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Article de revue

Les démarches éthiques des entreprises. Inculquer des normes pour responsabiliser individuellement les salariés ?

Pages 51 à 63

Notes

  • [1]
    Professeur à l’université de Metz (Laboratoire Lorrain de Sciences Sociales).
  • [2]
    F. Isambert, P. Ladrière, J.-P. Terrenoire, “Pour une sociologie de l’éthique”, Revue française de sociologie, vol. XIX, 1978, p. 323-339.
  • [3]
    P. Pharo, Morale et sociologie, Gallimard, Paris, 2004.
  • [4]
    M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Suivi de Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme, (1904-1905), Paris, Éditions Plon, 1964 (2e éd. corrigée, 1967).
  • [5]
    E. Enriquez, “L’entreprise comme lien social, “ un colosse aux pieds d’argile” ”, in L’entreprise, une affaire de société, R. Sainsaulieu (dir.), Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, Paris, 1990, p. 203-228.
  • [6]
    D. Linhart, “Le droit d’expression quinze ans après”, in Les sciences sociales et l’entreprise. Cinquante ans de recherches à edf, H.-Y. Meynaud (dir.), Paris, La Découverte, 1996, p. 150-170.
  • [7]
    N. Aubert, V. de Gaulejac, Le coût de l’excellence, Paris, Seuil, 1991.
  • [8]
    C. Dejours, Souffrance en France, Paris, Seuil, 1998.
  • [9]
    A. Gorz, Métamorphose du travail. Quête du sens – Critique de la raison économique, Galilée, 1988.
  • [10]
    La méthode et les principaux résultats de cette recherche ont été développés dans A. Salmon, Éthique et ordre économique, Paris, cnrs éditions, 2002.
  • [11]
    Les principaux résultats de cette recherche ont été développés dans A. Salmon, La tentation éthique du capitalisme, Paris, La Découverte, 2007.
  • [12]
    Cité dans A. Biroleau, Les règlements d’ateliers 1798-1936, Paris, Bibliothèque nationale, 1984, p. 8-9.
  • [13]
    Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs, Paris, Librairie Delagrave, s.d., p. 171.
  • [14]
    E. Durkheim, Sociologie et philosophie (1924), Paris, puf, 1996, p. 53.
  • [15]
    Idem, p. 75.
  • [16]
    Idem, p. 50.

1Certains sociologues contemporains ont consacré une grande part de leurs travaux à l’ancrage sociologique du questionnement éthique. Cet objet suscite en effet un regain d’intérêt depuis les années 1970. Éclipsé pendant une assez longue période, il n’a pas toujours eu le poids que lui avait donné la sociologie naissante. Aujourd’hui, dans la veine d’Émile Durkheim qui entendait construire une science de la morale, apparaît un foisonnement d’approches sociologiques. Qu’elles soient nommées “sociologie de l’éthique” [2], “sociologie morale” [3] ces théories contemporaines supposent de réinterroger la subordination du fait moral à d’autres déterminants de nature économique ou biologique, dont il ne serait qu’une pure émanation.

2La perspective développée ici sera plus limitée. Il s’agit de comprendre un phénomène d’une ampleur inédite : la diffusion massive par les entreprises d’un ensemble de valeurs et de normes qualifiées d’éthique. Cette approche a donc pour cadre non pas la production des valeurs sociales dans son ensemble, mais uniquement celles mobilisées par le système capitaliste dans la filiation classique du questionnement wébérien. [4] Ce phénomène réactualise en effet des questions au cœur de la sociologie économique de Max Weber mais aussi de la sociologie des productions symboliques d’Émile Durkheim. Il doit cependant être repensé au regard des spécificités contemporaines identifiables à partir d’enquêtes de terrain. Trois champs de recherche peuvent être ouverts.

3– Le premier se situe autour de la production sociale des valeurs “mobilisables” par l’économie, puis autour de la production économique de valeurs sociales dès lors que le système capitaliste, à travers ces principaux acteurs, s’impose comme l’origine et la fin des valeurs décrétées en son sein. Ce champ de sociologie historique est étroitement articulé aux questions qui relèvent de la sociologie économique. C’est sous cet angle que nous aborderons l’émergence du discours éthique dans les entreprises au début des années 1990, avec en filigrane l’hypothèse d’une instrumentalisation des valeurs comme première source d’hétéronomie éthique.

