Notes
-
[1]
Doctorant en histoire contemporaine au Centre Georges Chevrier, Université de Bourgogne.
-
[2]
D. Tartakowsky, « Organisations et cultures ouvrières dans l'Europe du XIXe siècle. Les premières formes de solidarité ouvrière », dans P. Arnaud (dir.), Les Origines du sport ouvrier en Europe, Paris, L'Harmattan, 1994, p. 29-43.
-
[3]
T. Terret, Histoire du sport, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 3e éd., 201, p. 56 [1re éd. : 2007].
-
[4]
T. Jobert, « L'Auto, un organe de presse ? », p. 13, dans E. Combeau-Mari (dir.), Sport et presse en France (XIXe-XXe siècles), Paris, Le Publieur, 2007, p. 13-23.
-
[5]
J.-P. Frey, Le Rôle social du patronat : du paternalisme à l'urbanisme, Paris, L'Harmattan, 1995, p. 60.
-
[6]
Selon Gérard Noiriel, cette rupture constitue le basculement du « patronage » vers le « paternalisme » industriel, avec le déploiement d'une stratégie cohérente d'encadrement idéologique de la main-d' uvre dont l'expression achevée se situe dans l'entre-deux-guerres (G. Noiriel, « Du ‟patronage” au ‟paternalisme” : la restructuration des formes de domination de la main-d' uvre ouvrière dans l'industrie métallurgique française », Le Mouvement Social, 144, juillet-septembre 1988, p. 17-35).
-
[7]
L'Auto, 4 juin 1919, p. 1.
-
[8]
L'Auto, 11 février 1921, p. 3 et 14 décembre 1921, p. 1 et 2.
-
[9]
L'Auto, 9 août 1923, p. 1 et 16 août 1923, p. 2.
-
[10]
P. Fridenson, « Les ouvriers de l'automobile et le sport », Actes de la recherche en sciences sociales, 79, 1989, p. 50-62.
-
[11]
L'Auto, 30 avril 1927, p. 2.
-
[12]
B. Blanchard, « Michelin 1890-1920 : sport et médias au service de l'entreprise », dans P. Clastres et C. Meadel (dir.), p. 348 ; Le Temps des médias. La fabrique des sports, Nouveau monde Éditions, 9, 2007/2348, p. 337-348.
-
[13]
L'Auto, 23 septembre 1926, p. 2.
-
[14]
L'Auto, 31 décembre 1931, p. 1 et 4.
-
[15]
A. Mourat, « Sport et presse d'entreprise. L'exemple des journaux Peugeot de 1918 à nos jours », p. 196, dans E. Combeau-Mari (dir.), Sport et presse en France (XIXe-XXe siècles), Paris, Le Publieur, 2007, p. 191-206.
-
[16]
P. Dietschy et A. Mourat, « Professionnalisation du football et industrie automobile : les modèles turinois et sochalien », Histoire et sociétés, Revue européenne d'histoire sociale, 18-19, 2006, p. 154-175.
-
[17]
L'Auto, 6 septembre 1925, p. 1 et 24 décembre 1925, p. 4.
-
[18]
L'Auto, 4 février 1926, p. 2.
-
[19]
L'Auto, 8 mai 1926, p. 1 et 2.
-
[20]
L'Auto, 7 septembre 1938, p. 8.
-
[21]
L'Auto, 19 novembre 1937, p. 1 et 5.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
Y. Léziart, Sport et dynamiques sociales, Joinville-le-Pont, Éditions Actio, 1989, p. 118-120.
-
[24]
L'Auto, 22 mars 1928, p. 3.
-
[25]
R.-F. Heeler, « Organized Sport and Organized Labour : The Workers' Sports Movement », p. 193, Journal of Contemporary History, 13 (2), 1978, p. 191-210.
-
[26]
L'Auto, 21 mars 1926, p. 1.
-
[27]
L'Auto, 13 octobre 1931, p. 1 et 3.
-
[28]
L'Auto, 20 octobre 1931, p. 1 et 2.
-
[29]
L'Auto, 15 décembre 1931, p. 1, 2 et 3.
-
[30]
L'Auto, 24 août 1933, p. 1 et 27 décembre 1933, p. 5.
-
[31]
L'Auto, 21 août 1924, p. 1.
-
[32]
L'Auto, 9 septembre 1930, p. 1.
-
[33]
L'Auto, 11 décembre 1925, p. 1.
