Couverture de SOC_145

Article de revue

Répertoires d’action collective à l’ère de la masse individualisée : le cas des manifestations aux bougies et du mouvement OWS

Pages 63 à 74

Notes

  • [1]
    Il s'est progressivement développé et les manifestations contre le capitalisme financier ont simultanément été organisées dans 951 villes de 82 pays du monde, dont 600 aux États-Unis le 15 octobre.
  • [2]
    HW. Lee., “Social Media, Personalization of Social Movements, and Bottom-Up Construction of Collective Identity”, Economy and Society, 9/2012, p. 255.
  • [3]
    S. Tarrow, Democracy and Disorder: Protest and Politics in Italy (1965-1975), Oxford University Press, Londres, 1989.
  • [4]
    D. McAdam, S. Tarrow, C.Tilly, , Cambridge University Press, Cambridge, 2001, p. 16.
  • [5]
    S. Tarrow, Power in Movement (2e édition), Cambridge University Press, Cambridge, 1998, p. 20.
  • [6]
    Ibid., p. 21.
  • [7]
    Ibid., p. 93.
  • [8]
    S. Tarrow, “Transnational Politics: Contention and Institutions in International Politics”, Annual Review of Political Science, Vol. 4, 2001, p. 11
  • [9]
    M. Castells, Networks of Outrage and Hope: Social Movements in the Internet Age, traduit de l’anglais par Yangwook Kim, Hanwool Academy, Séoul, 2015, p. 33.
  • [10]
    J. Lim, “Candlelight and Media: the Mode of Convergence Media and the Emergence of Individualized Mass”, The Korean Journal of Humanities and the Social Sciences Nº 35, 5/2011, p. 99.
  • [11]
    J. Boase, B. Wellman, “Personal Relationships: On and Off the Internet”, The Cambridge Handbook of Personal Relationships (Dir, Anita L. V and DP), Cambridge University Press, Cambridge, 2006, 718 -720.
  • [12]
    W. L. Bennett, A. Segerberg, “The Logic of Connective Action”, , 15 (5), 2012, pp. 739-768.
  • [13]
    Ibid., p. 743.
  • [14]
    J. Choi, “The Personalization of Collective Action and the Transition of Social Movement Repertoires”, Economy and Society n˚113, 2017, p. 77.
  • [15]
    H. Oh et al., “A Study on the Extension of the Direct Democracy System and the Activation Plan of the Parliamentary Politics”, Korea Council Development Institute, 2017, p. 39.
  • [16]
    DY. Lee, “The CandleLight’s Rhythm and the Cultural Dynamics of the Plaza - Cognitive Mapping of the Politics of Democracy”, MARXISM, Vol 14, 2017, p. 91.
  • [17]
    W. Baek, “Candle Demonstration and Information Mass: The Formation of the Mass in the Age of Information”, in Trends and prospects, N˚ 78, 2008, p. 160.
  • [18]
    M. Castells, Networks of Outrage and Hope: Social Movements in the Internet Age, op. cit., p. 148.
  • [19]
    S H. Kang, M. J. Kim, “A Study of Occupy Wall Street in Relation to the Participants Forming Identities and Symbolic Meanings”, Journal of Cybercommunication Academic Society 29 (4), 2012, p. 21.
  • [20]
    T. Franck, “Occuper Wall Street, un mouvement tombé amoureux de lui-même”, Le Monde Diplomatique, janvier 2013, pp. 4-5.
  • [21]
    W. Baek, “Candle Demonstration and Information Mass: The Formation of the Mass in the Age of Information”, op.cit., p. 160.
  • [22]
    M. Castells, Networks of Outrage and Hope: Social Movements in the Internet Age, op.cit., p. 159.

1 Le 15 mai 2011, dans 58 villes d'Espagne, une manifestation de grande envergure a rassemblé 130 000 personnes, dont des individus, des communautés et des groupes. Une toute nouvelle forme de manifestation est née de ce jour. Certains manifestants, au cœur de Madrid, ont lancé un mouvement intitulé « Occupy » ou « Take the square » en tant que nouveau mode de résistance sociale, politique, économique et culturelle au pouvoir politique et au capitalisme.

