Couverture de SOPR_033

Article de revue

L'illusion du comique vous emmène quelquefois du côté de la vérité

Pages 9 à 15

Notes

  • [1]
    Psychiatre, psychanalyste, professeur titulaire de la chaire Psychanalyse-Santé-Travail au Cnam, et chercheur au Laboratoire psychologie clinique, psychopathologie, psychanalyse (PCPP) de l'Université Paris Descartes (Paris V).
  • [2]
    J.-P. Bodin, Très nombreux, chacun seul, spectacle produit par La Mouline, Création mars 2012.
  • [3]
    C. Dejours, M.-A. Dujarier, I. Gernet, A. Jeantet, D. Rolo, « Saisir la subjectivité et le travail par le film de fiction. Rencontre avec J.-M. Moutout », Travailler, 27, 2012, p. 123-142.
  • [4]
    J.-M. Moutout, Violence des échanges en milieu tempéré, Les Films du Losange, 2003 ; et De bon matin, Les Films de Losange, 2011.
  • [5]
    C. Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l'injustice sociale, Paris, Seuil, 1998.
  • [6]
    La psychodynamique du travail est une discipline créée par C. Dejours dans les années 1980, à partir de la psychopathologie du travail, en prenant en compte les apports de la psychanalyse, de l'ergonomie et de la sociologie.
  • [7]
    R. Baratta, Aucun risque ! Paroles de compagnons, Film documentaire, L'Ouvre boîte, Paris, 1991.
  • [8]
    S. Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1968 [1921].
  • [9]
    H. M. Karam, Travail, souffrance, silence. Analyse psychodynamique et nouvelles orientations thérapeutiques de l'alcoolisme, thèse de doctorat en Psychologie, Paris, Cnam, 1997.
English version

1 Vous êtes régulièrement sollicité par les metteurs en scène, documentaristes et réalisateurs de productions artistiques sur le travail. En 2012, vous avez participé à la pièce de théâtre « Très nombreux, chacun seul » [2], qui a été reprise récemment, et dont vous êtes même l'un des « acteurs ». Il y a quelques années, vous avez eu de nombreux échanges avec le réalisateur Jean-Marc Moutout [3], à la suite de ses films « Violence des échanges en milieu tempéré » et « De bon matin » [4]. Comment se sont faites ces rencontres avec des réalisateurs et metteurs en scène, et qu'est-ce qui vous y a conduit ?

2Cela fait bien une dizaine d'années que des metteurs en scène, des scénaristes sont venus me voir sur la question du travail. Pour être précis, c'est après la sortie de mon livre Souffrance en France [5], à peu près au début des années 2000. Auparavant, j'avais eu des relations avec des documentaristes. Depuis que j'ai commencé à faire de la recherche, et donc du terrain, en psychodynamique du travail [6], j'ai participé à certains documentaires sur les travaux publics, le bâtiment... par exemple Aucun risque ! Paroles de compagnons [7]. Ces documentaires, pour ce qui est de la pédagogie, certains d'entre eux sont bouleversants. Ils rendent visibles des choses qui sont difficiles à transmettre et qui exigent une mise en scène. Effectivement, de la même façon, pour transmettre des choses par exemple devant un amphithéâtre, il y a une exigence de mise en scène. Mes cours sont théâtralisés. Je ne peux pas faire autrement. Je théâtralise pour rendre consistante la clinique. Sinon les gens ne comprennent pas.

