Couverture de SOPR_028

Article de revue

Devenir chômeur

Des parcours pluriels entre transition et état

Pages 75 à 85

Notes

  • [1]
    LaSSP (Laboratoire des sciences sociales et du politique), IEP de Toulouse.
  • [2]
    LaSSP (Laboratoire des sciences sociales et du politique), IEP de Toulouse.
  • [3]
    « Les dispositifs publics d'accompagnement des restructurations en 2009 et 2010 », Dares Analyses, no 59, juillet 2011.
  • [4]
    Les noms de l'entreprise, des anciens salariés et des agents de la cellule de reclassement ont été changés.
  • [5]
    27 anciens salariés de l'entreprise ont fait le choix de ne pas adhérer à la cellule de reclassement.
  • [6]
    Le nombre de retour des questionnaires est de 162 sur 252 envoyés.
  • [7]
    O. Mazade, La reconversion des hommes et des territoires. Le cas Metaleurop, L'Harmattan, Paris, 2010.
  • [8]
    D. Demazière, N. Araujo Guimaraes, H. Hirata, K. Sugita, Être chômeur à Paris, São Paulo, Tokyo, Sciences Po. Les Presses, Paris, 2013.
  • [9]
    D. Demazière et al., op. cit., p. 187.
  • [10]
    Outre les auteures, cette enquête réunit Olivier Baisnée (LaSSP), Anne Bory (Clersé), Éric Darras (LaSSP), Jérémie Nollet (LaSSP), Alexandra Oeser (ISP), Audrey Rouger, (CHERPA) et Yohan Selponi (CADIS/LaSSP).
  • [11]
    Fichier des salariés, commission de suivi du PSE, novembre 2009.
  • [12]
    Bilan social de l'entreprise Connect, 2004-2005.
  • [13]
    F. Weber, Le travail à-côté, EHESS et INRA, Paris, 1989.
  • [14]
    A.-M. Guillemard, La vieillesse et l'État, PUF, Paris, 1980, p. 22.
  • [15]
    D. Demazière, «“Chômeurs âgés” et chômeurs “trop vieux” articulation des catégories gestionnaires et interprétatives », Sociétés Contemporaines, no 48, vol. 4, 2002, p. 109-130.
  • [16]
    En bénéficient les chômeurs d'au moins 58 ans en 2009, d'au moins 59 ans en 2010 et d'au moins 60 ans en 2011. À compter du 1er janvier 2012, ce dispositif est abrogé.
  • [17]
    Entretien avec Christian, mars 2010.
  • [18]
    V. Caradec, Vieillir après la retraite. Approche sociologique du vieillissement, PUF, Paris, 2004.
  • [19]
    Entretien avec Christian, mars 2010.
  • [20]
    C. Dubar, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 1991, p. 124.
  • [21]
    Note manuscrite de l'agent de la cellule de reclassement, dossier de Liliane, octobre 2009.
  • [22]
    Loi no 2010-1330 du 9 novembre 2010.
  • [23]
    Entretien avec Christiane, agent de la cellule de reclassement, janvier 2012.
  • [24]
    F. Weber, op. cit.
  • [25]
    Entretien avec Luc, mars 2010.
  • [26]
    S. Gollac, « Maisonnée et cause commune : une prise en charge familiale », dans F. Weber, S. Gojard, A. Gramain (dir.), Charges de famille, Paris, La Découverte, 2003, p. 274-311.
  • [27]
    Observation d'un atelier de la cellule de reclassement, avril 2010.
  • [28]
    Entretien avec Grégoire, septembre 2012.
  • [29]
    P. Lazarfeld, M. Jahoda, H. Zeisel, Les Chômeurs de Marienthal, Paris Minuit, 1982 (trad. 1931).
English version