2 Cette mobilisation, appelée « M15 », a déclaré l’« ouverture », l’« horizontalité », l’« intelligence collective » et la « non-violence » comme principes fondamentaux du nouveau mouvement de résistance. Le « mouvement d’occupation » visait un mouvement de diverses personnes non représentées ou influencées par un groupe politique en particulier, convaincu que tout le monde devrait pouvoir participer au processus de prise de décisions et les partager. Et cela allait au-delà de la logique du pouvoir, essayant de résoudre le problème actuel par le respect mutuel et la coopération des participants, avec la conviction que la non-violence pouvait rendre le mouvement plus fort et plus radical que la violence.

3 Le « M15 » s'est répandu au-delà de l'Espagne et a inspiré, plus au moins, le mouvement OWS. Né début septembre, dans un petit parc public, OWS s’est rapidement étendu à l’échelle mondiale  [1]. Il fut pourtant de courte durée. Néanmoins, l'impact d'OWS sur le monde est dû au fait qu'il s'agissait d'une résistance massive contre la crise fondamentale du néolibéralisme qui a éclaté en 2008 et que les médias sociaux tels que Facebook, Twitter et Youtube sont des médias très influents  [2]. Tout comme les médias sociaux ont joué un rôle crucial en tant que catalyseurs de la révolution tunisienne et égyptienne au début de 2011, ils ont également démontré leur influence écrasante sur les médias de masse existants en termes de mobilisation et d’organisation de la contestation lors du mouvement OWS.

4 Les manifestations aux bougies en Corée du Sud en 2016, déclenchées par le scandale politique de Park Geun-hye et de Choi Soon-sil, montrent un aspect similaire à celles de ces deux mouvements de contestation. Ayant lieu 24 fois en environ 6 mois, elles étaient d’une envergure inédite, avec un nombre cumulé de participants atteignant 16 millions. Organisées avec la participation volontaire de personnes non organisées, elles ont commencé sur les réseaux sociaux, mais se sont rapidement transformées en un mouvement hors ligne en appelant à manifester dans les rues et en occupant l'espace urbain.

5 De cette manière, pour le mouvement social à l'ère d'Internet, sont utilisées comme répertoire principal les manifestations ouvertes, participatives et pacifiques qui contrastent clairement avec le répertoire des mouvements sociaux traditionnels représentés par la mobilisation organisationnelle et les conflits physiques. Et ce n'est pas un hasard. Le répertoire des mouvements sociaux change en fonction des contextes et des conditions d’époque et est à la fois le résultat du changement de structure et la représentation du changement culturel.

6 Les mouvements sociaux se sont constamment engagés à utiliser un répertoire unique, attrayant, souvent non-conformiste et radical. Les nouvelles formes de mouvements récents sont également apparues à la suite de diverses tentatives de changement. Depuis l’introduction d’Internet, les activités en ligne sont devenues un élément essentiel des mouvements sociaux, dont l’utilisation des réseaux sociaux est considérée comme un élément indispensable. Par conséquent, l’action collective récente adopte une variété de symboles et de répertoires qui sont rendus plus efficaces grâce aux NTIC aux fins de l’exploiter pour le développement et la diffusion du mouvement.

7 Le répertoire est le mode d’action choisi par les mouvements sociaux pour exprimer leur voix et l’un des facteurs les plus importants qui déterminent le succès ou l’échec dans leur développement. La manifestation aux bougies en 2016 et le mouvement OWS en 2011 sont un mode d'action collective qui a eu une grande répercussion grâce à la combinaison entre les répertoires efficients et les symboles familiers avec, toutefois, les différentes significations acquises dans un nouveau contexte. Ces répertoires partagent également un aspect caractéristique des mouvements sociaux récents qui se forment ou se propagent via Internet.

8 Dans cette étude, nous examinerons comment les caractéristiques des mouvements sociaux actuels se manifestent concrètement au stade de mouvements en combinant les répertoires principaux et les symboles à travers les manifestations aux bougies de 2016 et le mouvement OWS de 2011. Nous souhaitons, en suite, mettre en évidence les conditions favorables à l’atteinte des objectifs de leur lutte.

