Fashionscapes
1Nomade, navigateur, en transit : les métaphores théoriques et philosophiques utilisées pour définir le sujet de notre temps plongé dans la réalité des nouvelles technologies et des nouvelles vitesses comportent toutes une référence directe à l’espace et à la dimension du passage et du mouvement. La globalisation a pulvérisé la hiérarchie statique entre centre et périphérie, dilué la distinction nette entre ville et zones non urbanisées. La mobilité des personnes a considérablement augmenté et les moyens de communication sont devenus des lieux de vie sociale. Ainsi les paysages de la contemporanéité ont-ils pris la consistance de flux : de signes, d’images et de corps définissables selon le modèle des « flux culturels globaux » proposé par Arjun Appadurai (1996).
2La mode se présente comme une des formes les plus intéressantes de cette fluidité culturelle globale. Ses « paysages » sont peuplés d’objets et de signes, de corps et d’images, de mythes et de récits. Le néologisme fashionscapes, forgé en assonance avec les termes définissant les flux culturels globaux selon Appadurai, renvoie à la disposition stratifiée, hybride, multiple et fluide des imaginaires et des paysages de mode actuels. D’une part, la dimension économique et culturelle globale de la mode se confronte en effet aujourd’hui avec des caractères locaux, individuels voire personnels de l’habillement, qui s’expriment avec une intensité croissante par le biais de styles quotidiens, de formes d’autoproduction des vêtements et des accessoires ; d’autre part, la fluidité caractéristique de notre époque produit des échanges, des traductions et des fusions imprévisibles parmi les signes de mode qui circulent autour du globe et dans l’imaginaire social.
3Une image significative peut servir de symbole de la condition actuelle du corps revêtu et des flux culturels dont le corps est le protagoniste. En 2015 et au début de 2016, près d’un demi-million de migrants pour la plupart originaires de Syrie ont levé l’ancre en direction de l’Europe. En passant par l’île grecque de Lesbos, les nouveaux arrivants ont jeté leurs gilets de sauvetage usagés, formant ainsi une véritable colline de couleur orange et noire. La traversée a été mortelle pour nombre de réfugiés, car certains de ces gilets fabriqués dans des usines clandestines turques étaient remplis de matériau non adapté à la flottaison. En janvier 2016, des volontaires des ONG internationales ont réalisé sur les lieux une installation artistique en disposant environ 2 500 brassières de sauvetage sur le sol pour former un gigantesque symbole de la paix. Aujourd’hui, des milliers de gilets portant l’ADN de ceux qui les ont enfilés continuent à s’accumuler sur la colline de Lesbos : il ne s’agit ni de bombers, ni de parkas, ni de perfectos glamour, mais de vêtements qui racontent une histoire de transit et un espoir de liberté.
Capsules
4Plutôt que de « se vêtir pour le voyage » (en choisissant une tenue commode, comme on le faisait auparavant), on est aujourd’hui amené à « revêtir le voyage », autrement dit à endosser la condition de voyageur à chaque instant du quotidien. La ville elle-même prend les caractères de lieu de voyage. Dans le livre de Chatwin, Le chant des pistes, les Aborigènes australiens parcourent le désert en quête des traces de leurs ancêtres en s’orientant au moyen des chants qui, selon leurs croyances, ont engendré le monde. De même, l’espace urbain est aujourd’hui traversé par ceux qui marchent en écoutant de la musique avec un casque ou des écouteurs. Le corps en voyage s’habille ainsi de sons reproduits par les héritiers numériques de l’ancien Walkman à cassette. Isolés des bruits extérieurs, syntonisés sur une fréquence rien que pour eux, danseurs de trottoir, ce sont les nouveaux nomades urbains.