1En 2009, le nombre des plans de licenciement économique en France atteint des records et participe à la dégradation que connaît le marché du travail depuis plusieurs décennies [3]. Au mois de septembre, l'un de ces plans touche 279 salariés de l'usine Connect, faisant suite à près d'un an de lutte contre la délocalisation de leur site de production [4]. Selon les chiffres de la cellule de reclassement mise en place par le plan de sauvegarde de l'emploi (PSE), un an plus tard, sur les 252 adhérents au dispositif [5], 32 % étaient en CDI, 8 % en CDD, 4 % étaient entrepreneurs et 40 % recherchaient toujours un emploi. En décembre 2012, un questionnaire envoyé aux anciens salariés suivis permet d'établir un nouveau bilan à partir des réponses de 64 % des adhérents [6] : la moitié a retrouvé un emploi en CDI, 6 % sont en CDD, 5 % sont entrepreneurs, 9 % sont à la retraite ou en dispense de recherche d'emploi en raison de leur âge et 23 % sont classés dans la catégorie des chercheurs d'emploi. Ces trois années d'activité de la cellule de reclassement peuvent être considérées comme une phase de transition dans la trajectoire des chômeurs, c'est-à-dire, pour reprendre la définition d'O. Mazade, « une succession d'états subjectifs et objectifs qui comportent des épreuves se déroulant dans différents espaces sociaux et visant à préparer les demandeurs d'emploi à leur intégration dans une autre organisation » [7]. Si pour la majorité des acteurs, le temps de la cellule de reclassement et du chômage peut effectivement être un moment de passage vers un nouveau statut, pour près d'un quart des salariés licenciés, le caractère durable de cette période met à l'épreuve cette notion.

2 L'enquête réalisée par D. Demazière, N. Araujo Guimarães, H. Hirata et K. Sugita pointe ces disparités de construction et de perception du chômage pour les personnes qui y sont confrontées [8]. Partant d'une démarche compréhensive, les auteurs replacent les discours des chômeurs dans un « espace caractérisé par la continuité et la circulation des positions » [9] et structuré autour de trois pôles d'interprétations : le chômage comme compétition marquée par les conduites de recherche d'emploi, le chômage comme découragement où les individus sont démunis face à leur situation, et le chômage comme débrouillardise, fait d'activités alternatives pouvant conduire potentiellement vers un emploi. Bien que la dynamique temporelle soit évoquée comme pouvant jouer un rôle significatif dans le caractère évolutif des définitions de la situation, l'étude ne permet pas de vérifier cette hypothèse qui nuance l'aspect transitoire du chômage. L'enquête longitudinale réalisée suite à la fermeture de l'usine Connect offre la possibilité de croiser les expériences et les discours des chômeurs, compris dans leur succession temporelle, avec leurs propriétés sociales, leurs trajectoires et leur prise en charge institutionnelle. Cette démarche met en lumière les configurations individuelles dans lesquelles la définition du chômage comme transition n'est pas opérationnelle.

3 Initiée en mars 2010, l'enquête repose sur une présence régulière des membres de l'équipe [10], à l'occasion d'événements particuliers ou lors de séjours plus longs, autorisant une approche sur le temps long de la vie des salariés licenciés. Plus d'une centaine d'entretiens a été menée avec les anciens employés, leurs familles et les agents chargés de leur accompagnement à la recherche d'emploi. De nombreuses séquences d'observation se sont déroulées dans les locaux de la cellule de reclassement et de l'association de solidarité, créée pour poursuivre l'action du comité d'entreprise, lors de réunions syndicales, de manifestations ou encore d'audiences judiciaires dans le cadre des procès intentés contre l'ancien employeur. Par ailleurs, des documents tels que les archives du comité d'entreprise, des dossiers personnels de reclassement ou de plaintes aux prud'hommes, ont pu être consultés.

Encadré no 1 : Le profil sociologique et les conditions d'emploi des anciens salariés de l'usine Connect

u moment de la fermeture de l'usine, 48,5 % des salariés étaient ouvriers, 25,5 % techniciens, 8 % agents administratifs, 6 % agents de maîtrise et 12 % cadres. À peine plus de 20 % des effectifs étaient des femmes. La moyenne d'âge à l'usine était de 46,3 ans, avec une ancienneté moyenne de 22,7 ans [11]. Lors de leur licenciement, 40 % des salariés avaient plus de 50 ans et un tiers des ouvriers avait plus de 30 ans d'ancienneté. Les conditions objectives d'emploi étaient relativement favorables, avec un salaire moyen brut pour les ouvriers de 2 311 euros, un treizième mois, une mutuelle collective, une cantine et un comité d'entreprise très actif [12]. Par ailleurs, près de la moitié des salariés habitaient le village où l'usine était implantée et une grande partie résidait à proximité, ce qui limitait les déplacements journaliers.

4En se concentrant sur les salariés de l'usine Connect qui, trois ans après leur licenciement n'ont pas réinvesti une activité professionnelle, cet article questionne la notion de transition appliquée à des situations où le chômage est durable. L'analyse processuelle saisit, dans une dynamique relationnelle, les (re)définitions dont leurs situations objectives et subjectives font l'objet au gré des diverses négociations engagées avec leur famille, les anciens collègues et les agents de reclassement. Elle donne à voir aussi bien le poids des représentations normatives du travail professionnel que la centralité des activités quotidiennes dans l'évolution du sens conféré à cette période. En étudiant différentes configurations de chômage, cette démarche rend compte des appropriations multiples de ce qui peut constituer une simple étape ou bien se fixer comme un état durable dans des parcours de vie où le travail demeure central, à condition qu'il soit compris dans une acception large incluant toutes les formes de travail-à côté [13].

