Couverture de SOPR_012

Article de revue

Propositions de lecture

Pages 89 à 103

Notes

  • [1]
    D. Blanchet et P. Marioni, insee, « L’activité après 55 ans : évolutions récentes et éléments de prospective », in « Projections de population active et participation au marché du travail », Économie et Statistique, no 300, 1996.
  • [2]
    X. Gaullier (1988), La deuxième carrière. Âges, emplois, retraites, Paris, Éditions du Seuil.
  • [3]
    É. Marbot (2001), Le sentiment de fin de vie professionnelle chez les plus de 50 ans : définition, mesure et déterminants, Thèse de Doctorat, essec-iae d’Aix-en-Provence ; É. Marbot et J.-M. Peretti, « Revaloriser le travail des seniors : un enjeu stratégique pour les entreprises », Revue de Gestion des Ressources Humaines, no 46, octobre-novembre-décembre, 2002 ; É. Marbot et J.-M. Peretti, Les seniors dans l’entreprise, Village Mondial, 2004.
  • [4]
    D. Thierry (2002), 20 ans, 40 ans, 60 ans… Dessinons le travail de demain, Éditions d’Organisation, collection « Tendances ».
English version

L’âge de l’emploi : les sociétés à l’épreuve du vieillissement, Anne-Marie Guillemard, Paris, Armand Colin, 2003, 288 p.

1En aval du premier choc pétrolier de 1973, la grande majorité des pays industrialisés ont favorisé le départ anticipé des seniors. Nombre d’entreprises ont saisi l’opportunité de se séparer de salariés prétendument moins productifs et identifiés comme plus rétifs aux processus d’intensification du travail. Les opinions publiques les ont implicitement soutenues. Si le chômage était perçu comme un « cancer », celui frappant les jeunes était identifié comme socialement insupportable. Dès lors, l’âge de la sortie du marché du travail n’a fait que reculer. De 62 ans et demi en moyenne en 1968, il est passé à 58 ans en 2002. Actuellement près de 600 000 salariés de plus de 55 ans sont exclus du travail sans pour autant être recensés comme chômeurs. Placés soit en préretraite à partir d’une série de dispositifs de cessation anticipée d’activité, soit indemnisés par les assedic, ils sont dispensés de recherche d’emploi. Ainsi, en France, à peine 37 % des 55-64 ans seraient au travail. « Les vieux sont jetés aux marges du marché du travail », tel est le constat dressé par Anne-Marie Guillemard.

2Les sociétés occidentales vieillissent. Certaines, l’Italie et l’Espagne notamment, ne doivent d’ailleurs leur renouvellement démographique qu’à l’arrivée de migrants. Les conséquences de ce processus ont été jusqu’alors examinées au travers d’interrogations relatives aux régimes de retraite par répartition, régimes qui fondent le pacte intergénérationnel depuis plus d’un demi-siècle. Convient-il dès lors de repousser l’âge de la retraite afin notamment de consolider la situation financière des régimes sociaux ? C’est la voie esquissée par l’Union européenne. En 2001, à Stockholm, les « Quinze » avaient retenu un taux d’emploi de 50 % pour la tranche d’âge des 55-64 ans à l’horizon 2010.

3L’ouvrage de A.-M. Guillemard s’emploie d’abord à nous éclairer sur les nouveaux paradigmes générationnels. Elle consacre la première partie de son livre à mettre en évidence les conséquences du vieillissement des actifs. En optant pour une approche néo-institutionnaliste, elle démonte la fragilisation des salariés dès leur seconde partie de carrière. Celle-ci trouverait ses sources dans des politiques publiques qui, selon elle, agiraient comme des « polices des âges » (p. 19). Elle met en évidence le processus de vulnérabilité croissante des salariés âgés et le développement des « carrières incertaines » (p. 41) vécues d’autant plus douloureusement qu’elles concernent des salariés faiblement qualifiés ou des femmes peu mobiles. La mise en œuvre de plans sociaux décidés par les entreprises, mais étayés par des régimes de préretraite financés par la solidarité nationale, en a été la forme la plus évidente.

