Entretien avec Lisa Tassi [1]
1Le projet de norme ONU sur la responsabilité des sociétés transnationales et autres entreprises en matière de droits humains, adopté en août 2003 par la sous-commission des droits de l’homme de l’ONU, n’a finalement pas été retenu par la commission des droits de l’homme lors de sa 61e session (14 mars au 22 avril 2005). Pouvez-vous nous rappeler en quoi consistait ce projet de norme ? Existe-t-il aujourd’hui un autre projet international qui tendrait à contraindre les entreprises à respecter les droits de l’homme ?
2L. Tassi – L’objectif de ce projet, qui n’a finalement pas été retenu, était d’élaborer un texte qui définirait ce qui relèverait de la responsabilité des entreprises en matière de droits de l’homme. Aujourd’hui, ce sont les États qui sont les garants du respect de ces droits. En raison du rôle grandissant des entreprises dans le monde, il s’agissait de définir, en termes de “sphère d’influence” ce qui relèverait de celles-ci en matière de respect des droits de l’homme. L’intérêt majeur était de rassembler dans un même texte les différentes composantes de ces droits (les textes classiques sur le travail forcé et le travail des enfants, les conventions de l’Organisation internationale du travail [oit], les textes sur le respect de l’environnement et la lutte contre la corruption). Il s’agissait donc d’une pièce majeure concernant la définition du champ de la responsabilité des entreprises en matière de droits humains.
3En termes de projets, on ne s’oriente pas actuellement vers un cheminement similaire. Le rapport du représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies sur cette question, le professeur John Ruggie, qui a d’ailleurs été renommé par le Secrétaire général avec le soutien des ong, met en avant trois principes : les obligations des États en matière de protection des droits de l’homme, la responsabilité des entreprises en matière de respect de ceux-ci et l’accès aux recours à la justice pour les victimes. Nous saluons les travaux du professeur Ruggie et comptons bien nous exprimer sur les axes que ce nouveau mandat devra impulser, notamment autour des modalités de l’impunité des activités des entreprises et de leur impact sur la jouissance et la protection des droits de l’homme. En effet, le mandat met relativement peu l’accent à ce jour sur les moyens de tenir les entreprises responsables – ce qui permettrait aux victimes de violations des droits d’avoir recours à la justice.
Démarches volontaires et respect des droits humains
4Les grandes entreprises mondialisées développent actuellement des démarches éthiques (codes de conduite…). Elles adhèrent au Global Compact de l’ONU. Est-ce suffisant pour garantir le respect des droits de l’homme par ces entreprises ?
5L. Tassi – La réponse est évidemment non. Les codes de conduite et les engagements dans le Global Compact ne sont pas suffisants pour garantir le respect des droits de l’homme par les entreprises. La dichotomie engagement volontaire/régulation est aujourd’hui dépassée. Nous observons une combinaison des deux voies en poussant l’approche régulatrice. Nous pensons que les initiatives volontaires peuvent déboucher sur une régulation plus pertinente adoptable par les entreprises.
6Les codes de conduite et les initiatives volontaires adoptés et mis en œuvre par les entreprises sont plus ou moins ambitieux et plus ou moins mis en œuvre. Ils ne permettent jamais à des victimes potentielles d’avoir recours et remédiation. Quant au Global Compact, il n’atteint pas les objectifs qu’il s’était fixés. Il a créé une dynamique internationale, encourageante au départ, qui est toujours bénéfique pour certaines entreprises du sud. Mais il est dépourvu de mécanisme permettant aux victimes d’ester en justice et le processus de contrôle du contenu des pratiques annoncées manque de transparence et d’homogénéité.
7Quels types de régulation internationale sont susceptibles de garantir le respect des droits de l’homme par les grandes entreprises mondialisées ? À quels niveaux (mondial, régional, national) ?
8L. Tassi – Il existe aujourd’hui plusieurs types de régulation. Le problème tient dans la distinction entre ce qui relève de l’entreprise et ce qui relève de l’État. L’État est le premier responsable. L’entreprise est responsable dans sa sphère d’influence. Comme, aujourd’hui, il n’y a pas de définition de cette sphère d’influence, on manque de précisions sur ce qui relève de la responsabilité de l’entreprise. Il revient donc aux États de faire respecter les droits de l’homme par leurs entreprises.
9Nous ne sommes pas dépourvus de textes internationaux sur le respect de ces droits par les entreprises, dans le domaine de la corruption notamment (textes de l’onu, de l’oit, de l’ocde, etc.). Il existe aussi des textes régionaux (de l’Union européenne en particulier) et naturellement des textes nationaux. Chez Amnesty International, trois pistes sont privilégiées actuellement :
- d’abord la continuation de la lutte pour une normalisation internationale,
- ensuite la demande d’élaboration de réglementations régionales (des textes européens qui s’appliqueraient aux États membres),
- enfin la possibilité d’établir des règles d’extraterritorialité. Par exemple, une entreprise française exerçant ses activités à l’étranger se verrait ainsi appliquer le droit français… avec toutes les difficultés liées à l’ingérence dans un autre État.
Les moyens d’action des ONG
10Quels sont les moyens d’action à la disposition des ONG pour améliorer la prise en compte des droits de l’homme par les entreprises ?