« Je théâtralise pour rendre consistante la clinique »

3Si on ne la met pas d'une certaine manière en scène, la clinique ne parle que si vous êtes déjà clinicien, si vous êtres vous-même habitué à faire des investigations au lit du malade, dans certaines situations, sur le terrain, si vous avez appris à écouter les gens. Dans des conférences publiques, en amphi, etc., si vous racontez des cas comme on pourrait le raconter à des cliniciens, ça ne passe pas. Il y a une exigence de mise en scène théâtrale, pour que ça passe. J'ai toujours été accusé de dramatiser les situations. Que vraiment j'en rajoute, je caricature, j'exagère, je noircis... donc en gros je dramatise les choses. Et je dis oui : je dramatise autant que possible et je suis en dessous de la réalité ! Faire cela empêche de tout écraser [des cas rencontrés]. Il y a bien un enjeu sur ce qu'il s'agit d'attraper dans la clinique : qu'est-ce qu'il s'agit de mettre en évidence ? Le grand problème qui m'est posé à moi, en tant que clinicien, c'est que j'ai une responsabilité sur ce que va devenir le patient. Certains sociologues et anthropologues ne se sentent pas responsables de ce qu'ils déclenchent. Moi, je suis médecin, quel est le problème qui me revient ? C'est que la souffrance, comme les autres états subjectifs, n'appartient pas au monde visible. Ça n'est pas visible, la souffrance, le plaisir, l'amour, tout ce qui appartient au monde des affects, l'angoisse, la douleur..., ça ne se voit pas. Le problème, c'est de rendre visible ce qui est invisible. Il y a une manière de lisser les choses et qui me rend hors de moi. C'est à la fois faux sur le plan de la vérité des faits et c'est déontologiquement irresponsable, c'est politiquement suspect. Comment faire ? Je dramatise, je revendique cette dramatisation.

4Pour autant, quand quelqu'un est pris d'un raptus et se suicide, qu'est-ce qu'être emporté par une sorte d'élan incoercible, une sorte de pulsion de se jeter par la fenêtre comme l'a fait encore ce prof de médecine ? Il y a un enjeu de description. La manière dont on rend visible, sensible et transmissible la clinique est un enjeu important. Quand un malade se suicide les autres se demandent « qu'est-ce que je n'ai pas vu ? ». Du coup, je suis très reconnaissant à certains documentaristes car certains d'entre eux sont capables de rendre visible ce que maladroitement j'essaie de dire dans mes cours. Sauf que là, c'est en image, une image qu'on peut passer, repasser, rediscuter. C'est toute la question de la mise en visibilité. Ils montrent quelque chose.

« Les mots... ce n'est pas la totalité des choses »

5On est impliqué avec cet élément supplémentaire que ce qui se voit, ce qui peut se dire, s'objectiver dans la parole des patients, ce n'est pas la totalité des choses. Les mots ne disent pas tout, il y a l'engagement du corps dans le dire, qui modifie le sens de ce qui est dit. Qu'on le veuille ou non, ce qui est visible, enregistrable, filmable, c'est le haut de l'iceberg de ce qu'il s'agit de comprendre et sur le terrain du travail, selon la manière dont vous investiguez, les gens ne disent pas la même chose. Cette question de la vérité des faits est liée à la manière dont on rend visible ce qui ne l'est pas. 1 ­ On reconnaît la place de l'invisible, 2 ­ on le rend visible et 3 ­ ce visible dont nous parlons ne peut être attrapé que qualitativement. Ça ne se mesure pas : l'affectivité, la subjectivité sont incommensurables.

6 Les cinéastes, les metteurs en scène, les écrivains sont intéressés par l'humain, la société. Sur toutes ces questions, je suis plus proche de l'artiste, que je pense productif d'une connaissance de l'homme et de la société. Les artistes se battent avec ça : ils prennent des risques pour montrer ça, faire le film, monter la pièce de théâtre. Eux sont dans une recherche de vérité. Ils veulent dire une vérité critique par rapport à la façon dont on représente par ailleurs le travail, la subjectivité dans le travail, la matérialité du travail, la machine et les objets techniques dans le travail, l'être humain dans le travail. Il y a un certain nombre de représentations qui sont capturées pour fabriquer les stéréotypes, la pensée dominante et, au-delà, l'imaginaire social. Il y a toute une machinerie - aujourd'hui, c'est internet, au Moyen-Âge, c'était la peinture, les pompes, les processions. Il y a différentes manières de fabriquer des images qui prennent la place de la pensée - pensée au sens de la pensée analytique, conceptuelle, critique, etc. L'image est très ambiguë.