4La deuxième partie nous éclaire sur les relations entre âge et travail. L’auteur s’emploie à déconstruire une vision figée dans des représentations fort anciennes. Elle nous présente les principes de cohérence des trois régimes « idéal-typiques » de protection sociale : le régime conservateur corporatiste ancré sur l’approche bismarckienne, le régime libéral d’inspiration anglo-saxonne, le régime social-démocrate, qui place la redistribution au cœur de son action (p. 68). Ces rappels lui permettent d’exposer en aval quatre configurations de politiques publiques qui ambitionnent d’aborder la gestion de la seconde moitié de carrière des salariés.

5Quatre trajectoires sont ainsi mises en avant au regard de deux dimensions. La première opposerait des politiques d’intégration dans l’emploi peu instrumentées à celles qui seraient fondées sur de nombreux dispositifs d’intégration et de réintégration sur le marché du travail. La seconde dimension distinguerait le niveau de couverture du risque de non-travail en fin de carrière par le biais de régimes de protection sociale. Si certains pays mobilisent de vastes et nombreux dispositifs : prise en charge à taux élevé et sur une durée longue, d’autres s’avèrent en la matière peu ou pas interventionnistes.

6Cette typologie permet la mise en évidence de quatre trajectoires. L’auteur présente d’abord celles privilégiées par le Japon où le maintien sur le marché du travail constitue la clef de voûte du système. Elle expose ensuite celles qui ont cours dans les pays anglo-saxons où le maintien ou le rejet des salariés en seconde moitié de carrière sont liés à la situation du marché du travail avec de facto des périodes de tension favorables aux aînés alternant avec la multiplication d’emplois précaires : gardiennage de parkings, travail à temps partiel dans la restauration… Elle décrit par ailleurs les trajectoires qui prévalent en Europe continentale où marginalisation et relégation se conjuguent. Enfin, l’auteur analyse les modèles suédois et danois qui intègrent, ou réintègrent, les seniors grâce à une protection sociale articulée aux efforts des demandeurs d’emplois.

7La troisième et ultime partie de l’ouvrage permet d’abord à l’auteur de mettre en évidence une acception renouvelée de la retraite. Celle-ci tend à ne plus être définie par une date anniversaire uniforme pour tous les actifs. Nos sociétés s’engagent dans une « désinstitutionnalisation de l’organisation ternaire du parcours de vie » (p. 224), processus qui conduit à des « trajectoires de vie déstandardisées ». Comment dès lors assurer une authentique gestion des âges ? Deux voies se dessinent.

8L’une mise sur des formules de dotation des individus en patrimoine. Chaque citoyen disposerait de « droits de tirage » : éducation, formation, logement… afin d’être toujours en situation de négocier son employabilité sur le marché du travail. Mais toute personne sera-t-elle en mesure d’optimiser une telle dotation ? Les analyses conduites en France depuis une génération sur le droit à la formation ont largement mis en relief les inégalités d’accès.

9L’autre voie a pour socle les « marchés transitionnels ». Le principe est de rémunérer non pas seulement le travail mais aussi les périodes de transition entre emplois. L’assurance chômage n’est plus seulement une garantie de revenu mais aussi une garantie de la capacité à occuper un emploi à hauteur de la qualification acquise et entretenue. Un tel système implique la coresponsabilité des acteurs : État, entreprises, collectivités locales et individus. A contrario, tout déficit dans cette coordination met en péril cet édifice.

10L’auteur nous conduit ainsi à être convaincu qu’un recul réglementaire de l’âge de la retraite, tel qu’il a été décrété en Allemagne ou en France, ne sert à rien. Que penser alors des incantations adressées aux entreprises pour qu’elles embauchent des seniors ?

