Notes
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Artistes, écrivains, réalisateurs et chercheurs, fondateurs du laboratoire LOPH (Lutte contre l’Obsolescence Programmée de l’Homme).
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Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon. Production Irrévérence Films, 2015, durée : 73 mn. Le film est diffusé intégralement et gratuitement sur son site web : www.worldbrain.arte.tv.
1L’homme serait-il devenu une souris dans le laboratoire planétaire ? Le film-essai World Brain [1] propose une plongée à l’intérieur du réseau Internet. Cette exploration se prolonge par une enquête sur les rêves d’une intelligence collective et sur l’hypothèse d’un cerveau mondial. World Brain invite à un voyage dans le monde des données et interroge la place de l’homme au sein de systèmes de plus en plus automatisés. Comment réinventer l’humain dans un contexte déshumanisant ? Comment survivre dans la forêt grâce à Wikipédia ? Au contraire des rêves de déconnexion, pourquoi ne pas tout quitter, sauf la connexion. Sur le site, le film est découpé en séquences et accompagné d’une large sélection de livres, de vidéos, de textes, de photos, de couvertures de livres, de liens vers d’autres sites et de concepts éclatés comme autant de fragments sur un tapis cartographique, reproduit ici sous la forme d’un patchwork. Le texte qui suit est composé de quelques extraits de la carte, autour de la séquence « Le Terrier ».
« J’ai organisé mon terrier et il m’a l’air bien réussi. De dehors on voit un grand trou, mais qui ne mène nulle part ; au bout de quelques pas, on se heurte au rocher. […] À quelque mille pas de là se trouve cachée, sous une couche de mousse qu’on peut relever, la véritable entrée de mon habitation ; elle est aussi bien défendue qu’une chose puisse l’être en ce monde : évidemment, quelqu’un peut marcher sur la mousse, on peut la crever d’un élan, et voilà mon entrée ouverte, et, si on veut – à condition de posséder évidemment certaines qualités assez rares –, il n’y a plus qu’à entrer et à saccager tout. Je le sais bien, et même maintenant, au zénith de ma vie pourtant, je n’ai jamais une heure de vraie tranquillité. Je sais qu’à cette place, là-bas, dans cette mousse sombre, je suis mortellement vulnérable ». Franz Kafka, Le Terrier (Der Bau)
Voyages dans la masse
3Dans Le Terrier (Der Bau, 1923), Franz Kafka adopte le point de vue d’une taupe-narrateur parcourant en tous sens le souterrain qu’elle a creusé. Elle décrit l’ensemble de ses installations (galeries, entrées, garde-manger, etc.), avec la crainte obsessionnelle de ne pas maîtriser la sécurité de l’environnement. Focalisée sur la protection de ses provisions et de son espace vital, la taupe de Kafka envisage minutieusement chaque faille de sécurité potentielle. Des dizaines de pages retracent dans les moindres détails l’angoisse de l’animal pour la sécurité de l’architecture qu’elle a édifiée. Dénué de structure narrative ou de chapitrage, le texte plonge le lecteur dans un écrit massif, compact, étouffant, sans issue, d’autant qu’il est demeuré inachevé et ne comporte pas de véritable point d’arrêt. Le lecteur s’imprègne du mode de pensée de la taupe ; il pénètre son monde propre. Pour elle, la préservation de la nourriture stockée importe au point de lui consacrer sa vie entière. Grâce à ses provisions, elle échappe à l’immédiateté et vit dans l’espace même de ses possessions. Cet animal n’est ni prédateur ni agriculteur, il ne lutte pas pour la conquête de la nourriture, mais pour sa conservation.
Nuages
4L’utopie de la connexion universelle entraîne l’humanité dans un projet prométhéen : la construction d’un espace mondial spécifiquement conçu pour le confort des données, fait de centaines de milliers de data centers interconnectés par des câbles étendus au fond des océans ou traversant des continents entiers. Une nouvelle figure spatiale mythique apparaît : l’espace des données, espace unique, uniforme, mondial, bien que divisé en une infinité d’entités connectées. C’est également un espace de contrôle absolu, situé hors du monde ordinaire, totalement inorganique, dont la dépense d’énergie croît sans cesse, et dont la capacité de stockage augmente selon une courbe exponentielle.
5Toutes les informations possibles, toutes les données, toutes les personnes, sont enregistrées dans des mémoires immenses, déterritorialisées, attendant une requête d’utilisateur leur demandant de s’agréger en un point donné de l’espace. Société évaporée dans le nuage, en attente d’actualisations partielles. Chacun se retrouve au centre d’un gigantesque nuage, dont l’architecture rend également et instantanément accessible une quantité d’informations énorme : potentiellement, toute l’information.
