Couverture de SOC_134

Article de revue

Immersion émotionnelle et expérience perceptive de l’espace chorégraphique

Pages 83 à 91

Notes

  • [*]
    Docteure en sociologie, enseignante contractuelle à la Faculté des sciences du sport de Nancy – Université de Lorraine, chloe.charliac@gmail.com
  • [1]
    C. Buisson, « Prolonger la danse, “hétérotopie sensorielle” », Agôn [En ligne], Dossiers, n° 3: Utopies de la scène, scènes de l’utopie, L’utopie en pratique : dossier artistique, mis à jour le 01/01/2011, http://w7.ens-lsh.fr/agon/index.php?id=1513
  • [2]
    P. Roland, Danse et imaginaire. Étude socio-anthropologique de l’univers chorégraphique contemporain, Cortil-Wodon, EME, 2005, p. 64.
  • [3]
    M. Maffesoli, Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, La Table Ronde, Paris, 2000, p. XVI.
  • [4]
    C. Buisson, « Prolonger la danse, “hétérotopie sensorielle” », op. cit., 2011.
  • [5]
    B. Lefèvre, « Le bois réenchanté », in B. Lefèvre, P. Roland, D. Féménias (dir.), Un festival sous le regard de ses spectateurs. Viva Cité, le public est dans la rue, PUR, Rouen, 2008, p. 88.
  • [6]
    J.-M. Leveratto, Introduction à l’anthropologie du spectacle, La Dispute, Paris, 2006, pp. 182-183.
  • [7]
    D. Le Breton, Le théâtre du monde. Lecture de Jean Duvignaud, PUL, Laval, 2004, p. 188.
  • [8]
    D. Le Breton, Les passions ordinaires : anthropologie des émotions (1998), Payot & Rivages, coll. « La petite bibliothèque Payot », Paris, 2004, p. 295.
  • [9]
    Ibid., pp. 299-301.
  • [10]
    J.-M. Leveratto, Introduction à l’anthropologie du spectacle, op. cit., p. 21.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Ibid., p. 25.
  • [13]
    Ibid., p. 53.
  • [14]
    J. Duvignaud, Les ombres collectives. Sociologie du théâtre, PUF, Paris, 1973, p. 24.
  • [15]
    A. Schütz, « Faire de la musique ensemble. Une étude des rapports sociaux », Sociétés, n° 93, 2006/3.
  • [16]
    M. Maffesoli, Au creux des apparences. Pour une éthique de l’esthétique, Le Livre de poche, coll. « Biblio-Essais », Paris, 1993, p. 46.
  • [17]
    B. Mercier-Lefèvre, « La danse contemporaine et ses rituels », Corps et Culture, n° 4, 1999, p. 4 de la version électronique disponible sur le site : http://corpsetculture.revues.org/document607.html.
  • [18]
    M. Weber, Économie et Société. Tome 1. Les catégories de la sociologie, Plon, Paris, 1971.
  • [19]
    P. Berger, Th. Luckmann, La construction sociale de la réalité (1966), Armand Colin, Paris, 2002, p. 40.
  • [20]
    Pour ces auteurs, « tous les domaines finis de sens sont caractérisés par un détournement d’attention à la réalité de la vie quotidienne » (ibid., p. 40).
  • [21]
    J.-M. Leveratto, Introduction à l’anthropologie du spectacle, op. cit., p. 111.
  • [22]
    P. Roland, Danse et imaginaire, op. cit., p. 144.
  • [23]
    B. Lefèvre, « Le bois réenchanté », op. cit., p. 89.

1La question de l’immersion est souvent perçue en termes d’interpénétration des espaces. Cependant, comme le souligne Claire Buisson [1], il existe une autre dimension de l’immersion, entendue cette fois-ci comme expérience sensorielle. C’est ce dont il sera question dans cet article ayant pour objet l’expérience perceptive de l’espace chorégraphique et l’immersion émotionnelle suscitée par cette dernière. Notre propos s’appuiera sur un travail de thèse que nous avons mené durant cinq années dans les salles de spectacle de l’agglomération rouennaise et auprès de compagnies de danse contemporaine locales.