11Anne-Marie Guillemard appelle de ses vœux, après l’avoir étudiée de très près, une option inspirée des récentes politiques publiques finlandaises. Celles-ci s’appuient sur de multiples actions complémentaires : préservation de la santé au travail, adaptation des postes aux différents âges, formation professionnelle continue, incitation des entreprises par la voie fiscale à la prolongation d’activité des seniors… Pour l’auteur, la préservation et la consolidation du pacte intergénérationnel, socle de toute société, ne sauraient passer hors d’une adéquation « entre les aspirations individuelles de la nouvelle société de la connaissance et de la longévité et les structures sociales qui formatent les trajectoires » (p. 259).

12François Granier

Les drh face au choc démographique. 20, 40, 60… Comment les faire travailler ensemble ?, Éléonore Marbot, Paris, Éditions d’Organisation, 2005

13Comment la grh française fait-elle face, aujourd’hui, au défi du vieillissement dans l’entreprise ? Plus de 5 millions de salariés s’apprêtent, en effet, à quitter leur entreprise pour faire valoir leur droit à la retraite dans les dix années à venir [1]. Dans le même temps, d’après une étude de l’observatoire Sociovision-Cofremca réalisée en 2003, le pourcentage des Français qui estiment que ceux qui veulent travailler après l’âge de la retraite devraient en avoir le droit est en constante augmentation (38 % en 1996 contre 59 % en 2002). Du fait de l’allongement de la durée des études notamment, les « juniors » n’auront pas le nombre de trimestres suffisants pour partir à la retraite à 60 ans et, avec un âge moyen des salariés de 38,5 ans, les entreprises françaises voient se dessiner de bien inquiétantes pyramides des âges. Face à cette réalité souvent tue, des réflexions s’engagent sur la « deuxième carrière », au sens de X. Gaullier [2], sur les effets spécifiques de l’âge, sur la motivation ainsi que sur la « gestion des salariés vieillissants ». « Le senior devient rentable si on sait le motiver », entend-on de la bouche de drh qui recherchent une juste adéquation entre les caractéristiques des groupes de salariés qu’ils gèrent et les besoins de rentabilité, comme de management des connaissances, de leurs entreprises.

14Dans son livre Les drh face au choc démographique, É. Marbot, maître de conférences au cnam, veut précisément prendre la mesure de cette question du vieillissement de la population française qui verra la part des plus de 65 ans doubler pour représenter un bon tiers de la population globale en 2050. Il y aura alors un actif pour un inactif (en 2002, il y avait 2,3 actifs pour un inactif) [3]. L’auteur se demande comment « gérer les âges » et proposer des mesures innovantes en matière d’allongement de la vie professionnelle. Comment passer de l’exclusion des « âges extrêmes » à leur intégration et alors mettre les jeunes plus tôt sur le marché du travail, tout en maintenant les seniors dans le circuit des cotisations ? Comparant la gestion des seniors des entreprises étrangères et relevant différentes pratiques innovantes comme des systèmes de majoration de retraite pour les départs retardés, des subventions financières pour les entreprises qui favorisent les conditions de travail des seniors…, É. Marbot se demande comment concevoir et mettre en œuvre une gestion harmonieuse des âges, un déroulement satisfaisant de carrière après 50 ans et retarder le sentiment précoce de fin de vie professionnelle qui réduit l’engagement au travail des seniors. Comment, au final, passer d’une « logique des âges » à une « logique de compétences » cherchant une validation des acquis de l’expérience ? Avec l’auteur, on comprend bien qu’il s’agit d’une responsabilité partagée entre l’État, les partenaires sociaux et les politiques conduites par les entreprises (branches et territoires), impliquant un changement profond dans l’approche du rapport entre âge et emploi, caractérisé actuellement par des représentations sociales négatives sur la réintégration des salariés les plus âgés dans le travail.