« L'artiste déplace l'imaginaire social »

7Je suis en train de faire alliance avec des artistes dont la fonction est, de fait, d'assumer une responsabilité majeure qui est de déplacer le regard, de se décaler par rapport à ce qui est déjà stocké dans les images. Ces images qu'on appelle l'imaginaire social qui, en réalité, fonctionnent comme un empêcheur de pensée. L'artiste déplace l'imaginaire social. Le terme de représentation, je m'en méfie comme de la peste. Il est discutable. L'imaginaire ça se voit ­ ce sont des images visibles dans la peinture, l'architecture, etc. Le rôle de l'artiste, c'est de déplacer, tordre, critiquer. Il y a quelque chose, là, de destructeur, qui est très fort dans toute œuvre. D'une certaine manière, l'artiste conteste. Le travail de la science est aussi celui-là : contester ce qui est posé. Le rôle de l'artiste, c'est de prendre un risque par rapport à l'imaginaire social, c'est-à-dire en gros par rapport au consensus. L'imaginaire social, c'est ce que tout le monde tient pour une évidence partagée. L'imaginaire est la pire capture. C'est tragique. Du côté de l'artiste, cela a à faire avec la subversion, fondamentalement. Je parle d'imaginaire social au sens de l'historien Jacques Le Goff, l'imaginaire social capture les individus par la puissance de l'image. C'est la pensée en images qui est l'inverse de la pensée par concepts. C'est une propriété très puissante en chacun de nous qui peut être très productive mais qui est souvent, au contraire, une dégradation de la pensée, un mode régressif de fonctionnement de la pensée. L'imaginaire empêche de penser par concepts.

8Ce mode de pensée par l'image peut générer le pire. C'est ce que Freud étudie à sa façon dans Psychologie des foules et analyse du moi [8]. Ça mène au pire et toute une partie de l'ordre social est basée sur la manipulation de l'image. Les cérémonies religieuses avec force images pour impressionner le peuple et qu'on retrouve chez Mao Tse Toung et les mises en scène du culte de la personnalité. Les images prennent la place de la pensée. L'imaginaire social, c'est ce qui prend la place de la pensée. C'est les images contre le concept. C'est les images contre la raison.

« Comment montrer l'amour d'un agent de conduite pour sa centrale ? »

9En même temps, la pensée par l'image est, dans le rêve, ce moment où elle est extrêmement plastique. Elle est malléable d'une manière extraordinaire. Dans chaque rêve, se produisent des choses qui sont totalement involontaires, qui vous arrivent comme ça et qui sont d'une richesse et d'une productivité qui ont à voir avec l'imagination ­ laquelle est tout autre chose que l'imaginaire social. L'imagination est en capacité de produire des formes nouvelles qui se décalent par rapport aux formes données. Alors que l'imaginaire social paraît comme une évidence : l'enfer, le paradis, c'est comme ça.