-
[34]
L'Auto, 7 novembre 1934, p. 5.
-
[35]
L'Auto, 22 septembre 1937, p. 1.
-
[36]
L'Auto, 20 octobre 1931, p. 1 et 2.
-
[37]
L. Boltanski, « Les usages sociaux du corps », Annales, 1, février 1971, p. 221.
-
[38]
S. Trist, « Le patronat face à la question des loisirs ouvriers : avant 1936 et après », p. 52, Le Mouvement Social, 150, janvier-mars 1990, p. 45-57.
-
[39]
Y. Becquet, L'Organisation des loisirs des travailleurs, Nancy, A. Pedone, 1939, p. 228.
-
[40]
L'Auto, 3 novembre 1931, p. 1 et 3.
-
[41]
L'Auto, 22 mai 1926, p. 1, 2 et 4.
-
[42]
L'Auto, 25 octobre 1926, p. 3.
1 À la charnière des XIXe et XXe siècles, la classe ouvrière connaît une augmentation de son poids politique qui affecte l'évolution de ses comportements sociaux et culturels. De nouvelles lois imposent progressivement des avantages déjà partiellement consentis aux ouvriers par une minorité d'industriels. La réglementation et la diminution progressive des temps de travail, l'élévation du niveau de vie et de la formation scolaire contribuent à une lente diversification des pratiques de loisirs populaires et au développement d'une nouvelle offre sportive. Danielle Tartakowsky souligne combien le regroupement autour d'un sport compte, avec l'engagement syndical, parmi les premières formes de solidarité ouvrière [2].
2 Le quotidien sportif L'Auto, fondé en 1900 par Henri Desgrange, occupe une position monopolistique dans le champ de la presse sportive jusqu'en 1944. Après la première guerre mondiale, il capte un lectorat sans cesse croissant. En 1933, fort de ses 364 000 tirages moyens avec des pointes à 730 000 pour le Tour de France, L'Auto impose sa suprématie devant Le Miroir des sports, La Vie au grand air, L'Écho des sports et d'autres titres plus limités [3]. Résultats, analyses et commentaires émaillent les colonnes. Poser la question de la nature de L'Auto, signale Timothée Jobert, « c'est interroger non seulement l'homogénéité des discours publiés, mais aussi leurs origines, leurs destinataires, et leurs soubassements motivationnels » [4]. Les conditions d'apparition de L'Auto mettent en évidence les marges étroites de liberté dont bénéficient les journalistes et l'influence exercée par les industriels du cycle et de l'automobile qui financent le titre. Dans ce cadre, la pérennité du journal doit reposer tant sur la rencontre entre les rédacteurs et un lectorat, que sur le respect d'une ligne éditoriale dictée par des intérêts économiques sous-jacents.
3 Le succès affirmé de L'Auto dans l'entre-deux-guerres, concomitant à la venue massive des Français sur les terrains de sport sous l'impulsion du patronat, des fédérations et de l'État, suscite ici notre curiosité. Il faut dire que les actions engagées par les grandes entreprises et les plus modestes corporations font écho au projet de popularisation des sports promu par L'Auto depuis ses débuts. La problématique est porteuse d'enjeux de recherches dans le sens où ce titre est issu d'industriels et de mondains qui conservent une vision traditionaliste du sport. Dans le même temps, les travailleurs font preuve d'une susceptibilité aiguë en ce qui touche à l'emploi de leurs loisirs. Dès lors, quel traitement médiatique le journal veut-il bien accorder au sport à l'entreprise ? Quelles réciprocités relationnelles fait-il émerger entre ces deux univers ? Quels principes et visées orientent le discours des journalistes ? Le dépouillement systématique opéré sur le quotidien, de novembre 1918 à septembre 1939, livre de nombreuses réponses. D'entrefilets en articles, les discours sur le « sport social », le « paternalisme sportif » et le « sport corporatif », qui font figure de locomotives médiatiques de la pratique sportive dans le giron de l'entreprise, permettent de cerner ces rapports.