4– Au moins en apparence, la “morale économique” est en passe de s’inventer au plus près de la vie économique, dans le creuset de l’entreprise. Un second champ d’investigation doit être ouvert, en mobilisant cette fois-ci l’appareillage critique de la sociologie des productions symboliques. Il porte sur les conditions de l’adhésion des salariés aux valeurs qui leurs sont offertes, et plus précisément sur les rapports distendus entre la morale économique et les collectifs de travail comme seconde source d’hétéronomie éthique.

5– L’appel à la moralisation du capitalisme relève pour certains du conte de fées masquant, par de timides concessions à la décence morale, une redistribution de plus en plus inéquitable des profits pourtant en nette progression. Les recherches sont nombreuses à souligner les aspects réducteurs d’un tel diagnostic qui a, selon nous, l’inconvénient d’occulter le caractère plus offensif du mouvement. La spécialisation disciplinaire conduit trop souvent à isoler les notions d’éthique et de responsabilité sociale de l’entreprise (rse) alors que ces démarches se renforcent mutuellement. Ces thèmes sont imbriqués dans les textes publiés par les directions. Il convient donc de ne pas les séparer arbitrairement afin d’analyser leurs relations. Ce qui ouvre un troisième champ de questionnement autour des formes plus nettement coercitives que revêtent actuellement ces démarches managériales.

L’éthique des entreprises, apports de la sociologie économique

6Dans les années 1980, outre le mouvement de réhabilitation de l’entreprise, les expériences participatives encadrées par les lois Auroux confortent l’idée que l’entreprise est le creuset d’identités et de liens sociaux. Dans un moment où les institutions traditionnelles semblent durablement fragilisées, elle serait, selon Renaud Sainsaulieu, une institution majeure de la société.

7Les années 1990 ont toutefois amorcé un tournant repéré et questionné par différents courants de la psychosociologie, de la sociologie du travail et de l’entreprise : les pieds du colosse ne seraient-ils pas faits d’argile [5] ? Quel bilan dresser du droit d’expression directe et du management participatif [6] ? Quels sont les coûts des logiques de l’excellence [7] ?

8Si des formes de retrait des salariés étaient déjà perceptibles dans les années 1980, elles deviennent une véritable préoccupation des directions qui finissent par se rendre compte que la souffrance au travail [8] touche aussi leurs cadres. L’entreprise, comme espace d’intégration sociale et culturelle, est sérieusement ébranlée. Les valeurs que l’on cherchait à enraciner dans le terreau de la culture ou de l’histoire relèvent peut-être moins du fait réalisé que d’une construction volontariste. La culture d’entreprise apparaîtrait justement au moment où les liens sociaux seraient soumis à rude épreuve par la nouvelle organisation du travail.

9Au début des années 1990, l’adhésion à une “éthique du travail” est considérée comme problématique [9]. C’est d’ailleurs à cette époque que les entreprises, relayées par des ouvrages de consultants et par d’autres vecteurs de communication (presse grand public, colloque) vont affirmer de plus en plus vivement leur vocation éthique.

Quels acteurs ?

10L’éthique d’entreprise, née aux États-Unis, se diffuse avec systématicité à la charnière des années 1980/1990 en Europe. Elle s’est présentée comme une prise de conscience de dirigeants de leur responsabilité face aux “risques éthiques” liés aux activités de leurs entreprises dans les domaines financiers, sociaux et environnementaux. Ces patrons se sont organisés au sein de groupements ou d’associations patronales qui ont joué un rôle important dans la structuration de ce mouvement : le cnpf avec la publication, au début des années 1990, d’un texte intitulé Entreprise, éthique, justice et responsabilité, le Centre français du patronat chrétien, le Centre des jeunes dirigeants, l’Entreprise de taille humaine indépendante et de croissance, l’Association des cadres de direction, le Centre d’études et de réflexion des dirigeants, le Centre d’éthique de l’entreprise.