6Je suis au centre de mon nuage, à équidistance des potentialités qu’il m’offre. Simultanément, je suis dans le nuage d’autres, qui se trouvent eux-mêmes dans le nuage d’autres et ainsi de suite. Mon monde s’actualise au point de l’espace où je l’appelle. Le monde d’un autre s’agrège en un autre point. Il n’y a qu’un seul et immense nuage, pourtant chacun est au centre.
7L’expérience que l’homme a d’Internet est d’être enveloppé d’un nuage évanescent : chacun se trouve au centre d’une gigantesque masse d’informations et de relations, potentiellement, de toute l’information. Mais l’infrastructure matérielle qui fait exister ce nuage (réseau de data centers à travers la planète : entrepôts de stockage qui regroupent des données numériques dans des serveurs) n’a rien d’aérien ou de volatil. Le Terrier de Kafka pourrait en être la description, le « je » de la taupe pouvant peut-être être lu alors comme le point de vue d’une donnée circulant sur ce réseau. Il faut s’imaginer être une donnée envoyée d’un point à l’autre du globe en quelques millisecondes, recopiée d’un serveur à un autre, dans des lieux protégés, locaux techniques gris et privés de lumière naturelle, habités uniquement par des ingénieurs, habituellement seuls chez eux, qui les maintiennent en ordre de marche. Dans cette immense machinerie, comme l’intérieur d’un organisme, les données sont une matière organisée par des algorithmes.
Standard
8L’espace des données est standard et fonctionnel. L’architecture est faite d’éléments répétés à l’infini – poutrelles, bardages, tirants, ventilateurs, utilisés pour les hangars ou autres bâtiments industriels.
Neuf
9Le data center est propre et neuf, il vient d’être achevé. Il sera reconstruit intégralement sur lui-même à intervalles réguliers, remplacé élément par élément comme un temple japonais, avant d’être frappé d’obsolescence et détruit intégralement à l’arrivée d’une nouvelle technologie de stockage.
Isotrope
10L’espace des données est le lieu du parallélépipédisme généralisé et de la répétition infinie des mêmes éléments techniques. La structure d’organisation de l’espace se répète à l’identique dans toutes les directions. Sa parfaite isotropie n’est surpassée que par la bibliothèque de Babel de Borgès.
Stérilisé
11Ces espaces intérieurs virginaux se caractérisent par une stérilité maximale. Ils comptent parmi les lieux les plus propres du monde. Cet espace régulé procure aux machines l’atmosphère propice à un bon fonctionnement, un milieu parfaitement adéquat pour elles, mais inadapté pour l’homme, qui n’y séjourne pas. Il évoque pourtant étrangement, dans son obsession de la régularité et du contrôle climatique, les espaces lisses et climatisés des bureaux ou des aéroports.
Climatisé
12Le plus petit dénominateur commun de l’espace moderne, c’est le souffle de la climatisation. Elle baigne les aéroports, les malls, les immeubles de bureaux, les hôtels, les condominiums. C’est elle qui permet l’hermétisme absolu de ces bâtiments. Elle est de toute première importance dans les data centers. Un effort gigantesque est fait pour conserver une température égale et une répartition parfaite de l’air, malgré l’énorme chaleur dégagée par les ordinateurs.
Homogène
13L’éclairage est constant, la température est constante, la ventilation est constante, l’apport électrique est constant. Espace de l’homogénéité spatiale, climatique, technique la plus parfaite. Création d’un milieu artificiel maintenu figé au prix d’un ajustement permanent et en temps réel, indifférent à l’environnement naturel et à ses variations. Espace qui, à l’image de l’hominisation, s’extrait totalement des contraintes de la vie terrestre.
Indifférent
14Le contexte d’un data center est mondial et instantané. Le rapport qu’il entretient avec son environnement immédiat s’exprime par une profonde indifférence. Qu’il soit situé dans une banlieue inconnue, en rase campagne ou en plein cœur de Manhattan, il reste parfaitement indifférent à sa situation géographique et à son contexte, à l’histoire du lieu, à la politique et à l’économie locales. Par corollaire, ces lieux n’ont pas d’extérieur. Ils n’ont aucune raison de se signaler par des signes particuliers. Ils se soustraient donc à l’usage de la façade. Hangars sans décor, le minimalisme de leur architecture traduit l’absence d’interconnexion avec le monde qui les entoure.