5Les portraits de huit anciens salariés, choisis pour leur caractère typique ou au contraire limite au regard du corpus, sont présentés en contrepoint pour évoquer la pluralité de ces définitions et repenser les frontières du chômage et de l'activité professionnelle. Ils permettent de considérer les différents vécus du chômage dans un continuum, partant des acteurs pour qui il constitue une transition jusqu'à ceux pour qui il devient un état stable.

La transition vers la retraite : un espace inégalement accessible et diversement investi

6Dans l'ouvrage Être chômeur à Paris, São Paulo, Tokyo, les auteurs soulignent qu'en France, face à la situation d'inemploi, les acteurs les plus âgés peuvent s'appuyer sur des supports statutaires, tels que l'accès à la retraite, pour interpréter leur situation présente et anticiper l'avenir. Le droit à une « inactivité pensionnée [14] », personnellement enviable et socialement légitime, est néanmoins lié à une condition d'âge et de durée d'activité. Le sentiment d'appartenir à cette catégorie et les possibilités objectives d'y être catégorisé ne coïncident donc pas nécessairement. À partir des observations et entretiens réalisés avec les anciens salariés se considérant comme « trop vieux [15] » pour reprendre une activité professionnelle, deux types de situations sont mis au jour. Le premier est celui où les acteurs et les pouvoirs publics ont une définition commune de la situation, faisant du chômage une étape transitoire vers la retraite. Le second est celui où les définitions ne sont pas congruentes, les transactions objectives et subjectives évoluant en fonction des capacités des chômeurs à assimiler ou à résister à l'étiquetage que leur attribuent les agents de la cellule de reclassement, mais aussi à modifier les interprétations de leur entourage.

Les « préretraités » : entre chômage et inactivité pensionnée

7Le dispositif de dispense de recherche de travail permettant aux demandeurs d'emploi de bénéficier de leur allocation chômage sans avoir l'obligation d'accomplir les démarches de recherche d'emploi, s'apparente à une préretraite [16]. Cet agencement institutionnel transforme le chômage en transition autorisant ces acteurs à s'engager dans des activités qui forment un nouveau cadre social d'identification, qui deviendra celui de la retraite.

8Marc est un exemple type des acteurs se trouvant dans cette situation. Technicien, salarié pendant 28 ans à l'usine, il est licencié à 56 ans. Très présent lors de la mobilisation contre la fermeture du site industriel, après son licenciement il s'éloigne progressivement de ses anciens collègues, pour ne plus les fréquenter qu'à l'occasion des grands rassemblements. Il « joue le jeu » du reclassement en réalisant une formation professionnelle, mais il l'investit comme un loisir. À aucun moment il n'envisage de retravailler. Investissant une identité de retraité actif, il renoue avec des occupations restées jusqu'alors secondaires : vélo, musculation, pétanque. Son entourage le conforte dans cette identité de préretraité : sa fille lui confie la garde de ses enfants et si son épouse est toujours active, sa disponibilité pendant les vacances scolaires leur permet de partir en voyage à l'étranger. Marc a ainsi répondu à la perte de son appartenance professionnelle par l'engagement dans des activités hors-travail et dans un statut de retraité qu'il investit par anticipation.

9Alors que la plupart des salariés âgés, quelle que soit leur situation sociale et familiale, appréhendent le chômage d'une manière proche de celle de Marc, Christian est un cas limite dont le militantisme politique influence l'identification à la catégorie de chômeur. Né en 1951, il entre à l'usine dans laquelle travaille son père après avoir validé un BTS d'électronique. Technicien, il est promu jusqu'au statut de cadre. Non syndiqué, il est néanmoins très mobilisé contre le PSE. Pendant les premiers mois de son congé de reclassement, s'il déclare avoir cherché du travail, il pense qu'il a « trop d'expérience [17] » pour être embauché et en 2010, il bénéficie d'une dispense de recherche d'emploi. Cette exemption lui permet de se consacrer pleinement à d'autres activités : il s'occupe de son fils adolescent, poursuit son activité de délégué des parents d'élèves et sa participation à des réunions du Front de Gauche. Surtout, il intensifie son engagement à l'association des anciens salariés de Connect : il participe à son fonctionnement et encadre la réalisation des dossiers judiciaires contestant la validité du licenciement collectif. Cet investissement, fortement lié à son appartenance au monde du travail, n'engendre pas une « désocialisation professionnelle [18] » propice à la projection dans une identité sociale de retraité, comme l'illustre cette anecdote : trois ans après son licenciement, lors d'un repas, son fils raconte aux enquêtrices une interaction avec un de ses enseignants dans laquelle il déclare que son père est retraité. Christian le reprend : « Je ne suis pas à la retraite, je suis au chômage ! [19] ». Bien qu'il considère être en droit de bénéficier de la dispense de recherche d'emploi en raison de son âge, Christian revendique le fait d'être en situation de privation d'emploi. Sa volonté de faire reconnaître son licenciement et celui de ses collègues comme abusif et de faire porter la responsabilité de leur chômage à leur ancien employeur accompagne son sentiment d'être un actif injustement dépossédé de son activité professionnelle.