11Ces dirigeants ont participé à l’institutionnalisation de l’éthique d’entreprise en l’intégrant au cœur de la communication stratégique des groupes. Cette thématique s’est alors diffusée à travers les organes traditionnels de communication institutionnelle : les journaux d’entreprise, puis les chartes éthiques. Les écoles de management ont créé des chaires. Des sociétés de conseil ont conçu des séminaires, des consultants ont publié de nombreux ouvrages.

12Nous avons réalisé l’analyse de ces discours à partir de documents d’entreprise publiés entre 1990 et 1995, c’est-à-dire au moment de leur parution. Ils étaient issus pour la plupart de grandes entreprises ou de groupes (avec toutefois quelques pme) dans des secteurs très diversifiés : adp, Air France, Crédit lyonnais, edf-gdf, Lyonnaise des eaux, Mapi, Matsushita, Mobil, Renault, Rhône-Poulenc, sncf, Shiseido, 3M, etc. [10]. Nous avons ensuite renouvelé ce type d’analyse dans les années 2000 afin d’identifier des évolutions, parmi lesquelles il faut noter l’apparition de la notion de rse et, comme nous le verrons, une plus grande formalisation des principes et un aspect plus coercitif des chartes éthiques.

Quels discours ?

13Parmi les résultats dégagés lors de cette étude, quelques-uns, participant directement à la validation de la première hypothèse énoncée plus haut à partir de la sociologie économique de Weber, peuvent être synthétisés ici.

14– En premier lieu, on ne peut pas parler d’un système éthique dont la cohérence interne serait comparable à celui qu’analysait Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Au moins au départ, les initiateurs ont puisé dans diverses sources (philosophique, religieuse, etc.) Dans les années 2000, cette inspiration multiforme est estompée par la standardisation des documents.

15– En deuxième lieu, l’éthique est véhiculée par des techniques proches de la communication publicitaire, ce qui là encore rend toute identification improbable avec l’éthique protestante. Les ressorts de l’adhésion repérés par Weber sont, en effet, bien éloignés du registre de la séduction.

16– En troisième lieu, l’éthique de l’entreprise est l’expression d’un “idéal” fabriqué par les directions (souvent aidées par des experts-consultants). Mais là encore, contrairement à l’idéal des réformateurs dont les buts étaient strictement religieux, les motifs idéels proposés ont d’emblée une vocation économique.

17Les “affinités électives”, vocable employé par Weber pour penser les rapports entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, ne sont donc pas pertinentes pour décrire les relations qui s’établissent entre l’éthique et l’économique. L’éthique d’entreprise n’est pas assimilable à une éthique sociale transcendante comme avaient pu l’être par exemple l’éthique protestante dans la phase de rationalisation de l’économie puis l’éthique progressiste dans la phase de rationalisation du travail industriel au xixe siècle. Car ces deux éthiques, dont les racines étaient enfouies bien au-delà du terreau du capitalisme qui les a pourtant cultivées, n’ont pas été produites par les acteurs économiques pour soutenir le capitalisme.

18Face à la fragilisation de ces deux grandes éthiques transcendantes, la tentation est forte de leur substituer une éthique purement économique pour répondre à des besoins propres du capitalisme. Mais, dans ce cas, les valeurs mobilisées en devenant des moyens pour l’économie ont pour principe un ordre extérieur à elles-mêmes. Elles ne sont plus considérées comme des fins en soi mais comme des instruments utilisés à d’autres buts estimés supérieurs. En ce sens, elles sont hétéronomes puisque leur valeur dépend non pas d’elles-mêmes, mais de l’efficacité qu’on leur attribue sur un plan économique : l’éthique est mise au service d’un projet visant à justifier et légitimer l’ordre économique face à la dissociation de l’économique et du social, à motiver et mobiliser les salariés sur les objectifs de croissance dans un climat de malaise au travail, mais aussi à réguler et contrôler : les entreprises entendent affirmer s’émanciper des régulations publiques et qu’elles ont une capacité d’autocontrôle, cette capacité passant aussi par le contrôle de leurs salariés.

La mobilisation par les valeurs, apports de la sociologie des productions symboliques

19L’éthique d’entreprise ne va pas de soi : une éthique immanente à la sphère économique et instrumentalisée à des fins de management peut-elle susciter l’adhésion des salariés ?

Quelles perceptions des salariés ?