Le paternalisme d'après-guerre et ses uvres modèles par L'Auto
4Dès le XIXe siècle, l'activité philanthropique permet au patronat d'étendre son intervention sur la vie des ouvriers et des employés. Jean-Pierre Frey rappelle comment le patronage industriel essaime dans l'Est de la France, avec les dynasties Koechlin, Dollfus, Schlumberger et de Wendel [5]. Un ensemble de facteurs recherche de la productivité, émergence du mouvement ouvrier, explosion des grèves, montée en puissance de l'État entraîne à la fin du siècle de nouveaux rapports de force entre patrons et ouvriers [6]. Ainsi l'incitation à la prise en charge des loisirs des travailleurs est-elle grandissante. Il s'agit pour les entreprises appartenant aux secteurs d'activité apparus pendant la première révolution industrielle houillères, sidérurgie et textile d'éloigner les ouvriers des cabarets tout en les distrayant, dans un processus d'intégration du sport à la gestion du personnel. Aux lendemains de la première guerre mondiale, le paternalisme traditionnel est relancé. À cet instant, l'opposition patronale à la journée de huit heures relève non seulement du coût économique qu'engendrerait la nouvelle législation sociale, mais aussi des craintes soulevées au sujet de l'utilisation que les ouvriers en feraient. Peu de patrons acceptent le raisonnement des syndicalistes, lesquels estiment que la réduction du temps de travail favoriserait le déclin de l'alcoolisme et l'épanouissement de la vie familiale. L'Auto participe activement à cette lutte déclarée contre les maux qui touchent la société française, et s'engage fermement en enjoignant les industriels à organiser ce temps hors-travail, quitte à en laisser le concours aux syndicalistes et à la CGT [7]. La relance d'importants conflits dans le monde du travail, avec les grèves de 1919-1920 et l'apparition du Parti communiste, accélèrent le processus. C'est en premier lieu dans l'industrie automobile que le courant pro-sportif s'impose. Le terme de « modèle » introduit dès 1921 deux articles respectifs sur le sport chez Michelin et chez Renault, qui louent l'action de ses concepteurs [8]. En 1923, le quotidien s'intéresse aux firmes qui font au sport une place de premier choix, en réponse à une enquête réalisée par le ministère du Travail qui s'attaque au problème des loisirs des ouvriers suite à la loi des huit heures [9]. Les diverses associations sportives créées s'insèrent dans ce que Patrick Fridenson identifie comme un modèle français de paternalisme sportif, c'est-à-dire une mobilisation symbolique permanente visant à contrôler les activités des ouvriers [10]. Elles permettent de recruter puis de fédérer une main-d' uvre recomposée en forte évolution après la Grande guerre. Dans ce sens, l'organisation d'activités pour occuper les loisirs des travailleurs répond d'abord à un motif étroitement lié à la logique interne de l'entreprise qui entend récolter les fruits de sa politique. À travers ces concrétisations, L'Auto peut aiguiser ses arguments, donner du crédit à ses engagements sur le terrain social, et alimenter pleinement un format éditorial à la recherche d'un nouvel équilibre au sortir de la guerre.
Sport, entreprise et média : trident régulateur d'une promotion croisée
5Fondateurs d'une société sportive, les frères Édouard et André Michelin, à la tête de l'entreprise du même nom depuis 1889, se positionnent avant la guerre dans le développement du mouvement sportif. Par la suite, Marcel Michelin poursuit l' uvre de ses prédécesseurs. Répondant à la visite d'Henry Musnik, écrivain et collaborateur au journal L'Auto, il indique que la participation au sport, si elle n'est pas obligatoire, appartient à un projet plus vaste [11]. Il est ainsi important pour la firme de faire connaître au plus grand nombre l'existence d'une société omnisports en son sein. Le quotidien sportif national se mue alors en véritable support de communication de la grandeur sportive montferrandaise. C'est un savoir-faire qui est mis en lumière par le traitement et l'utilisation médiatique du sport, qui devient un argument publicitaire. Bertrand Blanchard remarque comment, au cours de la période de l'entre-deux-guerres, on assiste à « l'émergence progressive d'un triptyque ‟sport-médias-industriels” dans lequel les trois entrées se rencontrent, se renforcent, se soutiennent et s'affrontent parfois » [12]. Quand on se souvient qu'Édouard Michelin avait participé au lancement du journal L'Auto en 1900, on n'est guère surpris de voir le sport et les médias rentrer dans le cadre d'une politique d'expansion industrielle. En 1926, L'Auto encense un autre fleuron de l'économie française :
« S'il est une maison qui a travaillé cette année pour le sport français, c'est à coup sûr notre grande marque nationale Peugeot. Dans un silence profond, sans le crier sur les toits, avec la modestie qui est habituelle à ses actifs dirigeants, Peugeot a recruté un peu partout les meilleurs de nos régionaux, et elle les a carrément lancés dans la mêlée, obtenant avec eux, et grâce aux conseils éclairés de son directeur sportif, notre excellent ami Dion, les plus heureux résultats. » [13]
7À nouveau, associer le comte de Dion aux réalisations sportives n'est pas fortuit. L'homme est un des principaux responsables de l'Automobile club de France et avec le lobby conservateur, soutient activement le quotidien. « Un grand pas en avant pour la collaboration du sport et de la sociologie », poursuivra le quotidien cinq ans plus tard, en enquêtant sur l' uvre de Peugeot dans la région de Sochaux [14]. Parmi les nombreux groupements sportifs, l'équipe de football, le FC Sochaux, s'impose durablement dans le paysage du football français et ce faisant, dans la rubrique journalistique correspondante. Antoine Mourat considère que le champion sportif devient alors un exemple à suivre pour les employés de la firme [15]. Il s'agit là d'un autre type de paternalisme sportif, le modèle américain, selon lequel cette émulation au plus haut degré permet de développer des compétences que les ouvriers peuvent réinvestir dans leur pratique professionnelle. Paul Dietschy observe combien, dans les faits, la condition de salariés prive les joueurs de tout pouvoir de décision au sein du club, les confinant « dans des rôles de simples exécutants des consignes transmises par la maîtrise » [16].