La dimension interactionnelle du spectacle de danse contemporaine

2L’une des premières précautions à prendre lorsque l’on mène une étude sur la danse contemporaine est de rompre avec le carcan, le mythe, le préjugé – on lui donnera le nom que l’on voudra –, affirmant que la danse relève du domaine de l’indicible. Nombreux sont les textes qui vont dans ce sens. Pascal Roland remarque ainsi très justement que, quels que soient les documents qui traitent de la danse et quel que soit le genre de danse dont ils traitent, « on retrouve toujours cette référence lancinante de l’impossibilité de dire la danse » [2]. L’étude de la danse contemporaine et l’analyse de son expérience sensible seraient donc vouées à l’échec, faute de mots pour pouvoir les caractériser.

3En cherchant à expliciter les différentes composantes de cet indicible, permettant ainsi de dire ce qui est verbalement inexprimable, Roland remet en cause l’idée de la danse comme langage. Il postule que l’expression de la danse se réalise à travers la relation établie entre le danseur et le spectateur, et non dans la constitution d’un langage connu des deux pôles de la représentation, qui organiserait la lecture de l’évolution dansée. Le mouvement est donc médiateur, support de la communication, mais n’est pas communication lui-même. Le sens du mouvement s’établit alors dans la relation créée par les indications données comme support d’interprétation et non dans le mouvement lui-même. C’est bien ce que l’on constate à la fin d’un spectacle, lorsque l’on s’aperçoit que chaque spectateur à fait son propre cheminement à travers la pièce, qu’il a réalisé sa propre lecture de la chorégraphie en fonction d’un vécu qui lui est propre.

4Roland poursuit sa tentative de montrer que l’expression de la danse se réalise à travers la relation établie entre le danseur et le spectateur en expliquant que l’expressivité du corps ne s’adosse pas sur sa compétence intrinsèque de signification, mais sur sa qualité de mise en relation des corps en présence dans un rapport sensible, d’où émerge une interprétation du mouvement.

5À partir de là nous pouvons donc affirmer que la transmission du sens d’une chorégraphie se réalise à partir d’une interaction sensible, celle des corps des danseurs et de ceux du public, et que l’interprétation de ce sens à partir du mouvement – considéré comme support d’interprétation du sens et non comme expression du sens lui-même – suscite des émotions esthétiques.

Espace chorégraphique et expérience sensorielle : l’éveil à l’immersion perceptive

6Une fois cette base établie, il convient de venir questionner la définition de l’espace chorégraphique, et par prolongement, l’expérience sensorielle que nous en faisons. En effet, ce dernier n’est pas perçu de manière abstraite mais ressenti, appréhendé par les sens et vécu à travers les expériences émotionnelles. A priori, lorsque l’on évoque l’idée de spectacle, la première image venant à l’esprit est celle d’un espace scénique représenté sous forme d’une salle de spectacle à l’italienne, comme celle que possèdent la plupart des centres culturels. Cependant, l’expérience perceptive et émotionnelle du spectacle de danse contemporaine commence bien avant, et perdure bien après le spectacle à proprement parler.

7Pour les danseurs comme pour les spectateurs, la période précédant une représentation est fondatrice de l’immersion spectaculaire. Ainsi, l’« impératif atmosphérique » du spectacle, cette « ambiance esthétique où seule importe la dimension transindividuelle, collective » [3], commence dès l’entrée dans le centre culturel. L’accueil du public précédant les représentations chorégraphiques apparaît alors comme un élément fondamental du processus spectaculaire, dans le sens où celui-ci se rapprocherait de ce que l’on nomme communément un sas de décompression. Le franchissement des portes du lieu scénique permet aux spectateurs de marquer un passage entre le dehors et le dedans, entre le quotidien et l’extraordinaire, le sens-ationnel. Pendant ce temps, les danseurs vont se consacrer à l’échauffement de leur corps. S’il est un élément constitutif de leur routine professionnelle et quotidienne, l’échauffement qu’ils réalisent avant de monter sur scène va prendre des dimensions – à la fois physiques et symboliques – toutes particulières. Il est une étape de mise en condition scénique essentielle, leur permettant d’entrer dans un état de corps particulier.