20Une enquête portant sur la réception des discours éthiques par les salariés a été réalisée en 2004-2006 [11] dans le cadre de deux conventions de recherche contractualisées avec le Conseil supérieur consultatif des cmp d’edf et Gaz de France : les syndicats étaient commanditaires de ce travail. Cette fois-ci, nous avons centré cette recherche sur le cas d’une entreprise française, edf. Ce programme a été étayé par une étude plus ancienne que nous avons menée dix ans plus tôt auprès de 400 salariés de cette même entreprise. La recherche la plus récente (2004/2006) est une enquête qualitative auprès d’une trentaine de salariés. Elle a été complétée d’interviews de membres de la direction en charge de l’élaboration de la charte éthique, et de syndicalistes de filiales d’edf à l’étranger participant à la négociation de l’accord rse. Une cinquantaine d’entretiens ont donc été réalisés.

21Au vu des résultats empiriques, deux points marquants peuvent résumer les raisons de la réserve des salariés à l’égard de ces discours.

22Dès que les salariés réfèrent ces valeurs à leur travail concret, et ce qu’ils soient cadres, agents de maîtrise ou d’exécution, nombreux sont ceux qui constatent qu’elles sont de moins en moins significatives des conduites au quotidien.

23– D’une part les valeurs d’entreprise, bien qu’instituées, ne s’ancrent pas véritablement dans des structures et l’organisation du travail.

24– D’autre part, elles n’émanent pas des collectifs de travail. C’est d’ailleurs pour combler le déficit de coopération, lié à la valorisation des régulations marchandes au sein des entreprises, que les chartes éthiques publicisent des valeurs et des normes pour tempérer la compétition organisée.

25Les salariés interviewés (exécution, agent de maîtrise, cadre, y compris certains cadres dirigeants) doutent des potentialités de la démarche de l’entreprise à motiver l’action. Les raisons relèvent pour une part de la suspicion à l’égard de la direction et de ses intentions idéologiques : la charte ne serait qu’une illusion pour masquer le fait que les moyens économiques ne se rapportent plus à des finalités sociales. Et pour une autre, à la tendance à produire de l’hétéronomie dans la mesure où le discours éthique se dissocie de la communauté de travail.

Quelles conditions d’un attachement aux valeurs ?

26Durkheim, notamment dans De la division du travail social, en mettant l’accent sur les liens entre les groupes et la morale, remet en cause l’efficacité d’une morale surplombante. Cette perspective offre un point d’appui pour une critique des démarches engagées par les directions, sous l’angle des rapports entre les communautés de travail et les valeurs. L’origine managériale de l’éthique pose effectivement la question de l’hétéronomie à partir du moment où l’éthique ne repose plus sur une base sociale constituée mais sur une “incitation” à l’adhésion individuelle à des symboles (sous couvert de perte de sens et de besoin individuel de repères). Ces symboles sont fabriqués pour produire une “éthique identitaire”, elle-même à la base d’une représentation de l’entreprise soudée autour de rapports sociaux consensuels. Or, l’éthique est largement dépendante des conditions sociales : elle est désirable en tant que témoignage d’une existence commune et de la vitalité d’un groupe. La cohésion sociale ne peut dépendre de la formulation préalable d’une éthique à laquelle une collection d’individus soucieux de coopérer s’identifierait.

27Ainsi, c’est parce qu’il y a une communauté déjà là, avec ses capacités symboliques, qu’il peut y avoir désir de conforter cette existence sociale au travers d’une représentation idéelle d’ordre éthique capable de la symboliser. La morale est bien essentiellement l’émanation d’un groupement. C’est pour cette raison que dans la deuxième préface de De la division du travail social, Durkheim entendait restaurer ces collectifs à travers l’institution de formes renouvelées de corporations. La vitalité de l’éthique suppose donc de laisser une part d’autonomie à la collectivité de travail et de préserver du temps pour que s’établissent des rapports sociaux vivants qui sont la source de la formation de la morale.

28En ce sens, si les logiques marchandes et la pression sur le travail contribuent à fragiliser les collectifs, il n’appartiendra pas aux chartes éthiques de compenser l’affaiblissement de morale professionnelle car le désir éthique s’évanouit avec l’effervescence collective. Reste l’obligation d’appliquer la règle ?