15L’ouvrage propose d’intéressantes pistes pour former des salariés qui ne l’ont pas été depuis longtemps, faire travailler ensemble des personnes de générations très différentes, impliquer des collaborateurs de plus de 50 ans dans des projets de modernisation (comme cet exemple de Volvo Torslanverken en Suède qui, pour pallier l’absentéisme et les arrêts maladie, a décidé de créer une chaîne de production moins rapide et mieux adaptée aux capacités des salariés seniors). É. Marbot s’intéresse aussi aux conditions nouvelles de recrutement des expérimentés, modifiant pour les drh les procédures de sourcing, d’évaluation, de construction des packages de rémunération, d’intégration, mais aussi de statuts d’emploi et de liens contractuels (cdd, alternance…) [4].

16L’auteur nous invite à repousser certaines idées reçues comme le fait de penser que la situation se présente essentiellement en termes de « renouvellement »…, ce qui tendrait à signifier que les salariés expérimentés vont partir et être « remplacés » par des jeunes alors qu’en réalité les départs en nombre des salariés les plus âgés provoquent une vague de mobilité qui affecte l’ensemble des effectifs (un départ provoque, dans le meilleur des cas, un recrutement – souvent moins – et surtout quatre ou cinq mobilités internes). Parce que pour chaque dispositif de départ anticipé il existe des effets « cachés » pour l’entreprise (pertes de savoir-faire, coûts indirects d’embauche…), pour É. Marbot, c’est bien la perception du rapport « âge-travail » qui doit changer avec une nécessaire adaptation des compétences aux exigences du poste, une formation tout au long de la vie avec avancement professionnel, la mise en place d’entretiens de carrière spécifiques aux plus de 50 ans… Faut-il ou non une prise de conscience de tous les acteurs sociaux pour reculer l’âge de la retraite afin de passer d’une culture du départ anticipé à celle du maintien ou du retour à l’emploi ?

17Philippe Pierre

Pourquoi s’engager ? Bénévoles et militants dans les associations de solidarité, Bénédicte Havard-Duclos, Sandrine Nicourd, Payot, « Essais Payot », 2005

18Ce livre vient au bon moment. Quand se multiplient et parfois se radicalisent les enjeux et les formes d’engagement, il est utile que soient clarifiées les raisons d’agir et les justifications de s’associer. Il est important que les enjeux soient précisément et fondamentalement distingués de ce que certains ont préféré nommer « envies » d’agir. Les formes analysées permettent de mieux appréhender la dispersion accrue des modalités de l’action. Les quatre dimensions explicitées dans ce livre – l’utilité sociale, le sens de l’engagement pour la trajectoire personnelle, le plaisir apporté par une sociabilité et un statut satisfaisants et l’importance des légitimités liées aux contextes sociopolitiques – sont bien au cœur de l’action engagée.

19Pour les « anciens », il est important que soient mis en mots les différentes façons qu’ils ont eues de s’associer et les moyens qu’ils ont mis en œuvre pour faire vivre leurs collectifs. Dans les démarches d’évaluation qui se sont développées – et qui, malheureusement, dérivent le plus souvent vers de banales modalités de contrôle dans une logique de programmation –, il est tout à fait enrichissant que soient mieux éclairés les « pourquoi nous sommes-nous engagés ? » et les « comment restons-nous ensemble ? ».

20Pour les « nouveaux », les réponses à ces mêmes questions sont tout aussi utiles à l’élaboration de leurs projets, à la constitution de leurs groupes, au fonctionnement de leurs associations ou collectifs. L’inexpérience des « créateurs » peut ici trouver des références et des repères concrets pour avancer sans que lui soient imposés des modèles standards à imiter.

21Ce livre est pertinent. L’objectif qu’il s’est donné est bien servi par l’organisation générale et les modalités d’exposition qu’il a choisies : les deux terrains retenus, le travail sur les mots et les représentations, la description des figures et des logiques du militantisme.