La notion et la transition de répertoire d’action collective

9 Le concept du « répertoire d’action collective » a été développé par Charles Tilly. Depuis qu’il a présenté une discussion sur la forme d’action collective dans son ouvrage From Mobilization to Revolution (1978), il a traité le répertoire comme thème central de plusieurs études analysant des cas historiques. De plus, Tarrow les a approfondis en faisant le lien avec sa notion de « cycles de protestation »  [3]. En passant par l’étude qui met l'accent sur le répertoire avec notamment Traugott, ils ont établi le répertoire comme facteur important de la théorie du mouvement social en collaboration avec McAdam  [4]. D’après eux, le répertoire d'action collective est une manière dont ceux qui défendent des intérêts communs agissent ensemble et signifie « les formes utilisées pour formuler des revendications dans le contexte de la vie réelle », représentées comme « les manières culturellement encodées dans lesquelles les gens interagissent dans une politique controversée ».

10 Le répertoire est « culturellement inscrit et socialement communiqué » et « les conventions de conflit apprises font partie de la culture publique d’une société ».  [5] Cependant, le répertoire devrait être à la fois familier et créatif, car ceux déjà familiers ne peuvent communiquer efficacement les objectifs et les revendications du mouvement. « Les formes de mobilisation peuvent être liés à des thèmes inscrits dans la culture ou inventés sur place ou - plus généralement - peuvent associer des éléments de convention à de nouveaux cadres de signification »  [6]. Après tout, la caractéristique la plus importante d’un répertoire efficace est qu’il doit être créatif et profondément inscrit dans la culture.

11 Le répertoire étant appris et partagé, la vitesse de sa transition est graduelle mais pas figée. Tarrow catégorise les aspects de mobilisation publiquement développée comme les suivants : conflit violent, action collective conventionnalisée et disruption créative.  [7] La forme traditionnelle d'action collective, souvent dépendante d'un conflit physique, est en train de se transformer et se diriger vers une innovation créative qui aura un impact sur la société dans son ensemble. Force motrice importante du mouvement social, la violence se raréfie dans la démocratie moderne due à sa double nature qui provoquerait des effets négatifs lorsque les forces alliées potentielles se sentent incommodées.

12 La révolution des NTIC ainsi que la mondialisation néolibérale ont introduit une nouvelle forme de mouvement social. Ce nouveau mouvement social se caractérise par une unité transnationale plutôt que par une seule unité nationale ou régionale. Tarrow appelle cela « le mouvement social transnational » et le définit comme « le mouvement effectué par des groupes socialement mobilisés ayant des membres dans au moins deux pays différents »  [8]. À l'aide des NTIC, il est devenu possible de développer un mouvement efficace en établissant, en organisant et en mobilisant un réseau de citoyens dépassant les frontières. Ces changements appelant constamment la création de nouveaux répertoires, de nouvelles innovations se poursuivent dans le contexte de conditions structurelles et culturelles en transformation.

13 L'une des caractéristiques non dédaignables des mouvements sociaux contemporains est que l’individu s’est établi en sujet. Le coût de l'organisation et de la mobilisation a considérablement diminué en raison du développement des NTIC puis le statut d'organisation officielle, considéré auparavant comme sujet du mouvement social, est en train de changer. Les organisations officielles hiérarchiques, ayant tenté d'exercer une influence directe sur tous les membres, sont maintenant remplacées par des structures de réseau flexibles.

14 Castell déclare donc que « les sujets des mouvements sociaux sont des individus ».  [9] À la fois masse et individu indépendant, il s’agit de masses individualisées qui sont individus en tant que masse collective.  [10] Boase et Wellman affirment qu'un réseau de communication est en train de naître et se compose d'individus qui créent et entretiennent leurs relations au fur et à mesure que les médias se développent. Dans cette structure, l'individu n'est plus subordonné à un groupe particulier, mais plutôt en tant que networked individual, ils créent des réseaux individuels centrés sur les individus.  [11]Dans ce contexte, Bennett et Segerberg expliquent le phénomène des individus en tant que sujets des mouvements sociaux par le concept de « personnalisation d'action collective » ou « personnalisation de la politique ».  [12] Les individus structurellement fragmentés dans le processus de mondialisation sont séparés de l'identité du groupe traditionnel ou de la loyauté institutionnelle basée sur la cohésion sociale. Plutôt que de participer à des actions collectives en tant que membre d'une organisation officielle, ils préfèrent s'engager de manière sélective dans des problèmes personnalisés filtrés par leurs modes de vie. Ce changement de mode d'engagement amené par les réseaux numériques permet d'organiser des résistances à grande échelle d'une manière incomparablement plus rapide qu'auparavant. Bennett et Segerberg soulignent que le réseau de communication peut être une nouvelle façon de s'organiser grâce au cadre d'action personnalisée qui se diffuse par les médias sociaux et affirment qu’une logique d’action connective est en train de se former en contraste à celle d’action collective.  [13]