L’entreprise éthique et responsable : quelques enjeux

29Les chartes ont pour objet de normer les comportements afin d’encadrer les relations interpersonnelles ainsi que les rapports aux biens matériels et aux intérêts de l’entreprise. Mais elles laissent en suspens les questions relatives à l’organisation concrète du travail. Elles opèrent un glissement problématique des responsabilités en faisant reposer la “moralité de l’entreprise” sur la somme des comportements individuels des salariés. Elles tendent ainsi à dénier le poids des structures, alors que celles-ci peuvent justement être porteuses de valeurs opposées à celles consignées dans les chartes sur lesquelles pourtant les salariés doivent désormais régler leurs comportements. Inexistants dans les années 1990, des dispositifs de contrôle sont désormais mis en place dans de nombreuses entreprises. edf n’échappe pas à cette évolution.

Quels contrôles ?

30La charte éthique de cette entreprise est formalisée en 2003. De façon explicite, elle est conçue par la direction pour faire face aux “risques éthiques” associés à l’ouverture du marché de l’électricité et au nouveau statut de l’entreprise : risques de conflits d’intérêts, de fraudes, de corruption, de délit d’initié, et de “dissension sociale”. Le document se structure autour de cinq valeurs : “respect de la personne”, “respect de l’environnement”, “performance”, “solidarité” et “intégrité”. Ces valeurs sont la clé de voûte du système sur lequel la direction entend s’appuyer pour susciter l’adhésion. Celle-ci, nous l’avons souligné, est loin d’être spontanée. Un dispositif de contrôle interne redouble désormais la démarche. Il confère au dispositif un caractère beaucoup plus coercitif. Dès 2004, le délégué à l’éthique est chargé d’animer un “dispositif d’alerte”. Les salariés sont incités à prévenir ce responsable en cas de transgression. L’“alerte éthique” fait alors l’objet d’une “enquête” interne qui peut conduire à des sanctions. Dans certaines entreprises ces mesures disciplinaires vont jusqu’au licenciement. Par ailleurs, des audits sur les “risques éthiques” sont réalisés.

31Les cinq valeurs de la charte sont mobilisées dans le préambule de l’accord rse signé en 2005 par la direction du groupe avec les partenaires sociaux. Dans certaines filiales, cet accord est introduit parallèlement à la démarche éthique, en témoigne l’initiative de la direction de la société polonaise Kogeneracja qui a nommé un responsable “éthique et rse”. Si l’éthique tisse un réseau de normes et d’obligations dont les directions espèrent une régulation des rapports sociaux au sein des entreprises, la rse se situe à un niveau différent. Elle consiste en l’affirmation de la capacité des firmes à élaborer un encadrement normatif de leurs propres activités dans un contexte de mondialisation des systèmes productifs et financiers. Cet encadrement émane des maisons mères et concerne l’ensemble des entreprises sous contrôle, y compris à l’étranger. Comme il est précisé, “le présent accord s’applique aux sociétés dans lesquelles le Groupe edf exerce directement le contrôle”. Il s’adresse, selon des modalités plus souples, aux sociétés où edf est présente de façon significative sans exercer le contrôle direct.

Quel périmètre sous contrôle ?

32L’accord impose aux entreprises du groupe le respect de certains principes négociés avec les syndicats dans les domaines de la santé/sécurité ou des restructurations industrielles par exemple, et l’application de conventions internationales comme celles de l’oit : garantie de la liberté syndicale et des principes de négociation collective ; abolition de l’utilisation du travail forcé et obligatoire ; interdiction du travail et de l’exploitation des enfants. Il présente des avancées sociales incontestables par rapport aux législations en vigueur dans certains pays où edf s’est implantée (c’est le cas de la filiale chinoise pour les droits syndicaux). Par ailleurs, comme le souligne l’un des syndicats signataires, le texte constitue un levier sur lequel les organisations syndicales peuvent s’appuyer pour contraindre les directions des entreprises sous contrôle à respecter leurs engagements au niveau des restructurations industrielles. L’accord edf prévoit en outre un suivi qui permet aux syndicats de se réunir régulièrement en bénéficiant d’une logistique prise en charge par l’entreprise. Ce type d’accord ne peut donc pas être balayé d’un revers de main, sous prétexte qu’il ne présente pas d’avancées notables pour les salariés des maisons mères, souvent effectivement mieux protégés par la législation du travail.

