Couverture de SOC_143

Article de revue

Tourisme et terrorisme. Grand Tour et petites tournées de la terreur

Pages 7 à 17

Notes

  • [1]
  • [2]
  • [3]
    L. Vidino, F. Marone et E. Entenmann, Fear Thy Neighbor: Radicalization and Jihadist Attacks in the West, ICCT, ISPI, The George Washington University, Washington DC, 2017, pp. 16, 45.
  • [4]
  • [5]
    Liberation.fr, « Onze attentats auraient été déjoués en 2015 en France », 24 janvier 2016 (consulté le 19 avril 2017).
  • [6]
    Lexpress.fr, « Terrorisme : 5 attentats déjoués et 36 arrestations en France depuis le 1er janvier » [ archive], lexpress.fr, 21 mars 2017 (consulté le 19 avril 2017).
  • [7]
    Voir Ph. Joron, « La communication sacrificielle », Les Cahiers de l’IRSA, Violences et communication, n° 6, PULM, Montpellier, 2006, pp. 245-264.
  • [8]
    J’ai déjà eu l’occasion d’aborder cette problématique à propos du traitement appliqué au réel et au quotidien par les médias et Internet. Voir Philippe Joron, « La sudation du quotidien : ou les pores du réel médiatique », Sociétés, n° 114, 2011, pp. 53-61.
  • [9]
    Cf. P. Clastres, La société contre l’état, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », Paris, 1974.
  • [10]
    Cf. E. Cassirer, Essai sur l’homme (1945), Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », Paris, 1975.
  • [11]
    Cf. M. Maffesoli, Du nomadisme. Vagabondages initiatiques, La Table Ronde, Paris, 1997.
  • [12]
    Thèse défendue par l’écrivain R. Camus dans Le Grand Remplacement, Éditions David Reinharc, Paris, 2011, et relayée par les groupes identitaires et les usagers de la complosphère.
  • [13]
    J. Baudrillard, Simulacre et simulation, Galilée, coll. « Débats », Paris, 1981, pp. 207-214. Voir également Ph. Joron, « Le champ de la fête », in S. Hampartzoumian, Réussir sa licence de sociologie, Studyrama, coll. « Principes », Paris, 2006, pp. 157-173.
  • [14]
    G. Bataille, « Écrits posthumes 1922-1940 », in Œuvres complètes, tome II, Gallimard, Paris, 1970, p. 419.
  • [15]
    G. Simmel, « Le conflit », in Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, traduit de l’allemand par Lilyane Deroche-Gurcel, Sybille Muller, PUF, coll. « Quadrige », Paris, 1999.
  • [16]
    Voir Ph. Joron, « La communication sacrificielle », Les Cahiers de l’IRSA, Violences et communication, op. cit.
  • [17]
    Philippe Joron, « L’ordinaire événementiel », Cahiers européens de l’imaginaire, n° 6, Paris, CNRS Éditions, 2014, pp. 182-186.

1La conjonction récente du terrorisme et du tourisme, à l’exemple sanglant des attentats de Nice (14 juillet 2016) et de Barcelone (17 août 2017), interroge à plus d’un titre notre obsession du mouvement et de l’altérité, du voyage et de la rencontre, voire les fondements de leur nécessité.

2Elle pose en tout cas la question de notre seuil de résistance, à la fois individuel et collectif, aux réflexes d’isolement et de repli trahissant nos multiples peurs à l’égard des autres, notre inclination à la méfiance vis-à-vis de l’étrangeté, en deçà des déclarations d’intention et des pratiques qui explorent pourtant le besoin impérieux de l’échange et du lien. La peur n’est-elle pas cependant la matrice du désir de conquête ?