22Dès la première page, en situant les terrains sociologiques – juste de l’autre côté du périph’, un samedi après-midi de juin –, les auteurs choisissent de ne pas nous disperser et de nous attacher aux vies tourmentées et très différentes de chacune de ces associations : l’une radicale, politique, et privilégiant l’action directe ; l’autre réformiste, consensuelle, inscrivant ses actions dans la durée.

23Quelques pages plus loin, par le choix des mots : associations de solidarité et collectifs d’engagement, est précisé comment s’élargit, se délimite et se définit l’enjeu du livre : comprendre le rôle que les associations jouent dans la fabrication de liens sociaux, toujours sous-tendus de conceptions politiques.

24N’est-ce pas faire le choix d’une « explication compréhensive » à la Weber, porteuse de pédagogie ; pédagogie présente à chaque page du livre ? Une pédagogie qui, passant d’abord par la clarification des mots et des choses, doit aider les militants, bénévoles et salariés des associations, à sortir de la confusion et de la fusion dans laquelle, malheureusement, ils peuvent se dissoudre. Il y a l’utilité technique d’une mise en mots de la diversité des engagements ; et, au-delà, il y a l’utilité sociale d’une réflexion sur les représentations et les enjeux de l’action ; ce livre sera, en ce sens, précieux pour accompagner un questionnement très actuel sur sa question titre.

25Dans les logiques d’engagement développées et dans les figures de militant présentées, le lecteur n’a eu aucune difficulté à reconnaître aussi bien les personnes que les collectifs ou les modalités de fonctionnement associatif. On voit bien autour de soi, parmi les bénévoles ou parmi les salariés, toutes ces personnes qui s’efforcent d’être utiles, qui cherchent à donner un sens à leur vie, qui ont besoin d’agir avec et parmi d’autres, qui ont un passé et veulent vivre un présent autrement. Les catégories sont ouvertes, ne sont pas prises dans un déterminisme historique, peuvent cohabiter et même s’entremêler.

26Plus qu’à cette typologie, le lecteur est sensible à la diversité des situations qui sont analysées, à la précision des petites scènes décrites, à cette sociabilité qui se réfère aux travaux de Simmel. C’est dans ces quotidiens à la fois difficiles et enthousiasmants, utopiques et terriblement terre à terre, faits de générosité et de découragements, que se construisent et se détruisent, constamment, les engagements des uns et des autres, que se forment des liens sociaux et que peuvent se transformer des actions et des organisations. Après avoir lu ce livre et ses descriptions, on appréhende mieux cette « fabrication » des liens sociaux, on aperçoit plus clairement ces « conceptions » politiques qui les sous-tendent.

27Ce livre, enfin, retient les principaux défis que l’engagement citoyen doit aujourd’hui relever. Avec l’actuel désengagement de l’État, l’acte II de la décentralisation et la recomposition des financements, les deux défis à relever sont bien prioritairement : d’une part de rendre les associations moins fragiles, d’autre part de les laisser continuer à expérimenter des liens sociaux déclinant toutes les formes de solidarité possibles. C’est bien cette double capacité de résistance et d’innovation qui spécifie, aujourd’hui plus qu’hier, le rôle singulier des associations dans le champ du politique.

28Les défis majeurs sont bien répertoriés : faire face à la versatilité des engagements, à la « fin des héritiers », à la mise en danger du projet associatif.