8L’entrée dans le lieu scénique amène donc à un état de passage, conduisant les personnes à prendre le temps. En effet, on n’attend pas le début d’un spectacle comme on attend à la caisse d’un supermarché. Il s’agit plutôt de s’ouvrir à un temps de disponibilité, de s’ouvrir à soi-même et aux autres, de se préparer pour s’immerger dans une ambiance spécifique. Les spectateurs discutent ensemble avant le début de la pièce. Certaines personnes rencontrent par hasard des relations amicales ou professionnelles, parfois même des connaissances qu’elles n’ont pas vues depuis longtemps. Tout cela va leur permettre de réaliser un lâcher-prise les conduisant vers un ordre émotionnel. Les danseurs prennent également le temps de s’échauffer, d’écouter leur corps et leurs besoins, de s’adonner à tout un rituel fondé sur les tics et les manies de chacun. Des gestes qui, chaque fois répétés à l’identique, rassurent le danseur. Cette attention qu’ils portent à leur corps au moment de l’échauffement et toute la ritualisation de la période qui précède le spectacle sont pour le danseur des moyens de s’immerger dans l’expérience scénique et de gérer le stress qu’elle induit. Cette période va leur permettre, ainsi qu’au public, d’entrer dans un mode de transmission particulier lié à la représentation chorégraphique, les conduisant à vivre l’espace sur un mode sensible, à entrer dans un environnement polysensoriel, constitué de corps, de lumières et de sons, qui les immerge [4].

9Environ vingt minutes avant l’arrivée du public dans la salle de spectacle, les danseurs entrent en loge. Différentes attitudes cohabitent alors, ce qui crée parfois des tensions entre ceux qui ont besoin de s’isoler pour se concentrer et faire le vide et ceux, plus volubiles, qui ont besoin de faire le con pour évacuer la pression et prendre de la distance par rapport à ce qui va se passer.

10

« On essaie de se concentrer à notre manière, moi je sais que j’ai cette fâcheuse tendance à faire le con pour me concentrer, enfin ça m’aide à rentrer dans un état, alors que par exemple Alexis lui adore se mettre le casque sur les oreilles et s’isoler. »
(Arnaud, interprète)

11

« On était isolés, on se mettait chacun dans un coin, on avait du son dans les oreilles, y’en a qui sont du genre je suis stressé alors j’ai envie de parler aux gens, j’ai envie de les faire chier [il rit], moi je suis plutôt du genre, je gère mon stress assez bien mais par contre je le gère si personne ne vient… influer sur ma tranquillité. Voilà, c’est sentir qu’on est prêt pour ce spectacle. »
(Alexis, interprète)

12Au moment de l’entrée du public dans la salle de spectacle, même s’ils sont encore dans les loges, les danseurs entrent en condition scénique. En effet, si visuellement ils sont toujours à l’abri des regards, dans certains théâtres, l’espace entre les loges et le plateau est tellement réduit, les murs sont si minces que les danseurs doivent faire attention à ne faire aucun bruit.