10Si pour la majorité des acteurs licenciés bénéficiant d'une dispense de recherche d'emploi le chômage est un espace de transition, voire une anticipation du statut de retraité, pour Christian et les militants politisés à gauche, le chômage est un état à part entière, support de mobilisation et de revendication. Au-delà de l'âge objectif, le rapport au travail et au politique conditionne les manières de penser et d'investir le temps de latence du chômage avant l'acquisition du statut de retraité.

Un réinvestissement professionnel provisoire nécessaire à l'acquisition du statut visé

11Pour les acteurs se considérant comme « trop vieux » pour travailler et ne réunissant ni les conditions d'âge ni les conditions de carrière pour bénéficier de la dispense de recherche d'emploi, la retraite constitue une « identité d'aspiration [20] », une projection de « soi » dans un avenir, plus ou moins lointain. Ces acteurs se situent dans un espace de signification où le découragement face au retour à l'emploi domine, avec une prise de distance forte vis-à-vis du marché du travail. Toutefois, les agents de la cellule de reclassement exercent une lourde contrainte destinée à réorienter les conduites vers le monde professionnel. Ils repoussent l'âge comme un attribut non pertinent dans les démarches professionnelles et les rendez-vous individuels hebdomadaires sont des négociations autour de la définition de la situation de chômeur, qui doit être celle du retour à l'emploi. La multiplication des interactions et des transactions peut aboutir, après plusieurs mois, à une reprise d'activité professionnelle. Souvent partielle, celle-ci est une étape transitoire, concédée dans l'unique optique d'accéder, dans des conditions favorables, à la retraite. Liliane et Daniel sont des cas typiques de cette appréhension du chômage des plus de 50 ans, en majorité peu diplômés et contraints à s'orienter vers des activités professionnelles faiblement valorisées, recoupant la division genrée du travail.

12De 2009 à 2012, Liliane révise sa position, d'un désinvestissement du monde des actifs à un réinvestissement provisoire. En 2009, Liliane a 54 ans. Lors de son premier entretien avec l'agent de la cellule de reclassement, elle est étiquetée comme ayant « besoin d'un accompagnement fort [21] », à la fois parce qu'elle ne sait pas comment remplir les formalités de retour à l'emploi et parce qu'elle ne veut pas réaliser ces démarches. Pendant un an, elle refuse toutes les offres d'emploi qui lui sont proposées et investit son rôle de grand-mère. Néanmoins, fin 2010, son dossier de reclassement fait état d'un engagement dans la recherche d'emploi et de l'acceptation de plusieurs offres à temps-partiel. Ce revirement coïncide avec deux événements majeurs. Le premier est le congé maternité de sa fille, qui lui ôte son activité principale auprès de ses petits-enfants. Le second est l'entrée en vigueur de la réforme des retraites [22]. Désormais, Liliane constate qu'elle ne remplit pas les conditions pour prétendre à une retraite anticipée. À partir de janvier 2012, elle sert les repas dans une maison de retraite et fait du ménage chez des particuliers, offres d'emploi vers lesquelles elle est orientée par sa conseillère. Pour autant, le statut de retraité demeure pour elle un objectif à atteindre.

13L'expérience de Daniel est relativement proche de celle de Liliane, toutefois elle s'en distingue du fait des rôles sociaux sexuellement différenciés. Daniel, tourneur fraiseur de formation, opérateur sur différents postes à l'usine, vit difficilement son licenciement et celui de sa femme, agent administratif dans la même entreprise. Si son épouse est dispensée de recherche d'emploi en raison de son âge, Daniel n'a que 54 ans au moment de la fermeture de l'usine et sa conseillère en reclassement le stimule vivement à préparer sa reconversion. En 2010, ouvertement par défaut, comme une quinzaine de ses anciens collègues masculins, il accepte de suivre une formation de chauffeur de bus proposée par le cabinet de reclassement et ainsi décrite par une conseillère :

14« Les chauffeurs de bus, c'est tous des seniors. C'était une tactique en fait. En fonction de leur profil, du nombre de trimestres qu'ils ont cotisé, de la durée avant la retraite, on leur a conseillé de ne pas partir sur des plein-temps, puisqu'ils allaient avoir une indemnisation sur trois ans, et que pour certains, ça va les amener à la retraite. [23] »

15Résultat d'un compromis négocié avec sa conseillère, Daniel signe un CDI de 50 heures par mois, rémunéré au salaire minimum, dans une entreprise de transport scolaire. Peu investi dans son emploi, il s'y maintient pour prolonger ses droits à l'indemnisation chômage. Ses motivations strictement économiques ne lui permettent pas de développer un sentiment d'appartenance professionnelle et il continue à se projeter dans son futur statut de retraité.

16La dynamique de la trajectoire de ces acteurs rappelle que l'âge exerce une force structurante sur le sens accordé au chômage, pour les chômeurs, leur entourage et les agents intermédiaires de l'emploi. Si le chômage peut être une période transitoire et une anticipation de la retraite pour la plupart des plus de 57 ans, pour les autres quinquagénaires, c'est le retour partiel à l'emploi qui constitue une transition entre deux périodes d'inactivité pensionnée.

Le maintien au chômage : entre conversion identitaire et résistance au déclassement

17D'autres licenciés, plus jeunes, demeurent au chômage depuis plus de trois ans. Pour ces acteurs, la recherche d'emploi reste une référence structurante, néanmoins ils sont maintenus en situation d'inemploi par les échecs de leurs démarches et parfois leur refus, plus ou moins explicite, des injonctions sociales et institutionnelles à accepter un emploi dans des conditions peu favorables. Le chômage devient alors propice au report vers d'autres formes de travail, non reconnues comme telles, que sont le travail domestique, le travail militant, le travail au noir et plus largement le travail à-côté [24]. Ces activités, investies de manière secondaire avant le licenciement, sont désormais des sources premières d'engagement et d'appartenance, dont les revenus peuvent être indispensables à l'économie domestique. Sur le temps long, deux cas de figure se révèlent. Les chômeurs dont les revenus de substitution engendrés suffisent alors que les activités professionnelles proposées sont peu rémunératrices et coûteuses, notamment en temps de déplacement, s'installent dans le chômage, qui devient un état permanent. Pour les autres, la recherche d'emploi partiellement délaissée pendant la période d'indemnisation, reprend progressivement une place centrale dans leur appréhension du présent et de l'avenir.

Attendre les conditions d'emploi favorables : l'identité professionnelle mise en suspens

18Les résistances au retour à l'emploi ne sont pas forcément définitives et elles ne peuvent être perçues comme opposées à la bonne volonté des chômeurs à retrouver une activité professionnelle. Pour les acteurs étudiés, majoritairement des ouvriers peu diplômés vivant en milieu rural, les conditions de retour à l'emploi présentent des coûts particulièrement élevés : éloignement géographique, précarité du statut et salaire minimum. Ces contraintes sont d'autant plus anticipées qu'au fil des mois, leurs anciens collègues ayant retrouvé un emploi les éprouvent. Le chômage représente alors un espace de transition où les identités professionnelles sont provisoirement reléguées au profit d'autres rôles sociaux. Tel est le cas de Luc et Odette dont les trajectoires exacerbent les points saillants de cette forme d'appréhension du chômage.

19Né dans les années 1960, Luc entre à l'usine en 1989 comme opérateur. En 2009, divorcé, sans enfant à charge, il fait partie des acteurs organisant la mobilisation contre la fermeture de l'usine et participe à la création de l'association de solidarité des anciens salariés. Il justifie son engagement aux côtés de Christian, en expliquant : « les gens comme nous ont le temps [25] ». Pourtant, ayant moins de 50 ans, son retour à une activité professionnelle semble matériellement nécessaire. La pression du retour à l'emploi exercée par les agents de reclassement s'avère toutefois peu prégnante à son égard du fait de son engagement dans l'association et parce qu'il a un projet, celui de travailler avec un membre de sa famille qui tient un commerce. Pourtant, cette perspective est sans cesse repoussée, jusqu'en octobre 2012 où il arrive en fin de droit à l'indemnisation. Il travaille, de manière informelle, quelques journées par semaine dans la boutique familiale et accomplit des démarches, qui n'aboutissent pas, pour devenir associé. Sans revenu, il est contraint de reprendre une activité à l'été 2013, emploi à temps partiel, en CDD, au salaire minimum et à plusieurs dizaines de kilomètres de son lieu d'habitation. Alors que depuis son licenciement Luc s'identifiait et était identifié par les agents de la cellule de reclassement et ses anciens collègues comme membre actif de l'association de solidarité et futur commerçant, ce projet n'ayant pas abouti, il tente progressivement de se réinvestir dans la recherche d'un emploi à temps complet et sécurisé.

20À l'inverse de Luc, Odette est restée très en marge de la lutte collective, mobilisée par la gestion familiale. Fille, épouse et mère d'exploitants agricoles, elle se consacre à sa maisonnée [26], par la prise en charge des parents dépendants et par l'assistance à la production agricole. Son poste d'ouvrière à l'usine permettait avant tout de procurer un revenu régulier aux membres de la maisonnée, dont l'entretien était prioritaire comme l'atteste le fait qu'elle travaillait volontairement de nuit pour s'occuper en journée de ses enfants et de ses beaux-parents malades. Son activité professionnelle ne constituait pas un ressort d'identification aussi puissant que son inscription dans une filiation agricole et domestique, appartenance qu'elle prolonge et intensifie depuis qu'elle est au chômage. Elle assure les tâches ménagères et aide régulièrement sur l'exploitation, ce qui impose un investissement temporel rendant difficile tout retour à une activité salariée. Pourtant, c'est parce qu'une source de revenu extérieure est indispensable que dès 2009, à 50 ans, Odette cherche un emploi. Tiraillée entre obligations familiales, nécessité financière et perspective de retrouver un statut plus reconnu que celui de femme au foyer, elle réalise des périodes d'essais dans des emplois, sans donner suite, s'y déclarant incompétente, jugeant les postes trop pénibles ou incompatibles avec ses contraintes. Ce n'est que depuis fin 2012 qu'elle parvient à concilier ses activités privées et professionnelles par un emploi à temps partiel, en demeurant tributaire des compléments versés par le Pôle Emploi. Odette s'est progressivement ancrée dans un état intermédiaire, souhaitant retrouver un emploi sans pouvoir y accéder pleinement du fait des charges familiales chronophages intensifiées pendant la période du chômage.

21Les trajectoires de Luc et d'Odette sont particulièrement pertinentes pour observer les oscillations entre l'installation dans le chômage, l'investissement dans des activités alternatives et la recherche d'emploi. Le chômage est d'abord un état permettant d'investir des activités non professionnelles, plus ou moins choisies. Au fil du temps, les situations familiales et budgétaires, en particulier en fin d'indemnisation, définissent de nouveaux impératifs contraignant les acteurs à limiter leurs activités à-côté et à renouer avec la recherche d'emploi, dans les conditions peu favorables du marché du travail local. Mais pour ceux qui ne subissent pas ces contraintes, le chômage peut devenir une perspective de plus long terme, un état durable.

Refus et résistance au déclassement : le chômage comme état durable

22Contrairement aux cas précédents, une partie minime des chômeurs étudiés refuse de mener des recherches d'emploi, et par là même de se soumettre aux injonctions des institutions de reclassement et aux conditions d'embauche imposées. Comparativement à leur ancienne situation, les postes proposés sont jugés dévalorisants, dépréciant les compétences et expériences acquises et matériellement inacceptables. Si certains ayant adopté cette stratégie de résistance parviennent à imposer leur choix auprès des agents de la cellule de reclassement, d'autres sont contraints à résister en silence.

23Suite à son licenciement et à des mois de mobilisation, Léonie, agent administratif, refuse de se projeter dans un avenir professionnel :

24« J'aurais pas pensé arrêter comme ça, sachant que maintenant j'ai du mal à me projeter dans l'avenir. Faire quoi ? Je ne me vois pas partir à [agglomération la plus proche, à 40 km] tous les jours pour gagner le SMIC... »

25 Elle fait partie de ceux qui déclarent ouvertement, y compris auprès des conseillers en reclassement, ne pas chercher d'emploi se justifiant par l'indigence des postes proposés : « Il n'est pas question que je fasse n'importe quoi. Aller distribuer des journaux, c'est hors de question ! [27] ». Elle perçoit les réunions obligatoires et les distributions de CV organisées dans les entreprises locales comme une humiliation. Si Léonie a fixé dans ses recherches d'emploi un niveau d'exigence impliquant la possibilité de ne jamais retrouver une activité professionnelle, c'est parce que ses conditions de vie le lui permettent et qu'elle a réussi à en convaincre sa conseillère. Son mari, salarié, leur procure un revenu permettant de couvrir des dépenses réduites alors qu'ils n'ont plus d'enfants à charge et qu'ils sont propriétaires de leur maison. Depuis qu'elle est au chômage, Léonie assure l'entretien domestique, mais l'ensemble des activités qu'elle investit n'est pas pour autant tourné vers la sphère domestique, comme c'est le cas pour Odette. Aussi indépendante que lorsqu'elle travaillait à l'usine, elle continue ses activités sportives avec d'anciennes collègues, prend du temps pour elle et s'accorde des loisirs. Ainsi conjugue-t-elle des activités non professionnelles valorisantes, avec le soutien de son entourage.

26De manière différente, Grégoire résiste également aux injonctions à s'engager dans une recherche d'emploi. Né en 1960, il est entré à 20 ans à l'usine où, comme son père, il pensait faire toute sa carrière d'ouvrier. Suite au licenciement, n'ayant pas le permis de conduire, il recherche un emploi à proximité de son domicile, sans résultat :

27« Et tu cherches un peu partout ?

28Je l'ai fait pendant un temps. Mais, ils ne répondent pas. Là, j'avais demandé à Leclerc, en 2010, comme cariste. Mais ils n'avaient besoin de personne. [Montrant des lettres de motivation] Ça, c'était chez [entreprise industrielle] ils m'ont répondu, mais bon, c'est pareil. Et ça, c'est Bricomarché, et là c'est pareil, j'ai demandé, et ils ne m'ont jamais convoqué. (...) Trouver un travail l'été, c'est pas ça qui manque, le maïs, les pommes, les pêches, là en ce moment, je fais la confiture avec un copain. (...) Il y a aussi sa femme qui nous aide, mais bon, c'est la famille, comme on se connaît depuis longtemps, voilà. Je donne un coup de main, je vais gagner quatre sous, voilà. On a coupé aussi du bois ensemble (...). Il me paye de la main à la main. Et en plus je mange avec eux le midi et le soir, et il me ramène [28]. »

29Propriétaire de son logement, célibataire et sans enfant, Grégoire renonce à trouver un emploi et vit de son indemnité de licenciement et de ses activités à-côté, auparavant investies en parallèle de son activité professionnelle. Toutefois, sa conseillère le convoque toutes les semaines, soutenue activement par les élus de l'association des « Connect ». Ensemble, ils tentent de le convaincre de passer son permis de conduire, financé par le budget formation du PSE, ils lui demandent d'être joignable, en installant à son domicile un répondeur téléphonique, acheté sur les fonds de l'association. Ces démarches lui sont présentées comme indispensable pour retrouver un emploi. Bien que Grégoire ne s'y oppose pas, il n'allume pas son répondeur, il évince les rendez-vous à l'auto-école et écarte les offres d'emploi qui lui sont proposées. Ne voulant pas subir les contraintes du marché du travail, il préfère s'investir dans des activités de son choix. Cette débrouillardise autour d'occupations négociées en dehors de l'espace professionnel lui procure des revenus suffisants, y compris lorsqu'il arrive en fin de droit. Il s'inscrit ainsi durablement dans une forme de travail alternatif.

30Alors que Léonie, du fait de sa situation féminine et familiale, parvient à imposer son choix de l'inactivité, cette posture est rendue impossible à Grégoire par les normes sociales genrées imposées aux hommes. Comme Léonie, il défie les injonctions, mais de façon dissimulée par des actes de résistance feutrés qui lui permettent néanmoins d'investir le chômage comme un état permanent d'inactivité professionnelle. Plus encore que chez Léonie, le travail ne disparaît pas de la vie de Grégoire, seule sa forme professionnelle est marginalisée. Chez l'un comme chez d'autres, c'est une recomposition des différentes formes de travail (professionnel, familial, à-côté) qui se donne à voir et qui définit le chômage comme un état durable dans lequel le travail demeure au c ur des expériences et des modes de vie.