10Ce que je vais chercher chez les artistes, c'est ça : eux, ont un génie de cette imagination. C'est leur spécificité, la capacité de se saisir de ce pouvoir de l'imagination. Ce que ça peut produire comme nouvelle forme inédite, c'est leur boulot. Ils se sont engagés là-dedans, ils acceptent de se battre avec ça, avec cette matière. Il y a le génie de l'écrivain, qui est ce travail par l'image qu'il retraduit en mots. Il rêve le monde non pas pour l'idéaliser mais il rêve le réel. Le réel n'est accessible que par la subjectivité pour pouvoir le traduire en mots ou en images. Je trouve des alliés du point de vue du travail scientifique. Certains documentaristes sont capables de sortir du monde du travail des choses que le clinicien ne peut pas rendre comme eux. Moi, je me sers de leur travail comme moyen d'enseignement. Je parle du pouvoir imaginatif. Je pourrais parler du pouvoir de l'enquête, de la ruse pour montrer des choses que je saisis par la parole, qu'on me raconte. Mais jamais on ne m'invitera pour voir ça, par exemple : les formations du new public management. Moi, je ne verrai jamais ces scènes. Les documentaristes sont capables d'attraper des morceaux de ça. Ces scènes qui demandent des heures de commentaire car c'est tout un savoir-faire. Ce sont des instruments. Je n'ai pas dit qu'ils étaient médecins, psychologues, psychiatres... Ils n'ont pas de responsabilité directe par rapport aux gens qu'ils vont interviewer ; ils n'ont pas de responsabilité vis-à-vis des employés, ni vis-à-vis de l'entreprise. Moi, quand on me fait venir dans l'entreprise, j'ai une responsabilité vis-à-vis des gens qui nous font venir : les employés et le patron, vis-à-vis de leur santé mentale. On ne peut pas se dégager de cela. Il y a des gens qui jouent leur peau. Le documentariste n'a pas ce souci. Certains font un boulot de mise en visibilité de ce que nous essayons d'attraper par la clinique. Certains m'ont demandé mon avis pour faire leur documentaire. Ils m'ont montré des rushes. Quelquefois, c'est avant de commencer. Quelquefois, c'est sur le terrain, les difficultés rencontrées. Puis j'ai rencontré des cinéastes, et le fait de faire de la fiction. La fiction fait comme moi : elle dramatise. Ce n'est pas pour tirer le sanglot, c'est aussi ce qui fait rire, ce qui donne accès à ce qui est le plus beau dans le travail. Si je ne dramatise pas, vous ne comprendrez pas ce que c'est que le plaisir, la jubilation du type qui pilote son avion, qui arrive à piloter sa centrale, qui parvient à tenir le rythme. Attraper le plaisir au travail... comment ça se voit le plaisir au travail ? Le plaisir de l'artiste, la jubilation de Picasso, le triomphe de trouver le truc. Il faut la sortir, la jubilation ! Tout ça, comment on le montre ? Le bon cinéaste de fiction, c'est celui qui est capable d'attraper ça. Quand il attrape ça, il ne fait pas un documentaire et pourtant il nous dit quelque chose de la vérité : pour le pire, le suicide au travail, la haine dans le travail, pour le meilleur, le plaisir dans le travail, la tendresse dans le travail. Comment montrer l'amour d'un agent de conduite pour sa centrale ? Pourquoi le mineur pleure quand on ferme la mine ? Pourquoi ? Sur quoi et de quoi pleure-t-il ? Tout cela est très compliqué. Les pleurs, c'est ce qu'on voit, mais qu'est-ce qui se passe en réalité pour le mineur ? Ce qui se passe affectivement, ce n'est pas si simple.

« J'ai appris la clinique dans Balzac »

11L'écrivain, lui, il faut qu'il repasse par la forme écrite. J'ai appris la clinique dans Balzac, j'avais quatorze ans. On entre dans la vie des gens et ça reste tout à fait vrai, même si le monde a changé. Balzac décrit l'âme humaine au sens freudien du terme. Une âme qui n'est pas séparée du corps car c'est une âme qui est habitée par le sexuel. L'appareil animique. Le corps est dedans. Le romancier nous donne accès à ça, nous emmène dans la vie d'âme. Ça va beaucoup moins vite qu'un film car il faut le temps de la lecture, un temps du travail sur soi qui est rendu possible par le rythme de la lecture, qui est le rythme de mon fonctionnement psychique, animique. Tous ces gens apportent quelque chose sur l'âme humaine et sur la société. Claude Lefort le dit, si on veut comprendre ce qu'est la période post-révolutionnaire, Balzac est une source inépuisable pour comprendre la désillusion.