13Dans la salle, les discussions se poursuivent un peu. Un glissement s’opère lorsque les techniciens commencent à baisser les lumières de service. La salle de spectacle devient alors un espace insolite dans le sens où il permet de « créer une rupture avec le quotidien en instaurant un autre rapport au monde par stimulation des imaginaires » [5]. L’immersion dans l’imaginaire chorégraphique et son ambiance émotionnelle devient réellement perceptible lorsque les techniciens mettent en place le noir salle et qu’ils lancent l’éclairage de la scène, conduisant le spectateur à se transposer définitivement dans le paysage de la chorégraphie. Dans les derniers instants avant d’entrer en scène, les liens entre les danseurs se resserrent. Ils se retrouvent dans les coulisses ou derrière le rideau, se regardent, s’étreignent, échangent une dernière parole, les traditionnels merde ou toï toï pour se donner du courage et évacuer leurs dernières craintes. Puis le rideau s’ouvre.

Le vécu spectaculaire : immersion corporelle et partage émotionnel

14Dans la mesure où l’on considère le spectacle chorégraphique comme une interaction sensible, il convient de s’intéresser aux deux acteurs de cette relation, les danseurs et les spectateurs, et plus spécifiquement à leurs corps. Pour Jean-Marc Leveratto, « une trop grande spécialisation des personnes et des débats fait souvent oublier ce rôle artistique du corps [du spectateur] et de ses techniques. […] Le corps du spectateur est une réalité biologique et psychologique qui fait partie de la situation artistique [6]. » Il ajoute un peu plus loin que l’activité technique du spectateur est une réalité souvent oblitérée par la difficulté à traduire l’expérience artistique en un discours. On retombe ici sur le problème de l’éternel caractère indicible de la danse soulevé par Pascal Roland, et sur sa volonté de dépasser ce problème en s’attachant à la fois aux corps des danseurs et à ceux des spectateurs, ainsi qu’à la relation s’établissant entre eux. Dès lors, nous pouvons nous demander en quoi consiste cette réalité du corps du spectateur immergé dans la situation artistique.

15Le spectateur, en entrant dans une salle de spectacle, entre dans ce que David Le Breton nomme zone de « ritualité des attitudes » [7]. Son corps est soumis à des règles contraignantes comme ne pas bouger, ne pas faire de bruit, ne pas discuter avec son voisin, bref à une « passivité physique » qui selon l’auteur rend le spectateur infiniment sensible aux affects échangés sur la scène : « La passivité physique exigée du spectateur le rend infiniment sensible aux affects échangés sur la scène ; il ne dispose jamais de la possibilité de se déplacer, d’accomplir mille gestes futiles, ou de parler, comme dans la vie ordinaire ; il est immobile, traqué par les émotions mises en œuvre par les comédiens qui raniment sa propre mémoire affective, et il est paradoxalement plus nu devant ses émois que dans son existence même [8]. »

16S’il est effectivement vrai que les conventions des salles de spectacles soumettent les corps des spectateurs à des règles contraignantes qui le conduisent à ne pas bouger (ou à bouger aussi peu que possible) et à ne pas parler, cette « passivité physique » ne va pas sans soulever certaines questions. En effet, quelques pages plus loin, l’auteur reconnaît que, « lors du spectacle, on entend les mouvements, les changements de position sur les fauteuils, les journaux qui tombent, des paroles échangées à voix basse, une toux » [9], ce qui implique une activité physique du spectateur – même si elle se trouve être fortement réduite par rapport à celle observable au quotidien. Mais cette idée de « passivité physique » va surtout à l’encontre de l’idée d’une participation du public telle que la développe Jean-Marc Leveratto. Si cet auteur fait le même constat que David Le Breton – à savoir que lorsqu’il entre dans une salle de spectacle, le spectateur manifeste une « attention rituelle » vis-à-vis de l’œuvre, l’attention rituelle étant entendue comme la « condition technique sine qua non pour qu’une œuvre d’art puisse produire l’effet pour lequel elle a été pensée et réalisée, elle est l’attitude de coopération exigible de toute personne voulant éprouver réellement la nature artistique de la situation » [10] –, il se distingue de sa théorie de la « passivité physique » du spectateur dans le sens où selon lui, la réception d’une chorégraphie relève d’un « exercice de prise de possession sensorielle d’une œuvre » [11]. Leveratto évoque ainsi une participation affective [12] au spectacle, incorporée par le spectateur, qui expérimente par lui-même et sur lui-même la force esthétique des émotions suscitées par la chorégraphie. Et souvenons-nous de l’étymologie du mot émotion, qui vient du latin emovere, signifiant remuer, ébranler, mais aussi mettre en mouvement. Le corps du spectateur est donc le « moyen technique » [13] permettant la réception de la chorégraphie. Cette expérimentation de la force esthétique des émotions de la chorégraphie permet d’éprouver sa justesse en termes émotionnels, c’est-à-dire la capacité de ces émotions à se transmettre à d’autres personnes. Il y a donc immersion et partage émotionnel entre la scène et la salle, mais également au sein des membres du public, à travers le partage des émotions éprouvées pour soi-même avec les autres membres du public. Ce que remarque Jean Duvignaud pour qui l’« étendue de participation » fonde la représentation artistique, où le groupe de spectateurs, en échangeant « les signes qu’on lui offre contre la signification et la crédibilité qu’il projette vers l’autre équipe », se construit et crée un « Nous » [14] ou, pour le dire avec Schütz, établit un rapport de « syntonie » [15].

