geste machinalement. Parmi eux, seul le vagabond, mouton noir parmi les moutons blancs, semble parfois réussir à échapper aux cadences (il fume une cigarette, se fait les ongles, s'étire...). Sonné d'avoir été « avalé » par la machine, Charlot sort des rangs, quitte la place qui lui avait été assignée et se met joyeusement à dérégler l'organisation scientifique du travail. Dans son délire, le vagabond détourne les objets (lime, écrou, clé...) et transforme l'usine en un gigantesque terrain de jeu. Cette reconfiguration de l'espace productif n'emporte toutefois pas l'adhésion des autres ouvriers, envers lesquels le vagabond ne manifeste lui-même aucune solidarité de classe.
8Après cet épisode, à la rue et sans emploi, Charlot ramasse et brandit par hasard un drapeau tombé d'un camion, ce qui en fait malgré lui le leader d'une manifestation ouvrière, et le mène tout droit en prison. À sa sortie, notre « héros » est brièvement employé sur un chantier naval où il coule par maladresse le bateau en construction. C'est alors qu'il rencontre son alter ego : la gamine, une orpheline misérable, rebelle à l'ordre établi, avec laquelle Charlot décide de poursuivre ses aventures. Poussé par la gamine, il trouve un nouveau travail dans un grand magasin comme veilleur de nuit. À l'abri des regards, Charlot transforme à nouveau son travail en jeu, le grand magasin en aire de loisirs et caverne d'Ali Baba. Visitant les différents étages comme un « musée de l'abondance » (Ramozzi-Doreau, 2001), s'exerçant aux patins à roulettes les yeux bandés, Charlot détourne le magasin et son emploi de leur finalité, comme il a précédemment détourné l'usine.
9Après dix jours de prison, une petite annonce précipite son retour dans le monde du travail. Doublant la queue des candidats, il obtient un poste d'assistant mécanicien. Charlot démontre à nouveau sa propension à tout détourner comiquement (une burette devient une pelle, un poulet un entonnoir, etc.) et son peu de solidarité ouvrière (le vagabond semble bien dépité à l'annonce de la grève). Une nouvelle fois, il se retrouve malgré lui à la tête de la contestation (le pavé envoyé par mégarde sur la tête du policier) et retourne en prison. Pendant son séjour derrière les barreaux, la gamine est devenue danseuse dans un restaurant-cabaret. Elle insiste auprès du directeur pour qu'il prenne son ami à l'essai. Le premier métier de Charlot y est serveur. Une nouvelle fois, l'espace de travail devient terrain de jeu, espace imaginaire : la perceuse se fait machine à « fabriquer » du gruyère, le canard rôti devient un ballon et la salle un terrain de rugby... Tout change cependant lorsqu'il devient chanteur dans ce même restaurant. Incapable de se plier aux règles et d'apprendre par c ur les paroles de la chanson, il détourne la consigne et improvise. Son charabia savoureux et sa chorégraphie drolatique font un triomphe. Ce métier artistique, où le geste vaut pour lui-même, est le premier qui convient à son esprit ludique et imperméable aux règles imposées. Même là cependant, il est dit qu'il ne s'installera pas : la police vient arrêter l'orpheline en fuite, et pour leur échapper, le(s) voilà de nouveau sur la route.