Hermétique
15Le data center peut être vu comme un aboutissement de l’architecture de protection – l’une des extrémités fonctionnelles de l’art de bâtir. L’espace des données est caché, soustrait à la vue, totalement clos, interdit d’accès. Les data centers garantissent l’intégrité des données par une débauche de dispositifs de sécurité redondants, mélange de systèmes classiques et d’agencements biosécuritaires, qui rendent l’accès impossible à toute personne extérieure. Ils sont gardés jour et nuit par des vigiles, protégés par des barbelés, portillons d’accès, sas, chiens, digicodes, caméras, alarmes, détecteurs de mouvement, systèmes de reconnaissance d’empreintes, d’iris, de détection d’intrusion…
Secrète transparence
16Pour le film World Brain, nous sommes partis en quête d’images des lieux physiques d’Internet, là où gisent nos données. Nous voulions voir et sentir où nous – nos données – vivons. Nos efforts se sont heurtés à une forteresse imprenable, un château kafkaïen résolument clos sur lui-même. Obtenir des autorisations pour filmer des data centers a exigé deux années de prises de contacts, restés infructueux pour la grande majorité. S’il est, parfois, possible de visiter les lieux et de rencontrer les ingénieurs, filmer nous est presque toujours refusé. La confidentialité enrobe ces lieux d’un voile absolu. Les rares entreprises qui ont finalement accepté la présence d’une caméra ont insisté pour que leur nom ne soit pas mentionné, pas plus que l’emplacement de leurs installations. Elles ne sont donc pas citées au générique du film, à l’exception d’une d’entre elles (Chungwa Telecom, Taïwan).
17Et encore, dans le data center principal de Chungwa Telecom, au centre de Taipei, l’autorisation de filmer s’arrête net devant une grille qui coupe en deux parties le couloir principal des serveurs. La grille sépare deux espaces que rien ne permet de distinguer à l’œil nu : de part et d’autre, ce sont les mêmes machines, les mêmes dalles de faux plafond, les mêmes éclairages par tubes fluo. Mais il y a bien deux mondes distincts : du côté où nous pouvons prendre des images : Internet. De l’autre côté, à jamais inaccessible : les machines réservées au trading à haute fréquence. D’un côté, les communications entre individus et de l’autre, les données des entreprises les plus confidentielles. Pourtant, ces deux mondes coexistent dans les mêmes espaces, dans les mêmes câbles de fibre optique.
Extérieur
18L’humanité construit une infrastructure dans laquelle elle stocke le contenu de nos cerveaux. Cette infrastructure s’appelle Internet. L’ensemble des data centers du monde forme un objet inédit dans l’histoire de l’humanité, fait de fragments de nos pensées, de traces, de poudres d’humains. Il peut être vu comme une gigantesque machine, une externalisation unifiée de tous les humains. Pour l’instant, cette machine est extrêmement rudimentaire. Sous sa forme la plus basique, c’est un simple entrepôt : on y stocke des données qu’on va chercher plus tard. Sous une forme un peu moins basique, elle permet d’opérer des mises en relations. Montrer l’ampleur physique de cette machine permet de réaliser l’immensité de ce qui pourrait bientôt être mis en mouvement. En effet, on commence à peine à agir sur les masses de données accumulées.
L’architecture du stock des humains
19L’ensemble des data centers du monde forme un immense entrepôt qui nous permet d’accéder à des gens, des informations, des objets. Monde parallèle et potentiel, ultra-accessible et ultrasécurisé, le nouvel espace public de l’humanité est stocké dans un lieu mondial mais unique, principalement situé aux États-Unis, accessible sur requête, et qui s’agrège autour de moi quand je demande au nuage de la pluie.
20L’architecture du stockage peut être vue comme un principe général d’organisation sociale. La détermination première de cet environnement est l’optimisation de l’accès aux choses, aux lieux (déplacement), aux hommes (mise en relation), dans un monde conçu comme un immense entrepôt de livraison. Le dispositif d’optimisation de l’accès s’étend aux humains. Par bien des aspects, l’architecture du monde contemporain dévie déjà depuis longtemps vers le sens informatique du terme « architecture » : un espace aspécifique, continu, homogénéisé et indifférent, dont le fonctionnement est optimisé par des algorithmes. Poussant à l’extrême ces caractéristiques, le data center peut être vu comme le point vers lequel tend la fabrication du milieu humain entièrement optimisé. Il serait la métaphore de notre cadre de vie, une image d’un possible futur.
21Notre rapport au monde tend vers celui que les données entretiennent avec leur milieu : c’est le devenir-donnée de l’espèce humaine.
Mots-clés éditeurs : cerveau mondial, climatisation, parallélépipédisme, connexion, data center
Date de mise en ligne : 23/12/2015
https://doi.org/10.3917/soc.129.0097Notes
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Artistes, écrivains, réalisateurs et chercheurs, fondateurs du laboratoire LOPH (Lutte contre l’Obsolescence Programmée de l’Homme).
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Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon. Production Irrévérence Films, 2015, durée : 73 mn. Le film est diffusé intégralement et gratuitement sur son site web : www.worldbrain.arte.tv.