Histoire du Tour de France, Jean-François MIGNOT, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 637, 2014, 128 p., 10 €.
1 Le livre de Jean-François Mignot, « Histoire du Tour de France », parle évidemment de cyclisme mais surtout d'économie, de sociologie et bien sûr d'histoire. Les chercheurs en sciences sociales dans beaucoup de pays développés se sont emparés depuis longtemps de l'analyse du sport. Il suffit de constater le nombre de revues académiques en langue anglaise traitant de sport pour s'en rendre compte. La France de ce point de vue est en retard mais depuis quelques années, des économistes et des sociologues français tentent de combler ce déficit. Ceci n'est pas anodin car s'il existe un sujet sur lequel les différentes disciplines des sciences sociales peuvent se conjuguer, c'est bien le sport. Le livre de Jean-François Mignot en est une parfaite illustration même si les statistiques dominent. En effet, l'auteur utilise de nombreuses données pour illustrer l'évolution du Tour de France au cours du XXe siècle.
2Le livre s'organise autour de quatre chapitres avec de nombreux encadrés informatifs, comme c'est le cas dans la collection « Repères ».
3 Le premier chapitre, L'histoire du Tour de France, reflet de l'émergence d'une culture de masse, analyse le Tour de France au prisme de l'évolution de la société, de ses débuts en 1903 à aujourd'hui, un siècle plus tard. Le Tour de France est né sur fond de l'affaire Dreyfus et d'inimitiés, créé par le nouveau journal L'Auto (qui deviendra L'Équipe) pour concurrencer le journal en place Le Vélo sur son propre terrain, le cyclisme. En plus de cent ans, la société française a changé et le Tour de France aussi. Le prix des vélos a chuté et ainsi le taux d'équipement des ménages est passé de moins de trois vélos pour 100 habitants à trente au tournant des années 2000. Parallèlement, la croissance du nombre de licenciés indique l'avènement de la société de loisirs. On fait du vélo pour le plaisir et dans des associations de cyclisme mais par ailleurs le développement de la télévision permet également de profiter du Tour de France de chez soi. Dans ce premier chapitre, l'auteur ne parle pas que du rôle fondamental de la télévision, il évoque aussi l'évolution des médias et plus généralement de la transformation des supports d'information au centre du développement du sport. Ce premier chapitre est une introduction au propos de l'auteur qui est de décrire « l'histoire d'un spectacle sportif à visée commerciale ».
4 Le deuxième chapitre, L'argent du Tour de France, est consacré justement à l'explosion des droits versés par la télévision. Ce processus concerne certes tous les sports, même si la plupart des analyses accessibles en France concernent le football. Ceci paraît normal puisqu'une part majeure de cette manne financière lui revient. L'augmentation des droits télévisuels au milieu des années 1980, et dans une moindre mesure au milieu des années 2000, a eu pour effet de « booster » le chiffre d'affaires du Tour. En 2015, comme pour les clubs de football, 60 % du chiffre d'affaires du Tour de France est lié à ces recettes, alors qu'au début des années 1950, il était composé à 60 % par la publicité et le sponsoring et à 35 % par les subventions versées par villes-étapes. L'augmentation des droits télévisuels a les mêmes conséquences dans toutes les activités sportives. Elle augmente les inégalités salariales car les meilleurs compétiteurs raflent tout. Qu'on lise un livre sur le football ou sur le cyclisme, « l'effet superstar » est à l' uvre : à talent quasiment identique, du fait du développement du sport à la télévision, très peu de sportifs vont gagner beaucoup d'argent et pour la plupart d'entre eux, pas autant qu'on ne l'imagine. La prime moyenne par coureur a fortement augmenté mais ce chiffre est surtout lié à l'explosion des primes des meilleurs coureurs.
5 Le chapitre 3, L'organisation du Tour de France, débute par l'analyse du règlement du tour. On accède à la stratégie des équipes, et notamment pourquoi le cyclisme est un sport à la fois individuel et collectif. C'est un sport individuel car le classement des coureurs dépend certes de leurs propres résultats, mais c'est aussi une discipline collective car leur classement dépend également des performance et expériences de leurs coéquipiers ainsi que de leur position relative au sein de leur équipe. La suite du chapitre dresse un panorama de l'évolution des caractéristiques des coureurs. Avant la première guerre mondiale, un peu plus d'une cinquantaine de coureurs étaient au départ du Tour de France : or, ils sont environ deux cents depuis le début des années 1990. Une forte augmentation a eu lieu dans les années 1980 ; celle-ci s'explique par un changement du règlement et par une augmentation du nombre de sponsors.