3D’autres interrogations suivent, tout aussi essentielles, dont l’inextricable écheveau donne tout son sens au paradoxe qui les sous-tend. Ainsi, comment concilier raisonnablement sécurité et aventure ? La raison est-elle d’ailleurs encore de la partie dans ce jeu existentiel des contraires où la technique et la morale servent bien plus de balanciers incontrôlables que de boussoles ? La notion de risque est-elle exclusivement constitutive de l’en dehors, de notre extériorité ? Se rapporte-t-elle seulement à ce que l’on saisit mal ou méconnaît ? N’est-elle pas aussi, si ce n’est davantage, inhérente à nos habitudes, à nos automatismes, au conformisme qui tendaient jusqu’alors à rassurer ? Comment s’élabore d’ailleurs l’idée de risque calculé, entre évaluation, appréciation et appropriation ? Comment orienter chacune de nos vies respectives dans un amoncellement de technologies dites libératrices, voire encensées pour leur potentiel humaniste, qui sont censées délayer de façon irréversible la gangue boueuse de notre obscurité originelle ? Comment comprendre ce qui se joue entre tourisme de masse et déploiement de la mobilité physique, communication intégrée et instantanée, mise en disponibilité et en partage des connaissances, sécurisations des données et des personnes, transparence informative, complotisme, globalisation, cultures de proximité, savoirs d’appoint, lumières, aveuglements, terrorisme ?

4Restons-en là pour l’instant en guise d’interrogations, qui sont autant d’inquiétations prometteuses pour la pensée dédiée tout entière à l’accomplissement de sa raison d’être, et contentons-nous de rappeler ici quelques données chiffrées concernant les deux sujets mis en lien.

5D’abord, le nombre de touristes en France par an. En 2016, la France s’est maintenue, devant les États-Unis et l’Espagne, en tant que première destination touristique mondiale, avec près de 83 millions de touristes internationaux contre 85 millions en 2015, année record  [1].

6Ensuite, sur le plan de la mobilité internationale et en particulier du trafic aérien, il apparaît que le nombre de passagers transportés par avion était de l’ordre de 4 milliards en 2017, confirmant ainsi une croissance continue (+6,3 % en 2016) malgré les craintes liées au terrorisme et les menaces qui continuent à peser sur la sécurité des aéronefs et des plateformes aéroportuaires  [2].

7Enfin, concernant les attentats terroristes commis en Europe et aux États-Unis, la France serait selon une étude internationale publiée en juin 2017  [3] le pays le plus touché depuis la proclamation du « califat » de l’État islamique, le 29 juin 2014  [4]. Plus largement, le terrorisme islamiste est à l’origine du plus grand nombre de victimes françaises d’attentats avec 232 morts entre 2001 et 2015 en France et à l’étranger. Rien que dans la nuit du vendredi 13 novembre 2015, une série d’attentats de ce genre a provoqué la mort de 130 personnes à Paris et à Saint-Denis. Cette comptabilité macabre ne saurait passer sous silence les centaines de victimes rescapées ou collatérales dont les blessures physiques et psychiques sont autant d’atteintes à l’intégrité de notre statut d’humanité. Ces quelques données doivent également être jaugées en regard du nombre d’attentats déjoués en France ces dernières années, dont onze en 2015  [5] et dix-sept en 2016  [6].

8Sans en être les seuls déclencheurs sociétaux, la violence terroriste et le sentiment de terreur qu’elle inspire alimentent des formes d’analyse paradoxale – tant dans l’opinion publique que chez ceux dont on dit qu’ils la font – portant sur la circulation des personnes, des cultures et des biens : repli identitaire et globalisation, nationalisme et mondialisation, « entre soi » et « entre eux », « ultime frontière » et localisme, « bien bouger » et « ne rien changer », etc. Tout cela est mélangé, mis en mixture, condimenté et mijoté à souhait, avec quelques rajouts du jour qui adaptent la saveur du mets aux circonstances et convictions que l’on souhaite mettre à l’honneur. Plat de fin de semaine qui, comme le pâton du boulanger, sert à l’élaboration du prochain menu. La duplicité se cultive, dans les médias et dans nos vies.

9Il est vrai que la terreur provoque un effet de sidération qui pousse à l’enfermement de soi, qui tend au grippage des neurones et à la tétanisation des muscles. Rentrer en soi, fuir l’enfer que représentent tous ces autres anonymement responsables des désastres que seuls quelques-uns ont commis à titre individuel. Il y a là un amalgame de survie que connaissent bien les victimes d’actes de violence et qui leur est souvent salutaire sur l’instant, auquel se greffent des réflexes collectifs de mises en accusation et de désignation des boucs émissaires, à coups de médias et de réseaux sociaux  [7].