La drôle de résistance de Charlot
Le geste du détournement comme forme de résistance
10Personnage du cinéma muet et de la pantomime, Charlot résiste au travail organisé par le corps, à travers un ensemble de gestes et de mouvements non « conformes » et décalés qui ont cette capacité d'ouvrir d'éphémères espaces de liberté au c ur des organisations. Le geste remarquable par lequel Charlot résiste, c'est celui du détournement, par lequel il rompt le lien entre signifiant et signifié. En posant sur les choses un regard ludique ou poétique, le vagabond détourne ainsi de leur fonction première non seulement les objets mais aussi les espaces. Les clés de serrage deviennent cornes de taureau, la montre une pelle, la prison un hôtel, la salle du restaurant un terrain de sport, etc. C'est dans l'improvisation créative que s'opèrent ces détournements qui reconfigurent les choses de manière inattendue. Toutes se trouvent également dépouillées de leurs fonctions originelles au profit d'autre chose qui relève du jeu ou du pur imaginaire. Ce geste de détournement bouleverse les règles (le lit de démonstration du grand magasin devient la couche dorée d'un soir de la gamine en haillons), les mouvements prescrits (les pirouettes dans l'usine) et bien sûr les finalités (le restaurant devient un terrain de rugby). Par ces reconfigurations créatives et spontanées, le vagabond s'offre la liberté suprême de ne pas suivre passivement le mouvement réglé des choses mais d'inventer, dans l'impulsion du moment, les gestes inédits qui le transforment à sa guise.
11Ramozzi-Doreau (2001) remarque très justement comment, confronté à l'expérience du travail, les gestes de détournement du vagabond consistent à faire entrer l'otium dans le negotium. Le vagabond n'oppose pas pour autant le loisir (otium) à ce qui serait son contraire (neg-otium). Occupant successivement plusieurs emplois, le vagabond ne se contente pas de ne rien faire. Son geste est plus transgressif : il fait s'interpénétrer l'otium et le negotium, brouillant les frontières instituées entre le productif et l'improductif, le faire et le ne rien faire, l'actif et le passif. Le vagabond joue avec les outils/espaces de travail (par exemple, ouvrier ou serveur, il danse et joue au rugby), dépouillant le geste productif de sa productivité, déstructurant le récit ordinaire du travail, celui d'une succession de gestes-causes produisant une succession d'effets dans un temps donné. Il fait réciproquement du jeu un travail, utilisant son imagination et les gestes du loisir pour mener à bien certaines tâches (il utilise les patins à roulettes pour se déplacer plus rapidement dans le grand magasin). Finalement, la chanson de la séquence finale confond, dans un même geste improvisé, otium et negotium.
Un résistant atypique
12La résistance du vagabond ne passe pas par les voies classiques de la lutte organisée à laquelle les autres ouvriers ont (dans le film) systématiquement recours. On peut même avancer que la manière de résister du vagabond est mise en opposition avec celle, collective et institutionnalisée, des autres travailleurs, qu'il s'agisse des manifestations ou des grèves. C'est à chaque fois à son insu (le drapeau) ou par un coup du sort (le pavé) que le vagabond se retrouve associé à une résistance ouvrière organisée envers laquelle jamais il ne fait montre d'une quelconque solidarité.
13Ce qui distingue le vagabond des autres travailleurs, c'est qu'il n'a aucune revendication particulière. Son seul désir semble être de vivre, tout simplement, et comme il l'entend, le moment présent. Si Charlot échappe au système productif de l'entreprise, il échappe ainsi tout autant à celui de la résistance organisée censée « travailler » à améliorer le sort des ouvriers. La résistance du vagabond semble ainsi dénuée de but à atteindre, sans ennemi identifié à affronter et largement non intentionnelle. Lorsque Charlot patine dans le grand magasin ou improvise un match de rugby dans le restaurant, il n'affiche en effet aucune conscience particulière d'aller contre un ordre établi. En cela, sa résistance ne s'apparente pas plus aux formes bien connues de la résistance individuelle quotidienne (humour, cynisme, parodie), qu'à celles de la résistance collective organisée. Sans intention particulière, les gestes du détournement chaplinien ne produisent rien de matériel et n'ont aucun « rendement » concret, puisqu'ils ne sont tendus vers aucune fin dont ils seraient les moyens. Relevant du jeu, de la pure improvisation, ils portent en eux-mêmes leur propre efficacité, dans l'instant même où ils sont réalisés. C'est pourquoi ces gestes de détournement relèvent d'abord de l'esthétique : ils valent en eux-mêmes et sont leur propre finalité. Comme le propose Dreux (2012), Charlot possède cette « nonchalance absolue dans ses actes, qui n'ont guère d'autre intention que l'obstination à être là, à n'exister que dans le temps de son geste. Voilà pourquoi il occupe avec tant de force l'instant présent, pour n'exister souvent que par la beauté du geste qu'il accomplit, geste qui tire sa force de sa relative gratuité, de son inachèvement dans l'intention, ou du mystère de son incomplétude ».