6 Les coureurs cyclistes ne sont pas très diplômés. Jean-François Mignot nous explique que Laurent Fignon, un coureur français très connu, était le seul à avoir le baccalauréat et des lunettes... il était surnommé « l'intello ». Aujourd'hui, il semble que, même si les coureurs professionnels ne sont pas issus de la grande bourgeoisie, ils sont plus diplômés qu'ils ne l'étaient il y a encore vingt ans. De toute façon, s'investir dans le sport et y réussir nécessite un investissement de tous les instants, ce qui est quasiment incompatible avec d'autres activités, y compris la scolarité [1].
7 Enfin, le chapitre 4, Le spectacle du Tour de France, revient sur ce qui est au c ur de l'économie du sport : l'équilibre compétitif, c'est-à-dire le maintien de l'incertitude entre les compétiteurs afin de ne pas lasser spectateurs et téléspectateurs. Jean-François Mignot analyse différents facteurs introduits pour conserver le suspens : le nombre de jours de courses et de jours de repos, la distance moyenne des étapes...variables qui permettent de comprendre comment s'est transformé le tour, et notamment comment est entretenue l'incertitude quant aux résultats. L'auteur ne pouvait clôre ce chapitre sans parler de dopage puisque celui-ci est particulièrement associé au cyclisme. À ce sujet, le graphique no20 sur l'évolution des temps d'ascension de l'Alpe d'Huez est éloquent : on observe une diminution des chronos jusqu'en 2002-2003, mais ces données s'inversent suite à l'introduction des tests anti-EPO en 2002, puis à l'instauration des passeports biologiques en 2008.
8 L'ouvrage de Jean-François Mignot est un ouvrage multidisciplinaire ; cela en fait l'une de ses forces et le rend très agréable à lire. Il a même le don de vous faire lire un autre ouvrage dédié au Tour, celui d'Albert Londres, Les forçats de la route [2], sur le Tour de France 1924.
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Richard Duhautois
richard.duhautois@cee-recherche.fr
Reconstruire sa vie professionnelle. Sociologie des bifurcations biographiques, Sophie DENAVE, Paris, PUF, 2014, 305 p., 25 €
10 Dans Le nouvel esprit du capitalisme (1999), Luc Boltanski et Ève Chiapello mettaient en évidence, au terme de leurs analyses d'ouvrages de management, une authentique rupture. Dans les années 1960, les notions de qualification, de carrière, de stabilité, de fidélité à l'entreprise étaient centrales. À compter des années 1990 émergent puis s'imposent les notions d'employabilité, de mobilité, d'agilité, et surtout de projet que chaque actif doit s'employer à réaliser sous peine d'être socialement disqualifié.
11 Dans son ouvrage, issu de sa thèse dirigée par Bernard Lahire, Sophie Denave interroge les mobilités professionnelles contemporaines. Loin de l'impensé qui considère que toute mobilité se doit d'être ascendante, elle se propose d'en analyser non seulement les résultats mais aussi les étapes et les conditions concrètes de leur mise en uvre. L'auteur n'adopte pas le terme de reconversion qu'elle juge trop imprécis ; elle opte pour ceux de bifurcation et de ruptures professionnelles. Son attention se porte en effet sur les trajectoires de sujets qui changent réellement d'activité et non de ceux qui optent pour un emploi similaire dans une autre branche professionnelle. L'acquisition de savoirs et de savoir-faire nouveaux s'avère donc déterminante. Ainsi, elle écarte une enseignante qui lui narre sa migration vers le secteur de l'édition au profit d'un cadre commercial qui devient boucher. La première pourra en effet mobiliser dans son nouveau secteur d'activité ses compétences linguistiques. Le second, lui, doit en acquérir de nouvelles. En se référant à des données de l'INSEE, cette définition conduit Sophie Denave à estimer qu'en 2006, plus de 11 % de la population française est concernée par de tels processus.