15 Le nouveau type d’action collective écarte consciemment les systèmes de prise de décision verticale et préfère l’expression d'une action collective personnalisée par le biais de réseaux basés sur la motivation autonome, des idées et plans personnels et le partage de ressources. La personnalisation des actions collectives conduit naturellement à la création et à la diffusion de nouveaux répertoires à leur image. Le répertoire le plus représentatif de cette action est la diffusion d'informations à travers le réseau et, par conséquent, l’occupation de la place publique symbolique par des foules.

16 Au XXIe siècle, un certain nombre de mouvements avec une répercussion à l’échelle mondiale se sont développés de cette façon tels que la propagation de l’OWS dans le monde et la manifestation aux bougies ayant secoué la société coréenne. À l'instar des répertoires de l'époque précédente, le répertoire d'occupation de la place a maintenant acquis la signification et la logique inhérentes à la résistance collective d’individus face à des institutions qui ne représentent ni portent la responsabilité des intérêts des citoyens  [14]. De plus, les répertoires les plus récents sont liés aux activités en ligne. Des exemples à traiter dans cette étude y sont étroitement liés via des sites web et des réseaux sociaux. Ces répertoires représentatifs apparus dans les sociétés américaine et coréenne illustrent comment, au-delà des frontières, les répertoires d'action collective à l'ère des réseaux numériques influent l’un sur l’autre et dans quelle direction ils évoluent.

La manifestation aux bougies et l’occupation de places

17 Lors de la manifestation aux bougies de 2016 qui a abouti à la destitution du président en cours de mandat, il s'agissait de la « résistance nationale » de par la maximisation de la spontanéité citoyenne provoquée par la colère contre le scandale Park Geun-hye-Choi Soon-sil. Comme l'a révélé la tragédie du ferry de Sewol, le peuple coréen ne pouvait être qu’indigné contre le gouvernement, incompétent et irresponsable en matière de stabilité et de protection du peuple mais acharné pour privatiser le pouvoir délégué et assouvir son propre intérêt.

18 La manifestation aux bougies est devenue un répertoire représentatif de l'action collective dans la société coréenne. Bien sûr, il n’est pas récent que des bougies soient apparues sur la scène de l’action collective. Lors du mouvement de démocratisation de 1987, elles ont souvent été employées pour signifier « éliminer l'obscurité et éclairer la lumière ». Dans les récentes manifestations aux bougies, la participation directe des individus a été ajoutée au symbolisme général.

19 La manifestation aux bougies qui a vu le jour en 2002 avec la mort de deux collégiennes, Hyo-sun et Mi-seon, causée par des véhicules blindés militaires américains a marqué le début de la manifestation pacifique par laquelle le grand public s’exprime ouvertement. C’est à partir de 2004, lors de la manifestation contre la destitution du président Roh Moo-hyun, qu’elle a émergé comme celle de la démocratie directe ou de la souveraineté nationale plutôt que celle de commémoration et de contestation. Celle de 2008, s’opposant aux importations de bœuf américain, a élargi son champ d’action en termes d’objectif allant jusqu’à prendre un enjeu politique et s’opposer aux contraintes à la souveraineté du peuple. Ainsi le paramètre de la souveraineté en tant que citoyens, est étendu à tout le peuple y compris aux adolescents, en termes de sujet.