10En définition de la vie même – si tant est que l’on puisse en proposer une qui ne soit pas jugée obsolète ou inadaptée au regard de nos conditions d’existence présentes –, le mouvement porte en creux la mort qui en exprime la cible. Notre conception de la vie est en quelque sorte fondée sur le mouvement, voire sur l’emballement, lequel en sublime l’intensité jusque dans son anéantissement. Cette affirmation vaut également pour l’altérité, pour cette altération des autres et de soi que provoque leur rencontre. Aller vers les autres signifie aussi les transformer à mon contact et me modifier à leur toucher. Le tourisme, a fortiori dans ses atours contemporains, n’échappe pas à cette mise en condition du mouvement et de l’altération.

11Voyage d’agrément à l’origine, le tourisme suppose pour ses adeptes la pratique d’un Grand Tour, loin des habitudes et des sentiers battus, grâce auquel l’expérience est censée prendre corps sous de nouvelles formes, notamment celle de l’aventure. Une propension à l’aventure qui n’a de sens que lorsqu’on en revient pour rendre compte de ses expériences et en concevoir d’autres tout autant exaltantes et comptabilisables dans les carnets de voyage et les réseaux sociaux.

12Pour quelques-uns cependant, dont le but importe seul, le retour n’est pas jugé indispensable. C’est notamment le cas des nomades de la terreur. Ils ont toujours quelques relais complices pour sublimer leurs périples qu’ils ne manquent pas d’alimenter d’images et de commentaires. La mise en mémoire des héros ou des martyrs se charge du reste au point d’origine.

13On voit donc bien que le tourisme est non seulement un objet d’application privilégié (cible) pour les adeptes du terrorisme, mais qu’il est également une modalité d’être dont ils ne sauraient faire l’économie pour eux-mêmes.

14Ainsi, le tourisme de masse rendu possible par la démocratisation des accès, des mobilités et des séjours, par les accords internationaux, par la fluidification des échanges et la mise à disposition de technologies toujours plus sophistiquées et opérationnelles, a entraîné dans son sillage un dispositif d’aventure particulier, tout autant programmé et accessible : le tourisme de la terreur. Celui qui pousse désormais nombre de jeunes européens et français en panne d’idéaux ou en quête de sens à rejoindre les théâtres d’opérations de Daesch au Moyen-Orient. Celui encore propulsé par l’appel salafiste au Djihâd qui, en sens inverse et sous couvert de panislamisme salvateur, organise des réseaux de mobilité mortifère à travers le monde dont les principaux points de mire sont les modes de vie occidentaux et les intérêts matériels qu’ils suscitent.

15Pour ceux qui succombent aux charmes des 40 vierges, pour celles qui pourraient les rejoindre dans l’enfantement de nouveaux combattants, le voyage n’est seulement religieux et politique, il est aussi physique, logistique et matériel, adossé à des impératifs de reconnaissance. Il s’avère surtout existentiel, enchaîné à des dispositifs de jouissance et de souffrance prodigues en tourmentes diverses et variées.

16Nous étions jusqu’ici accoutumés au « Grand Tour », au tourisme d’altérité, existentiel et culturel, d’exception ou de masse. Quantitativement, à bas coût. Aller-retour fissa, reproductibles à coup de « Réduction du Temps de Travail » (RTT) transformable en « Reviens de Temps en Temps », sans trop de scrupules pour la conscience mais plein d’outrages pour le conformisme. Aller voir ces autres qui vivent différemment, tellement « bons sauvages » qu’ils n’avaient même pas pensé à se doter des bienfaits de la civilisation. Aller vers l’inconnu pour se faire peur, pas trop quand même aux entournures de diverses consultations sur Internet, grâce notamment à des tour-operator spécialisés dans des rencontres insolites avec des Colombiens narcotrafiqués, des Ukrainiens kalachnikovés, des Favelas supposément pacifiées ou des banlieues de non-droit dont les jeunes tiennent les murs.

17Mais nous devons désormais accommoder nos états d’âme avec les « Petites Tournées » de la terreur mobile aux mains de frappes qui se découvrent un destin à coups de pas grand-chose, dont l’essentiel pour elles n’est cependant pas négociable : être en négation. Des « petites frappes », autant de cellules dormantes percluses de convictions de circonstance, mobiles entre effacement et mise en avant, dont la stratégie éclatée a nécessairement un coup d’avance : faire mal, n’importe comment, avec des bouts de rien et de chandelles. Leur conception de la lumière se veut explosion.