12 La première partie de l'ouvrage est dédiée à l'analyse des trois étapes du « processus de rupture professionnelle ». Cette approche rompt radicalement avec celle qui confère à la notion de projet, fortement connotée idéologiquement, une place centrale dans l'étude des trajectoires.
13 Pour l'auteur, la première étape se caractérise par un temps de désillusions professionnelles ; le sujet se déclare « usé », il prend conscience de l'impasse dans laquelle il est engagé du fait notamment d'une orientation scolaire non souhaitée. Cette phase se cristallise avec l'irruption d'un événement professionnel ou personnel dans un contexte singulier. Ainsi Evelyne, cadre financier, va refuser une mobilité géographique non par principe mais parce qu'elle est mère d'un jeune enfant et a pour conjoint d'un homme qui refuse tout déménagement. Elle va accepter un licenciement et considérer qu’un « break » dans sa carrière est la seule option possible.
14 C'est cette conjonction entre un événement et un contexte qui va déclencher la seconde phase : celle que l'auteur nomme « transition professionnelle ». Cette dernière sera abordée par les sujets avec des ressources très variables. Si certains vont bénéficier de dispositifs sécurisants tels un congé formation, des allocations chômage... d'autres mobiliseront un pécule personnel ou plus souvent exerceront temporairement une activité alimentaire ou s'adonneront à une activité non déclarée.
15 Sans surprise, l'ultime étape : l'engagement dans la nouvelle vie professionnelle sera pour une large part conditionnée par les ressources que le sujet aura pu mobiliser. Parmi celles-ci les diplômes et le capital social jouent un rôle majeur mais l'auteur met en lumière l'importance des caractéristiques du métier visé. Selon que l'accès à celui-ci est conditionné par l'exigence d'une certification ou s'il est libre d'accès, les transitions seront plus ou moins aisées. Ainsi, les métiers artistiques ou ceux fort vastes de la formation, de l'encadrement d'activités sportives, du coaching... s'avèrent plus accessibles que ceux strictement règlementés. Mais le choix d'un nouveau métier n'est pas uniquement lié à ses caractéristiques ou aux opportunités économiques qu'il peut procurer. Certaines bifurcations professionnelles sont à lire au travers de choix de vie, et notamment ceux d'accéder à une conciliation des engagements professionnels, personnels et sociaux.
16 Intitulée « Les conditions de possibilité des ruptures biographiques », la seconde partie permet à l'auteur d'analyser la corrélation pouvant être mise en évidence entre rupture professionnelle et rupture biographique. Elle formule une hypothèse : les bifurcations professionnelles ne vont pas toujours engendrer des changements de vie significatifs. Pour mettre à l'épreuve cette affirmation, Sophie Denave, à la lumière des quarante entretiens réalisés, dégage cinq variables majeures : la situation matrimoniale, le niveau de vie, les loisirs, la sociabilité, le rapport au travail. Si dans la moitié des cas, l'auteur valide son hypothèse, une autre moitié des interviewés a vécu d'authentiques ruptures : l'auteur évoque alors des « conversions biographiques ».
17 La continuité biographique s'avère être plutôt le fait de sujets qui cherchent à retrouver ou à conserver un équilibre de vie. C'est le cas, assez emblématique, de mères de familles qui quittent des métiers à fortes contraintes horaires pour s'investir dans des métiers où la gestion des engagements professionnels s'avère plus aisée. Ainsi, ces sujets changent de métier pour « ne pas changer », ils aspirent surtout à « ... maintenir certaines manières d'être, de faire ou de penser fortement incorporées et mises à mal dans la situation précédente. » (p. 208)
18 A contrario, la rupture professionnelle coïncide, dans une autre moitié des cas analysés, avec une rupture biographique qui joue alors le rôle de déclencheur. Ainsi Sophie Denave étudie le cas d'un salarié qui épouse une personne ayant des pratiques culturelles supérieures aux siennes. Il redécouvre alors des aspirations antérieurement contraintes, modifie son réseau de sociabilité, reprend des études et change de situation professionnelle. Si l'écart entre les conjoints provient d'un statut socio-économique différent, la conversion peut être facilitée par l'appui financier que le plus favorisé offrira pendant la période de transition. La parentalité conduit aussi à des ruptures parfois majeures. Une femme cadre, très investie dans son entreprise, peut, après avoir opté pour un congé parental, ne plus vouloir retrouver un statut de salariée. Devenue assistante maternelle, elle trouve dans son nouveau mode de vie un équilibre qu'elle n'avait pas même si sa nouvelle situation est dévalorisée par son entourage. Enfin, la rupture professionnelle peut aussi être motivée par un profond malaise existentiel : c'est le cas emblématique de cet ingénieur. Diplômé de l'École Polytechnique sous la pression parentale, il quitte brusquement son emploi et vit durant deux ans de petits boulots. Il trouve in fine son équilibre après un passage au séminaire et réalise à présent sa vocation de prêtre en s'occupant de personnes en grande difficulté.