11L. Tassi – Il existe plusieurs moyens d’action à disposition des ong pour intervenir sur le respect des droits de l’homme par les entreprises. Le spectre d’intervention est large :
- dépôt de plainte d’abord. Mais Amnesty International ne l’utilise pas,
- campagne de dénonciation auprès de l’opinion publique ensuite. Par exemple, Amnesty International a mené une campagne de dénonciation de Yahoo, Microsoft et Google pour des pratiques de censure contraires aux textes sur la liberté d’expression et d’information ; Amnesty International France a mené campagne contre les investissements d’axa dans les mines antipersonnel et les bombes à sous-munitions ; les Amis de la Terre ont mené campagne contre la présence de Total en Birmanie,
- enfin le dialogue avec les entreprises. C’est une forme que nous privilégions avant toute campagne de dénonciation, en particulier pour sensibiliser les dirigeants. Il peut y avoir des formes d’échanges plus intenses de l’ordre du dialogue. C’est l’exemple, pour Amnesty International France, d’Entreprises pour les droits de l’homme (edh), une initiative découlant de Business Leaders Initiative for Human Rights qui regroupe sept entreprises sur le thème : “Que signifie respecter les droits humains pour une entreprise ?”.
12Malgré une diversité de formes d’engagement, il est cependant déplorable qu’aujourd’hui notre moyen d’action le plus efficace pour faire évoluer les entreprises reste la dénonciation. Il est également déplorable que les entreprises pensent que la dénonciation “nous ferait plaisir”… Pour nous, l’idéal serait un changement des pratiques, en partant de démarches anticipatrices, s’inspirant des meilleurs. Au passage, on peut remarquer que le registre d’intervention peut évoluer. Par exemple, notre campagne de dénonciation envers axa (40 000 cartes envoyées à son président) a abouti, après un an et demi, au fait qu’axa renonce aux investissements dans ces munitions. Nous avons pu alors créer un groupe de travail avec les plus grandes banques et sociétés d’assurance de la place de Paris pour examiner ensemble les mesures à prendre pour éradiquer les investissements dans les entreprises engagées dans ces fabrications. Nous sommes donc passés d’une campagne militante importante contre axa à un groupe de travail de concertation sectoriel dans lequel axa est proactif.
13Il est d’ailleurs possible que nous soyons, dans le même temps, dans un groupe de concertation avec une entreprise que nous dénonçons par ailleurs. C’est l’exemple de bnp Paribas avec qui nous coopérons dans edh et dont nous surveillons les investissements dans des entreprises liées au commerce de bombes à sous-munitions.
14Propos recueillis par Vincent Brulois et Jacques Viers
Entretien avec Bertrand Collomb [2]
16Les grandes entreprises qui s’engagent depuis une dizaine d’années dans des démarches dites de RSE, le font-elles, de votre point de vue, pour des raisons éthiques ou pour des raisons de maîtrise des risques environnementaux et sociétaux ?
17B. Collomb – Je pense qu’il s’agit des deux. Dans mon expérience chez Lafarge, la préoccupation d’intérêt général a toujours été présente dans les objectifs et la culture de l’entreprise. Puis on a pris conscience de ce que les questions environnementales ou sociétales devenaient stratégiques pour l’avenir de l’entreprise et qu’il fallait les prendre au sérieux si l’on voulait assurer le succès à long terme. Si je prends, par exemple, la question de notre action sur le sida en Afrique, notre premier souci a été éthique, cela a été le moteur. Ensuite, il y a eu aussi l’enjeu en matière de ressources humaines et la nécessité stratégique d’agir. Des entreprises peuvent avoir des chemins différents, certains des acteurs peuvent démarrer soit par des préoccupations éthiques (c’est le cas des fonds dits éthiques), soit au contraire par des préoccupations de maîtrise de risques.
Entreprise et éthique
18N’y voyez-vous pas un paradoxe ? Le souci de l’entreprise est-il, avant tout, éthique ou, tout simplement de permettre le développement de son activité industrielle (licence to operate) ?
19B. Collomb – Je fais l’hypothèse qu’une entreprise qui n’agit pas de façon éthique, qui n’est pas acceptée par l’environnement, qui n’est pas vue de façon positive, ne peut pas prospérer à long terme. Est-ce un postulat philosophique ou est-ce un postulat réaliste ? Probablement les deux. Une entreprise comme Lafarge a toujours cru qu’on ne peut pas réussir sans respecter certaines valeurs. Ceci est confirmé par l’expérience. Les entreprises qui sont rejetées par leur environnement n’ont pas respecté ce genre de valeurs. Et puis il y a une idée de solidarité plus générale qui est exprimée par le slogan du wbcsd (World Business Council for Sustainable Development) : “Business cannot succeed in a society that fails”.
20Il peut y avoir des contradictions ponctuelles, entre le souci éthique, le souci de l’intérêt général, et le souci de gagner de l’argent à court terme, ou bien entre un objectif environnemental et les contraintes financières ponctuelles de l’entreprise. Mais ces conflits peuvent être gérés dans une perspective stratégique si l’on considère qu’on ne peut pas s’affranchir de l’objectif de responsabilité de l’entreprise. Ce n’est cependant pas un choix obligatoire. Il peut exister des entreprises qui considèrent que ce n’est pas leur problème ; et cela peut marcher pendant un certain temps. Mon hypothèse est que cela ne peut pas marcher très longtemps.