5C’est précisément sur le lien entre le voyage et la condition métropolitaine que réfléchissent depuis quelques années certains artistes qui se sont focalisés sur le rapport entre le corps, ses revêtements et l’habitat : de l’habit à la maison, des métropoles aux campagnes. Dans les années 1990, l’artiste-styliste britannique Lucy Orta créait déjà une collection de vêtements intitulée Refuge Wear, inspirée en particulier par les conditions de vie des individus qui sont à la rue, sans abri, marginalisés : ses « habits-refuges » constituaient une sorte de maison, un espace domestique et public, un objet de frontière en contact tant avec la peau qu’avec la rue. Ces habits conçus pour préserver des rigueurs du climat se rattachaient ainsi à l’une de leurs fonctions primaires, la protection.
6Protection du corps et changements climatiques : tel était le thème central de l’exposition Climate capsules : means of surviving disaster, qui eut lieu en 2010 au Museum für Kunst und Gewerbe de Hambourg. Artistes et designers répondaient à la question « Comment voulons-nous vivre dans l’avenir ? » en créant des objets protecteurs – des capsules, justement – en mesure de défendre la vie humaine contre les désastres climatiques et environnementaux contemporains. La capsule, concept développé par divers projets du XXe siècle, entre autres dans le cadre des missions spatiales, se connote aujourd’hui de nouveaux sens : en effet, ce n’est pas l’imprévisibilité du voyage spatial qui impose la nécessité d’une protection, mais celle du déplacement terrestre dans les lieux du quotidien, où des responsabilités graves et précises conditionnent les changements climatiques et leurs effets sur les êtres humains et la vie en général. Dans les métaphores artistiques issues d’une interaction entre design, architecture, géo-ingénierie et mode, les capsules incorporent les parties vitales et enveloppent les corps, à mi-chemin entre l’armure et la cachette. Des vestes transformables en tente de camping sont prêtes à remplacer les poids encombrants pour les aventuriers : ainsi, les formes du « vêtement-tente » inspirent la mode, qui propose des lignes de vêtements précisément façonnés sur le dessin hospitalier d’une « maison portable », ce qui n’est pas sans rappeler une scène du film La leçon de piano de Jane Campion (1993), lorsque la protagoniste Ada et sa fille passent la nuit sous la crinoline maternelle transformée en abri sur la plage.
7Giacomo Leopardi inclut dans ses Petites œuvres morales un célèbre « Dialogue de la Mode et de la Mort », où ces deux figures discutent tout en courant. La métaphore concerne la véritable course que chacune mène contre le temps : cette problématique certainement vraie à l’époque de Leopardi n’a rien perdu de son actualité. Cependant, bien que la course de la mode contre le temps se perpétue de nos jours, dans le contexte des vitesses fébriles de la communication, les codes vestimentaires ont commencé à se doter de stratégies de résistance par rapport à la Mort, qui permettent à la mode de se débarrasser du rôle que les pages léopardiennes lui attribuaient : celui de complice de sa sœur et interlocutrice vêtue de noir. Telle est la mission des capsules.
Casques
8Certains éléments vestimentaires contribuent aussi à soustraire le corps, pour autant que ce soit possible, à l’inéluctabilité du sort. Parmi eux, le casque de moto occupe assurément une place d’honneur, surtout depuis que l’industrie stylistique l’a revisité et en a présenté des versions raffinées et très coûteuses, couvertes de brocarts orientalisants ou d’une couche de poils, ornées de motifs camouflage ou tartan, insérées dans une gamme entière destinée aux adeptes des voyages de luxe. Rappelons cependant que sa fonction première était de répondre à des critères de solidité des matériaux, d’aérodynamisme et de commodité, auxquels s’est aujourd’hui ajoutée une valeur-signe, un trait stylistique et esthétique qui rapproche le casque d’autres vêtements à l’origine liés à des milieux particuliers, par exemple celui du sport, mais qui sont devenus à un moment donné des objets d’usage quotidien, décontextualisés de leur cadre d’origine.