19 L'auteur nous convainc-t-il de l'intérêt d'analyses sociologiques appuyées sur des parcours individuels ? On peut penser qu'il serait plus probant de privilégier des données statistiques qui nous renseigneraient sur les flux. Certes, mais ces données sont muettes sur les processus sous-jacents aux trajectoires. En donnant la parole à des sujets différents mais ayant tous changé significativement de métier, Sophie Denave met en lumière un processus ternaire, partagé par tous. Au terme de ses analyses, l'auteur affirme que tous les sujets rencontrés déroulent cette histoire idéal-typique de façon singulière en fonction de leur position sociale et des contraintes propres à leurs contextes. Son analyse emporte notre adhésion sur la première dimension grâce à une écoute des interviewés d'une rare pertinence. Cependant, on peut observer qu'elle n'accorde pas la même attention aux environnements socio-économiques dans lesquels ceux-ci évoluent. Dès lors des travaux prenant en compte ces derniers seraient les bienvenus pour rester au plus près des réalités vécues par nos contemporains.
20 francois.granier@univ-paris1.fr
La Tentation du bitume. Où s'arrêtera l'étalement urbain ?, Olivier RAZEMON, Éric HAMELIN, préface de Roland CASTRO, Paris, Éditions Rue de l'échiquier, 2012, 220 p., 14 €.
21 Les deux auteurs, Éric Hamelin, sociologue des espaces urbains et Olivier Razemon, journaliste au quotidien Le Monde posent clairement la question : où s'arrêtera l'étalement urbain ? Par étalement urbain, les auteurs qui se réfèrent à une définition communément admise désignent les situations où la croissance de l'espace occupé par l'agglomération dépasse la croissance de la population. Autrement dit, chaque habitant supplémentaire consomme plus d'espace que ses prédécesseurs. En deçà, il convient d'évoquer une expansion urbaine, phénomène considéré comme acceptable.
22 Dans la préface, Roland Castro reformule la question : « Comment surmonter la tentation du bitume » ? Celle-ci façonne nos territoires et nous en subissons ses exigences. Les villes se densifient et s'étalent. Habitats collectifs, maisons individuelles, aires logistiques, emprises ferroviaires et aéroportuaires... font reculer la campagne car les « croqueurs de terre » sont nombreux. Alors que le citoyen clairvoyant stigmatise les maisons individuelles, dénonce le mode de vie pavillonnaire, vilipende l'usage immodéré de la voiture... il contribue néanmoins par ses choix de consommation à l'étalement urbain. Inexorablement, la ville gagne la campagne. Les champs cèdent la place, ici aux zones industrielles, là à des myriades de maisons sans caractère.
23 Les auteurs nous livrent maintes données. Ainsi, si la densité de population de la France métropolitaine est de 118 habitants au km2, elle est de 21 000 à Paris mais de 1 400 seulement à Tournefeuille, commune de la proche banlieue de Toulouse, couverte presque exclusivement de pavillons. En outre, ce type d'habitat conduit à une sur-artificialisation de l'espace pour créer voies de circulation secondaires et parkings.
24 Toutes ces emprises conduisent à un terrible bilan. En France, la ville grignoterait, tous les dix ans, 6 000 km2, soit la taille moyenne d'un département ; mais il est vrai que l'urbanisation représente un tel marché que rares sont les acteurs qui renâclent à s'y engager.