21Les sociologues et philosophes qui portent un regard critique sur la RSE disent, en gros, que l’éthique est, par essence, désintéressée. De votre côté, vous dites que si l’on n’a pas ces valeurs, on ne peut pas travailler. Dans ce cadre, l’éthique désintéressée est obérée au départ.
22B. Collomb – Il y a effectivement débat. J’ai assisté à Aix-en-Provence à une présentation par un économiste qui disait à propos de l’éthique des affaires : “Soit c’est dans l’intérêt de l’entreprise et alors cela ne nous intéresse pas, cela fait partie des affaires ; soit ce n’est pas dans l’intérêt de l’entreprise et alors pourquoi l’entreprise s’en mêle-t-elle ?” Autrement dit, on nous enfermait dans un débat manichéen. En pratique, pour que cela fonctionne, il faut les deux préoccupations. Une entreprise qui n’aurait aucun souci éthique, et qui aurait une politique de rse uniquement de façon protectrice, cela ne sonnerait pas juste. C’est une réponse pragmatique à une question philosophique.
23En 1994, lors du bicentenaire de Polytechnique, j’ai eu un débat avec André Comte-Sponsville. Sa thèse est que l’entreprise n’a pas de morale. Il disait : “Si vous êtes chef d’entreprise, que vous pouvez faire quelque chose que vous considérez comme non éthique mais qui n’est pas illégal, vous devez le faire, car c’est dans l’intérêt de vos actionnaires.” Je lui avais répondu : “Mes actionnaires sont des personnes qui ont une éthique, pourquoi voulez-vous que, en tant qu’agent des actionnaires, je doive, pour leur faire gagner de l’argent, faire quelque chose qu’ils ne feraient pas eux-mêmes parce que contraire à leurs principes éthiques ?” Je n’accepte pas l’idée que le chef d’entreprise est dans une situation où il doit faire tout ce qu’il peut, y compris des choses qu’il considère comme non éthiques, sous prétexte qu’il défend les intérêts de l’actionnaire. Les actionnaires ne sont pas des institutions anonymes, ils finissent toujours par être des personnes.
Légitimation de l’entreprise
24Les démarches gestionnaires de RSE ne sont-elles pas, en fin de compte, la “dernière frontière” de la grande entreprise capitaliste mondialisée aux prises avec une grave crise de légitimité externe et interne ?
25B. Collomb – Je ne sais pas si c’est l’entreprise qui a une crise de légitimité externe. Ce qui est certain, c’est que la mondialisation crée des problèmes nouveaux. En tant qu’entreprise internationale, nous vivons des problèmes dans des sociétés de niveaux de développement extrêmement différents. Il y a des sociétés où l’État s’est développé, voire surdéveloppé, dans lesquelles on n’attend absolument pas de l’entreprise qu’elle se soucie de problèmes sociétaux car la société s’est organisée pour le faire. Nous vivons en même temps, dans des pays où ce genre d’évolution n’a pas lieu et où l’État n’est pas capable de jouer ce rôle. Il y a aussi des pays en régression (les États-Unis) où l’État s’est désengagé de missions qui lui incombent. La mondialisation crée donc des problèmes nouveaux et accentue, en même temps, des problèmes qui existaient déjà (misère, inégalités, etc.). Comme l’entreprise est le vecteur de la mondialisation, elle est mise en cause sur ce sujet.
26Cependant, ce n’est pas une “nouvelle frontière”. Nous faisons au Bangladesh ce que nous faisions dans la vallée du Rhône au xixe siècle ; c’est-à-dire que nous essayons de créer autour de nous des conditions pour que les gens qui travaillent chez nous vivent correctement. Nous avons été amenés à aider les populations locales à créer un village, à créer une école, un dispensaire… toutes choses que nous faisions dans la vallée du Rhône au xixe siècle.
27En interne, c’est plus compliqué. Finalement, la démarche de rse n’a pas changé considérablement la question des relations sociales dans l’entreprise. En revanche, deux choses ont changé ces relations sociales :
- premièrement, la dimension de l’entreprise : la mondialisation, le fait qu’il y a une distance croissante à la fois physique, psychologique, culturelle entre les centres de décision de l’entreprise et la périphérie ;
- deuxièmement, c’est que l’entreprise est placée sous des contraintes de plus en plus fortes d’optimisation de ses performances dans un monde de plus en plus volatil.
28Le premier choix possible, c’est le désengagement, tout simplement : on prend acte de la distance et on se cantonne dans des relations contractuelles précaires, en évitant tout engagement excessif ne pouvant mener qu’à des déceptions.
29L’autre approche estime que l’engagement des collaborateurs reste nécessaire au succès de l’entreprise et cherche à compenser cette distance par encore plus de communication, encore plus de transparence, encore plus de dialogue et de proximité. On sait qu’on sera amené à prendre des décisions difficiles, on sait qu’il y aura des chocs, mais il faut essayer de maintenir la confiance, même quand les situations sont difficiles. On sait qu’on ne pourra pas protéger les collaborateurs ni leur assurer une pérennité stable comme autrefois, mais on peut au moins leur assurer l’information, la vérité, la compréhension de ce qui se passe, et une aide dans les évolutions nécessaires. Cette seconde réponse est évidemment la mienne.