L'amateurisme comme victime collatérale ?
8Sous l'angle sportif, le cas de l'AS Valentigney (ASV) vu par le journal L'Auto ne manque pas d'attirer l'attention. Le onze recrute essentiellement ses joueurs parmi les employés de Peugeot. Ses directeurs acceptent régulièrement de patronner les rencontres, et les efforts qu'ils fournissent pour le club sont notables, comme L'Auto le répète à l'envi [17]. Pourtant, quand l'ASV réalise un parcours remarquable en Coupe de France qui l'emmène en finale face à Marseille en mai 1926, les discours prennent une tournure différente : « L'AS Valentigney n'est pas subventionnée par la maison Peugeot qui a voulu lui conserver son caractère indépendant, son esprit de club et le désintéressement de ses joueurs. » [18]
9Ce positionnement est à replacer au c ur du débat sur le statut de l'amateurisme, auquel le quotidien sportif prend part activement dans l'entre-deux-guerres. L'Auto prêche le détachement financier des sportifs et mène la chasse contre la pratique de l'« amateurisme marron ». La générosité des mécènes est scrutée de près. La position des établissements Peugeot est périlleuse et la direction doit entamer un virage médiatique des plus habiles. Les dirigeants interviennent dans les colonnes de L'Auto pour prendre leurs distances vis-à-vis du club. La vision enjolivée du sport social et patronal est atténuée mais conservée, tout en prenant en considération une problématique à l'intérêt supérieur la tendance au professionnalisme. L'illustration la plus significative de cette attitude consiste à démontrer combien les joueurs constituent une force de travail réelle, spécialisée et efficace dans les usines Peugeot. Les joueurs sont tour à tour décrits dans l'exercice de leur profession :
« Dans les vastes usines d'autos d'Audincourt, supérieurement organisées, tandis que le câble oblige au travail régulier et sans arrêt, Gigont, face mobile et curieuse, contrôle des ressorts, et le petit Vanpraet ajuste des boulons sur un châssis de 11CV, et le petit Rigoulot, vrai titi franc-comtois, lime et frappe à grands coups de marteau. » [19]
11La ferveur retombée, le quotidien sportif poursuit dans cette voie en parfaite collaboration avec une administration encline à s'exposer dans ce rôle. Dans la seconde moitié des années 1930, le regard de L'Auto s'attarde sur l'accession du Racing Club de Lens (RCL) en seconde division du championnat de France de football en 1934, et le titre remporté en 1937. Au pays des « gueules noires », le style propagandiste utilisé par les dirigeants de la Compagnie des mines fait clairement écho à celui rencontré dans l'industrie automobile. Les désirs de mettre en place un réseau de recrutement local et de conserver les joueurs animent les dirigeants du RCL [20]. Le joueur est décrit non seulement dans ses réalisations footballistiques, mais avant tout à travers la figure du mineur. « On parle football à 194 mètres sous terre ! » se réjouit ainsi le journaliste Jacques de Ryswick [21]. Ce statut de joueurs « professionnels » est remis en question ou tout du moins pondéré, tant la carrière qu'ils mènent au sein de la Compagnie des mines est dominante. Ces initiatives tendent à construire une conscience ouvrière caractéristique, où le courage, le sens de l'effort et la solidarité deviennent des valeurs cardinales, soigneusement entretenues par les dirigeants des compagnies. C'est la perception que le club artésien s'évertue à articuler et l'image que L'Auto véhicule sans concession. L'interview de Louis Brossard, président du Racing Club de Lens, illustre à merveille cette exposition médiatique bienveillante [22].