18Qu’il se décline en modes culturels, sexuels, festifs, violents, humanitaires ou tout simplement existentiels, le tourisme convoque toujours le risque à ses côtés, tout en cherchant à davantage assurer la certitude de sa neutralisation. Politique partagée du risque calculé. Rien n’est cependant moins acquis que la sécurisation des territoires, des lieux patrimoniaux, de villégiature ou de rassemblement, des moyens de transport collectif qui les abreuvent de cohortes d’êtres isolés en mal de changement, d’aventure maîtrisée et de plaisirs indigènes.

19La violence s’invite toujours là où on n’avait guère pour habitude de la craindre, surtout lorsque certaines de ses formes ne sont pas encore identifiables ou ne sont plus supposées être d’actualité, telles que l’insurrection sociale, le terrorisme politique ou les guerres de religion, sur fond de mondialisation et de post-colonialisme. La vie dit toujours haut et fort qu’elle ne saurait être aseptisée.

20Humanisme par défaut/Humanité par excès  [8]. Voici notre écueil de référence, notre paradigme branlant, ou notre port d’attache en quête de nouveaux départs. L’histoire des idées philosophiques – qu’elles soient de cabinet et de comptoir, sans l’ombre d’une quelconque incompatibilité entre les deux – tend à placer l’humanité ainsi que les qualités qui l’animent dans une sublimation de sa propre définition dès lors qu’elle introduit ses défauts intrinsèques dans la sphère de l’animalité, afin de les évacuer une fois pour toutes. Mais le retour de bâton est souvent la règle.

21Il est ici question de qualités et de défauts, parce que la problématique de l’humanité couplée à celle de l’animalité ne saurait se défaire de l’optique ou du point de vue qui l’appréhende selon une seule focale ajustée. En d’autres termes, si le statut d’humanité suppose un « autre chose », voire un « supplément d’âme » ou une « soustraction » au regard de celui d’animalité, il ne peut pour autant s’exonérer de ce dernier.

22Au seul niveau de l’humanité concurrentielle, l’archéologie préhistorique suppute des attritions implacables entre les deux espèces du genre Homo, l’homme de Cro-Magnon et celui de Néandertal. La trajectoire sinueuse et plurielle du genre humain est replète de prétextes à la mise en frontière des différences culturelles, lesquelles sont souvent convertibles en distinctions d’espèce, de race, de couleur et de sexe, droits de propriété et d’anéantissement à l’appui.

23Nombre de groupes culturels, à l’image de certaines communautés amérindiennes, se définirent ainsi comme « humains » dans leurs confrontations à d’autres pour lesquels cette appellation n’était pas attribuable  [9]. À l’ère commerciale et industrielle, esclavagisme négrier et Shoah ont montré que l’horreur pouvait être légitimée, instituée et codifiée, en convertissant la différence de soi en supériorité à l’égard des autres. Plus près de nous, tout le débat sur l’idéologie du spécisme attribuant à l’espèce humaine des valeurs ou des droits moraux prépondérants sur ceux accordés aux autres espèces, hormis quelques aménagements pour les animaux domestiques et ceux en voie d’extinction, rend encore compte de cette pierre d’achoppement pour la pensée.

24L’homme n’est pas seulement un animal rationnel, capable d’extrapolations intellectuelles et morales qu’il lui reviendrait de mettre en œuvre selon divers paramétrages survivalistes et conquérants face à un environnement jugé hostile, il est aussi et surtout un animal pétri d’affects, de sentiments, de chairs et d’inclinations qui lui rappellent à chaque instant sa situation éphémère et l’humus mésologique dont il ne saurait se départir. Il est encore un animal constitué de divers liants symboliques  [10] qui le poussent à exister par médiation, qui placent entre lui et le monde, entre lui et les autres des filtres de compréhension et des instruments de placement. Ce faisant, il se place et se déplace en permanence. Son nomadisme d’emploi  [11], physique, virtuel, éthique et symbolique met ainsi en défaut la théorie du grand remplacement  [12] cherchant à faire illusion en ces moments de désarroi pour la pensée.

25Ainsi, l’homme s’agite autour de son axe d’identification qu’il ne cesse d’édifier, quitte à risquer l’écroulement, aux alentours mais pas trop loin de sa suffisance à être par manques addictifs. Pour autant, son humanité est constituée d’un « reste » et de « poches à résorber »  [13] non négligeables qui participent pleinement à son entièreté nourrie de négations successives appliquées à sa situation. Comme l’écrivait Georges Bataille, « l’homme est ce qui lui manque »  [14]. Il est par défaut, s’essayant à l’excès encore et encore à des fins de remplissage et de complétude qu’il sait néanmoins insondables.