Entreprises et État
30Les grandes entreprises – devenues à la fois un modèle social central imité par toute la société, prétendant fonctionner selon un modèle éthique forgé par elles-mêmes (les codes de conduite) et intervenant, dans les démarches RSE, sur des champs jusqu’ici réservés à l’État – n’ont-elles pas, ce faisant, investi un champ, celui de l’État, où elles ne sont pas légitimes et où elles échappent au contrôle démocratique ?
31B. Collomb – Absolument pas ! Les entreprises n’inventent pas les préoccupations sociales. Ce ne sont pas les entreprises qui ont inventé la protection de l’environnement. Tant que personne ne se souciait de la poussière qu’émettaient les cimenteries, nous étions très contents de faire de la poussière ! Quand les gens ont commencé à trouver que cela était insupportable, on s’est dit qu’il fallait répondre à cette demande sociale. Les entreprises ne décident donc pas elles-mêmes, ce à quoi la société est sensible. Par contre, ce qu’elles font, c’est qu’elles tiennent compte de la sensibilité sociale et qu’elles essaient d’organiser une réponse. Dans le fond, l’entreprise est une extraordinaire machine à résoudre des problèmes. Quand un problème est posé, vous le donnez à une entreprise, vous lui laissez du temps pour le faire, elle arrive à trouver des solutions, beaucoup mieux que les autres formes d’organisation sociale. Les entreprises travaillent dans ces domaines nouveaux dans la mesure où il y a une demande sociale et dans la mesure où elles peuvent aider (et dans un certain nombre de cas, suppléer) des États défaillants.
32De ce point de vue, il y a tout de même une différence entre ce que les entreprises font aujourd’hui et le paternalisme du xixe siècle. Au xixe siècle, l’entreprise créait l’organisation sociale, créait le village qui était entièrement au service de l’entreprise. Au Bangladesh, on a aidé les gens à se construire leur propre organisation sociale, leur propre village, leur dispensaire, etc. En ce qui concerne le sida, nous travaillons avec des associations pour aider les gens autour de l’entreprise à faire de la prévention. En fait, les entreprises n’ont pas du tout envie de se substituer à l’État. Si on prend un autre problème, comme le changement climatique, les entreprises ne peuvent travailler que si les États créent un cadre de travail adéquat. Elles ont beaucoup de mal à travailler dans un cadre qui n’est pas défini.
33Ne le font-elles pas, quand même, malgré elles ? Ne s’immiscent-elles pas, par exemple, dans des problèmes de santé publique qui relèvent de l’État.
34B. Collomb – On se substitue à l’État parce qu’on est obligé, quand il y a défaillance. Ce qui fait la force de l’entreprise, c’est qu’elle traite des problèmes concrets. Par exemple, il y a des gens qui sont séropositifs et qui vont mourir ! Ce ne sont pas des discours, il faut faire quelque chose. J’ai visité en 1998 une usine qu’on venait d’acheter en Afrique du Sud. Il y avait 20 % de séropositifs, il n’y avait pas encore beaucoup de morts. Première préoccupation, éthique : “Il faut faire quelque chose.” Deuxième préoccupation : “On va perdre nos gars.” Troisième préoccupation, le gouvernement ne veut pas en entendre parler, la société ne veut pas en parler (tabou des relations sexuelles), comment fait-on ? Nous avons mis deux ans à passer cette barrière et nous nous sommes fait aider par l’ong Care, car nous ne sommes pas des spécialistes. À ce moment-là, traiter les gens, cela coûtait dix fois leur salaire annuel. Aujourd’hui, cela a évolué et un traitement ne coûte que 300 ou 400 $ par an. Et finalement, une analyse économique récente a montré que traiter un salarié séropositif à vie, cela coûte moins cher à l’entreprise que le traitement des maladies opportunistes, l’absentéisme, la formation d’un remplaçant s’il meurt, etc.
35D’ailleurs la puissance relative des entreprises vis-à-vis des États est très surestimée. Le seul moment où l’entreprise a un pouvoir vis-à-vis de l’État, c’est au moment où celui-ci souhaite qu’elle s’installe. Au moment de l’investissement, effectivement, l’entreprise a un pouvoir de négociation. Mais une fois que nous sommes installés quelque part, surtout nous qui sommes une industrie lourde, nous sommes entre les mains de l’État. On se fait beaucoup d’illusions sur les rapports de pouvoir entre l’État et l’entreprise.
36Est-ce que les États n’en profitent pas un peu ?
37B. Collomb – Au Nigeria, mes collaborateurs me disaient : “Ne venez pas trop souvent parce que, à chaque fois, cela nous coûte une école !” Mais pour le sida, ce n’est pas la même chose. L’État considère que c’est son domaine alors même qu’il ne le traite pas suffisamment. Le partenariat public/privé est facile à dire, il n’est pas facile à faire.