25 Pourtant, les pouvoirs publics ne sont pas restés inactifs : ils ont promulgué de nombreux textes législatifs et force règlements. Citons notamment la loi « Littoral » votée en 1986 qui entend limiter strictement la possibilité de construire sur les rivages, mais elle est la cible récurrente de nombreux et puissants lobbyistes. Là comme ailleurs, des opérateurs immobiliers savent jouer des intérêts à court terme des élus du « millefeuille territorial ». Cependant, ceux-ci ne sont pas démunis pour piloter leurs territoires. Ils disposent en effet de quatre outils majeurs d'aménagement qui, aux yeux des auteurs, s'articulent pour une gestion raisonnée de leurs espaces. Ainsi, le plan local d'urbanisme (PLU) est l'acte de référence pour accorder ou pas les permis de construire : il confère aux maires un pouvoir fort. Les schémas de cohésion territoriale (SCOT) permettent de fixer, au niveau des intercommunalités, les grandes orientations. Ces documents sont consolidés par les programmes locaux d'habitat (PLH) et, pour les communes de plus de 100 000 habitants, par des plans de déplacements urbains (PDU).
26 Cependant, la majorité des édiles font le constat qu'il plus aisé de créer un nouveau quartier à l'extérieur du bourg ou du village que de réhabiliter des maisons existantes, surtout si elles sont mal entretenues. Dès lors, les lotissements pavillonnaires, « mitent » inexorablement les espaces agricoles sans que nous prenions conscience que le rêve de la majorité des Français, être propriétaire, génère d'énormes coûts sociaux, économiques et écologiques.
27 En outre, la grande distribution à vidé nombre de centres urbains de villes moyennes de leur tissu commercial historique et contraint de fait les consommateurs à utiliser leurs véhicules. Habiter dans une zone périurbaine condamne ses résidents à des mobilités perpétuelles coûteuses, participe à une spécialisation des quartiers et génère insidieusement de la ségrégation sociale.
28Mais comment résister au bitume ? Pour les auteurs, les solutions ne concernent pas seulement l'habitat mais aussi l'emploi, les services, les espaces verts, les loisirs... C'est nourrie de cette vision intégrée qu'a été votée en 2000 la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain dite loi SRU. Elle a été confortée dès 2010 par un engagement national pour l'environnement inscrit au c ur du « Grenelle II ». Pour les auteurs, ces textes vont dans le bon sens. Ils doivent constituer des armes « anti étalement ». Améliorer la vie urbaine en optimisant l'espace passe par des actions innovantes. Ainsi, pourquoi ne pas superposer les usages : bureaux, parkings, hangars... ? C'est notamment l'une des pistes avancées par Raoul Castro qui se fait l'avocat de tours d'une vingtaine d'étages où chaque niveau aurait une finalité propre. Par ailleurs, le développement d'éco quartiers, autonomes en matière d'énergie et soucieux d'une préservation de la biodiversité mais surtout regroupant des fonctions aujourd'hui dispersées : emplois, éducation, sport, commerce... devrait être systématisé. Des espaces en déshérence : friches industrielles, casernes désaffectées, aires urbaines dégradées... ont vocation à les accueillir tout prioritairement.
29Peut-on espérer une fin de la boulimie du bitume ?
30 Certains habitants de résidences périphériques aspirent à retrouver un logement plus proche des noyaux urbains mieux desservis en transports en commun. Des centres villes réhabilités, parcourables pour partie à pied attirent des activités commerciales et culturelles qui avaient disparu.
31 La France, comme la quasi-totalité des pays, est devenue un pays où la population urbaine croît inexorablement, délaissant toujours plus les espaces agricoles. Ceux-ci sontils condamnés à être des déserts avec en corollaire le développement d'élevages industriels et d'une agriculture intensive au détriment de l'agro-écologie dont chacun vante pourtant les vertus ?
32 Faut-il nous résigner à de tels scénarios ? Telle n'est pas la conclusion des auteurs qui tablent sur un ressaisissement de nos sociétés. « Si tu ne cherches pas l'inespéré, tu ne le trouveras point » (Héraclite).