29Même s’il y a une réalité nouvelle de l’individuation de l’engagement, même s’il y a toujours diverses formes de la « lassitude de l’acteur », même si le passage de l’individuel au collectif a évolué, les explications du côté de la montée de l’individualisme ne sont pas satisfaisantes. Les initiatives citoyennes, jeunes et dynamiques, ne sont pas en déclin. Le défi est d’apprendre à les repérer, les écouter et les organiser autrement. Ce sont toutes les questions qui se trouvent posées en même temps : comment assurer le passage de relais des enjeux et des valeurs politiques ? comment faire porter, aussi, le projet politique par d’autres épaules que celles des leaders ? comment réussir la transmission des savoir-faire collectifs ? comment faire accepter (choisir) les temporalités longues et complexes des logiques éducatrices et émancipatrices ? Certainement pas en singeant l’entreprise où prévalent les valeurs du court terme et du simplisme marchand. Et pourtant, la capacité à tenir les deux extrémités de ces défis : celle du projet et celle de sa gestion, conditionnera en effet la possibilité, pour les associations de solidarité et tous les collectifs d’engagement, de poursuivre leurs missions majeures d’éducation et d’émancipation citoyennes : produire des individus autonomes parce que dotés de supports collectifs et de ressources objectives, écrivent les auteurs.

30Si les explications ne sont pas du côté de l’individualisme (en positif : autonomie, en négatif : désaffiliation), elles ne sont pas non plus du côté d’une perspective évolutionniste qui marquerait une solution de continuité entre le militant « total » et le militant « affranchi ». Ce livre a fait sur ce point, et c’est à raison, l’utile mais difficile choix de la démonstration de complexité dépassant les débats simplistes.

31Henri Faure

Challenger. Les ratages de la décision, Paul Mayer, Paris, Presses Universitaires de France, « Sociologie d’aujourd’hui », 2003, 264 p.

32Tout au long des années 1950-1980, nos sociétés ont été marquées par une vision optimiste de la science et des techniques. Celles-ci étaient investies d’une mission unanimement partagée. Dirigeants et citoyens attendaient d’elles progrès économiques et sociaux combinés à l’éradication des risques. Sciences et techniques étaient ainsi conviées à faire disparaître deux angoisses multiséculaires : la famine et la maladie. Plus emblématiquement, le spectre d’une nouvelle guerre mondiale était conjuré par le recours à l’énergie atomique et aux fusées intercontinentales : formes emblématiques d’une science en expansion et de technologies sans cesse en développement.

33Mais des questionnements nouveaux se firent jour. Dès 1976, l’Allemagne fédérale s’interroge sur le stockage des produits chimiques. La notion de « principe de précaution » apparaît. Cependant, le débat ne devient public qu’en aval de la catastrophe de Tchernobyl puis de l’accident de la navette spatiale Challenger. Comme l’ont écrit M. Callon, P. Lascoumes, Y. Barthes (2001) : « À une conception du risque comme danger à éliminer grâce au développement scientifique et à l’action normative avait succédé une conception du risque comme un aléa à gérer. » Le drame du sang contaminé puis les interrogations relatives à l’encéphalopathie spongiforme bovine ont conduit à des investigations poussées sur les processus décisionnels. Après le Sommet de la Terre tenu à Rio en 1992 et le traité de Maastricht, le principe de précaution acquiert en France force de loi puis intègre en 2004 la Constitution. L’article 5 de la Charte de l’Environnement déclare : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. »

34Cependant, quelques confusions apparaissent. On constate ici ou là une dérive vers le principe d’abstention, voire vers la notion de « risque zéro », qui est à l’opposé de la visée du principe de précaution.

35L’ouvrage de Paul Mayer, directeur de recherches à l’École polytechnique, sous-titré « La gestion manquée d’un risque majeur », analyse un processus décisionnel qui va conduire à la mort sept astronautes. Ce drame est advenu alors que l’évaluation du risque était hautement développée au sein de la nasa et que celle-ci avait identifié clairement qu’une série de pièces devaient faire l’objet d’attentions particulières. Dès lors, comment un joint d’étanchéité sur l’une des deux fusées « booster » a-t-il pu être la cause d’une telle catastrophe ?