Le dialogue avec les parties prenantes
38Dans les démarches de RSE, les entreprises ont l’ambition de travailler au bénéfice de l’ensemble de leurs parties prenantes en dialoguant en permanence avec la société civile. Les critiques de la RSE considèrent, de leur côté, qu’en l’absence d’obligation légale contraignante, il s’agit plutôt d’un monologue. Qu’en pensez-vous ?
39B. Collomb – Dans le développement de la rse, il y a deux étapes. Une première où l’entreprise soucieuse d’éthique et d’intérêt général décide souverainement à quoi elle s’intéresse. Ce qu’elle doit faire, elle le fait toute seule en estimant qu’elle fait le bien. Mais parfois il lui arrive, comme Shell (lors du sabordage de la plate-forme pétrolière obsolète Brent Spar en mer du Nord qui avait provoqué un boycott de ses produits), de penser avoir trouvé une excellente solution technique et de s’apercevoir qu’elle se heurte à une incompréhension totale.
40Elle comprend alors qu’il ne sert à rien de faire ce que l’on pense être bien si cela n’est pas reconnu comme tel par les autres. Il faut donc un dialogue permettant de savoir si l’on a bien compris ce que la société attend de nous. L’agenda n’est pas fixé par nous, mais par des gens dont, souvent, nos experts considèrent qu’ils ne connaissent pas les problèmes. Mais peu importe ! L’agenda est fixé par dialogue avec la société.
41Toutes les entreprises n’en sont pas encore là. Plusieurs de mes collègues répugnent encore à prêter attention à toute réaction de la société, même si elle ne leur paraît pas raisonnable. Mais quand elles ont atteint cette seconde étape, toutes les entreprises font alors comme nous.
42Nous avons un partenariat avec wwf (World Wide Fund for Nature) qui est toujours une incitation à aller plus loin. Lors de la réunion annuelle du Comité des stakeholders, avec le président, nous écoutons nos partenaires nous dire ce qu’ils pensent de l’entreprise. Le premier rapport de développement durable que nous ayons publié ne commençait pas par le message du président, mais par des appréciations portées sur Lafarge par des observateurs extérieurs ; dont certains très critiques. L’un de ceux-ci disait en substance : “Vous êtes peut-être des gens très bien mais vous faites un matériau – le ciment – qui est contraire à l’environnement ; il faut que vous fassiez autre chose !” Cela ne voulait pas dire que nous acceptions ce point de vue, mais que nous acceptions de dialoguer avec ce point de vue. Ce n’était pas un monologue !
43Le mouvement de rse crée des standards qui ne sont pas des obligations légales mais s’imposent à tous ceux qui veulent être de “qualité”. Lorsque les meilleurs ont atteint ces standards, les autres sont incités à suivre. Puis, une obligation légale arrive, obligeant les retardataires à rattraper les meilleurs, et jouant ainsi le rôle de la “voiture-balai”… Mais l’obligation légale, si elle peut être efficace sur un sujet relativement simple, est extrêmement réductrice dans un domaine complexe. Si l’on prend l’exemple des relations sociales en France, l’excès de loi les a tuées. En effet, face à une obligation légale on ne cherche plus à travailler sur le fond ou sur l’esprit du problème, on cherche à se conformer ou, parfois, à contourner.
44Pour progresser en évitant un excès de prescriptions légales, les entreprises ont parfois lancé des initiatives volontaires qui créent des standards professionnels.
45Dans l’industrie cimentière, nous avons entraîné nos concurrents dans la Cement Sustainability Initiative. Toutes les entreprises se sont engagées à définir des critères communs, à se fixer des objectifs sur ces critères (chaque entreprise fixe ses propres objectifs) et à publier les résultats, qui peuvent être audités. De tels engagements ne sont pas neutres, car il y a beaucoup d’observateurs extérieurs qui suivent ce que nous faisons et nous rappellent nos engagements. Avec Internet, tout reste disponible très longtemps !
46Il y a donc beaucoup d’autres voies que la réglementation !
47Propos recueillis par Vincent Brulois et Jacques Viers
48Secrétariat : lindanewman@ lafarge. com
Entretien avec Bernard Saincy [3]
49Les entreprises s’engagent, depuis une dizaine d’années, dans des démarches de RSE. Pour vous, ces démarches sont-elles légitimes ? Modifient-elles le paysage du dialogue social ou n’est-ce que du “marketing social” ?
50B. Saincy – Ces démarches sont légitimes car les entreprises ont à rendre des comptes, ont à assumer leur responsabilité sociale vis-à-vis de la société, vis-à-vis des consommateurs, vis-à-vis des populations de proximité, vis-à-vis de leurs salariés. Est-ce qu’elles le font ? C’est une autre question. Je crois que la démarche rse développée modifie ou plutôt enrichit le dialogue social. Mais, évidemment, la rse peut être soit du marketing social, du marketing éthique, soit une véritable démarche avec du contenu. C’est là qu’interviennent les organisations syndicales, afin de donner du contenu à la rse.
51La cgt dit ainsi que la rse n’est pas un concept mais un terrain d’intervention sociale. S’il n’y a pas d’intervention sociale des acteurs, s’il n’y a pas une volonté de la part de l’entreprise, il n’y a pas de rse. C’est une dynamique d’acteurs, ce n’est pas autre chose ; sinon ce ne serait que de la communication ! Or, les entreprises qui n’ont fait que de la communication, cela a pu marcher, mais le temps vient où on s’en rend compte ; alors cela devient contre-productif. Au final, les entreprises ont intérêt à avoir des démarches de rse qui soient moins spectaculaires, mais avec un véritable contenu.
ong et syndicats en concurrence ?