33Par contre, certains points soulèvent des interrogations. En creux, les accords contribuent à délimiter un périmètre dans lequel les maisons mères estiment pouvoir et devoir exercer une influence : “Lorsqu’une modification de l’actionnariat ou du pacte d’actionnaire du Groupe edf a pour effet de faire sortir une société du périmètre ainsi défini, l’accord cesse d’y être applicable.” Comment pourrait-il en être autrement ? Cette formulation, que l’on retrouve dans d’autres accords rse comme celui d’Arcelor par exemple, est étrange puisqu’elle introduit des précisions qui n’ont pas lieu d’être sauf à aménager des ambiguïtés sur la nature de l’influence exercée dans ce périmètre. Or, les codes émanent d’acteurs économiques privés et n’ont aucune autorité légale, du coup l’obligation cesse lorsque le lien économique qui en est à l’origine se dissout. La rse, comme on le sait, ne relève pas d’une législation internationale même si des institutions publiques européennes et internationales soutiennent ces démarches. Ces accords rse, de même que les codes éthiques, ne relèvent pas non plus d’un droit accordé aux firmes par les autorités publiques de régler les rapports économiques et sociaux dans le périmètre sur lequel elle exerce un contrôle. Aller dans ce sens reviendrait à réveiller les vieux démons du passé industriel. À l’époque où les patrons en tant que personnes privées ont fini par s’octroyer le droit d’émettre des réglementations de police de travail au sein de leur établissement. Époque où les autorités publiques ont d’ailleurs été tentées, en France, de leur accorder la légitimité de ce pouvoir de réglementation, en témoigne un projet de loi et son commentaire élaborés en 1799 : “Le meilleur parti à prendre est donc d’autoriser ceux qui sont chargés de la conduite du travail, à régler ce qui y est relatif.” [12] Ce “projet Costaz” n’a pas été promulgué, cela n’a d’ailleurs pas empêché le foisonnement des règlements d’ateliers au xixe siècle qui ont mimé les textes de lois. Mais aussi, leur disparition tout au long du xxe, au profit d’un compromis social qui a marqué toute la période récente des Trente Glorieuses.

Conclusion

34Les notions d’éthique ou de responsabilité sociale de l’entreprise sont imbriquées dans les textes diffusés par les entreprises. Elles participent d’un même mouvement qui tente d’instiller une moralisation des comportements. Ce mouvement est introduit dans un contexte plus général d’identification des problèmes sociaux à des problèmes moraux qui conduit à mettre en avant la responsabilité individuelle : les maux collectifs trouveraient solutions en chargeant les individus du poids de la responsabilité morale. À ces derniers d’adopter une conduite éthique pour que se règlent les dysfonctionnements identifiés.

35Les deux enquêtes empiriques que nous avons présentées, l’une portant sur l’analyse des discours managériaux, l’autre sur la réception de ces discours par les salariés, ont permis de mettre au jour les risques d’une hétéronomie éthique prise dans un double sens.

36Le premier sens met l’accent sur la nature des finalités éthiques promues dans les entreprises. Ces finalités tombent sous la critique de Kant qui explicite le concept d’hétéronomie à travers une formule caractéristique des impératifs hypothétiques : “Je dois faire cette chose, parce que je veux cette autre chose.” [13] Produites par les acteurs économiques et pour des finalités économiques, les fins et les valeurs proposées aux salariés relèvent de l’hétéronomie dans la mesure où elles sont des moyens au service d’objectifs économiques estimés supérieurs. Cette éthique managériale est singulière par rapport au processus de formation de l’éthos du capitalisme mis au jour par Weber. L’éthique protestante entrée en affinités électives avec l’esprit du capitalisme, était orientée vers des finalités religieuses considérées comme des fins en soi. En concevant l’éthique comme un vivier de valeurs réduites à n’être que des moyens au service de finalités d’un autre ordre, l’entreprise prend le risque d’être à la source d’une première forme d’hétéronomie éthique sur le plan des fins.