14Pour comprendre le rendement « politique » de cette forme atypique de résistance esthétique, nous proposons de l'inscrire dans ce que le philosophe Jacques Rancière nomme le « régime esthétique » de l'art.
Les Temps modernes dans le régime esthétique de l’art : l’affirmation du principe d’égalité
15La figure du vagabond dans Les Temps modernes incarne un modèle de résistance individuelle, esthétique et non intentionnelle se manifestant en particulier dans le geste autotélique du détournement, lequel brouille la frontière entre le faire (travailler) et le ne rien faire (ne pas travailler). Ce faisant, Chaplin joue sur cette « vertu subversive dans le fait de ne pas agir ou plutôt de rendre l’action inactive et l’inaction active » que relève le philosophe Jacques Rancière (2014) dans les œuvres de la modernité artistique et littéraire. La pensée de Rancière, articulant esthétique et politique, interroge la manière dont les artistes font acte de politique en découpant puis redisposant dans leurs œuvres les éléments du monde sensible, rebattant ainsi les cartes de ce qu’il est admis de voir, faire, penser ou dire. Les Temps modernes appartient à ce que Rancière nomme le « régime esthétique » de l’art (Rancière, 2000, 2011, 2014), dont la rupture avec la forme classique du récit accompagne les mouvements d’émancipation populaire successifs.
16Le régime esthétique se caractérise en effet par une nouvelle manière de raconter les histoires, marquée par la rupture du modèle classique de l’action. Ce modèle de l’action (et de l’homme d’action) est celui du récit d’une succession de causes et d’effets selon les règles de la nécessité ou de la vraisemblance (le récit aristotélicien), menée à bien par une élite d’« êtres actifs » dignes d’être représentés, ayant de grands desseins et se fixant leurs propres règles. Rancière use d’une analogie pour décrire ce modèle d’unité des événements soumis à la loi causale, c’est celle de « l’organisme où les membres sont coordonnés et soumis à un centre » (Rancière, 2014, p. 120). Ce modèle hiérarchique qui domine la littérature jusqu’au XIXe siècle, est également celui du cinéma hollywoodien des années 1930, marqué par le mythe du succès à l’américaine et de l’American Dream (Levinson, 2012). Selon Rancière, la fiction moderne travaille justement à la « destruction du modèle hiérarchique soumettant les parties au tout et divisant l’humanité entre l’élite des êtres actifs et la multitude des êtres passifs. » (Rancière, 2014, p. 12)
17Le thème de la faillite de l’action, au cœur des Temps modernes, associe clairement l’œuvre au régime esthétique de l’art. D’abord, en faisant du héros de son récit un vagabond errant et improductif, « qui rate tout ce qu’il réussit et réussit tout ce qu’il rate » (Rancière 2011, p. 241), Chaplin défie le récit mythique de l’Amérique (et du cinéma hollywoodien) qui est celui de l’action, du sujet qui « réussit » par la force de sa volonté tendue vers un objectif productif de réalisation de soi (Levinson, 2012). Ensuite, le détournement de l’action est au centre des différentes séquences : travailler en jouant, jouer à travailler, produire en étant improductif, mêler l’utile à l’inutile et le gratuit au rentable, etc. En brouillant la frontière entre l’actif et le passif, en posant l’identité du faire et du « ne rien faire », le réalisateur donne à repenser la structure hiérarchique entre les êtres actifs et les êtres passifs qui sous-tend le récit classique, et soumet les seconds aux premiers. Enfin, la création autotélique de formes inutiles par Charlot s’attaque aux « logiques causales qui déduisent l’action d’un plan concerté et les moyens employés d’une fin recherchée » (Rancière, 2011, p. 106), qui sont au fondement de toute « entreprise » nécessitant des moyens, des fins et des chaînes de causalité permettant de produire un « objet » répondant à une intention précise.