20 Celle de 2016 a dépassé les précédentes en termes de taille et de nature. Elle a commencé par revendiquer la démission du président Park, mais est allée au-delà pour exiger les réformes générales de la société, y compris des systèmes économiques et sociaux  [15]. Un nouvel aspect du rassemblement est également apparu. Le principe de la manifestation pacifique a été respecté et aucun participant n’a été arrêté. En revanche, une lutte joyeuse et amusante a été mise en place comme procédé de manifestation. Divers individus et groupes ont participé et ont pris la parole. Artistes et gens de culture reconnus du grand public ont donné des spectacles en continu. Ce volontarisme citoyen poussé au plus haut niveau a joué un rôle moteur pour maintenir et élargir la portée de la participation.  [16]

21 La participation directe des citoyens ordinaires est une autre caractéristique de la manifestation aux bougies. Contrairement aux participants systématiquement mobilisés pour une action collective ayant un objectif politique spécifique, la majorité des citoyens qui y a participé a été volontairement associée grâce aux informations données via Internet et appelant à leur consentement individuel. Cette participation volontaire des citoyens est un phénomène apparu après la manifestation aux bougies de 2008. Lors de la manifestation aux bougies de 2008, le forum du site portail Internet jouait le rôle d'épicentre de l'action collective et aucun parti politique ou association existants n'a été reconnu pour être son leader. Ainsi, une forme d’action collective décentralisée, volontaire et autonome des participants émerge.

22 L’apparition de « l'âge de la masse rationnelle » a été mentionnée aussi bien que celui de « la masse individualisée » où l’on est à la fois individu et masse collective. À la manifestation aux bougies de 2016, un tel phénomène a atteint son apogée. Certains disent que le sujet collectif des bougies en 2016 est « un réseau d'individus libres ». Cependant, contrairement à celle de 2008, le « siège général de l'action nationale d'urgence » est intervenu. Ce siège s’est concentré sur des activités organisationnelles que les participants individuels n'étaient pas en mesure d'accomplir et s’est évertué à mettre en place le processus de la manifestation et à organiser des réunions. Sans ambition de contrôler la foule participante, il a présenté des thèmes et des revendications sur lesquels la plupart des participants, d’origine ou de tendance (politique) complètement différentes, n’auraient pas pu s’accorder.

23 La manifestation aux bougies a progressivement évolué pour former le conseil citoyen de la place en tant que sujet collectif. D’ailleurs, celle de 2016 est également appelée « assemblée des bougies » dans le sens où le rassemblement ou l'assemblée est créé par des citoyens en tant que sujet collectif. De par cette « Assemblée citoyenne de la place (Citizens Assembly) », les revendications et les directions ont été déterminées.

24 Son autre caractéristique est que ce phénomène est associé à la culture de la place. Auparavant, la place était un lieu de politique et de lutte, contrôlé par les autorités. Cependant, après la Coupe du monde de 2002, la place s’est réinventée pour devenir une scène ouverte où les individus libres peuvent s’exprimer, un lieu de festivité combinant avec la culture du jeu, un champ d’action où l’on partage la solidarité et où on réagit avec autrui dans la même intention.

25 Depuis 2008, le phénomène de « combinaison de festivité et de politicité de la manifestation »  [17]s'est généralisé et, en 2016, les artistes occupant la place de Gwanghwamun ont organisé des manifestations plus festives que jamais. En effet, la colère et l'action radicale des artistes de la place suite à la liste noire et à la censure des arts sont l'une des spécificités importantes de la manifestation aux bougies en 2016. Le scandale de la liste noire, qui a éclaté par la divulgation du document rédigé par le régime de Park Geun-hye, a rassemblé la contestation des artistes. Le 4 novembre 2016, des artistes de la liste noire ont commencé une grève à la belle étoile et construit une zone de camping. La place de Gwanghwamun est devenue un espace d'occupation au-delà de la manifestation.

26 Dans la zone de camping, des artistes, des travailleurs non réguliers et des citoyens ordinaires se sont réunis pendant plus de 100 jours. Ces occupants ont ouvert un festival culturel où les différents artistes ont participé pour publier un « journal de la place » rempli de souhaits de citoyens, ont organisé un forum de discussion ainsi qu’une « Place de l’art contemporain de Misère » unissant leur passion et leur colère. Ainsi, la zone de camping de la place de Gwanghwamun est devenue le centre symbolique de la manifestation aux bougies, tout en étant lieu artistique collectif où s’unissaient de nombreux artistes et gens de culture.