« Profit pour tous » et paix sociale, valeurs sacrées
12Historiquement, comme le défend Yvon Léziart [23], le sport corporatif suit le même développement que le sport « bourgeois ». Avant 1914, c'est une couche minoritaire, aux conditions sociales meilleures que l'ensemble de la classe ouvrière, qui adhère aux propositions de démocratisation des pratiques sportives. Après la première guerre mondiale, L'Auto fait régulièrement mention de l'activité des artisans-boutiquiers et des employés des grandes enseignes parisiennes. L'Union sportive hôtelière de France monopolise aussi la rubrique du sport corporatif dans l'ensemble des années 1920. Il faut attendre les années 1928-1929 pour voir le discours s'étendre à d'autres corporations :
« Commerçants, industriels, négociants, ont compris tous les bienfaits que leurs employés ou ouvriers pouvaient retirer de la pratique des exercices physiques, pensant, à juste titre, que le rendement de leur personnel en pouvait être sensiblement amélioré. En outre, le contact plus fréquent des uns et des autres à l'occasion de réunions sportives, ne peut que leur permettre de se mieux connaître et de s'apprécier. D'où profit pour tous. » [24]
14Il est aisé d'imaginer que les rencontres sportives, en favorisant les regroupements entre joueurs de même profession, permettent d'échanger avis et conseils sur l'entreprise. Les conditions de travail ou les salaires entraînent le développement d'un « esprit corporatif » où consignes syndicales et politiques peuvent circuler. Aussi, en suivant les remarques formulées par Robert F. Wheeler [25], il existe en dehors du travail un besoin correspondant pour l'activité physique afin d'atteindre une forme de plénitude psychologique. Par le biais du sport, les travailleurs parviendraient alors à cet accomplissement personnel. Le journal réoriente son discours en réalisant, de septembre à décembre 1931, un dossier en sept volets sur « le but recherché et les résultats acquis par la création des clubs corporatifs ». Il se présente sous une formule itinérante où plusieurs journalistes rendent visite aux directeurs d'entreprise qui proposent à leurs employés la pratique de sports. Un point primordial qui émane des parutions est la fusion des couches sociales au sein même d'une corporation. Chaque dirigeant interrogé clame à sa façon cette ambition prétendument devenue réussite. Le fait que sur le terrain de jeu, le travailleur puisse devenir l'égal de son supérieur, est d'une portée sans commune mesure dans les imaginaires sociaux, que L'Auto sollicite et communique. Plus tôt, Charles-Antoine Gonnet actait ce contact indéfectible entre les membres de classes sociales traditionnellement opposées et la réalisation du « plus beau rêve des théoriciens et des penseurs » [26]. Cette saine rivalité est ainsi appelée à se retrouver dans la carrière des employés, dans le sens d'une aspiration à une ascension accélérée dans la hiérarchie du magasin [27]. L'attachement à la firme est un enjeu non négligeable, et « l'association entre les succès industriels de sa maison et les succès sportifs de son club, remportés l'un et l'autre sous le même pavillon » [28] conforte les développements opérés en début d'article et s'inscrit dans la démarche de médiatisation des uvres sportives. La formule « tempérament maison » employée dans la conclusion de ce dossier vient servir cet état d'esprit [29].