12 Reste la question du théâtre. Le théâtre, c'est particulier parce que tout ce que je viens de vous dire a déjà été dans les préoccupations des cliniciens de l'École de Francfort. Il y avait au début pas mal de psychanalystes, dont Wilhem Reich était l'un des plus importants. Parmi eux, il y avait Moreno qui était très proche de l'École de Francfort. Il a inventé le psychodrame. Il monte en drame quelque chose pour le rendre visible, manipulable. Le psychodrame attrape quelque chose du drame qui le rend accessible donc transformable. C'est un outil thérapeutique. Le théâtre est le spectacle vivant. Il y a des mises en scène du corps qui vont très très loin. Le théâtre a un effet sur le spectateur qui est unique. Le théâtre a un pouvoir d'emmener le spectateur dans l'illusion comique. Il crée un trouble sur ce qui est vrai, pas vrai. L'illusion du comique vous emmène quelquefois du côté de la vérité. Les débats qui suivent le théâtre sont étonnants.

« L'illusion du comique vous emmène quelquefois du côté de la vérité »

13Une expérience majeure, ça a été une de mes thésardes, Heliete Karam, une Brésilienne qui s'est servie du théâtre, comme instrument thérapeutique, pour attraper la question de l'alcoolisme au travail dans la pétrochimie au Brésil [9]. Dans la sphère privée, ça se traduit par une violence inouïe contre les femmes et les enfants. L'hypothèse était que l'alcoolisme avait à voir avec le travail et que c'était une stratégie collective de défense contre la peur, dans ces raffineries qui ne sont pas sécures. Il y a des incendies, des explosions, plein de risques. Tous les mecs boivent, y compris les ingénieurs. L'idée de Karam a été de le montrer dans une pièce de théâtre qui parle de l'alcool et du travail. Les campagnes de prévention contre l'alcoolisme, ça culpabilise les alcooliques et, déjà, comme ils se sentent coupables de boire, ça ne marche pas. L'idée était de remonter étiologiquement à ce qui est derrière l'alcool : à la peur. Si on arrive à penser individuellement et collectivement la peur, il y a une possibilité d'élaboration psychique qui fait que d'autres stratégies par rapport au risque pourraient être substituées à l'alcool pour affronter la peur. Ce n'est pas du tout évident de mettre tous ces gens alcooliques au théâtre. Elle a fait un truc incroyable ! Elle va voir les familles. Elle va s'appuyer sur les femmes, des techniciens, des ouvriers comme des ingénieurs. C'est à partir de groupes de femmes qui souffrent de la violence de l'alcool qu'elle va travailler. Elle monte des pièces de théâtre en s'appuyant sur les femmes. Elle monte de petits spectacles. Des salariés sont bouleversés par les pièces et ils commencent à participer au processus. Plus ils vont participer, plus cela a une puissance expressive et une puissance mobilisatrice sur la pensée des gens. Progressivement, la mise en scène théâtrale du travail va entraîner un véritable processus dans le site industriel où elle opère et il y aura des résultats impressionnants sur la baisse de l'alcoolisme. Cela aura des effets sur l'alcoolisme qui va fondre comme neige au soleil. C'est un très beau travail.

« Une portée politique : Le théâtre a cette puissance dans l'espace public de déclencher une capacité, une volonté des gens à réfléchir sur leur propre rapport au travail dans des termes nouveaux »

14Pour moi, le rapport avec les artistes va dans les deux sens. Non seulement ils font un travail énorme pour la clinique, pour rendre visible ce qui ne l'est pas pour la société. Il y a amplification du travail du clinicien par l'artiste. En même temps, ils se nourrissent de nous. Il y a beaucoup de demandes, beaucoup viennent au labo, il y a beaucoup d'échanges et certains membres du laboratoire font du théâtre.

15 Les artistes portent dans l'espace public ces questions. Ils constituent une nouvelle communauté de sensibilité autour des questions du travail. Ça a beaucoup progressé ces dernières années, le thème du travail est sorti grâce à eux, c'est indiscutable. Ils apportent quelque chose à la clinique et ont une portée politique. Ils en font une question politique à part entière dont peuvent se saisir les citoyens dans les différents espaces ouverts à l'art et à la culture.