27 Quelle que soit la différence, que ce soit la nature festive, le mode d’organisation des individus ou l’aspect numérique etc., la manifestation aux bougies partage la continuité d'un nouveau phénomène culturel. Puis le nouveau public émergé dans une nouvelle culture s’est transformé en « la multitude » par de nouvelles manières de participer à la politique à travers un nouveau répertoire.

L’occupation des lieux symboliques et la construction de l’identité collective

28 Les mouvements sociaux qui ont eu lieu dans le monde en ce début de XXIe siècle sont le résultat à la fois de la crise économique structurelle et de l'approfondissement de la crise de l'orthodoxie. La cupidité sans fin des sociétés financières a finalement provoqué des mouvements de protestation ou d’insurrection dans plusieurs pays, y compris aux États-Unis. Né début septembre 2011 dans un petit parc public du quartier des affaires de Manhattan, le mouvement OWS s’est rapidement étendu à des centaines de villes américaines. Sa propagation rapide a été rendue possible grâce à Internet. Comme la plupart des mouvements d'occupation, il s’est créé sur Internet, s’est répandu en poursuivant sa lancée. Dans le même temps, l'action se concrétisait par l'occupation de l'espace public. Selon Castells, cet espace était un espace où les manifestants pouvaient s'unir et former une communauté. C'était également un espace pour débattre d’un système inégalitaire et reconstruire la société par le bas  [18].

29 L’occupation constitue un symbole fort, appuyée sur une expérience concrète de mise en pratique d'une démocratie directe, contre le discours dominant affirmant qu'il n'y a pas d'alternatives ou que celles-ci passent par des réformes institutionnelles. Ainsi, le mouvement d'occupation a créé un nouveau type d'espace dans lequel espace physique et espace Internet sont combinés. En effet, les réseaux sociaux sur Internet ont permis d’étendre le mouvement dans le monde entier et ont élargi l'expérience du mouvement en créant un forum permanent pour la solidarité, le débat et la planification stratégique.

30 En affirmant « nous sommes les 99 % », OWS font appel à une identité large rassemblant un grand nombre de personnes. Le thème de 99 % a rapidement parcouru le monde à travers des histoires personnelles et des images partagées sur des réseaux sociaux tels que Tumblr, Twitter et Facebook. Contrairement aux médias mainstream, les médias sociaux favorisent la construction de sens par les participants eux-mêmes et une communication facile avec leurs collaborateurs qui coopèrent avec les autres pour former un champ d’espace public. Cela conduit également à l'étape de « formation d'une identité par la justification de soi », consciente du fait que le soi appartient aux 99 %. Ainsi, la résistance structurelle, l'aspiration au changement et l'identité à l'action peuvent se former. De ce fait, la forme de vie communautaire de la famille et des voisins a été transformée en « solidarité de sympathie » avec des « individus connectés » à travers les réseaux  [19].

31 OWS fut pourtant de courtes durées. Il s’est affaibli après l’évacuation des campeurs deux mois après leur installation : les contributions ont considérablement ralenti, l'intérêt des médias sociaux pour OWS a diminué, le nombre de sites s'est considérablement réduit. Ce mouvement a bâti une culture de lutte démocratique et a déclenché un mouvement de résistance global qui a résonné à travers tout le pays, mais il n’est pas allé plus loin. OWS n’avait rien d’autre à proposer que la construction de « communautés » dans l’espace public  [20]. Par cette construction, les occupants auraient une expérience concrète de mise en pratique d'une démocratie directe qui refuse d’élire des porte-parole. Ils n’ont pas présenté de revendications unifiées et ils ne chercheraient donc pas à influencer les politiques. Ils ont refusé également les dirigeants dans le respect de la culture horizontale et par méfiance envers le pouvoir économique ou politique. Le mouvement OWS a révélé les limites du mouvement sans leader, mais sa signification historique peut être justifiée dans le rejet du système existant qui a provoqué une telle crise.

Conclusion

32 Cette étude a examiné la signification sociale et culturelle du mouvement OWS et des manifestations aux bougies au travers de leurs principaux répertoires. Nous avons observé la transition du répertoire du mouvement social, l'évolution des manifestants à l'ère d'Internet, ainsi que les aspects caractéristiques de ces deux mouvements.