33 vaillant.louis@wanadoo.fr
Les Sens du travail. Migration, reconversion, Yolande BENARROSH, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2014, 208 p., 18 €.
34 Quels sont les sens du travail vus du chômage ? À partir de ses enquêtes réalisées dans les années 1990-2000, l'auteur analyse ce qu'un regard « en creux », « en biais » sur le travail, celui des personnes au chômage, en reconversion ou des agents en charge des chômeurs, dit de la place du travail dans notre société. L'heuristique de ce déplacement du regard permettrait d'aborder une autre question attachée au débat public : le chômage est-il seulement une épreuve ou peut-il conduire à d'autres formes d'émancipation alternatives au travail ? L'ouvrage se veut une contribution au débat entre les tenants de la centralité du travail et ceux d'un revenu inconditionnel.
35 Une première partie est consacrée au « travail de l'entre-deux » d'anciennes ouvrières du textile en reconversion. Outre le clivage entre deux registres qu'illustre le passage du monde de l'usine à celui des services et les nécessités d'adaptation qu'il suppose (hantise de se tromper vs habitude de la vitesse, objets variés et imprévisibles vs palettes limitées de tâches, peur du contact vs tête-à-tête avec la machine), l'enquête montre aussi que des compétences issues de l'ancienne expérience, telles que la capacité à se gérer, régir les cadences face à la machine, permettent, sous certaines conditions, l'élaboration de nouvelles capacités, gestionnaires ou relationnelles. En ce sens, le travail vu comme source d'imprévus, de contraintes, permet l'expérience créatrice et transformatrice.
36 La deuxième partie de l'ouvrage revient sur des enquêtes réalisées auprès d'une centaine de chômeurs entre 2003 et 2005. Là encore, le travail apparaît comme une activité « instituée » et « instituante », dont l'absence entraîne déséquilibres et ajustements, notamment avec une autre institution, celle de la famille. Nombre des discours des chômeurs sur le travail se réfèrent ainsi, non au contenu de l'activité antérieure, mais à l'absence de travail comme élément de fragilité identitaire dans le schème familial, ou au contraire comme source de nouvelles recompositions en l'absence de charges familiales. Cette centralité de l'articulation famille/travail apparaît, y compris parmi les franges les plus enclines à la critique du travail que sont les chômeurs militants, sans toutefois qu'on puisse en tirer des conclusions en raison du faible nombre de personnes interrogées (8 sur 20 entretiens auprès de chômeurs organisés).
37 La troisième et dernière partie prend pour appui les deux enquêtes réalisées d'une part auprès des conseillers ANPE, d'autre part auprès de destinataires du RMI, pour interroger le sens des politiques publiques de lutte contre le chômage. Est ainsi abordée en filigrane la thématique des politiques d'activation des dépenses qui renoue avec une conception du travail comme désutilité, réduit à un arbitrage salaire-consommation-loisir, conduisant à envisager les revenus de remplacement sous l'angle des trappes à inactivité. Si l'auteur relève une forme de convergence entre cette philosophie et les nécessités professionnelles de tri et de mesure de l'activité des conseillers, ce lien n'est ni explicité ni référé à des travaux plus récents sur la période allant de 2005 à la fusion ANPE/Pôle Emploi. Enfin, à l'instar d'autres études sociologiques, l'enquête menée auprès des destinataires du RMI avait apporté un démenti supplémentaire à l'existence, postulée par une approche économétrique du rapport au travail, des trappes à inactivité. D'autres causes au refus d'emploi que la préférence naturelle pour le non-travail, telles que l'enfermement dans la spirale des petits boulots non qualifiés, les responsabilités familiales, ou des paris sur des projets professionnels à moyen ou long terme, ne sauraient être réduites aux seuls équivalents monétaires. D'où la nécessaire prise en compte des dimensions temporelles pour fonder un rapport au travail satisfaisant. Le triptyque travail/famille/temps ainsi construit fait apparaître le travail comme une « institution totale », renvoyant dos à dos des approches d'un travail-désutilité où l'auteur inclut tant l'économie politique standard que les courants prônant un revenu universel inconditionnel, argument qui mériterait sans doute une plus ample mise en perspective théorique.
38lynda.lavitry@univmed.fr