52Les démarches RSE conduites par les grandes entreprises se traduisent souvent par l’engagement de nombreux partenariats avec des représentants de la “société civile”, les ONG en particulier. N’est-ce pas au détriment de la concertation traditionnelle avec les organisations syndicales ?
53B. Saincy – Dans certains cas, cela l’a été. Je crois qu’il y a maintenant un débat plus important entre les ong et les organisations syndicales. Chacun commence à faire respecter ses prérogatives d’abord, et à intervenir de façon commune lorsque c’est nécessaire ensuite. Le Grenelle de l’environnement est un bon exemple. Il y a eu un travail très approfondi entre ong et syndicats. On a trouvé des formes nouvelles de dialogue dans lesquelles la concertation, la négociation n’ont pas lieu seulement entre le représentant patronal et le représentant syndical, mais sont élargies aux associations et aux collectivités territoriales. Dès lors que l’on a préparé le terrain avec les ong, chacun intervient pour demander à l’entreprise d’assumer sa responsabilité sociale.
54Le conflit qui a pu exister, il y a quelques années, entre les ong et les organisations syndicales, est en train de se résorber. On va bien plus vers des alliances et des positions communes, chacun préservant ses prérogatives. On est sur des domaines différents. Les ong ont une expertise environnementale que souvent les organisations syndicales n’ont pas. Il y a des champs d’expertise et de légitimité différents. Les syndicats sont des organisations globales dans le sens où elles portent l’intérêt général, elles interviennent sur tous les terrains ; tandis que les ong interviennent essentiellement sur le terrain environnemental. Ce qui a beaucoup bougé c’est que, d’une part, les organisations syndicales ont bénéficié de l’expertise des ong et de leurs formes d’interventions et que, d’autre part, les ong ont écouté les organisations syndicales… Un des acquis du Grenelle de l’environnement est le fait qu’on est sorti de l’opposition entre emploi et environnement, qui était la pire des situations. Si l’on oppose emploi et environnement, il n’y a aucune solution.
55Il existe encore des cas qui contredisent ces propos. Mais on tend de plus en plus à les résoudre par l’anticipation. En fait, on part d’une idée globale qui est la suivante : plus on agit tardivement, plus cela coûte cher, financièrement et socialement ! Il y a donc un intérêt objectif de tous (organisations syndicales, ong, représentants patronaux) à anticiper les problèmes qu’on va avoir. Cela force donc à la négociation. Sinon il n’y a aucune raison pour qu’on négocie, car il n’y a pas de cadre légal ! Pourquoi les organisations patronales négocieraient-elles ? La seule raison est que, si elles ne s’y prennent pas maintenant, cela va leur coûter plus cher demain. Toutefois, il y a encore des contradictions. En effet, ce n’est pas dans la tradition syndicale d’anticiper. La tradition syndicale, c’est le “sonnant et trébuchant”, l’immédiateté, le quotidien, la “force à vos côtés” comme on dit à la cgt. Quant aux organisations patronales, elles sont victime du “court-termisme” et de la financiarisation… Il y a donc un déplacement de la contradiction : elle n’est plus entre l’environnement et l’emploi, mais entre l’intérêt à moyen et long termes et les pratiques actuelles de court terme. En fait, la question posée par la rse, c’est celle de la gestion des temps. C’est par elle que les contradictions seront résolues. De façon plus large, ce sont les nouvelles formes de négociation qui vont permettre de résoudre les divers dilemmes de l’entreprise.
56De quand date l’intérêt pour le développement durable de la part de la CGT ?
57B. Saincy – L’appropriation de la notion de développement durable par la cgt date du congrès de Strasbourg en 1999. Ce qui est assez récent. Jusqu’alors, les questions environnementales étaient laissées un peu à la marge. Bien évidemment, depuis le sommet de Rio de Janeiro en 1992, il y avait un groupe qui réfléchissait un peu à ces questions. Mais cela se faisait en marge de l’activité : on s’occupait du social et puis, quand on avait le temps, on regardait ce qui passait du côté de l’environnement car on se rendait compte qu’il y avait quand même quelques problèmes… 1999 marque donc une rupture. C’est la première fois que, dans un texte émanant de la Confédération, apparaît le terme de développement durable. Il sera repris ensuite au congrès de Montpellier en 2003 et au congrès de Lille en 2006 pour indiquer une transformation du modèle productif. C’est d’ailleurs en 2003 qu’a été créé le Collectif Développement durable. Celui-ci a la particularité d’être composé à la fois d’élus de la commission exécutive confédérale et de représentants des fédérations.