36Dans le chapitre i, l’auteur expose le déroulement des faits qui vont aboutir à l’autorisation du lancement. Il focalise ses analyses sur les relations entre le sous-traitant, la firme Thiokol, chargée de la fabrication des boosters et de joints d’étanchéité, et les responsables de l’agence spatiale américaine. P. Mayer s’appuie sur l’analyse des très nombreux rapports officiels d’enquête. C’est sur cette base que nous accédons aux débats qui ont abouti à des recommandations non retenues, aux modes de communication erratiques, à la remise en cause de procédures de supervision… Il rappelle aussi le contexte scientifique et économique. La nasa était alors engagée dans une multiplication des lancements de navettes afin de se replacer sur le marché mondial des lanceurs de satellites lourds.

37Face à des événements imprévus – une température particulièrement basse sur le pas de tir en ce mois de janvier 1985 – fallait-il créer de nouveaux critères pour autoriser un lancement ? Les ingénieurs de Thiokol et ceux de la nasa vont commettre deux erreurs essentielles. D’une part, ils vont considérer que les problèmes à traiter l’ont été entièrement à leur niveau. D’autre part, ils n’évoqueront pas auprès du niveau décisionnel supérieur qu’ils ont dû, pour arriver à un consensus, mener de longs débats au travers de vidéoconférences impliquant trois sites. Or, les enquêtes officielles vont mettre en évidence que cette omission a été l’une des causes déterminantes dans la décision finale : autoriser le lancement de la navette Challenger.

38Dans le chapitre ii, l’auteur nous présente avec beaucoup de clarté les travaux d’une sociologue nord-américaine, D. Vaughan, qui a conduit durant près de dix ans une enquête extraordinairement minutieuse en dépouillant notamment plus de 200 000 pages de rapports et en réalisant de nombreux entretiens avec les ingénieurs engagés dans le lancement de Challenger. Pour D. Vaughan, les causes de l’accident sont à rechercher plus profondément que ne l’a fait la commission d’enquête présidentielle. Elle considère que « dans les organisations, les acteurs, façonnés par les conditions de gestion, c’est-à-dire par l’histoire, la concurrence, les procédures, les normes et les usages, la rareté des ressources, la distribution du pouvoir, et des schémas d’interprétation qu’ils se sont progressivement forgés, ne sont plus capables de percevoir ce qui pourrait faire signe d’un danger imprévu » (p. 40). La détérioration des capacités de jugement de la nasa serait en outre liée à « l’altération de la culture technique initiale, du fait de l’imposition politique d’une rentabilité commerciale […] il en a résulté une transformation de l’agence spatiale, initialement agence de développement et de recherche, en centre d’assemblage » (p. 41-42).

39D. Vaughan ne partage donc pas les thèses de Perrow qui, sur une base structuraliste, soutient que certaines organisations, mettant en œuvre des systèmes fortement interdépendants, sont potentiellement exposées à des « accidents de système ». C’est-à-dire des accidents qui surviennent quand une situation commence à ne plus être sous contrôle. Dans cette configuration, les événements sont amplifiés par le système lui-même. Les centrales nucléaires seraient ainsi l’archétype de ces organisations.

40Paul Meyer, tout en validant largement les travaux de D. Vaughan, estime néanmoins que l’absence de mémoire des incidents passés a été sous-estimée. De même, la multiplicité des sites de décision constitue à ses yeux un facteur substantiel. Il pointe, en analysant finement les étapes du processus de décision, trois catégories d’erreurs : des erreurs cognitives, des erreurs d’apprentissage et des erreurs de gestion. Ces analyses éclairent d’un jour très précis les non-prises en compte de points de vigilance et les replis sur des procédures bureaucratiques, alors que les événements à traiter avaient incontestablement un caractère exceptionnel. Mais ce parti pris, quasi archéologique, n’est-il pas de nature à gêner certains lecteurs ? Nous aurions apprécié que quelques comparaisons puissent être proposées : catastrophes des usines chimiques de Seveso ou de Bhopal, naufrage du car-ferry Estonia, accident du tunnel du Mont-Blanc…