33 Les répertoires d'action collective à l'ère des réseaux numériques s’influençant au-delà des frontières, ces deux mouvements ont un large éventail d’éléments communs, bien que leur portée et leur objectif soient différents. En tant qu'acte de résistance politique, ces deux mouvements diffèrent des mouvements sociaux généraux en cela qu'ils ont le caractère de mouvements sociaux collectifs à grande échelle tout en ayant un caractère quelque peu épisodique. Par ailleurs, ces deux mouvements montrent que la combinaison de symbolismes et de moyens d’action appropriés est essentielle au succès du déploiement de l'action collective. Surtout, ils ont des similitudes considérables dans leurs répertoires. Tout d’abord, la forme physique de ces deux mouvements était l'occupation de lieux publics. Cet espace était un espace où les manifestants construisent une communauté pour une expérience concrète de mise en pratique d'une démocratie directe.

34 En même temps, leurs répertoires montrent les aspects caractéristiques de l'action collective récente qui se forment ou se propagent à travers Internet. OWS est en particulier généré à partir d'Internet. Sur de nombreux blogs, des cris de rage et d’appel à l’occupation ont été exprimés et se sont répandus sur Tumblr, Twitter et Facebook. La capacité des réseaux sociaux à mobiliser, diriger et soutenir des manifestations de rue était cruciale. Sans Internet, les manifestations de rue n’auraient pas pu durer si longtemps. Et aussi, il y aurait eu des difficultés à gérer les camps, à communiquer avec les participants et à diffuser des campagnes dans le monde entier.

35 Ces mouvements se sont développés dans le flux clair de la participation des individus en tant que sujets. Grâce à la volonté individuelle de s’engager dans ces mouvements, des centaines de milliers de personnes ont pu se mobiliser à chaque rassemblement. Cela est lié au style de vie personnalisé et à l'utilisation des médias sociaux. En effet, ces individus sont les « masses informées » qui perçoivent le monde virtuel et le monde réel comme un seul monde d'expérience, et les « foules de spectacles » qui vivent ensemble les médias, la culture, les festivals et la résistance.  [21] Selon Castelles, cette participation personnelle et volontaire ainsi que la méfiance à l'égard des partis et des pouvoirs politiques ont suggéré un nouveau paradigme de mouvement, c’est-à-dire, un mouvement « sans leader », dans lequel tous les participants ont une voix égale.  [22]

36 Cependant, la mobilisation sans soutien organisationnel sera probablement limitée à une simple mobilisation sans résultats concrets. C’est le cas du mouvement OWS. Ce mouvement a réussi à mobiliser plus de personnes dans le monde que toutes les mobilisations publiques précédentes. Néanmoins, en termes de résultat, il a apporté peu. En refusant de formuler leurs revendications, les occupants d’OWS se contentaient de construire leur communauté et la culture d’horizontalité. Afin de surmonter cela, il serait nécessaire de créer un lien organique avec le groupe du mouvement civil qui saurait traduire les caractéristiques individuelles ; c’est-à-dire, les gens qui veulent être motivés par eux-mêmes et devenir des sujets plutôt que de faire l'objet d'une mobilisation organisée.

Bibliographie

Bibliographie

  • Baek W., “Candle Demonstration and Information Mass: The Formation of the Mass in the Age of Information”, in Trends and prospects, N˚ 78, 2008, pp. 159-188.
  • Bennett W. L, Segerberg A., “The Logic of Connective Action », Information, Communication and Society, 15 (5), 2012, pp. 739-768.
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  • Lee DY., “The CandleLight’s Rhythm and the Cultural Dynamics of the Plaza - Cognitive Mapping of the Politics of Democracy”, MARXISM 14 (1), 2017, pp. 91-117.
  • Lee HW., “ Social Media, Personalization of Social Movements, and Bottom-Up Construction of Collective Identity”, Economy and Society, Nº 9, 2012, pp. 254-287.
  • Lim J., “Candlelight and Media: the Mode of Convergence Media and the Emergence of Individualized Mass”, The Korean Journal of Humanities and the Social Sciences Nº 35, 5/2011.
  • McAdam D, Tarrow S, Tilly C., Dynamics of Contention, Cambridge University Press, Cambridge, 2001.
  • Tarrow S., Democracy and Disorder: Protest and Politics in Italy (1965-1975), Oxford University Press, Londres, 1989.
  • Tarrow S., Cambridge University Press, Londres, 2e édition, 1998.
  • Tarrow S., “Transnational Politics: Contention and Institutions in International Politics”, Annual Review of Political Science, Vol. 4, 2001.