16 Ils posent la question de ce qui se passe, qu'est-ce qu'on peut comprendre ? Comment un homme, cadre, va se tuer, comme ça, en avançant dans l'étang alors qu'il ne sait pas nager ? Comment le corps dramatise-t-il ce qui ne se voit pas ? Ils contribuent à produire de la clinique et l'imposent comme un problème politique. On peut le nier mais le problème politique continue de se développer contre les gens qui se battent pour détruire le travail vivant comme Emmanuel Macron ou Myriam El Khomri.

« Un critère pragmatique de validation de mon travail scientifique »

17Pour moi, ceci constitue un critère de validation de mon travail scientifique. Si ces questions que je soulève sont pertinentes, alors la possibilité qu'elles soient relayées jusque dans l'espace public et politique est un critère pragmatique de la validité de ce que je révèle par mes recherches. Cette souffrance, mon problème à moi c'est de la décrire pour pouvoir agir dessus. Il y a un caractère scandaleux à attaquer la dimension du plaisir, la dimension affective du travail et, d'une manière plus conceptuelle, à attaquer la relation entre l'homme et le travail. Ce n'est plus alors qu'un rapport de souffrance. Et les possibilités de faire du travail la médiation du plaisir, en tant que plaisir d'accomplissement de soi, et un élément de construction de la culture et de la civilisation. Le néo-libéralisme veut détruire ça. C'est l'essence même du néolibéralisme qui est une pensée barbare, qui casse le lien entre le travail ordinaire et la civilisation, le rapport entre l'être humain et le travail comme promesse de réalisation de soi. On ne peut pas décrire la souffrance sans être scandalisé de ce qui est en cause là-dedans. Si ce que l'on décrit en clinique est vrai, normalement cela devrait déclencher un certain nombre de débats dans la société ­ même s'il peut aussi y avoir des mécanismes très puissants qui empêchent cette clinique d'être mise en discussion. Ça génère un débat qui est une preuve de la fécondité des recherches. Si on attrape bien les choses, il doit y avoir un débat. Le fait que tous ces artistes reprennent la question est une preuve de la clinique. Une des preuves que ce qu'on dit est juste, c'est que précisément ce n'est pas que moi aujourd'hui qui produis de la clinique, c'est plein de gens qui la rendent visible, qui la transmettent, qui font de l'enseignement, de l'art.


Date de mise en ligne : 01/10/2016

https://doi.org/10.3917/sopr.033.0009

Notes

  • [1]
    Psychiatre, psychanalyste, professeur titulaire de la chaire Psychanalyse-Santé-Travail au Cnam, et chercheur au Laboratoire psychologie clinique, psychopathologie, psychanalyse (PCPP) de l'Université Paris Descartes (Paris V).
  • [2]
    J.-P. Bodin, Très nombreux, chacun seul, spectacle produit par La Mouline, Création mars 2012.
  • [3]
    C. Dejours, M.-A. Dujarier, I. Gernet, A. Jeantet, D. Rolo, « Saisir la subjectivité et le travail par le film de fiction. Rencontre avec J.-M. Moutout », Travailler, 27, 2012, p. 123-142.
  • [4]
    J.-M. Moutout, Violence des échanges en milieu tempéré, Les Films du Losange, 2003 ; et De bon matin, Les Films de Losange, 2011.
  • [5]
    C. Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l'injustice sociale, Paris, Seuil, 1998.
  • [6]
    La psychodynamique du travail est une discipline créée par C. Dejours dans les années 1980, à partir de la psychopathologie du travail, en prenant en compte les apports de la psychanalyse, de l'ergonomie et de la sociologie.
  • [7]
    R. Baratta, Aucun risque ! Paroles de compagnons, Film documentaire, L'Ouvre boîte, Paris, 1991.
  • [8]
    S. Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1968 [1921].
  • [9]
    H. M. Karam, Travail, souffrance, silence. Analyse psychodynamique et nouvelles orientations thérapeutiques de l'alcoolisme, thèse de doctorat en Psychologie, Paris, Cnam, 1997.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions