Couverture de SOPR_026

Article de revue

Notes de lecture

Pages 119 à 137

Notes

  • [1]
    Très petites exploitations agricoles.
  • [2]
    Sayad Abdelmalek, dans son ouvrage La Double Absence (Seuil, 1999) mais aussi la cinéaste Elisabeth Leuvrey dans son film La Traversée (Alice-Film, 2006) analysent, symétriquement, les difficultés identitaires des migrants à cheval sur les deux rives de la Méditerranée.
English version

Risques du travail, la santé négociée, Catherine Courtet et Michel Gollac (dir.), Paris, La Découverte, 2012, 324 pages, 29 €

1Sous ce titre aussi énigmatique que prometteur, Risques du travail, la santé négociée, les auteurs de cet ouvrage collectif dévoilent, par un renouvellement des analyses de maladies du passé ou du présent, de la gouvernance de la santé au travail et des pratiques de santé et sécurité au sein des entreprises, tout ce qui fait obstacle à la prise en compte des connaissances dans la prévention des risques au travail aussi bien au niveau de l’entreprise que de l’action publique.

2Si la référence au cadre européen, aujourd’hui incontournable, place l’entreprise au centre du dispositif de prévention des risques, elle ne garantit pas pour autant de symétrie dans la négociation sociale pour l’élaboration des règles en matière de santé et sécurité au travail et ne dissipe pas non plus les ambiguïtés ou même « les désaccords nés de conceptions fort différentes de ce qu’il est légitime de faire en matière de santé au travail » (Verdier, p. 113). Un des grands intérêts de ce livre est d’analyser, avec les connaissances actuelles sur les risques différés, la gestion assurantielle du risque professionnel des xixe et xxe siècles et le dialogue social aux prises avec l’évolution des paradigmes en matière de santé au travail. Ainsi, par exemple, la voie assurantielle qui est introduite par la plupart des pays industrialisés entre les années 1880 et le tout début du xxe siècle et qui pose le principe d’une indemnisation systématique des victimes, n’est pas comme on le pense souvent « une pure conquête ouvrière » mais plutôt « une victoire patronale » car elle résulte d’un compromis qui écarte d’autres formules, notamment la solidarité ouvrière autonome et une vision extensive de la responsabilité prise en charge par la voie judiciaire » (p. 37).

3Les travaux de recherche proposés dans cet ouvrage de 300 pages ont été financés dans le programme « Santé environnement-santé travail » (2005-2007) de l’Agence nationale de la recherche (anr), mis en place dans le cadre du volet recherche du Plan national santé et environnement (pnse1) et du Plan santé travail-1 (pst1). Les analyses que livrent les auteurs reposent tant sur les pratiques des principaux acteurs impliqués dans les questions des risques au travail, les négociations entre partenaires sociaux ou acteurs spécialisés que sur les discours publics concernant les relations entre santé et travail. Elles procèdent d’approches complémentaires : médecine du travail, ergonomie, épidémiologie, histoire contemporaine, psychologie sociale, gestion, sociologie, économie, statistique, linguistique, et neuroscience mettant « en évidence l’historicité de la définition des maladies, telles qu’elles sont perçues, ressenties, définies, diagnostiquées » (p. 9).Quinze contributions constituent les trois chapitres conçus comme des éclairages différents de la santé négociée.

4Le premier chapitre, intitulé « Connaissance et reconnaissance des troubles de santé au travail », rassemble des contributions sur la gestion des risques, qui prennent en considération l’état des connaissances mobilisées par les acteurs du champ de la santé publique ainsi que les enjeux politiques, économiques liés aux changements sociétaux et environnementaux induits par l’industrialisation. Ce chapitre montre en quoi l’évolution de la perception des problèmes de santé modifie les actions de prise en charge.

5Ainsi, en prenant en compte les débats, souvent relégués au second plan, entre travailleurs et patronat et les controverses autour de la question de l’imputation des responsabilités, les auteurs écorchent sérieusement l’idée que la gestion assurantielle fait du xxe siècle une « ère de solidarité ». L’analyse de ces débats et controverses permet de saisir la construction de ce système assurantiel comme un compromis déséquilibré car il laisse la prévention aux mains des seuls dirigeants d’entreprise et s’en remet au patronat pour défendre le principe du forfait dans le calcul des indemnisations.

6La gouvernance de la santé au travail, fortement remise en question depuis les affaires médiatisées de l’amiante ou de l’usine azf à Toulouse, est conduite à évoluer autant au niveau de ses paradigmes en matière de santé au travail que de son organisation fondée sur le paritarisme et le dialogue social. La reconquête d’une légitimité des acteurs et d’une autonomie de la négociation collective « semble reposer sur l’affirmation d’une approche ergonomique de l’activité qui, tout en accordant une place centrale à l’organisation de l’entreprise, viserait à satisfaire certaines exigences du paradigme épidémiologique » (p. 103). Cependant, comme le montre bien une des contributions, c’est bien à l’échelon territorial que se jouent l’effectivité et la légitimité de ce « dialogue social recadré ».

7Ce chapitre se termine par des contributions qui montrent d’autres limites encore de ce système assurantiel qui a traversé les siècles dès lors qu’on se place du côté des victimes confrontées à ce parcours long, difficile et incertain que constitue la demande en reconnaissance ou réparation. En effet, faire valoir des droits à réparation suppose à la fois de faire barrage à l’inertie des situations, à l’engagement pratique et moral dans le travail et de lever tout ce qui fait obstacle à la prise de conscience, individuelle et collective, de la sécurité. Du point de vue des victimes, et contrairement à une idée reçue, l’accident ou la maladie n’impliquent pas automatiquement leur engagement ou leur mobilisation. C’est, nous montrent les auteurs, l’expérience de l’injustice qui conduit de façon plus certaine à une demande de recours.

8Le deuxième chapitre intitulé « Comprendre, mesurer, intervenir » rassemble des textes qui proposent des modèles d’analyse permettant de dépasser les critiques classiques pointant une faiblesse des instruments de mesure des conditions psychosociales du travail ; le caractère individuel et subjectif de l’expérience du stress qui interdirait toute comparaison et le manque de robustesse des protocoles d’études qui ne permettraient pas de valider une relation causale. Dans l’introduction de ce chapitre, Johannes Siegrist soutient que l’approche main-stream permet de produire des connaissances scientifiques établissant un lien « entre des conditions psychosociales de travail délétères, mesurées par des modèles théoriques reconnus, et des troubles de la santé liés au stress » (p. 168). D’autres modélisations à partir d’approches associées (quantitatives et qualitatives) sont présentées dans ce même chapitre. Elles obtiennent des résultats bien plus nuancés sur les liens de causalités car elles prennent en considération la « dynamique » des situations de travail, les logiques contradictoires des organisations, l’état des machines, outils, matières premières, le contexte social, technologique et économique des entreprises ainsi que les actions, individuelles ou collectives, des travailleurs face aux contraintes auxquelles ils sont soumis. Cet intérêt à la causalité n’apparaît plus comme premier, même s’il subsiste en raison de l’imputation en responsabilité qui organise la réparation, mais également la prévention dont les enjeux sont analysés dans le dernier chapitre.

9Le troisième chapitre, « Organiser et mettre en discussion le travail », montre combien la question de la santé au travail est le résultat de tensions, luttes, négociations, accords entre les représentants des salariés, des entreprises, des acteurs spécialisés, des services de l’État. Ce champ est largement percuté par des controverses scientifiques, des drames ou affaires médiatisés qui laissent de moins en moins silencieuses les associations de malades ou victimes. Cette place de la santé au travail sur la scène médiatique semble renouveler un questionnement ancien sur les formes de domination s’exerçant au travail. Sans surprise, les auteurs insistent sur un mécanisme bien connu entre des conditions d’emplois précaires, associées à des travailleurs peu qualifiés, qui ne permettent pas à ces derniers de prendre en compte les dimensions de sécurité et de santé. Ainsi, « la hiérarchie des risques suit assez précisément celle des statuts et des qualifications ; celui qui tient le volant du camion n’a souvent ni le même statut ni la même origine nationale et culturelle que celui qui tient la pelle ou le marteau-piqueur », ne court par les mêmes risques et ne dispose pas des mêmes assurances sociales (p. 208). Se forme alors un prolétariat qui concentre sur lui la plupart des risques de santé (exposition à la radioactivité, horaires anarchiques, matériel sale et usé, produits dangereux, charges trop lourdes) ; « risques d’autant plus grands que la brièveté et la succession des emplois rendent la recherche des causes d’une maladie des plus improbables » (p. 208). Ceux qui bénéficient de conditions de travail relativement protégées le sont dans les grandes entreprises car ces dernières ont la possibilité, plus que les petites ou moyennes, d’externaliser le « sale boulot ». Un des apports les plus novateurs de ce chapitre provient d’une étude sur « la place du pouvoir » qui n’est « pas là où l’attendent les travailleurs ». Le management déserte la scène du travail, il n’est plus présent pour expliquer les contraintes, les hiérarchiser, être à l’écoute des difficultés, les faire « remonter », réguler l’activité, créer des marges mais il entretient et alimente « les machines de gestion » : mise à jour des procédures, des plannings, transmissions des indicateurs, réponses à des enquêtes. Le « chef » n’est en réalité qu’un relais hiérarchique « empêché » d’agir alors que les auteurs prônent une restauration de leur activité de management (régulations sociales, construction de projet collectif, création de marges de manœuvre, etc.) qui paraît être une des conditions du travail en santé.

10Am.waser@free.fr

Les Travailleurs des déchets, Delphine Corteel et Stéphane Le Lay (dir.), Toulouse, Érès, coll. « Clinique du travail », 2011, 331 pages, 18 €

11Nos sociétés, si soucieuses d’hygiène, ont un rapport très ambivalent avec les salariés garants de celle-ci. Ils nous sont certes très familiers du fait de leurs uniformes fluorescents et de leurs engins qui nous font parfois pester lors d’embouteillages. Cependant, l’objet de leur travail nous en éloigne. Les ordures, les rebuts, les souillures, etc. représentent « l’impur », antinomique avec notre idéal de propreté. Plus encore et symboliquement, ces matériaux nous renvoient aussi à nos peurs ancestrales. Ne redoutons-nous pas toujours un développement non contrôlé de maladies infectieuses favorisé par la présence de déchets en décomposition non évacués ? Aujourd’hui plus qu’hier, sans doute compte tenu de l’ambition de nos sociétés de préserver notre environnement naturel, le déchet représente aussi le résidu ultime. Les boues, les métaux lourds, les combustibles irradiés, etc. matérialisent nos mauvaises consciences. Nous refusons de les voir et avec eux, ceux à qui nous déléguons leur élimination.

12L’ouvrage codirigé par Delphine Corteel et Stéphane Le Lay ambitionne donc de nous guider derrière le rideau que nous dressons tant devant les déchets que devant les salariés qui exercent pour nous ces métiers « mal vus ».

13La première partie, intitulée « Les déchets dans l’espace public : entre aménagements et affrontements », combine avec pertinence dimensions historiques et psychosociales. C’est notamment le cas du texte de Sabine Barles qui évoque la contribution cruciale des chiffonniers dans l’entretien des espaces publics parisiens tout au long du xixe siècle. Elle analyse la différenciation et la hiérarchisation des métiers. Au sommet de celle-ci, ceux qui sont les plus éloignés du contact direct des ordures : les conducteurs des premiers dispositifs mécaniques. Ils sont ceux qui vont pouvoir s’exonérer du « sale boulot » tel que défini par E. Hughes. Elle souligne combien l’argument hygiéniste au tournant des années 1930 va conduire à une révolution dans le traitement des rebuts : « Avant on collecte et on utilise boues et ordures ; au-delà on enlève, détruit ou élimine les déchets. »

14Après la contribution de Claudia Cirelli consacrée aux paysans recycleurs des eaux usées de Mexico et celle de Bénédicte Florin qui nous livre une analyse des pratiques des chiffonniers du Caire, Carlotta Capullo s’interroge sur la crise endémique qui frappe la Campanie. Sur la base d’une recherche ethnographique, elle analyse les luttes engagées contre la réouverture d’une décharge. Au terme d’un combat perdu, l’auteur met en évidence un processus de scotomisation qui a submergé les militants. Celui peut être défini comme un mécanisme psychologique inconscient par lequel un individu ou un groupe exclut de sa conscience ou de sa mémoire un événement ou un souvenir désagréable. Face aux déchets radioactifs, les Européens seraient-ils engagés dans un tel processus ?

15La seconde partie titrée « Les conditions de travail dans les métiers de la collecte des ordures » s’ouvre par l’article de Thierry Morlet. Il démontre combien les éléments organisationnels, et notamment la stabilité des équipes de « ripeurs », s’avère essentielle pour faire face à la pénibilité des tâches et accéder à une certaine maîtrise des accidents. Frédéric Michel s’engage incognito en qualité d’éboueur dans une entreprise de collecte en Belgique. Le récit de sa première journée de travail nous fait accéder, au-delà d’une approche ergonomique, aux interactions entre les « ripeurs » mais aussi avec les riverains. Ses observations confirment que les riverains portent une vision dépréciatrice sur ces salariés, sauf quand ceux-ci rendent des services tels l’enlèvement d’encombrants ou la prise en charge de déchets hors du circuit prescrit. Nadine Poussin analyse très finement les pratiques des éboueurs, notamment quand ceux-ci bricolent des objets, telles des raclettes, pour mieux assurer leurs missions, et ce en enfreignant les normes prescrites. Forte de ses observations, elle est légitime pour conclure : « Pour que les débats de métier aient lieu, il nous semble donc qu’une des conditions est d’avoir une prescription à laquelle s’efforcent de répliquer collectivement les salariés » (p. 204). L’engagement du collectif de travail dans la construction de normes rend possible la réalisation des objectifs de travail sans trop engager sa santé. Elle signe le passage de la simple transgression, révolte individuelle contre la règle prescrite à la stylisation telle que définie par Yves Clot : « [la stylisation] signe le pouvoir d’agir d’un collectif sur l’organisation officielle du travail ».

16La troisième et ultime partie intitulée « Manière d’être, manière de faire… Comment peut-on être travailleur des déchets ? » s’avère d’autant plus cruciale que les missions assurées par les travailleurs des déchets relèvent du mythe de Sisyphe. Après leur travail, les rues, les marchés, les quais de la gare… sont certes propres mais pour combien de temps et surtout qui mentionne leur utilité ? C’est paradoxalement quand le travail de nettoyage n’est pas réalisé que celui-ci est identifié.

17Certes la mise en scène de la virilité a été et demeure encore une stratégie pour faire face aux multiples stigmatisations dont les travailleurs des déchets sont l’objet. Cependant, Régine Bercot, au terme de ses observations, affirme que ceux-ci conservent « l’élégance du hérisson ». Elle compare ces salariés à ces petits mammifères, qui donnent l’image d’êtres durs mais qui sont aussi de petites bêtes « simplement raffinées, faussement indolentes… et terriblement élégantes » (p. 233). L’irruption toute récente de femmes dans ces univers bouscule-t-elle les jeux qui permettent traditionnellement de faire face à la pénibilité et à l’opprobre publique ? Isabelle Gernet et Stéphane Le Lay, après leur enquête auprès d’éboueuses parisiennes, concluent plutôt par l’affirmative.

18Au-delà de la congruence des résultats livrés sur plusieurs catégories de salariés dédiés à la collecte des déchets, il convient de souligner l’intérêt des dispositifs d’enquête qui nous sont présentés. La complémentarité des regards : ergonomique, psychosociologique, historique, politiste, sociologique nous fait accéder à une compréhension d’autant plus précieuse que la gestion des déchets suscite dans nos sociétés postindustrielles un intérêt croissant. Le développement du tri sélectif, le recyclage des objets high-tech, la redécouverte du compostage en milieu urbain… répondent à des impératifs écologiques et sont aussi générateurs d’emplois. Élus et acteurs socioéconomiques ne pourront donc qu’être attentifs à la mise en visibilité des travailleurs des déchets et à ceux qui leur confèreront une seconde vie. Celle-ci contribuera, nous en faisons l’hypothèse, à modifier notre regard sur les salariés des déchets et plus encore sur la manière dont nous gérons nos poubelles et les résidus de nos industries.

19francois.granier@lise.cnrs.fr

Théorie de la communication et éthique relationnelle, Olivier Fournout, Paris, Lavoisier, 2012, 282 pages, 70 €

20Plus que jamais la communication est au cœur des sociétés contemporaines. L’auteur, enseignant-chercheur en sciences de la communication, identifie trois formes emblématiques à l’œuvre dans les registres aussi variés que les « campagnes présidentielles », les discours d’entreprises, la documentation, l’éducation et la publicité. Une éthique et une esthétique relationnelles caractérisent les « trois engouements » propres à ces registres : le dialogue qui « suscite un attrait monstre », les bulles très présentes en publicité et mises à profit par les écrans de notre environnement technologique et, en dernier lieu, le collage qui s’exprime au théâtre et qui est au principe du dialogue des cultures.

21La problématique de l’ouvrage est énoncée dès l’introduction. Elle vise à observer « comment une anthropologie générale de la communication s’articule à une forme textuelle pour conduire à une plastique relationnelle ». Elle s’ordonne en treize chapitres équilibrés regroupés en deux parties précédées d’un chapitre annonçant les perspectives et les propositions mises en œuvre. Ce qui saisit le lecteur est le recours à une langue métaphorique qui emprunte aux registres de différentes expressions artistiques sans se départir de la rigueur propre aux sciences de la communication, procédé mobilisé dès le premier chapitre et qui court tout au long de l’ouvrage. Les éléments de « la danse communicationnelle » sont configurés selon quatre critères qui concernent toutes les séquences de relation. Ceux-ci sont définis par des expressions tirées du langage commun. L’auteur combine ces quatre « catégories des discours » qu’il nomme l’écart, le rapprochement, la prise de lieu et le fond commun « fonctionnent comme des formes d’organisation de l’action et des perceptions » (p. 22). Elles forment un ensemble dynamique, « une matrice relationnelle » (p. 23), outil à même de proposer un modèle « de description des relations, dialogues et interactions, décelables dans une multitude de discours » (p. 23). Cette « matrice relationnelle » révèle la structure des relations entre les entités, que celles-ci soient « des individus, des groupes, des concepts, des mots, des images, des objets » (p. 24). L’auteur envisage plusieurs schématisations dont l’ordonnancement répond à la singularité des relations.

22La première partie de l’ouvrage est consacrée à la forme visuelle des textes qui, par l’effet de collage, deviennent des diatextes, c’est-à-dire des formes issues « d’au moins deux entités homogènes ». Il est malaisé ici de s’attarder en profondeur sur les cinq chapitres qui composent cette partie tant la notion est abordée par de nombreuses approches. Tout texte se transmet, « se donne » dit l’auteur, « avec les caractères propres qu’il tient du support et de son image, des mises en espace et en couleur » (p. 47). Ainsi, le texte devient architexture, néologisme façonné par l’auteur pour souligner la part du lecteur dans la fondation du sens. L’origine latine de texte, « texere, qui signifie tisser » l’atteste. Rappeler que toute page de texte relève d’une sémiotique est l’occasion pour l’auteur de montrer la présence d’un signe, la paragraphos, dont la présence est attestée dans les anciens manuscrits des textes de théâtre grec. « En marge du texte ou glissé dans l’interligne, il permettait de visualiser le passage d’une réplique à l’autre » (p. 58). La communication orale, de son côté, est caractérisée par « le chevauchement », « l’empiétement » (p. 72) alors que « la page et l’écran introduisent du matériel, résistant, stable, posé en frontière » (p. 72). La messagerie électronique brouille les repères usuels de l’échange communicationnel car l’émetteur d’un texte « se retrouve avec son propre texte, diatexte a, accolé à une réponse, diatexte b, dont la forme -diatextuelle- s’imprime avant tout examen du contenu de la réponse » (p. 88). L’idée majeure développée dans cette partie est que, quelle que soit sa catégorie, un texte (texte de dialogue, image, texte mis en page) et ses diatextes existent comme lien « rempli de vide, de blanc, de gris, de fond, d’écran, avant que de former des traces, des traits et des mots, des signes et des images défilant au regard » (p. 115). Accéder aux diatextes, c’est véritablement participer « à la chorégraphie relationnelle » qui est décrite selon les critères « de la matrice relationnelle, en fonction des perceptions d’écart, de rapprochement, de prise de lieu et de fond commun qui animent la relation en train de se déployer » (p. 244).

23La seconde partie questionne les conceptions de la communication. L’ambition de l’auteur est de rechercher la synthèse « de différentes anthropologies de la communication » (p. 121). Les quatre critères de la matrice relationnelle sont mis à contribution pour décoder les enjeux de « la plastique relationnelle » (p. 121) inhérente à chaque texte et pour faire surgir « la structure relationnelle à l’œuvre dans nombre de discours, de conceptions et de schématisation de la communication » (p. 122). Le chapitre 8 est entièrement consacré à l’examen du dialogue décliné en deux versions, l’une philosophique et éthique, l’autre mécaniste. Les variations autour du mot dialogue épousent les multiples contextes auxquels elles se réfèrent. Cet acte de communication est soumis aux influences des trois autres critères de la matrice relationnelle qui, lorsqu’ils sont en tension, « donnent tout son sens au mot dialogue » (p. 130). Pour illustrer la diversité de la situation de dialogue, l’auteur ausculte le traitement journalistique de conflits sociaux et internationaux. Dans tous les cas, les critères de la matrice se révèlent être des outils de lecture d’une grande pertinence. Le chapitre 9 présente le parti pris de l’auteur concernant l’éthique de la communication. La référence pragmatique à Habermas (éthique de la discussion) renvoie aux valeurs portées par la relation observée, nécessairement complexe car elle résulte de la capacité « à faire jouer ensemble les facteurs clés de la matrice relationnelle » (p. 146). Le film de Sidney Lumet, Douze hommes en colère, (1957) est le prétexte d’une mise à l’épreuve de la matrice relationnelle à partir des perspectives de Michael Walser. La complexité qui s’impose dans de nombreux textes du fait de la mondialisation est l’objet du chapitre 10. De cette situation, il résulte que les individus découvrent un nouveau paysage relationnel « qui ressemble à un collage » (p. 161). Olivier Fournout se saisit de l’approche dialogique d’Edgar. Morin qu’il soumet aux principes de la matrice relationnelle. La négociation, « comme modèle textuel intériorisé » est l’exemple même du collage de textes hétérogènes « entretenant entre eux une danse relationnelle » (p. 167). La préparation d’une négociation s’accomplit par le biais d’une mise en tableaux du matériau où la représentation textuelle « met en regard soi et l’autre en deux lieux » (p. 168). Elle transforme ce matériau en diatextes utilisables immédiatement. Cette déconstruction/ reconstruction élargit l’efficacité et l’efficience des acteurs. « La mise en espace dessine des chemins virtuels rendus visibles par le tableau » (p. 170). Pour traiter du dialogisme littéraire, Olivier Fournout convoque Bakhtine. La compréhension d’une œuvre procède du dialogue que le lecteur sait nouer avec elle. Cette interaction est constitutive du sens mal stabilisé « par quelques traits de langage » mais qui s’élabore « à chaque nouvelle occurrence dans un tissu de relations renouvelé par l’histoire et la situation » (p. 183). L’auteur recourt à la métaphore de l’archipel, clé d’une vision globale du monde, qu’il puise dans l’œuvre du poète antillais Édouard Glissant. Tout texte, dit Olivier Fournout, n’existe que par sa « structure archipélique » (p. 193) qui active l’imaginaire du lecteur. Connaître un archipel, c’est bien passer d’une île à l’autre et voir celle d’où l’on vient mieux que celle où l’on séjourne. Le dialogue avec l’œuvre, la danse relationnelle, se réalise dans un entre-deux « où un rapport de place se dessine entre les entités » (p. 202). Le dernier chapitre est consacré aux « textes accolés » qui explorent les critères de la danse relationnelle. Il donne lieu à la formulation « d’une érotique de la distance » observée dans les collages, ceux qui surgissent sur des messageries électroniques ou qui se jouent d’autres messages, allusion à l’expérience proposée par Sophie Calle dans son livre Prenez soin de vous (2007), tiré d’une expérience personnelle où l’auteure demandait à des centaines de femmes de réagir à une lettre de rupture amoureuse. Cette initiative donne lieu à des diatextes de toute nature qui se répondent pour finir par former un ensemble où le texte initial prend une seconde vie.

24Savant, mais ni pédant ni abscons, l’ouvrage, s’il est pris comme une ressource, éclairera à la fois les chercheurs en sciences de la communication et les gens d’action qui y puiseront des éléments féconds pour décoder les pratiques multiples de la communication d’aujourd’hui. D’autant que l’auteur peaufine son approche scientifique en interrogeant la validité de son outil, la matrice relationnelle, ce qui ne manque pas de laisser voir de nouvelles interrogations. Ce livre est une invitation à visiter l’espace infini du patchwork né de l’explosion de la communication, formule naturaliste que l’auteur emprunte au travail éponyme de Philippe Breton et Serge Proulx. L’ouvrage, construit comme un manuel, s’impose comme une tentative de définition d’une éthique générale de la communication qui se réfère à de nombreuses sources (BD, littérature, théâtre, publicité, graffitis, échanges de courriels, figuration sur des vases grecs antiques, etc.). Il aide aussi à poser un regard renouvelé sur les œuvres de la création artistique. En quelque sorte, il montre la voie de la danse relationnelle.

25roland.labregere@educagri.fr

Entreprises et entrepreneurs en Algérie et dans l’immigration. Essai de sociologie économique, Mohamed Madoui, Paris, Kartala, 2012, 261 pages, 26 €

26Quelles sont les raisons qui conduisent à entreprendre ? Depuis les travaux de Max Weber, les dimensions éthiques ont relativisé les postulats de l’économie classique. Dès lors, la création d’une entreprise ne peut être expliquée par le seul mobile du gain.

27Pour comprendre les motivations ayant conduit des adultes à devenir entrepreneurs, il convient d’appréhender non seulement le contexte sociopolitique qui favorise ou pas la création d’entreprises mais aussi les valeurs culturelles et religieuses des néo-entrepreneurs. Enfin, une analyse des trajectoires personnelles et familiales s’avèrera éclairante. La sociologie économique affiche cette ambition. Elle fait sienne les recommandations de l’auteur de L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme et nous invite à conduire la compréhension des faits sociaux en se consacrant successivement à « […] l’étude de la structure des rapports socio-économique, ensuite [à] l’examen de leur formation historique, enfin [à] l’analyse de leur signification culturelle » (p. 6). C’est donc sous l’égide des écrits de socio-économistes contemporains, et tout particulièrement de ceux de Karl Polanyi [1944] mais aussi de Mark Granovetter [1985], que se place Mohamed Madoui.

28Pour identifier les motivations et les trajectoires d’entrepreneurs algériens, l’auteur mobilise nombre d’enquêtes conduites durant près de dix ans tant en France (Île-de-France et Marseille) qu’en Algérie (Alger et Kabylie). Il n’hésite pas à décrire les obstacles qu’il a dû franchir pour constituer des échantillons représentatifs et recueillir avec rigueur les récits de 85 chefs d’entreprise. En effet, nombre de ces interlocuteurs, quoique bienveillants par rapport à son projet de recherche, euphémisaient leurs récits et l’ont contraint à des questionnements plus précis que ceux qu’il avait prévus. Il lui a fallu en outre faire face au multilinguisme de ses interlocuteurs, ceux-ci s’exprimant à leur gré en français, kabyle et/ou arabe.

29Au terme de ses premières analyses, l’auteur met en évidence que l’entrepreneur algérien n’est en aucun cas un individu isolé, un self made man tel que décrit par une certaine littérature anglo-saxonne. Il s’engage au contraire riche de réseaux multiples, qu’ils soient familiaux, amicaux, communautaires, ethniques, etc. Ce sont là des ressources essentielles. C’est en saisissant, le sens et la solidité de ces liens qu’il s’avère possible d’appréhender la logique de l’engagement de ces entrepreneurs. Pour ceux-ci, entreprendre répond surtout à une visée sociale, celle d’obtenir un statut qui confère reconnaissance, honneur et dignité. Cette quête s’avère d’autant plus cruciale qu’elle répond aux discriminations et stigmatisations subies par la grande majorité d’entre eux. Ainsi, devenir entrepreneur pour un jeune diplômé, n’est-ce pas in fine, « la » voie pour échapper à la non-reconnaissance de ses qualifications ?

30Mais s’engager comme entrepreneur implique aussi que le contexte sociopolitique s’y prête. En abandonnant un régime d’économie planifiée depuis deux décennies, l’Algérie a ouvert des espaces aux initiatives individuelles. Dès lors, la création d’un commerce, d’un atelier ou d’une TPE peut devenir un champ de reconnaissance sociale à défaut d’accéder à celle-ci en devenant salarié d’une grande entreprise ou fonctionnaire.

31Le chapitre 3, « Encastrement culturel de l’action entrepreneuriale : économie, religion et construction du social », conduit l’auteur à une riche analyse des textes sacrés de l’islam afin d’identifier « […] qui, de l’islam ou des structures sociale, motive ou freine le développement économique » (p. 91). Il nous rappelle que l’islam est à la fois une religion qui organise les rapports de l’ici bas et de l’au-delà. Bien que déclarant ne pas vouloir nous livrer une exégèse des textes divins, et notamment quant à la place du travail, l’auteur nous offre de très éclairantes analyses. Il nous rappelle ainsi que si durant des siècles le travail fut considéré dans les civilisations judéo-chrétiennes comme une malédiction divine conséquence du pêché original, l’islam confère au travail une représentation sacralisante : le travail comme adoration de Dieu. Coran et Sunna, érigent le travail en : « … une bénédiction, un acte d’adoration au même titre que la prière, le jeune ou l’aumône canonique » (p. 98). Cette conception du travail a d’ailleurs été à la source de l’essor socioéconomique des sociétés musulmanes entre les xe et xve siècles. Certains Européens et Nord-Américains considèrent que l’islam porte au fatalisme et à l’inaction. L’auteur met au contraire en évidence qu’une telle acception découle d’une lecture « taqlidiste » (i.e. littérale) et déterministe du Coran qui conduirait à considérer que l’omnipotence divine prive l’homme de toute liberté. La résignation qui domine chez certains salariés résulte, selon lui, non du Coran, mais d’héritages sociaux propres au nomadisme et aux microfundia [1].

32L’auteur consacre les chapitres 4, « Encastrement ethnique de l’action entrepreneuriale », et 5, « Tous entrepreneurs ! Quand la création d’entreprise devient la dernière chance d’insertion », aux entrepreneurs issus de l’immigration. Il fait massivement le constat que c’est suite aux discriminations et stigmatisations subies que la très grande majorité d’entre eux ont fait le choix de devenir entrepreneur. Ainsi Ali, après avoir été durant quinze ans comptable et n’avoir bénéficié d’aucune promotion, à la différence de collègues plus jeunes et français de souche, se décide à créer son entreprise en s’associant avec son frère, lui-même restaurateur. C’est aussi le cas de jeunes hommes qui, après s’être engagés dans l’armée française, font le constat que l’encadrement ne leur laisse que fort peu de chances d’accéder à une authentique carrière ou celui, encore, de jeunes diplômés qui, faute d’obtenir un emploi salarié, créent leur entreprise, notamment dans le secteur des services.

33Que ce soit en Algérie ou en France, les entrepreneurs créent et gèrent leurs activités en « encastrant » celles-ci dans un territoire qui s’articule à des réseaux familiaux. Cette logique s’avère indispensable dans le démarrage des TPE faute bien souvent d’avoir accès aux dispositifs institutionnalisés d’appui à la création d’entreprise. Entreprendre ici ou/et là bas s’avère être certes une modalité de développement territorial mais c’est aussi – voire surtout – un processus identitaire fort. Celui-ci explique en outre le fait que ces entrepreneurs multiplient les « allers-retours » entre l’Hexagone et le Maghreb car il s’agit aussi d’affirmer sa réussite sociale auprès de la parentèle et des voisins.

34Ainsi, la « double absence [2] » qu’évoquent si souvent les jeunes issus de l’immigration peut se transformer en « double présence ». Nous pourrions nous réjouir de ce processus s’il ne mettait pas en lumière les limites, sinon l’échec, de l’intégration sociale portée par le projet républicain français.

35francois.granier@lise.cnrs.fr

L’École au défi du numérique. Pour une éducation citoyenne, François Granier et Roland Labrégère, Dijon, Éditions Raison et Passions, 202 pages, 18 €

36L’école au défi du numérique ? Il y a différentes manières d’aborder ce thème et de répondre à cette question, y compris les plus « technicistes » au nom, éventuellement, de la modernité.

37Ce n’est pas l’orientation que prennent François Granier et Roland Labrégère dans cet ouvrage argumenté qui part d’un certain nombre de constats habituels sur l’école. Ils soulignent les transformations liées à l’émergence et à l’impact des tic sur les dispositifs scolaires et éducatifs, pour mieux situer, de façon prospective, les enjeux de la société de demain. Qu’il s’agisse de s’interroger sur le métier d’enseignant, de dénoncer un certain nombre d’illusions « technologiques ou informationnelles » liées aux nouvelles technologies, d’interpeller les logiques économiques surdéterminantes, les auteurs, dans une complémentarité intellectuelle, signent là un ouvrage qui n’occulte aucune question.

38Les jeunes s’ennuient-ils à l’école ? En tout cas de nombreux indices montrent qu’ils sont en attente d’un autre type de relation pédagogique leur permettant d’être plus acteurs, comme ils le sont de plus en plus dans l’univers technologique qui les entoure. Il est certain que l’école républicaine, laïque, conçue pour dispenser de façon égalitaire un savoir universel par et grâce à l’autorité du maître « hussard de la République » inculquant le savoir par « violence symbolique » au nom des principes universels, est face à de nouveaux enjeux, de nouvelles attentes, parfois parfaitement contradictoires avec le nécessaire travail de diffusion d’une culture et de valeurs communes. Ainsi, les auteurs soulignent la demande croissante d’individualisation formulée par les familles, ce qui impliquerait que l’institution scolaire devienne capable de faire du « sur-mesure » là où elle est organisée pour faire du « prêt-à-porter ». Or, celle-ci constitue, de l’avis de tous, le dernier acteur collectif, la dernière instance d’intégration sociale de masse, évolution liée notamment à la disparition du service militaire ou à l’effacement des grandes organisations politiques et religieuses.

39Face à cela, ou à cause de cela, les auteurs rappellent opportunément que les enseignants, acteurs centraux, respectés jusqu’aux années 1970-1980, se voient maintenant « contestés dans leurs fonctions de référence », notamment avec la multiplication des médias et l’irruption de la Toile.

40S’ajoute enfin, avec les tensions sur l’emploi, une exigence de plus en plus forte de « rentabilité » immédiate portée par le monde de l’entreprise, les parents, les jeunes eux-mêmes sur le marché de l’emploi ; c’est là une évolution à contre-courant de celle qui a dominé la période 1882-1980.

41Les auteurs évitent le piège des solutions « presse-bouton », celle du pédagogisme par exemple et des dérives à la mode. Le système éducatif, nous disent-ils, se trouve au carrefour de quatre scénario, de « futurs envisageables » : « le scénario de la survie », « le scénario du marché », le scénario du maintien » et « le scénario de la transformation ».

42Partant de cette éclairante modélisation prospective conçue comme un « outil d’invitation à l’action », ils développent une argumentation rigoureuse entre deux écueils : la déconnexion du système éducatif des réalités contemporaines et les impasses « technologisantes » qui font du numérique la solution à tous les problèmes, une sorte de « numérico-dépendance » qui ne pourrait se discuter en quelque sorte.

43Si la multiplication des possibilités d’accès au savoir met en question, au quotidien le rôle central jusque-là dévolu à l’école, il appartient à l’institution, et au-delà à la Nation, tout en restant fidèle à ses grands principes fondateurs, d’intégrer cette réalité, elle-même appréhendée dans le champ complexe des évolutions sociétales.

44Il n’est pas anodin de ce point de vue que les auteurs fassent référence à de nombreuses reprises aux grandes figures historiques qui ont contribué à façonner notre modèle éducatif : les pères de l’Encyclopédie, Condorcet, Langevin et Wallon, etc.

45Oui, il y a nécessité de revisiter le « triangle pédagogique » (apprentissage – savoir – enseignant), puisque les tice, nouvelle « donnée structurante », forment l’un des sommets d’une nouvelle figure pédagogique.

46Oui également, et plus largement sans doute, il y a nécessité de former à « une citoyenneté numérique » qui « reste à construire » et nous oblige à « repenser » les pratiques éducatives et scolaires, les modalités pédagogiques, l’organisation, etc. Bref, le projet pédagogique en général est ainsi appelé à s’ouvrir « à des démarches pluridisciplinaires […] facilitant […] la collaboration et la confrontation entre les savoirs, pour […] promouvoir une éducation différente sans décalage avec la société ».

47Solidement documenté sur la base de nombreuses études qualitatives et quantitatives, mais aussi resitué dans le processus historique et culturel qui caractérise notre système éducatif, cet ouvrage n’apporte assurément pas toutes les réponses mais contribue grandement à clarifier un certain nombre de concepts, d’idées, de notions… bien au-delà, répétons-le, d’une modernité de façade. Ainsi en est-il, par exemple, de la notion de compétence qui favorise, nous disent François Granier et Roland Labrégère, des « engagements courts » conformes aux visées néo-tayloriennes. Or, il convient au contraire de privilégier « les temps longs » seuls capables de nous permettre de faire face à « la complexité de nos univers de référence ».

48La société de la connaissance est une réalité qui ne peut être appréhendée hors des enjeux nationaux et internationaux nés de la globalisation et des tensions économiques et confrontations idéologiques qui l’accompagnent. Face à cela et aux risques de son instrumentalisation sociale, au prétexte par exemple de l’uniformisation de la culture informationnelle, l’école doit être le « fer de lance » de cette société en s’inscrivant dans un territoire singulier. Cette exigence questionne directement les politiques de décentralisation et/ou de déconcentration, afin qu’elles accompagnent au mieux l’apprenant tout au long de sa scolarité et le prépare à la formation tout au long de la vie. Cela ne pourra véritablement se faire qu’en développant une « pédagogie du projet » ouverte sur les territoires, seule en mesure d’intégrer de manière féconde les pratiques numériques des jeunes générations au dispositif scolaire.

49Plus que jamais, peut-être, l’institution scolaire doit rester cette « instance émancipatrice » dont parlait Durkheim au début du xxe siècle, afin de permettre aux jeunes générations de s’insérer pleinement non dans une mondialisation conçue comme un lieu d’uniformisation soumis aux lois du marché, mais dans la construction d’une « mondialité » qui se caractérisera par la non-hiérarchisation des savoirs et des cultures.

50Qu’un ouvrage intitulé L’École au défi du numérique s’achève par une telle référence, la mondialité, née sous la plume d’un poète antillais, Édouard Glissant, n’est pas anecdotique. Cela situe bien, en effet, le projet humaniste, constructiviste et émancipateur de cet ouvrage.

51jacques.bec@laposte.net


Date de mise en ligne : 27/03/2013.

https://doi.org/10.3917/sopr.026.0119

Notes

  • [1]
    Très petites exploitations agricoles.
  • [2]
    Sayad Abdelmalek, dans son ouvrage La Double Absence (Seuil, 1999) mais aussi la cinéaste Elisabeth Leuvrey dans son film La Traversée (Alice-Film, 2006) analysent, symétriquement, les difficultés identitaires des migrants à cheval sur les deux rives de la Méditerranée.
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