17De ce partage entre scène et salle s’instaure une circulation d’énergie, celle des danseurs que reçoit le public mais également, toujours dans une dimension interactionnelle, celle du public que ressentent les danseurs et qui, de leurs propres mots, les porte.

18

« L’énergie que t’as dans une salle remplie en face te porte […], c’est vraiment porteur d’une énergie, c’est incroyable, enfin c’est… »
(Angelin, interprète)

19Cette sensibilité à la présence du public est constitutive d’une ambiance esthétique et relationnelle à travers le partage de l’expérience du vécu spectaculaire. Ce que ressentent les membres du public à la vue de la chorégraphie, leurs émotions (ou absence d’émotion) entrent en résonance avec celles des danseurs : la salle de spectacle devient alors l’espace dépositaire de ces dernières. En ce sens, nous pouvons dire que « le donné mondain est traversé, de part en part, par une force immatérielle » [16], une force émotionnelle relevant précisément de ce partage.

Espace chorégraphique et expérience sensorielle : le prolongement de l’immersion émotionnelle

20À travers une imprégnation polysensorielle, l’espace devient donc productif de sens. Ce que nous voyons, ce que nous sentons, ce que nous entendons nous conduit à éprouver des émotions. Dans le cadre des représentations de danse contemporaine, c’est tout le dispositif de mise en scène qui va placer le spectateur dans une situation particulière. L’imaginaire qui y est développé par la chorégraphie va conduire l’espace scénique à devenir transitif. Grâce à un processus de « déconstruction du réel » [17], ce dernier va être transfiguré et le spectateur va se retrouver projeté dans un endroit imaginaire, situé sur un autre plan de la réalité, qui n’est pas visible mais perceptible. En fonction des différentes scénographies, le public va être conduit à percevoir et à vivre cet espace scénique de façon différente. Les spectateurs sont alors plongés dans une sphère « esthético-réceptive » [18], dans laquelle ils vont vibrer ensemble, chacun déposant ses émotions dans un espace commun, celui de la salle de spectacle. L’espace est alors chargé de valeurs, vécu par les spectateurs et c’est cela qui va le faire exister.

21Nous retrouvons également cette idée de « déconstruction du réel » chez Peter Berger et Thomas Luckmann, selon qui

22

« la transition entre les réalités est marquée par le rideau qui se lève et tombe. Quand le rideau se lève, le spectateur est transporté dans un autre monde, avec ses propres significations et son ordre personnel qui n’est pas nécessairement le même que celui de la vie quotidienne. Quand le rideau tombe, le spectateur “retourne à la réalité”, c’est-à-dire à la réalité souveraine de la vie de tous les jours, en comparaison de laquelle la réalité présentée sur scène apparaît maintenant ténue et éphémère même si là, elle a pu paraître frappante quelques instants auparavant [19]. »

23La représentation de danse contemporaine, en tant qu’elle est une rupture dans la réalité souveraine de la vie quotidienne, une enclave, constitue donc selon Berger et Luckmann un domaine fini de sens [20]. Cependant, précisent les auteurs, malgré cette rupture la vie quotidienne maintient son statut souverain, notamment à travers le langage. Ainsi, à la fin des représentations, les spectateurs vont se mettre à discuter de ce qu’ils viennent de voir, à échanger leurs avis et leurs ressentis à propos de la pièce, et de cette manière prolonger l’immersion sensorielle et émotionnelle de la danse.

24Les émotions produites par la représentation chorégraphique vont déclencher une réaction particulière chez chaque spectateur [21] et instaurer dès lors une dynamique d’échange entre les personnes ayant partagé cette expérience sensible. Ces discussions permettent aux spectateurs d’adopter une posture dynamique, en faisant et refaisant ensemble le spectacle auquel ils viennent d’assister. Cette dynamique « confirme la volonté de vie que l’exacerbation du mouvement sollicite » [22] et c’est ce mouvement qui est au cœur de la distinction entre le ressenti d’un spectateur d’art du vivant en général – et de danse contemporaine en particulier – et celui d’un spectateur d’art plastique. En effet, contrairement aux arts plastiques, les arts du spectacle se donnent à vivre par l’intermédiaire des mouvements des corps, ceux des danseurs dans le cas qui nous préoccupe, ce qui sort le spectateur de la « posture “contemplative” ou extérieure » telle que nous la trouvons dans le domaine des arts plastiques [23].

25Ces conversations qu’entretiennent les membres du public après la représentation, mais également avant, lorsqu’ils sont encore dans l’expectative de ce qu’ils vont voir, sont donc pleinement constitutives de l’expérience et de l’immersion chorégraphique, du plaisir et du goût qu’entretiennent les amateurs de danse contemporaine pour le spectacle.

26Cet article, en abordant le thème de l’immersion émotionnelle et de l’expérience perceptive de l’espace chorégraphique, s’est attaché à la dimension interactionnelle du spectacle de danse contemporaine, en mettant en lumière le rapport sensible qui se tisse entre le corps des danseurs et celui des spectateurs, ainsi qu’à la manière dont la représentation artistique établit une ambiance émotionnelle au sein de laquelle ces derniers sont immergés. Il contribue de ce fait à une meilleure prise en compte de la dimension sensorielle et émotionnelle de l’immersion.

Bibliographie

  • Berger P., Luckmann Th., La construction sociale de la réalité (1966), Armand Colin, Paris, 2002.
  • Buisson C., « Prolonger la danse, “hétérotopie sensorielle” », Agôn [en ligne], Dossiers, n° 3 : Utopies de la scène, scènes de l’utopie, L’utopie en pratique : dossier artistique, mis à jour le 01/01/2011, http://w7.ens-lsh.fr/agon/index.php?id=1513.
  • Duvignaud J., Les ombres collectives. Sociologie du théâtre, PUF, Paris, 1973.
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  • Leveratto J.-M., Introduction à l’anthropologie du spectacle, La Dispute, Paris, 2006.
  • Maffesoli M., Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, La Table Ronde, Paris, 2000.
  • Maffesoli M., Au creux des apparences. Pour une éthique de l’esthétique, Le Livre de poche, coll. « Biblio-Essais », Paris, 1993.
  • Mercier-Lefèvre B., « La danse contemporaine et ses rituels », Corps et Culture, n° 4, 1999, version électronique : http://corpsetculture.revues.org/document607.html.
  • Roland P., Danse et imaginaire. Étude socio-anthropologique de l’univers chorégraphique contemporain, Cortil-Wodon, EME, 2005.
  • Schütz A., « Faire de la musique ensemble. Une étude des rapports sociaux », Sociétés, n° 93, 2006/3.
  • Weber M., Économie et Société. Tome 1. Les catégories de la sociologie, Plon, Paris, 1971.