58L’objectif n’est donc pas de faire du développement durable par le haut. Bien sûr, il y a un travail de conviction des principaux dirigeants, mais il y a surtout à concrétiser la démarche de développement durable. Nous avons dépassé le stade des grandes déclarations, nous sommes maintenant dans la mise en œuvre d’éléments concrets. Dès 2005, nous nous sommes lancés dans la bataille sur le contrôle des effluents chimiques (reach), nous avons commencé à nous poser concrètement la question du désamiantage des bateaux. Avec le Grenelle de l’environnement, nous sommes entrés dans deux dimensions : la question du ferroviaire et du fluvial en remplacement du transport routier, le développement de la rénovation thermique des bâtiments avec les cent mille créations d’emplois qui y sont liées. On a donc déjà un panier d’expériences concrètes, significatives, syndicales dans lesquelles se sont impliqués les militants. C’est ça qui concrétise notre démarche. C’est avec la bataille sur reach qu’on s’est aperçu qu’il fallait organiser des actions convergentes avec les ong. On a sur ce dossier travaillé avec Greenpeace. Plus récemment, en préparation du Grenelle de l’environnement et pendant celui-ci, on a également travaillé avec France Nature Environnement et avec la Fondation Nicolas Hulot.
59Chacun a ses formes d’action, ses formes de légitimité, ses formes d’expertise. Par exemple, lors du Grenelle, on a lancé une pétition de toutes les organisations syndicales et de toutes les ong pour s’opposer à la fermeture des gares sncf. En effet, si on veut mettre en avant le ferroviaire comme d’intérêt général, on ne peut pas avoir des politiques d’entreprises publiques qui vont vers une réduction des gares de fret en France.
Négociations internationales
60Les grandes entreprises exercent leur activité dans de nombreux pays du Nord et du Sud. En l’absence d’une instance exécutive de régulation internationale du droit du travail, quelles pistes vous semblent pertinentes pour garantir les droits des salariés des entreprises transnationales ? En quoi les démarches RSE apportent-elles une réponse ?
61B. Saincy – D’abord, on parle bien des droits des salariés des entreprises transnationales, et non des salariés en général. Il y a deux voies dans la régulation internationale du travail.
62La première est une voie qui passe par les normes sociales de l’Organisation internationale du travail (oit), une voie qui est pour le moment très faible car il n’y a pas de bras séculier. L’oit met en place, difficilement, des normes, mais ce sont les États qui se réservent le droit de l’appliquer. Autrement dit, il n’y a pas de “gendarme international”, il n’existe pas de droit social international. D’ailleurs, parmi les quatre conventions fondamentales de l’oit, il y en a une qui parle du droit à la négociation sociale nationale… et non internationale.
63La seconde est la voie contractuelle, à ne pas confondre avec la voie volontaire. En effet, le terme volontaire laisse entendre que l’initiative vient de l’entreprise. Mais en fait, l’initiative ne vient pas toujours de l’entreprise. Ainsi, s’il y a un accord rse à edf, c’est à la fois par une volonté de l’entreprise et par la force du syndicalisme dans l’entreprise. De même, chez Lafarge, il y a un accord-cadre international rse sans doute parce que cela a contribué à créer une culture d’entreprise après le rachat de bci. Il y avait un nouveau monde et il fallait lui donner une sorte d’unité commune. Cela a permis à l’entreprise d’homogénéiser un certain nombre de règles sociales (formation, santé au travail) ; pour les syndicats (internationaux et nationaux) cela a permis de négocier un peu comme on le fait dans un cadre national plutôt que de voir fleurir une charte éthique construite de façon unilatérale. C’est une démarche négociée (contractuelle) contre une démarche unilatérale.
64Les accords-cadres internationaux RSE représentent-ils une avancée pour le dialogue social et pour la protection des salariés, ceux des pays du Sud en particulier ?
65B. Saincy – Pour que la rse ait un sens, il faut instituer des accords-cadres internationaux, formalisation la plus concrète aujourd’hui de la rse. Ce cadre peut être international ; je n’y crois pas trop pour l’instant. Il peut être européen, il y a déjà eu des essais (le Livre vert de 2001) mais il n’y a pas pour le moment d’initiative européenne avec un retentissement international qui ferait que la rse continuerait à progresser. Pendant ce temps-là, les accords-cadres se sont développés. La négociation a toujours fonctionné de cette façon, alternativement et complémentairement sur la loi et le contrat. Par exemple, avant la loi de juin 1936 sur les conventions collectives, il y avait déjà des conventions collectives négociées contractuellement. Ce sont ces conventions signées qui ont donné l’idée de généraliser par la loi. Et en retour la loi a permis d’accélérer les négociations collectives. Actuellement, on est dans cette phase d’instabilité.
66Bien évidemment, on ne dit pas que ces accords-cadres constituent une voie royale. Cependant, la rse étant un terrain d’intervention, on se dit qu’on ne va pas signer tous les accords systématiquement, mais on va participer aux négociations et, en avançant, on verra si c’est intéressant ou non. Chaque accord signé nous donne de l’expérience pour les accords en préparation. Au niveau international, la Confédération syndicale internationale (csi) se bat pour de tels accords. Par exemple, la Fédération internationale des travailleurs de l’agriculture (uita), qui en avait signé beaucoup, a fait une pause pendant un an pour faire le bilan de tous les accords qu’elle avait signés. Cette fédération avait en effet un doute. Elle avait l’impression de signer des accords sans monter de marche supplémentaire, qui n’apportaient rien de plus. Elle a donc mené une étude assez approfondie. L’idée qu’il fallait revenir dans la négociation, continuer de signer des accords mais avec des exigences supérieures, s’est dégagée.