9Depuis des décennies, les motards « écrivent » leurs casques en y superposant des traces (autocollants, noms, devises, couleurs…) qui racontent en matériaux divers les aventures de voyage de leurs propriétaires, car les motards ont très souvent le sentiment d’appartenir à une sorte de communauté, entre réel et imaginaire, liée par des liens de solidarité, des codes partagés et des modes culturelles. Les Bikers, pour citer les plus connus, ont en commun un fétichisme spécial de la moto et un grand soin apporté aux tenues et aux tatouages. Leurs blousons de cuir cloutés sont devenus une mode quotidienne ; leurs réunions périodiques, un événement mémorable ; leurs déplacements en groupe sur les routes nationales, une séquence à filmer. L’histoire et la symbolique courante du casque contiennent ces références typiques de la culture populaire de notre temps, ainsi que d’autres citations possibles : une composante est liée au danger, aux situations de risque où le casque sert de protection, entre autres symbolique, non seulement dans le domaine de la moto, mais aussi dans ceux de la course automobile, du cyclisme de compétition, du base-ball, de l’alpinisme, du parachutisme, des voyages aériens et aérospatiaux. Le risque s’associe parfois à la notion de défi, à une image belliqueuse du vêtement, comme dans le cas du casque militaire, héritier du heaume antique ; à l’inverse, les « casques bleus » de l’ONU évoquent des fonctions de paix – bien qu’ils n’aient pas toujours été capables, hélas, de la préserver ; quant au casque colonial, il a une fonction de protection en milieu hostile en termes de climat et d’environnement, où défi rime avec aventure.
10L’imaginaire du casque tend aujourd’hui à évoquer un sujet social mobile, voyageur, en transit, même lorsqu’il est simplement en train de se balader en ville, centaure sur son petit scooter – pourquoi pas la Vespa qui fut le moyen de locomotion de Gregory Peck et d’Audrey Hepburn dans Vacances romaines en 1953 ; aujourd’hui, ces voyageurs en scooter dans les rues de Rome ne seraient plus imaginables sans casque, et Audrey ferait certainement dessiner le sien par Givenchy.
Sacs, valises trolleys, écritures
11Pour nombre d’entreprises du vêtement et de l’accessoire, le motif du voyage est devenu un thème porteur, une brand identity, autrement dit une sorte d’emblème autour duquel se construit une véritable philosophie de la marque et donc de la consommation. Le sac à dos, à l’origine un objet d’usage destiné aux déplacements en montagne ou un corollaire indispensable de l’uniforme militaire, est devenu le symbole d’une façon d’être dans l’espace qui rappelle explicitement le déplacement au sein d’un territoire dont il évoque l’inconnu possible, comme s’il contenait en puissance un sommet ou un terrain encore inexplorés. La recherche sur les formes anatomiques l’a transformé en véritable contenant potentiel de la « maison » du voyageur, qu’il soit réel ou métaphorique : il ne s’agit donc pas seulement d’un accessoire destiné à un usage, mais aussi – ou peut-être surtout – du symbole d’une façon d’être dans l’espace. Son histoire remonte aux années 1960 et 1970, lorsque le sac à dos constituait pour les globe-trotters le seul substitut obligatoire de la valise. Certes, à l’époque, il était bien moins original qu’aujourd’hui : à côté du modèle militaire, souvent acheté au marché aux puces parmi les fournitures usagées de l’armée, on ne trouvait que le modèle anatomique muni d’une ossature métallique très inconfortable. L’origine de cet accessoire est militaire et montagnarde, car tant les soldats que les alpinistes avaient besoin d’un moyen de transporter leur équipement tout en gardant les mains libres, afin de pouvoir empoigner le fusil ou s’agripper à une prise sûre. Cette façon d’équiper le corps à des fins pratiques représente d’ailleurs un trait caractéristique de nombreuses sociétés et cultures où l’individu doit porter un fardeau sur son dos au quotidien, sans lien avec la guerre ou l’escalade : il suffit de penser à l’usage paysan des hottes, des ballots et des besaces ; ou bien à la pratique consistant à porter les enfants sur son dos, même grands, au moyen d’un linge noué.