26Mais revenons à la terreur. Elle fait son office.

27La violence n’a de cesse de nous fasciner au travers des sentiments de répulsion qu’elle provoque en nous. Paradoxalement, elle est vectrice de lien social. Georg Simmel évoquait ainsi à son propos des fonctions de sociation, de mise en relation sociale, non réductibles à nos seules intentions de sociabilité avouables  [15]. Ce que les médias qualifient de « faits divers », tous ces faits de violence qui écorchent voire dépècent le tissu social, nous mènent à l’unisson vers leur réprobation, mais pas seulement. Nous condamnons ce qui nous attire, aveuglés par des faits qui nous accablent d’un clin d’œil complice. La jouissance n’est pas trop loin, à portée de nos fantasmes. La série télévisée Black Mirror s’avère implacable sur ces sujets.

28Nous concevons ainsi notre état d’humanité selon un point de vue normatif, adaptable selon nos positionnements spatio-temporels, en fonction de nos agitations ici et maintenant tenant compte de nos héritages et de nos aspirations. La culture, l’histoire, la géographie, la sociologie tout autant que la philosophie que s’approprient les groupes humains entre impositions et choix assumés, expliquent l’irréductibilité de ces normes. Ces dernières peuvent être religieuses, politiques, économiques, sociales, elles n’en restent pas moins éthiques, c’est-à-dire instauratrices d’un ensemble de directives et de conduites morales conformes aux injonctions d’un temps donné, situé et daté.

29L’idée même de progrès s’avère normée et donc susceptible d’être écartée en fonction du contexte socioculturel servant de référence.

30Parler d’humanité par excès consiste donc à introduire dans le débat la question de ses sources d’exploration, d’expansion, de diffusion. La littérature, les médias conventionnels donnaient déjà à voir une humanité par excès, faite d’images et de mots « désencagés » ou déchaînés, qui s’essaient encore à montrer et interpréter la vraie vie, celle que nous savons parmi nous mais que nos dispositions morales évacuent volontiers vers d’autres horizons servant de lignes de force et de fascination. Internet, réseaux sociaux, twitt-sphère incarnent désormais une nouvelle donne en matière de partage d’information (renouvelant ainsi notre appréhension de la vérité et de sa manifestation), instaurent de nouveaux dispositifs de communication des données mais aussi de leur manipulation, lesquels reconfigurent nos conceptions du lien social et mondain. Tout devient communicable, à tout instant et en tout lieu. La violence en tire nécessairement profit, mais signe aussi sans doute sa condamnation. Seulement après coup.

31Ce qui tend à empêcher la mobilité entre deux ou plusieurs mondes, entre deux ou plusieurs êtres, c’est la frontière, qui cependant en stimule la dynamique d’usage en l’exhortant à appliquer un forcement ou un forçage de telles lignes de démarcation. Georges Bataille traduisait cela sous la forme d’une double obligation faite à l’homme : celle qui consiste à suivre des prescriptions morales en termes d’interdit ; celle encore qui invite à l’effraction de ces mêmes prescriptions pour approcher l’impossible.

32Le modèle français, configuré sur les hauteurs de l’exception culturelle déclinée en maints champs d’application, a fonctionné depuis la Révolution sur le principe suivant : l’expérience de la violence était au service de plus hautes œuvres, bienfaisantes et irrémédiablement conquises pour l’humanité tout entière. L’obscurité donnait en abîme sur la lumière. Lumière centrale. Obscurité périphérique. Lumière pour nous. Ténèbres pour les autres situés à l’arrière-ban de la civilisation. Avec un différentiel que nous voulions singularisant, quitte à perdre ces mêmes autres sans lesquels nous ne pouvions cependant subsister. Quitte à nous perdre nous-mêmes. Avec pour arrière-plan politique et philosophique le découvert d’un universalisme et d’un humanisme généreusement condamnés à la contamination des idées qui les portaient. Si l’arrière-fond idéologique subsiste de nos jours, l’esthétique de la façade se fissure en de multiples craquellements. Mais après tout, la beauté ne s’apprécie-t-elle pas à l’aune des imperfections qui en pixélisent l’harmonie ? Tout compte fait, la beauté du geste, de l’idée ne signifie rien d’autre que l’harmonie des rides et des entailles donnant chair (en creux ou en boursouflures) aux pratiques et idéaux de l’aventure humaine. En l’espèce, nous continuons à produire un humanisme par défaut qui ne tient aucun compte de l’entièreté de notre condition d’humanité, laquelle s’exprime par excès.

33À l’occasion des violences urbaines de 2005, la France redécouvre son passé, sans doute glorieux mais cependant cantonné à la supposée exemplarité de sa trajectoire  [16]. La violence est en elle, et elle devient irrémédiablement visible, par médias interposés, jusqu’à en devenir obscène. Nous sommes alors pointés du doigt sur la scène internationale de la violence. Nos yeux s’ouvrent enfin sur l’aveuglement dont nous souffrions par confort. Contre nous-mêmes nous mettons alors en place une rupture sémiologique de la violence : de l’épidémie à l’endémie. La violence n’est plus seulement l’affaire des autres cultures ou nations s’auto-contaminant, contre lesquelles s’édifiaient des cordons sanitaires et idéologiques. Elle est en nous. Elle nous constitue. Nous sommes en tout et pour tout violence, au même titre que nos pairs internationaux dont nous pensions qu’ils en étaient jusqu’alors les seuls récipiendaires. Ce fut à l’époque un véritable changement de paradigme pour celles et ceux qui croyaient encore en l’idée d’un humanisme républicain et protecteur. Il n’était alors pas encore question de terrorisme islamique, ni même d’hypothétiques relations de cause à effet entre la situation socioculturelle des zones péri-urbaines et les formes de terreur aveugle pouvant désormais frapper à chaque instant et en tout lieu.

34Mercredi 7 janvier 2015. « Je suis Charlie ». Nous sommes tous « Charlie ». Presque. Aurions-nous soudainement des problèmes d’identité ? Des millions de « Charlie » se sont réveillés en ce monde, sans prévenir personne. Le visage de « Charlie » était déjà là, avant même la prise du petit déjeuner. Le nom a le mérite d’être court et facile à mémoriser. Comme tout symbole efficace. Mais « Charlie » n’est justement pas n’importe quel symbole. Il représente dorénavant la liberté au sens plein du mot, à tout le moins son désir de réalisation. Sa puissance unificatrice vient de son partage généralisé. À de grosses exceptions près. Pour une fois, pense-t-on sur le moment, la contamination n’a rien de malsain puisque la liberté est nécessairement un combat compris et assumé par tous. Mais certains sont immunisés. Rien ne les atteint, pas même l’ombre de « Charlie ».

35Il convient de rappeler ici que nos identités ne sont pas définies une fois pour toutes et que nous existons par pluralité et duplicité. Liberté du processus d’identification. Danger également. De par notre humanité, notre marque est l’altérité, le fait de pouvoir devenir un autre, de nous projeter dans la différence. Notre sceau humain grave ainsi un processus d’identification continu, sans équivalent dans les autres espèces animales. Mais cette faculté, cette belle qualité détient un envers : la possibilité d’altérer l’autre, de le modifier, voire d’annihiler définitivement cette même différence.

36On commença alors à comparer les actes terroristes de Paris avec la destruction des tours jumelles du Word Trade Center le 11 septembre 2001, ou encore avec les meurtres commis par Mohamed Merah à Toulouse en mars 2012 (trois militaires et cinq personnes de confession judaïque, dont trois enfants assassinés par tirs à bout touchant). D’autres actes terroristes ont inévitablement alimenté par la suite cette comparaison morbide.

37Sans vouloir ici focaliser l’attention sur une espèce de comptabilité macabre – un mort est toujours un mort de trop, auquel s’ajoutent les blessés et les proches –, il est cependant intéressant de noter que, dans le cas de l’attentat de Charlie Hebdo, la logique terroriste et sa stratégie prirent une nouvelle orientation. Jusqu’alors, la stratégie consistant à faire des victimes anonymes en masse à l’aide d’explosifs était prépondérante afin de provoquer la panique dans les populations des pays cibles, à l’exemple de l’attentat du train de Madrid le 11 mars 2004 (191 morts) ou de celui du métro de Londres le 7 juillet 2005 (56 morts). Tout un chacun pouvait alors être victime, sans aucune justification explicite sinon celle de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, dans un train, un avion, un métro, une rue.

38Ce que montraient désormais les deux attentats quasi simultanés de Paris en janvier 2015 concernait la précision identitaire des impacts de kalachnikov : les cibles avaient des visages, des noms reconnus au même titre que les balles ayant leurs destinataires. Les victimes n’étaient plus seulement des citoyens lambda, ou de seuls représentants de la force publique (policiers, gendarmes ou militaires de la force « Sentinelle ») déployés par les pays cibles, ou encore des intégrants d’une communauté religieuse concurrente. Derrière les corps et les âmes altérés subsistaient les entités politiques, religieuses, intellectuelles auxquelles ils appartenaient. Mais ici, les victimes n’étaient plus seulement auréolées de leur anonymat. Elles demeuraient des personnes de chair et d’esprit singulières, particulières, non substituables. Pour l’opinion publique, elles existaient vraiment, dans leur configuration individuelle, laissant la masse ou la fonction sociale en arrière-plan. Tout un chacun pouvait alors en faire partie, en raison de sa profession, de sa confession, de sa seule condition humaine, de sa supposée mission ici-bas. De sa liberté d’être tout simplement.

39Au journal Charlie Hebdo, des personnes sont mortes parce qu’elles pratiquaient la liberté de penser ou le libre jeu du pamphlet. Dans l’espace public, d’autres ont été éliminées parce qu’elles défendaient l’ordre public républicain, émanation de la représentation nationale. Dans le supermarché Hyper Cacher, elles ont été éliminées parce qu’elles signifiaient une certaine intimité avec la foi judaïque. Demain, d’autres tomberont parce qu’elles sont chrétiennes (infidèles), musulmanes (traîtres) ou encore athées (innommables). Ou tout simplement altérantes du fait de leurs différences affichées.

40Altérité. Ces autres que nous sommes à part entière. Pas grand-chose en définitive, mais tellement dangereux pour ceux qui transforment leur fragilité psychique, sociale et culturelle en armes de destruction aveugle.

41La barbarie ne s’épuise en rien, dévisagée médiatiquement sous le voile d’une lâcheté sanguinolente qui se fait jour à travers les rangs de têtes baissées. Peu après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, le parti Front national exigeait le rétablissement de la peine de mort abolie en 1981. Vieille lune sous de nouveaux atours. Pour quoi faire ? Décapiter les terroristes qui sont déjà morts, alors que la logique djihadiste réclamait impérativement ses propres martyres les armes à la main, comme s’il s’agissait de ponctuer la traînée de sang qu’ils provoquèrent ? Effacer ceux que l’on appelle désormais les « revenants » de Syrie ou d’Irak, hommes, femmes et enfants que nous voudrions destinés à l’oubli, celles et ceux qui se sont donné un itinéraire low cost en ce monde, un ordinaire événementiel  [17] tapissant les tréfonds de l’âme, ou qui se sont laissés submerger par des choix qui ne leur appartenaient plus ?

42D’autres causes, adossées à notre statut d’humanité, nous placent désormais en leurs lignes de mire. Nombre d’entre elles surgissant du passé et bousculant l’urgence du présent. Beaucoup sont dans la file d’attente, à nous scruter. Et tant de noms dont il faudra bien encore entendre la litanie sous un linceul de larmes.