Importance du droit social européen au niveau international
67La question c’est de savoir si ces accords-cadres, qui élargissent le champ de la négociation, apportent dans les faits quelque chose ? Et qu’en pensent les acteurs syndicaux de base ?
68B. Saincy – Il faut distinguer les acteurs des pays riches et des pays émergents, et puis les acteurs qui sont chez les sous-traitants des entreprises transnationales. Ce sont réellement des populations différentes. Il est clair notamment que les accords qui posent la question de la sous-traitance sont bien accueillis par les seconds. Qui plus est, ceux-ci se trouvent souvent dans des pays émergents. Là où ils sont, il n’y a rien ! Dans les filiales des grands groupes, qui sont souvent aussi dans des pays émergents, c’est également perçu de façon positive car, en général, le droit social y est extrêmement faible. Il faut avoir conscience que le syndicalisme est une affaire essentiellement européenne. C’est essentiellement à partir de cette région que s’est construit le syndicalisme pour le monde entier. Il est donc important que nous le fassions.
69Mais est-ce légitime ? Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas dans une situation de régression sociale en Europe, mais nous bénéficions tout de même des acquis d’un certain nombre d’années. Le droit social est attaqué en Europe, mais il reste quand même d’un niveau supérieur à ce qu’on trouve partout ailleurs. Ce qui existe contribue malgré tout à construire un droit social dans le monde. Cela n’est pas d’une folle ambition. De notre côté, nous considérons que l’ambition est encore faible. Mais c’est à partir de là que cela se construit.
70Le droit social national de la plupart des pays dans le monde a été construit à partir des expériences européennes. C’est en effet le lieu de développement des révolutions industrielles. Cela a induit une conception de l’entreprise très différente, par exemple, de ce qu’est l’entreprise américaine. La conception européenne c’est que l’entreprise est une communauté de producteurs avec des intérêts divergents. Tandis que la conception américaine met en avant le fait que c’est un nœud de contrats. Autrement dit, cela signifie que les différents acteurs de l’entreprise ont un objectif qui est d’optimiser leur contrat. C’est exactement ce que font les syndicats aux États-Unis. Ainsi, quand on leur pose la question de participer au conseil d’administration et à la gouvernance de l’entreprise, ils restent très réservés ou même refusent. Ce qu’ils veulent, c’est que le contrat pour le salarié soit le meilleur possible et c’est à peu près tout. Nous avons des débats très approfondis avec eux, notamment dans le cadre des négociations sur le protocole de Kyoto, et encore récemment, à la conférence des Nations unies sur le changement climatique de Bali (décembre 2007). Nous, et d’autres syndicats européens, disons : “Il faut s’occuper des questions environnementales.” Ils répondent : “Cela ne nous regarde pas !”, “Ce n’est pas notre problématique !”, “Cela dépend de l’État, des collectivités territoriales, des entreprises.”
71Finalement, ils sont aussi en train d’évoluer ; car, comme nous, ils sont devant cette perspective du dérèglement climatique, des conséquences sur les emplois et le fonctionnement des entreprises ; ils commencent à être interpellés, en tant que syndicalistes et en tant que citoyens. Mais, pendant très longtemps, ils ne se sont pas posé la question. Dans ce sens, les chartes unilatérales ne les ont pas dérangés. Au contraire, la cgt avance de façon pragmatique. Le cadre n’existe pas ; mais s’il y a la volonté, on saisit la volonté pour essayer de négocier. Ensuite, si l’accord est bon, on signe ; s’il n’est pas bon, on ne signe pas. Ne nous leurrons pas pourtant ! Il y a encore beaucoup à faire pour que les salariés s’emparent du contenu de la rse.
72N’est-ce pas un peu choquant que l’organisation syndicale se présente comme seul représentant de l’intérêt général ?
73B. Saincy – C’est comme cela que nous nous voyons. Nous n’avons pas comme seule mission de gérer la relation de travail salarié, même si nous le faisons d’un point de vue historique. Par exemple, dans les phases de discussion du Grenelle, il y a eu une proposition visant à mettre dans les entreprises des délégués environnementaux aux côtés des délégués du personnel… Nous avons hurlé ! En effet, si on a d’un côté des syndicats qui sont sur la seule relation de travail salarié et de l’autre des ong qui sont sur la relation environnementale, on aura forcément des contradictions entre les deux représentants. C’est exactement le genre de relation dans laquelle on ne veut pas être ! C’est pour cela qu’il faut que les délégués du personnel aient non seulement pour mission la relation de travail salarié, mais aussi la question environnementale. Et pour qu’ils aient cette question, il faut qu’ils aient des droits environnementaux. Ils doivent être des intégrateurs au niveau de l’entreprise.
74Avec les ong, on a des pratiques différentes, des légitimités différentes. Nous avons une légitimité par ce que nous donne la Loi, et par nos adhérents. Une ong tire sa légitimité parfois par ses adhérents, toujours par son expertise. Elles ont donc une légitimité ; c’est pour cela que nous avons soutenu sans réserve la proposition qu’elles soient représentées au Conseil économique et social.
75Propos recueillis par Vincent Brulois et Jacques Viers.