Les médecins en première ligne
15Comme l'attestent deux reportages de 1933 consacrés aux chantiers souterrains de Paris, L'Auto sait décrire rigoureusement les conditions de travail des employés [30]. Ici, c'est la pénibilité qui est associée à la nécessité de prendre part aux activités nouvelles proposées par la direction. L'importance de l'éducation physique pour le travailleur repose alors sur le fait que le sport est une compensation nécessaire. C'est dans ce sens que L'Auto s'insurge contre le journaliste de la Renaissance Henri Bourrillon quand celui-ci considère le sport comme un obstacle dressé devant le travail professionnel parce qu'il engendre de la fatigue [31]. Dans les articles du Professeur Jules Amar, un avertissement est lancé face aux dangers de la division du travail à outrance qui risque de déséquilibrer le travailleur dans sa musculature [32]. Il est ainsi demandé aux chefs d'entreprise de prendre garde aux abus d'une spécialisation excessive. En fait, si le journal L'Auto reste fortement complaisant avec le monde industriel, c'est par la voix de personnalités du monde médical que s'exprime un lot de critiques sur la condition ouvrière sur son lieu de travail, toujours enrobé d'un déterminisme et d'un hygiénisme sportifs. Pour illustrer ce projet d'éducation physique appropriée à la profession, les recommandations se veulent très précises, non sans dissimuler le but initial qui est celui d'une venue du plus grand nombre sur les terrains de sport. Poussant plus loin leurs investigations, les médecins préconisent une organisation sportive adaptée à la profession, de façon à éloigner « le barbare surmenage dont mouraient les peuples comme les individus » [33]. À en croire le quotidien, la révolution est déjà entamée, parce que les capacités et aptitudes physiques des travailleurs sont en harmonie avec les conditions techniques du métier. C'est le sens d'articles publiés dans la seconde moitié des années 1930. Le labour est plus qu'un travail de force, il est l'exercice justement destiné à muscler « les jarrets et les cuisses » et prépare le brave homme à la course à pied [34]. Dans une rubrique intitulée « Les métiers sportifs », L'Auto se penche sur les réalisations physiques de corporations diverses. Il s'agit de distinguer, parmi les gestes sportifs, ceux qui peuvent être renouvelés dans la sphère professionnelle de façon plus ou moins pittoresque :
« Porteur sous le faix, batteurs sur l'enclume, matelots lançant l'amarre, charpentiers en haut du faîtage, bûcheron cognant la bille. Il y a là suffisance de force, de beauté et d'adresse pour enthousiasmer des audiences et les augmenter, car ce corporatisme de l'habileté créerait dans le public une âme nouvelle, ferait surgir des sentiments que ni la boxe ni le tennis ne provoquent. » [35]
17Ces considérations sur la collaboration physique possible entre le sport et le travail visent à réduire les troubles observés chez les ouvriers, mais aussi à inviter les travailleurs à la pratique sportive. Il est enfin question du rendement accru et de la prévention des accidents professionnels, présentés dans L'Auto comme les fruits d'un entraînement sportif régulier [36]. À travers l'activité sportive, se met donc indirectement en place une valorisation du travail sous sa forme physique adresse, force et endurance et psychologique [37]. Dans l'argumentaire patronal de la prise en charge du loisir des travailleurs, l'articulation adéquate du corps à une logique fonctionnelle maximale trouve une résonnance forte.
Des mots aux maux
18Les propos décortiqués débordent d'optimisme. Il n'est pas anodin que L'Auto se focalise sur la question en 1931. À cette date, la Conférence générale de la production française ouvre une grande enquête auprès des entreprises sur l'utilisation des loisirs des ouvriers, afin de démontrer la part prise par les industriels à l'amélioration matérielle et intellectuelle du sort des travailleurs [38]. En fait, l'activité de cette commission patronale sur les loisirs ouvriers semble se cantonner à des demandes de documentation. Selon Yvonne Becquet, quatre-vingt-six établissements sont interrogés et les réponses demeurent si rares et évasives qu'il est impossible d'en dégager des conclusions [39]. Au moment d'expliciter et de chiffrer les initiatives pour éclairer la lanterne du journaliste et des lecteurs, les dirigeants éprouvent parfois les mêmes difficultés à placer des mots sur leurs actes et leurs conquêtes :
19« Ce seraient des résultats... de quel ordre ? Physique ou moral ?
- Les deux.
- Pourriez-vous préciser encore ?