31L'analyse des trajectoires des « Connect » n'ayant pas trouvé d'emploi durable trois ans après leur licenciement soumet la notion de transition professionnelle à l'épreuve du temps. Les trajectoires étudiées montrent la multiplicité de l'évolution des définitions qui sont attribuées par les chômeurs, par leur entourage et par les intermédiaires de l'emploi, au chômage et, par extension, à l'activité professionnelle. L'un comme l'autre peuvent constituer des phases de transition vers un nouveau statut ou un état durable. Ainsi, le chômage peut représenter une période d'inversion des identifications où le statut de travailleur étant relégué, l'individu fait primer un autre rôle social, reposant sur des activités non professionnelles. En parallèle, le retour à un emploi peut constituer une transition avant d'accéder à un nouveau statut d'inactif pensionné. Les trajectoires de ces acteurs issus du monde ouvrier rural, dépourvus durablement d'emploi et confrontés à un marché du travail déprécié, contredisent la thèse de « l'ennui » des chômeurs produite par Lazarsfeld, Jahoda et Zeisel [29] et obligent à réviser celle de la centralité du travail professionnel dans l'identification personnelle. Si le travail est au c ur des identifications, c'est dans sa définition élargie incluant toutes les formes de travail, qu'il soit professionnel, familial, militant, associatif ou du travail à-côté.

Notes

  • [1]
    LaSSP (Laboratoire des sciences sociales et du politique), IEP de Toulouse.
  • [2]
    LaSSP (Laboratoire des sciences sociales et du politique), IEP de Toulouse.
  • [3]
    « Les dispositifs publics d'accompagnement des restructurations en 2009 et 2010 », Dares Analyses, no 59, juillet 2011.
  • [4]
    Les noms de l'entreprise, des anciens salariés et des agents de la cellule de reclassement ont été changés.
  • [5]
    27 anciens salariés de l'entreprise ont fait le choix de ne pas adhérer à la cellule de reclassement.
  • [6]
    Le nombre de retour des questionnaires est de 162 sur 252 envoyés.
  • [7]
    O. Mazade, La reconversion des hommes et des territoires. Le cas Metaleurop, L'Harmattan, Paris, 2010.
  • [8]
    D. Demazière, N. Araujo Guimaraes, H. Hirata, K. Sugita, Être chômeur à Paris, São Paulo, Tokyo, Sciences Po. Les Presses, Paris, 2013.
  • [9]
    D. Demazière et al., op. cit., p. 187.
  • [10]
    Outre les auteures, cette enquête réunit Olivier Baisnée (LaSSP), Anne Bory (Clersé), Éric Darras (LaSSP), Jérémie Nollet (LaSSP), Alexandra Oeser (ISP), Audrey Rouger, (CHERPA) et Yohan Selponi (CADIS/LaSSP).
  • [11]
    Fichier des salariés, commission de suivi du PSE, novembre 2009.
  • [12]
    Bilan social de l'entreprise Connect, 2004-2005.
  • [13]
    F. Weber, Le travail à-côté, EHESS et INRA, Paris, 1989.
  • [14]
    A.-M. Guillemard, La vieillesse et l'État, PUF, Paris, 1980, p. 22.
  • [15]
    D. Demazière, «“Chômeurs âgés” et chômeurs “trop vieux” articulation des catégories gestionnaires et interprétatives », Sociétés Contemporaines, no 48, vol. 4, 2002, p. 109-130.
  • [16]
    En bénéficient les chômeurs d'au moins 58 ans en 2009, d'au moins 59 ans en 2010 et d'au moins 60 ans en 2011. À compter du 1er janvier 2012, ce dispositif est abrogé.
  • [17]
    Entretien avec Christian, mars 2010.
  • [18]
    V. Caradec, Vieillir après la retraite. Approche sociologique du vieillissement, PUF, Paris, 2004.
  • [19]
    Entretien avec Christian, mars 2010.
  • [20]
    C. Dubar, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 1991, p. 124.
  • [21]
    Note manuscrite de l'agent de la cellule de reclassement, dossier de Liliane, octobre 2009.
  • [22]
    Loi no 2010-1330 du 9 novembre 2010.
  • [23]
    Entretien avec Christiane, agent de la cellule de reclassement, janvier 2012.
  • [24]
    F. Weber, op. cit.
  • [25]
    Entretien avec Luc, mars 2010.
  • [26]
    S. Gollac, « Maisonnée et cause commune : une prise en charge familiale », dans F. Weber, S. Gojard, A. Gramain (dir.), Charges de famille, Paris, La Découverte, 2003, p. 274-311.
  • [27]
    Observation d'un atelier de la cellule de reclassement, avril 2010.
  • [28]
    Entretien avec Grégoire, septembre 2012.
  • [29]
    P. Lazarfeld, M. Jahoda, H. Zeisel, Les Chômeurs de Marienthal, Paris Minuit, 1982 (trad. 1931).
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