Mots-clés éditeurs : ambiance, émotions, interaction sensible, danse contemporaine, espace

Date de mise en ligne : 02/05/2017

https://doi.org/10.3917/soc.134.0083

Notes

  • [*]
    Docteure en sociologie, enseignante contractuelle à la Faculté des sciences du sport de Nancy – Université de Lorraine, chloe.charliac@gmail.com
  • [1]
    C. Buisson, « Prolonger la danse, “hétérotopie sensorielle” », Agôn [En ligne], Dossiers, n° 3: Utopies de la scène, scènes de l’utopie, L’utopie en pratique : dossier artistique, mis à jour le 01/01/2011, http://w7.ens-lsh.fr/agon/index.php?id=1513
  • [2]
    P. Roland, Danse et imaginaire. Étude socio-anthropologique de l’univers chorégraphique contemporain, Cortil-Wodon, EME, 2005, p. 64.
  • [3]
    M. Maffesoli, Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, La Table Ronde, Paris, 2000, p. XVI.
  • [4]
    C. Buisson, « Prolonger la danse, “hétérotopie sensorielle” », op. cit., 2011.
  • [5]
    B. Lefèvre, « Le bois réenchanté », in B. Lefèvre, P. Roland, D. Féménias (dir.), Un festival sous le regard de ses spectateurs. Viva Cité, le public est dans la rue, PUR, Rouen, 2008, p. 88.
  • [6]
    J.-M. Leveratto, Introduction à l’anthropologie du spectacle, La Dispute, Paris, 2006, pp. 182-183.
  • [7]
    D. Le Breton, Le théâtre du monde. Lecture de Jean Duvignaud, PUL, Laval, 2004, p. 188.
  • [8]
    D. Le Breton, Les passions ordinaires : anthropologie des émotions (1998), Payot & Rivages, coll. « La petite bibliothèque Payot », Paris, 2004, p. 295.
  • [9]
    Ibid., pp. 299-301.
  • [10]
    J.-M. Leveratto, Introduction à l’anthropologie du spectacle, op. cit., p. 21.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Ibid., p. 25.
  • [13]
    Ibid., p. 53.
  • [14]
    J. Duvignaud, Les ombres collectives. Sociologie du théâtre, PUF, Paris, 1973, p. 24.
  • [15]
    A. Schütz, « Faire de la musique ensemble. Une étude des rapports sociaux », Sociétés, n° 93, 2006/3.
  • [16]
    M. Maffesoli, Au creux des apparences. Pour une éthique de l’esthétique, Le Livre de poche, coll. « Biblio-Essais », Paris, 1993, p. 46.
  • [17]
    B. Mercier-Lefèvre, « La danse contemporaine et ses rituels », Corps et Culture, n° 4, 1999, p. 4 de la version électronique disponible sur le site : http://corpsetculture.revues.org/document607.html.
  • [18]
    M. Weber, Économie et Société. Tome 1. Les catégories de la sociologie, Plon, Paris, 1971.
  • [19]
    P. Berger, Th. Luckmann, La construction sociale de la réalité (1966), Armand Colin, Paris, 2002, p. 40.
  • [20]
    Pour ces auteurs, « tous les domaines finis de sens sont caractérisés par un détournement d’attention à la réalité de la vie quotidienne » (ibid., p. 40).
  • [21]
    J.-M. Leveratto, Introduction à l’anthropologie du spectacle, op. cit., p. 111.
  • [22]
    P. Roland, Danse et imaginaire, op. cit., p. 144.
  • [23]
    B. Lefèvre, « Le bois réenchanté », op. cit., p. 89.

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