- Ce n'est pas facile. Vous me prenez là... Je n'ai pas sous les yeux de chiffres. Je ne sais même pas si nous tenons des statistiques rigoureuses. » [40]
21La confusion dans la réponse de l'ingénieur en chef n'est pas étonnante, tant le succès auprès des masses ouvrières et employées et les retombées réelles d'une telle politique sociale sont difficiles à estimer. Derrière les grands discours, le doute subsiste. L'extrait jette en tout cas une once de discrédit, tout du moins sur l' uvre particulière défendue par un interlocuteur quelque peu dés uvré. Il est en tout cas très net que la vitalité du sport corporatif s'estompe jusqu'au milieu de la décennie 1930. C'est pourquoi la comparaison avec les réalisations étrangères dans ce domaine prend une importance accrue et se fait souvent sur un ton tranchant ; les pages du quotidien sportif affichent un modèle à suivre pour les dirigeants français. En Europe occidentale, l'Italie s'attire en effet très vite les faveurs de L'Auto, et le rôle de l'État est particulièrement mis en exergue [41]. Par cette attitude, c'est l'uvre nationale du temps libre Opera Nazionale Dopolavoro (OND), association créée en avril 1925 par le régime fasciste, qui est jugée. L'Auto reste d'abord sceptique face à cette « curieuse organisation » [42]. En 1936, un article publié en faveur du sport corporatif dans la rubrique « Le cahier de revendications de L'Auto », s'insurge contre l'insuffisance des efforts français fédérations sportives en tête dans ce domaine. C'est l'occasion pour L'Auto de démontrer qu'il s'est converti au modèle italien, en réclamant la création en France d'un Dopolavoro, quitte à occulter la dimension politique qui émane du mouvement transalpin.
Conclusion
22Tout au long de l'entre-deux-guerres, le leader de la presse sportive française assure une couverture médiatique régulière et d'envergure du sport patronal. La taylorisation en marche homogénéise une main-d' uvre qu'il faut encadrer, et à laquelle l'entreprise doit offrir des loisirs sains, modernes et normés. La conviction partagée que les exercices physiques confortent les ordres économique et social scelle l'union entre le sport et l'entreprise. Le quotidien L'Auto n'en est pas que le témoin ; il se pose en véritable acteur de cette partie qui se joue à trois. Le traitement se fait « par le haut », à la lumière des actions en faveur des sports engagées par les chefs d'industries et d'entreprises en direction des ouvriers et employés. Parallèlement à la popularisation des sports et à l'encouragement du processus de fusion des classes sociales, l'image et la prospérité des marques françaises, pour certaines intimement liées au journal L'Auto, sont un enjeu capital. Les uvres de l'industrie automobile sont érigées en modèles tandis que les réussites des équipes issues des entreprises restent associées à la valeur professionnelle des employés qui les composent. L'ampleur des discours au sujet des initiatives paternalistes, de même que le soutien sans faille au sport corporatif, justifient la comparaison opérée avec les réalisations étrangères. Au niveau éditorial, la stratégie adoptée par le quotidien est duale. Elle promeut d'une part l'activité d'industriels qui parfois, tiennent les cordons de la bourse. D'autre part, elle ouvre un espace pour la pratique sportive que L'Auto quadrille et « vend », ce qui constitue un gage de succès économique. Si devant l'émergence progressive du professionnalisme, des interrogations poignent, l'imprimé s'en détourne adroitement. En toute fin de période, les pouvoirs publics s'emparent de la question des exercices physiques à destination des classes les plus défavorisées. Dans un premier temps, L'Auto ne manque pas de louer les efforts isolés des municipalités, venant contraster avec la véhémence des propos sur les politiques sportives nationales qui tardent à prendre corps. Un tournant s'opère avec les années du Front populaire, au cours desquelles le syndicalisme et le sport travailliste constituent les piliers de l'explosion corporative. Entre « apolitisme opportuniste » et prévenance sportive, l'organe de presse appuie les propositions de Léon Blum et Léo Lagrange, non sans conserver une vision traditionaliste d'un sport à l'entreprise d'essence sociale.
Mots-clés éditeurs : PATERNALISME, POPULARISATION, SPORT SOCIAL, L'AUTO, HYGIÉNISME, INDUSTRIES, AMATEURISME
Date de mise en ligne : 11/05/2016
https://doi.org/10.3917/sopr.032.0023Notes
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[1]
Doctorant en histoire contemporaine au Centre Georges Chevrier, Université de Bourgogne.
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[2]
D. Tartakowsky, « Organisations et cultures ouvrières dans l'Europe du XIXe siècle. Les premières formes de solidarité ouvrière », dans P. Arnaud (dir.), Les Origines du sport ouvrier en Europe, Paris, L'Harmattan, 1994, p. 29-43.
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[3]
T. Terret, Histoire du sport, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 3e éd., 201, p. 56 [1re éd. : 2007].
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[4]
T. Jobert, « L'Auto, un organe de presse ? », p. 13, dans E. Combeau-Mari (dir.), Sport et presse en France (XIXe-XXe siècles), Paris, Le Publieur, 2007, p. 13-23.
-
[5]
J.-P. Frey, Le Rôle social du patronat : du paternalisme à l'urbanisme, Paris, L'Harmattan, 1995, p. 60.