41L’auteur consacre le chapitre iii à un essai de systématisation des ratages organisationnels. Il nous livre un vaste panorama de causes de dysfonctionnements. Il n’est pas question ici d’en dresser une présentation complète. Pour notre part, nous avons été particulièrement attentif aux processus de prise de décision dans les organisations fortement marquées par des modes de gestion flexibles. Celles-ci semblent placer en situation de face-à-face permanent des experts de spécialités fort différentes. Quand ces organisations s’avèrent soumises à de fortes contraintes gestionnaires, Paul Meyer identifie celles-ci comme des « sociétés happées ». Dans de telles organisations, il existerait un réel risque que la culture de la prudence ne puisse résister à la culture de la compétitivité. Et l’auteur souligne en outre que ceci sera d’autant plus probable que l’organisation est mue par une culture pionnière, celle du « Can do attitude » : culture particulièrement présente à la nasa.

42Mais les ratages de la décision soulèvent d’autres questions. Paul Mayer met en évidence le vécu éprouvant subi par les cadres des grandes organisations. Il peut inhiber les experts en affectant leurs capacités cognitives et relationnelles, les privant ainsi des ressources cruciales pour appréhender des réalités complexes et imprévues. Face à des règles qui ne sont pas opératoires, car conçues pour ne gérer que des situations normées, l’auteur met en évidence que la « pensée gestionnaire est bloquée » (p. 198).

43Dans sa conclusion, Paul Mayer ne se lance pas dans l’énoncé de nombreuses recommandations. L’analyse des multiples incidents, erreurs, télescopages de procédures… aura alerté le lecteur. Il invite néanmoins le gestionnaire avisé à être à l’écoute des symptômes organisationnels. C’est en multipliant les temps de retour d’expérience qu’acteurs et dirigeants pourront restaurer, en antidote aux multiples pressions de la gestion quotidienne, de réelles capacités de gestion. Ce sont elles qui fondent une authentique mise en œuvre du principe de précaution.

44La lecture de l’ouvrage de Paul Mayer pourra être perçue comme ardue : la présence de phrases longues, la multiplication des références techniques, le détail des propos de très nombreux protagonistes… pourront dérouter des lecteurs en attente d’analyses plus générales. Organiser la fiabilité (2001), ouvrage collectif dirigé par Mathilde Bourrier, pourra répondre à cette attente. En contrepoint, il convient de souligner la rigueur des investigations conduites. Par cette recherche, l’auteur nous donne à voir une sociologie modeste : modeste car profondément enracinée dans les faits, dans tous les faits, fuyant à l’inverse les discours surplombants.

45François Granier


Date de mise en ligne : 01/09/2007

https://doi.org/10.3917/sopr.012.0089

Notes

  • [1]
    D. Blanchet et P. Marioni, insee, « L’activité après 55 ans : évolutions récentes et éléments de prospective », in « Projections de population active et participation au marché du travail », Économie et Statistique, no 300, 1996.
  • [2]
    X. Gaullier (1988), La deuxième carrière. Âges, emplois, retraites, Paris, Éditions du Seuil.
  • [3]
    É. Marbot (2001), Le sentiment de fin de vie professionnelle chez les plus de 50 ans : définition, mesure et déterminants, Thèse de Doctorat, essec-iae d’Aix-en-Provence ; É. Marbot et J.-M. Peretti, « Revaloriser le travail des seniors : un enjeu stratégique pour les entreprises », Revue de Gestion des Ressources Humaines, no 46, octobre-novembre-décembre, 2002 ; É. Marbot et J.-M. Peretti, Les seniors dans l’entreprise, Village Mondial, 2004.
  • [4]
    D. Thierry (2002), 20 ans, 40 ans, 60 ans… Dessinons le travail de demain, Éditions d’Organisation, collection « Tendances ».

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