18C’est ainsi qu’en annulant les logiques causales de l’action, le « ne rien faire » de Charlot devient résistance. Le farniente chaplinien ne revient pas à abandonner toute activité, mais à poursuivre l’activité organisée sous une forme « détournée », hybride, empruntant au loisir improductif et au jeu. Ce faisant, le vagabond ne quitte pas le monde du travail, il le reconfigure à sa manière et cesse ainsi de vivre dans un monde imposé par d’autres :
19« Ce paradoxe [identité de l’agir et du non agir] est au centre du régime esthétique de l'art et aussi au centre de la problématique de l'émancipation populaire. Au fond, la rupture ce n'est pas de vaincre l'ennemi, c'est de cesser de vivre dans le monde que cet ennemi vous a construit. » (Rancière, 2011a [1] )
20Rompre avec le modèle de l’action intentionnelle, c’est aussi rompre avec le modèle hiérarchique qui sous-tend le récit aristotélicien, dans lequel seuls les personnages préservés par leur position sociale favorisée (les hommes d’action) peuvent se permettre de vivre le moment présent sans se soucier de l’avenir.
21« C’est qu’elle [la capacité sensible déliée des moyens et des fins] annule la hiérarchie des fins qui, de toute antiquité, divisait le monde en deux : il y avait ceux qui, étant à l’abri de cette contrainte vitale, pouvaient concevoir des fins plus amples, en inventer les moyens et en prendre le risque. Ceux-là, pour les mêmes raisons, pouvaient aussi bien ne rien faire ou s’adonner à des activités qui étaient leur propre fin. Et c’est en cela même que consistait le bien suprême. Or c’est ce privilège des élus que la capacité esthétique met à la disposition de tous… une inédite “capacité de ne rien faire” qui annule cette différence sensible entre deux humanités. » (Rancière, 2014, p. 81)
22En posant l’identité du faire et du farniente, en ignorant le script imposé du travail et en improvisant sans cesse sa propre vie, le vagabond ne se contente pas de ne pas être « à sa place » : il rejoint ostensiblement ceux-là même qui prétendent le dominer dans la jouissance immotivée du présent sensible. À travers la conduite de Charlot, Chaplin affirme donc l’égalité du « little tramp » et de ceux qui l’emploient ou prétendent le diriger. Qu’il soit ouvrier, gardien de nuit ou serveur, Charlot ne cherche jamais à sortir de sa condition à la manière de l’ouvrier en grève ou en lutte. Il résiste « ici et maintenant » de par sa propension à jouir de l’instant comme devraient seuls pouvoir le faire les « élus », sans suivre une stratégie quelconque susceptible d’améliorer son sort matériel. Chaplin réunit ainsi patron et vagabond dans l’égalité de la pure sensation.