Mots-clés éditeurs : réseaux numériques, répertoires d’action collective, OWS, manifestation aux bougies

Mise en ligne 16/09/2019

https://doi.org/10.3917/soc.145.0063

Notes

  • [1]
    Il s'est progressivement développé et les manifestations contre le capitalisme financier ont simultanément été organisées dans 951 villes de 82 pays du monde, dont 600 aux États-Unis le 15 octobre.
  • [2]
    HW. Lee., “Social Media, Personalization of Social Movements, and Bottom-Up Construction of Collective Identity”, Economy and Society, 9/2012, p. 255.
  • [3]
    S. Tarrow, Democracy and Disorder: Protest and Politics in Italy (1965-1975), Oxford University Press, Londres, 1989.
  • [4]
    D. McAdam, S. Tarrow, C.Tilly, , Cambridge University Press, Cambridge, 2001, p. 16.
  • [5]
    S. Tarrow, Power in Movement (2e édition), Cambridge University Press, Cambridge, 1998, p. 20.
  • [6]
    Ibid., p. 21.
  • [7]
    Ibid., p. 93.
  • [8]
    S. Tarrow, “Transnational Politics: Contention and Institutions in International Politics”, Annual Review of Political Science, Vol. 4, 2001, p. 11
  • [9]
    M. Castells, Networks of Outrage and Hope: Social Movements in the Internet Age, traduit de l’anglais par Yangwook Kim, Hanwool Academy, Séoul, 2015, p. 33.
  • [10]
    J. Lim, “Candlelight and Media: the Mode of Convergence Media and the Emergence of Individualized Mass”, The Korean Journal of Humanities and the Social Sciences Nº 35, 5/2011, p. 99.
  • [11]
    J. Boase, B. Wellman, “Personal Relationships: On and Off the Internet”, The Cambridge Handbook of Personal Relationships (Dir, Anita L. V and DP), Cambridge University Press, Cambridge, 2006, 718 -720.
  • [12]
    W. L. Bennett, A. Segerberg, “The Logic of Connective Action”, , 15 (5), 2012, pp. 739-768.
  • [13]
    Ibid., p. 743.
  • [14]
    J. Choi, “The Personalization of Collective Action and the Transition of Social Movement Repertoires”, Economy and Society n˚113, 2017, p. 77.
  • [15]
    H. Oh et al., “A Study on the Extension of the Direct Democracy System and the Activation Plan of the Parliamentary Politics”, Korea Council Development Institute, 2017, p. 39.
  • [16]
    DY. Lee, “The CandleLight’s Rhythm and the Cultural Dynamics of the Plaza - Cognitive Mapping of the Politics of Democracy”, MARXISM, Vol 14, 2017, p. 91.
  • [17]
    W. Baek, “Candle Demonstration and Information Mass: The Formation of the Mass in the Age of Information”, in Trends and prospects, N˚ 78, 2008, p. 160.
  • [18]
    M. Castells, Networks of Outrage and Hope: Social Movements in the Internet Age, op. cit., p. 148.
  • [19]
    S H. Kang, M. J. Kim, “A Study of Occupy Wall Street in Relation to the Participants Forming Identities and Symbolic Meanings”, Journal of Cybercommunication Academic Society 29 (4), 2012, p. 21.
  • [20]
    T. Franck, “Occuper Wall Street, un mouvement tombé amoureux de lui-même”, Le Monde Diplomatique, janvier 2013, pp. 4-5.
  • [21]
    W. Baek, “Candle Demonstration and Information Mass: The Formation of the Mass in the Age of Information”, op.cit., p. 160.
  • [22]
    M. Castells, Networks of Outrage and Hope: Social Movements in the Internet Age, op.cit., p. 159.
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