37Le second sens met l’accent sur les rapports entre la vie en groupe et la morale, dans une perspective durkheimienne : “La morale commence donc là où commence l’attachement à un groupe quel qu’il soit”, écrit Durkheim [14]. Or, comme nous l’avons souligné, l’éthique d’entreprise n’émane pas de groupements économiques vivants. Elle est produite au plus haut niveau hiérarchique. En ce sens, elle est surplombante par rapport aux collectifs de travail. Une deuxième source d’hétéronomie peut ainsi être identifiée lorsque la collectivité reçoit de l’extérieur les règles et les normes éthiques auxquelles elle devrait se soumettre, c’est-à-dire lorsque l’éthique ne commence plus “là où commence la vie en groupe” [15].

38Cette double hétéronomie pose problème : peut-on encore parler d’éthique ? Ou faut-il considérer qu’il s’agit d’un système de règles techniques à dimension éthique ? Face à la difficulté de restaurer une éthique au travail, ce qui supposerait une conception non instrumentale des valeurs et la restitution d’une autonomie aux collectifs de travail, l’entreprise paraît tentée par des formes beaucoup plus coercitives d’inculcation des normes au sein d’un espace sous contrôle économique. Mais, dans ce cas, sur quelle légitimité pourra-t-elle s’appuyer pour asseoir son autorité et pour susciter un tant soit peu le désir d’obéir à ces règles technico-éthiques ? Désir aussi nécessaire que le commandement, si l’on convient avec Durkheim que la “désirabilité” est l’un des caractères distinctifs du fait moral [16], et, contrairement à ce qu’affirmait Kant, que le devoir n’épuise pas le rapport aux règles morales.

Bibliographie

Références bibliographiques

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  • Salmon A. (2007), La tentation éthique du capitalisme, Paris, Éditions La Découverte.
  • Salmon A. (2002), Éthique et ordre économique, Paris, cnrs Éditions.
  • Weber M., L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Suivi de Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme (1904-1905), Paris, Éditions Plon, 1964 (2e éd. corrigée, 1967).

Date de mise en ligne : 03/04/2009.

https://doi.org/10.3917/sopr.018.0051

Notes

  • [1]
    Professeur à l’université de Metz (Laboratoire Lorrain de Sciences Sociales).
  • [2]
    F. Isambert, P. Ladrière, J.-P. Terrenoire, “Pour une sociologie de l’éthique”, Revue française de sociologie, vol. XIX, 1978, p. 323-339.
  • [3]
    P. Pharo, Morale et sociologie, Gallimard, Paris, 2004.
  • [4]
    M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Suivi de Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme, (1904-1905), Paris, Éditions Plon, 1964 (2e éd. corrigée, 1967).
  • [5]
    E. Enriquez, “L’entreprise comme lien social, “ un colosse aux pieds d’argile” ”, in L’entreprise, une affaire de société, R. Sainsaulieu (dir.), Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, Paris, 1990, p. 203-228.
  • [6]
    D. Linhart, “Le droit d’expression quinze ans après”, in Les sciences sociales et l’entreprise. Cinquante ans de recherches à edf, H.-Y. Meynaud (dir.), Paris, La Découverte, 1996, p. 150-170.
  • [7]
    N. Aubert, V. de Gaulejac, Le coût de l’excellence, Paris, Seuil, 1991.
  • [8]
    C. Dejours, Souffrance en France, Paris, Seuil, 1998.
  • [9]
    A. Gorz, Métamorphose du travail. Quête du sens – Critique de la raison économique, Galilée, 1988.
  • [10]
    La méthode et les principaux résultats de cette recherche ont été développés dans A. Salmon, Éthique et ordre économique, Paris, cnrs éditions, 2002.
  • [11]
    Les principaux résultats de cette recherche ont été développés dans A. Salmon, La tentation éthique du capitalisme, Paris, La Découverte, 2007.
  • [12]
    Cité dans A. Biroleau, Les règlements d’ateliers 1798-1936, Paris, Bibliothèque nationale, 1984, p. 8-9.
  • [13]
    Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs, Paris, Librairie Delagrave, s.d., p. 171.
  • [14]
    E. Durkheim, Sociologie et philosophie (1924), Paris, puf, 1996, p. 53.
  • [15]
    Idem, p. 75.
  • [16]
    Idem, p. 50.
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