23« Il faut bien saisir la puissance de subversion de cet innocent far niente. Le farniente n’est pas la paresse. Il est la jouissance de l’otium. L’otium est proprement le temps où l’on n’attend rien, ce temps précisément interdit au plébéien, que le souci de sortir de sa condition condamne à toujours attendre l’effet du hasard ou de l’intrigue. Il n’est pas l’inoccupation mais l’abolition de la hiérarchie des occupations. » (Rancière, 2011, p. 68)
24En ignorant [2] le récit managérial qui organise la succession productive des tâches, Charlot pose donc l’égalité sensible du travailleur et du patron, du plébéien et de l’élite. À travers le geste souverain et gratuit du détournement des outils et gestes du travail, Charlot met en crise la hiérarchie des êtres, non pas sur le mode de la « révolte contre », mais de l’affirmation d’une égalité de principe. Sa résistance à lui consiste donc à ignorer une certaine forme de nécessité qui le forcerait à rester à sa place. Ce faisant, Charlot fait acte politique, rompant avec une configuration imposée du « partage du sensible » [3](Rancière, 2000), et transformant ainsi la carte de ce qui est concevable, dicible ou faisable. À sa manière vivante, drôle et spontanée, Charlot affirme ainsi le pouvoir de l’égalité partout où il est confronté à l’inégalité. Cette résistance-affirmation créé un effet de « désidentification » (Rancière, 2008), libérant les individus des identités tenues pour acquises (travailleur) et leur fournissant une manière d’en explorer de nouvelles (artiste). Ainsi, le défi n’est pas « d’échapper aux griffes d’une sorte de monstre tentaculaire, mais de concevoir la possibilité de mener d’autres vies que celle que nous sommes en train de mener. » (Rancière, 2012, p. 112)
25Bien qu’individuelle, locale et singulière, la résistance de Charlot ne saurait être réduite à ces seules dimensions. Par ses gestes, Charlot affirme une prétention universelle à l’égalité (comme l’exprime le concept rancièrien de « singularisation de l’universel »). Sa résistance-affirmation n’est pas apolitique : une scène politique de dissensus est construite à partir du moment où le principe universel d’égalité est affirmé, et un espace est ouvert pour un nouveau partage du sensible (Rancière, 2000). La vitalité et la créativité de Charlot, figure « minuscule » d’une « insurrection » toujours renouvelée (Le Blanc, 2014), révèlent ainsi avec force des manières possibles de ne pas être gouverné par les normes du monde du travail.
Conclusion
26Par l’affirmation d’une égalité de principe à travers le geste du détournement, Charlot nous permet d’imaginer une forme inédite de résistance individuelle à l’organisation, à la fois « ignorante » (non intentionnelle), spontanée et informelle, mais pourtant universelle dans sa portée politique. À rebours des visions collectives, ouvertement rebelles et engagées de la résistance, l’art de Chaplin nous permet d’interroger la problématique de la résistance au travail à travers un jeu subtil d’oxymores qui sont la marque des grandes œuvres : la force du faible, l’utilité de l’inutile ou encore l’universalité de l’« ici-et-maintenant ». Charlot au travail constitue ainsi une puissante figure poétique, sans équivalent dans les représentations de la résistance organisationnelle, qu’elles soient académiques ou culturelles. Cette figure détone, en particulier, au sein du paysage cinématographique, tant les films de résistance à l’organisation relèvent plus du mouvement collectif et solidaire (de « La grève », Einsenstein, 1925, à Ressources humaines, Laurent Cantet, 1999), que de l’action individuelle ; de la « réaction contre » un ordre dominant (abandon de poste dans La Garçonnière, Billy Wilder, 1960 ; transgression des règles dans Working girl, Mike Nichols, 1988) que de l’affirmation ; et enfin de l’action planifiée et intentionnelle (séquestration et sabotage dans Jusqu’au bout, Maurice Faivelic, 2005) que de l’émergence spontanée et créative.
27L’œuvre de Chaplin nous offre ainsi une magnifique allégorie. Le Blanc (2014) la nomme « hypothèse Charlot » : « hypothèse car elle est engendrée par la fiction-cinéma. Hypothèse démocratique car elle redessine les normes du commun » (p. 27). Cette hypothèse-là fascine depuis plus d’un siècle, témoignant avec force de l’obstination des « vies minuscules », malgré tout, à ignorer les contraintes, à inventer de nouvelles manières de « tenir le coup » et affirmer ainsi leur irréductible singularité, au travail comme dans la vie. Nous formulons à notre tour l’hypothèse que la résistance-affirmation de Charlot offre au chercheur un nouveau regard sur les formes et les enjeux de la résistance organisationnelle.
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Mots-clés éditeurs : AFFIRMATION, RÉGIME ESTHÉTIQUE, DÉTOURNEMENT, CHAPLIN, TRAVAIL, RÉSISTANCE, RANCIÈRE
Date de mise en ligne : 01/10/2016
https://doi.org/10.3917/sopr.033.0037