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Bibliographie

Bibliographie

  • Bataille G., « Écrits posthumes 1922-1940 », in Œuvres complètes, tome II, Gallimard, Paris, 1970, p. 419.
  • Baudrillard J., Simulacre et simulation, Galilée, coll. « Débats », Paris, 1981, pp. 207-214.
  • Camus R., Le Grand Remplacement, Éditions David Reinharc, Paris, 2011.
  • Cassirer E., Essai sur l’homme (1945), Les Éditions de Minuit, Paris, 1975.
  • Clastres P., La société contre l’État, Les Éditions de Minuit, Paris, 1974.
  • Joron Ph., « La communication sacrificielle », Les Cahiers de l’IRSA, Violences et communication, n° 6, PULM, Montpellier, 2006, pp. 245-264.
  • Joron Ph., « Le champ de la fête », in S. Hampartzoumian, Réussir sa licence de sociologie, Studyrama, Paris, 2006, pp. 157-173.
  • Joron Ph., « La sudation du quotidien : ou les pores du réel médiatique », Sociétés, n° 114, 2011, pp. 53-61.
  • Joron Ph., « L’ordinaire événementiel », Cahiers européens de l’imaginaire, n° 6, CNRS Éditions, Paris, 2014, pp. 182-186.
  • Lexpress.fr, « Terrorisme : 5 attentats déjoués et 36 arrestations en France depuis le 1er janvier » [ archive], lexpress.fr, 21 mars 2017 (consulté le 19 avril 2017).
  • Liberation.fr, « Onze attentats auraient été déjoués en 2015 en France », 24 janvier 2016 (consulté le 19 avril 2017).
  • Maffesoli M., Du nomadisme. Vagabondages initiatiques, La Table Ronde, Paris, 1997.
  • Piquet C., «  En trois ans, 65 djihadistes ont perpétré 51 attaques en Europe et aux États-Unis » [ archive], lefigaro.fr, 4 juillet 2017.
  • Simmel G., « Le conflit », in Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, traduit de l’allemand par L. Deroche-Gurcel, S. Muller, PUF, Paris, 1999.
  • Vidino L., Marone F. Entenmann E., Fear Thy Neighbor: Radicalization and Jihadist Attacks in the West, ICCT, ISPI, The George Washington University, Washington DC, 2017, p. 16-45.

Mots-clés éditeurs : humanisme, terreur, violence, attentats, tourisme, terrorisme

Mise en ligne 06/05/2019

https://doi.org/10.3917/soc.143.0007

Notes

  • [1]
  • [2]
  • [3]
    L. Vidino, F. Marone et E. Entenmann, Fear Thy Neighbor: Radicalization and Jihadist Attacks in the West, ICCT, ISPI, The George Washington University, Washington DC, 2017, pp. 16, 45.
  • [4]
  • [5]
    Liberation.fr, « Onze attentats auraient été déjoués en 2015 en France », 24 janvier 2016 (consulté le 19 avril 2017).
  • [6]
    Lexpress.fr, « Terrorisme : 5 attentats déjoués et 36 arrestations en France depuis le 1er janvier » [ archive], lexpress.fr, 21 mars 2017 (consulté le 19 avril 2017).
  • [7]
    Voir Ph. Joron, « La communication sacrificielle », Les Cahiers de l’IRSA, Violences et communication, n° 6, PULM, Montpellier, 2006, pp. 245-264.
  • [8]
    J’ai déjà eu l’occasion d’aborder cette problématique à propos du traitement appliqué au réel et au quotidien par les médias et Internet. Voir Philippe Joron, « La sudation du quotidien : ou les pores du réel médiatique », Sociétés, n° 114, 2011, pp. 53-61.
  • [9]
    Cf. P. Clastres, La société contre l’état, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », Paris, 1974.
  • [10]
    Cf. E. Cassirer, Essai sur l’homme (1945), Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », Paris, 1975.
  • [11]
    Cf. M. Maffesoli, Du nomadisme. Vagabondages initiatiques, La Table Ronde, Paris, 1997.
  • [12]
    Thèse défendue par l’écrivain R. Camus dans Le Grand Remplacement, Éditions David Reinharc, Paris, 2011, et relayée par les groupes identitaires et les usagers de la complosphère.
  • [13]
    J. Baudrillard, Simulacre et simulation, Galilée, coll. « Débats », Paris, 1981, pp. 207-214. Voir également Ph. Joron, « Le champ de la fête », in S. Hampartzoumian, Réussir sa licence de sociologie, Studyrama, coll. « Principes », Paris, 2006, pp. 157-173.
  • [14]
    G. Bataille, « Écrits posthumes 1922-1940 », in Œuvres complètes, tome II, Gallimard, Paris, 1970, p. 419.
  • [15]
    G. Simmel, « Le conflit », in Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, traduit de l’allemand par Lilyane Deroche-Gurcel, Sybille Muller, PUF, coll. « Quadrige », Paris, 1999.
  • [16]
    Voir Ph. Joron, « La communication sacrificielle », Les Cahiers de l’IRSA, Violences et communication, op. cit.
  • [17]
    Philippe Joron, « L’ordinaire événementiel », Cahiers européens de l’imaginaire, n° 6, Paris, CNRS Éditions, 2014, pp. 182-186.
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