12Les sacs à dos – de rue, de voyage, d’école, de moto, de montagne, ou simplement « à porter » – se sont désormais multipliés et diversifiés en termes de forme, de taille, de couleur, de transformation et d’association possibles. Ossatures anatomiques ultralégères, matériaux imperméables et résistants, tissus absorbant la sueur dorsale, poches et pochettes externes, sangles de soutien passées autour de la taille, lacets auxquels accrocher mousquets, gourdes, sacs de couchage ou godillots, tels sont les multiples aspects qui ont contribué à lancer en grand style le sac à dos et permis à tout un chacun d’y accéder de façon personnalisée et d’avoir la sensation de faire partie du monde en voyage.
13À l’ère du low-cost, le prix dérisoire des billets a considérablement décuplé la mobilité, surtout des jeunes, et dévoilé les nouvelles potentialités de la notion de transit conçue soit – à la lettre – comme transit aéroportuaire, soit – en même temps – comme « transitorialité » dans le monde, possibilité toujours ouverte et économique de déplacement. Accessible à tout moment, le voyage perd un de ses traits caractéristiques, la nécessité d’une motivation (quelle qu’elle soit, tourisme, études, recherche intérieure, curiosité, exil, migration ou travail), et devient au contraire un événement quotidien, praticable sans préambule ni raisons. Cette nouvelle phénoménologie du voyage implique que bagages et accessoires s’adaptent en accentuant leur maniabilité (surtout s’il s’agit de bagages à main) et leur transformabilité. Les trolleys sont devenus les compagnons inséparables de ceux qui partent en voyage-éclair, par agrément ou pour motif professionnel, tel le personnage interprété par Georges Clooney dans le film In the air. On fait rouler son bagage comme une poussette ou un chariot des courses, avec tous les aspects que ces deux images évoquent : affectifs d’une part et consuméristes de l’autre.
14Les chaussures, elles aussi, sont pensées dans une perspective de voyage perpétuel. À côté des talons vertigineux des escarpins importables prolifèrent en effet de manière schizophrénique des modèles et des technologies adaptés au mouvement et à la marche confortable : structures aérodynamiques, petits coussins à l’hélium, formes inspirées par les chaussures japonaises plates et essentielles.
15Le voyage, le mouvement, sont donc des figures et des métaphores qui encadrent la condition du sujet social de notre époque, ses incertitudes, mais aussi son profond ancrage dans la complexité du présent. Depuis quelques années, le Moleskine connaît un succès de masse : ces carnets de voyage nés dans la boutique d’un artisan de Tours qu’utilisèrent Hemingway et Céline, et dont Chatwin fit des objets de culte, sont aujourd’hui produits en série pour servir d’agenda et recueillir des notes d’écriture au quotidien. Grâce à ce calepin à couverture noire (sur la première page duquel Chatwin indiquait la récompense qu’il destinait à celui qui le retrouverait en cas de perte), les voyageurs modernes et les touristes par hasard peuvent revivre d’anciennes histoires d’écriture. Des histoires qu’il est aujourd’hui parfaitement possible de transférer sur des tablettes et des smartphones, des organizers numériques et autres clouds, ces dépôts infinis de mémoire et de souvenirs. Des histoires qui revêtent notre corps, de manière parfois externe, lorsqu’on les glisse dans des poches ou des sacs aux multiples compartiments, et parfois interne, lorsqu’un mot de passe nous donne accès à l’espace où nous les avons stockées.
Bibliographie
- Appadurai, A., Modernity at Large, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1996, trad. fr. Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation, traduit par F. Bouillot, Payot, Paris, 2005.
- Chatwin, B., (1987), The Songlines, Penguin, London, 1988, trad. fr., Les chants des pistes, traduit par J. Chabert, Le Livre de poche, Paris, 1999.
- Leopardi, G., Petites Œuvres morales, traduit de l’italien par Joël Gayraud, présentation de Giorgio Colli, Allia, Paris, 1992.
Filmographie
- In the air, de G. Clooney (2009).
- La leçon de piano, de J. Campion (1993).
- Vacances romaines, de W. Wyler (1953).
Mots-clés éditeurs : voyage, mode, corps
Date de mise en ligne : 23/07/2018
https://doi.org/10.3917/soc.139.0147