-
[6]
Selon Gérard Noiriel, cette rupture constitue le basculement du « patronage » vers le « paternalisme » industriel, avec le déploiement d'une stratégie cohérente d'encadrement idéologique de la main-d' uvre dont l'expression achevée se situe dans l'entre-deux-guerres (G. Noiriel, « Du ‟patronage” au ‟paternalisme” : la restructuration des formes de domination de la main-d' uvre ouvrière dans l'industrie métallurgique française », Le Mouvement Social, 144, juillet-septembre 1988, p. 17-35).
-
[7]
L'Auto, 4 juin 1919, p. 1.
-
[8]
L'Auto, 11 février 1921, p. 3 et 14 décembre 1921, p. 1 et 2.
-
[9]
L'Auto, 9 août 1923, p. 1 et 16 août 1923, p. 2.
-
[10]
P. Fridenson, « Les ouvriers de l'automobile et le sport », Actes de la recherche en sciences sociales, 79, 1989, p. 50-62.
-
[11]
L'Auto, 30 avril 1927, p. 2.
-
[12]
B. Blanchard, « Michelin 1890-1920 : sport et médias au service de l'entreprise », dans P. Clastres et C. Meadel (dir.), p. 348 ; Le Temps des médias. La fabrique des sports, Nouveau monde Éditions, 9, 2007/2348, p. 337-348.
-
[13]
L'Auto, 23 septembre 1926, p. 2.
-
[14]
L'Auto, 31 décembre 1931, p. 1 et 4.
-
[15]
A. Mourat, « Sport et presse d'entreprise. L'exemple des journaux Peugeot de 1918 à nos jours », p. 196, dans E. Combeau-Mari (dir.), Sport et presse en France (XIXe-XXe siècles), Paris, Le Publieur, 2007, p. 191-206.
-
[16]
P. Dietschy et A. Mourat, « Professionnalisation du football et industrie automobile : les modèles turinois et sochalien », Histoire et sociétés, Revue européenne d'histoire sociale, 18-19, 2006, p. 154-175.
-
[17]
L'Auto, 6 septembre 1925, p. 1 et 24 décembre 1925, p. 4.
-
[18]
L'Auto, 4 février 1926, p. 2.
-
[19]
L'Auto, 8 mai 1926, p. 1 et 2.
-
[20]
L'Auto, 7 septembre 1938, p. 8.
-
[21]
L'Auto, 19 novembre 1937, p. 1 et 5.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
Y. Léziart, Sport et dynamiques sociales, Joinville-le-Pont, Éditions Actio, 1989, p. 118-120.
-
[24]
L'Auto, 22 mars 1928, p. 3.
-
[25]
R.-F. Heeler, « Organized Sport and Organized Labour : The Workers' Sports Movement », p. 193, Journal of Contemporary History, 13 (2), 1978, p. 191-210.
-
[26]
L'Auto, 21 mars 1926, p. 1.
-
[27]
L'Auto, 13 octobre 1931, p. 1 et 3.
-
[28]
L'Auto, 20 octobre 1931, p. 1 et 2.
-
[29]
L'Auto, 15 décembre 1931, p. 1, 2 et 3.
-
[30]
L'Auto, 24 août 1933, p. 1 et 27 décembre 1933, p. 5.
-
[31]
L'Auto, 21 août 1924, p. 1.
-
[32]
L'Auto, 9 septembre 1930, p. 1.
-
[33]
L'Auto, 11 décembre 1925, p. 1.
-
[34]
L'Auto, 7 novembre 1934, p. 5.
-
[35]
L'Auto, 22 septembre 1937, p. 1.
-
[36]
L'Auto, 20 octobre 1931, p. 1 et 2.
-
[37]
L. Boltanski, « Les usages sociaux du corps », Annales, 1, février 1971, p. 221.
-
[38]
S. Trist, « Le patronat face à la question des loisirs ouvriers : avant 1936 et après », p. 52, Le Mouvement Social, 150, janvier-mars 1990, p. 45-57.
-
[39]
Y. Becquet, L'Organisation des loisirs des travailleurs, Nancy, A. Pedone, 1939, p. 228.
-
[40]
L'Auto, 3 novembre 1931, p. 1 et 3.
-
[41]
L'Auto, 22 mai 1926, p. 1, 2 et 4.
-
[42]
L'Auto, 25 octobre 1926, p. 3.