Couverture de SOC_126

Article de revue

Éléments pour une poétique critique du monde industriel

Pages 53 à 69

Notes

1Dans un entrefilet du journal Le Monde prenant pour prétexte la publication des Lettres de Beauvoir à Sartre en 1990, Danièle Sallenave rappelle le temps où l’opposition entre Paris et la province était forte et signifiait une certaine manière d’habiter la ville. Paris incarnait pour les « adolescences provinciales » l’aspiration à une vie où « il ne serait pas nécessaire pour vivre de renoncer à la pensée et aux livres, ni non plus, pour se consacrer à la pensée et aux livres, de s’écarter de la vie ordinaire ». Un espace vécu qui s’estomperait au profit de l’espace géométrique :

2

Les différences s’estompent entre un Paris progressivement acquis à la vie de province jusque dans ses zones piétonnes, et ce qu’on nomme pompeusement les régions, ces communautés fières de leurs particularismes locaux. Comment n’y pas songer, en ces tristes samedis soirs de Montparnasse où, comme dans le « centre-ville » de Toulon ou de Toulouse, les autos sur quatre files engorgent les rues monotonement dédiées à toutes les formes du loisir tarifié ?

3Ce sentiment de perte est témoin du passage de l’antique idée de Cité à la production contemporaine de l’agglomération métropolitaine. Processus d’effacement de la ville par l’effacement de ses limites, et de rationalisation de la composition du peuple urbain hétérogène : « entre le monde des musées et celui des concierges et des chats, entre les petits métiers et les bonnes causeries sous les ormes (disparus, eux aussi disparus) ». Ce qui chagrine la commentatrice est l’érosion de la frontière poétique entre ville et région et ainsi d’une certaine puissance de spatialisation, dès lors associée au passé et dont l’évocation est empreinte de nostalgie.

4* * *

5Gaston Bachelard explore dans Poétique de l’espace la maison comme lieu de l’intimité, comme espace du confort. La maison de cet imaginaire présente certaines caractéristiques architecturales particulières : elle est verticale, elle ne possède pas plus de quatre étages, et elle est isolée des autres maisons. Voilà la maison onirique, celle des rêves, des souvenirs, des peurs et des fantasmes. C’est la maison de l’enfance et la maison des films d’épouvante, c’est aussi la maison de l’interrogatoire psychanalytique.

Maison de ma grand-mère La flamme

figure im1

Maison de ma grand-mère La flamme

6La verticalité de la maison onirique serait organisée par deux pôles : la cave et le grenier. Le grenier, associé au toit, à la lumière, au jour, représenterait la rationalité. C’est l’endroit vers où, toujours, l’on monte. La cave, le sous-sol, représenterait au contraire les ténèbres, l’irrationnel, cet endroit où, toujours, on descend. Le bien et le mal, Dieu et Diable, jour et nuit. La maison onirique a une cave, un grenier, et entre les deux un ou deux étages. La topo-analyse, dit Bachelard, ne sait pas compter jusqu’à plus de trois ou quatre [1].

7Or, déplore Bachelard, les maisons de la ville, les maisons d’aujourd’hui, les maisons que l’on habite à l’ère industrielle, ont le plus souvent beaucoup plus de trois ou quatre étages, et n’ont ni cave ni grenier :

8

À Paris, il n’y a pas de maison […]. La maison n’a pas de racine. Chose inimaginable pour un rêveur de maison : les gratte-ciel n’ont pas de cave. Du pavé jusqu’au toit, les pièces s’amoncellent et la tente d’un ciel sans horizon enclôt la ville entière. Les édifices n’ont à la ville qu’une hauteur extérieure. Les ascenseurs détruisent les héroïsmes de l’escalier. On n’a plus guère le mérite d’habiter près du ciel. Et le chez soi n’est plus qu’une simple horizontalité. Il manque aux différentes pièces d’un logis coincé à l’étage un des principes fondamentaux pour distinguer et classer les valeurs d’intimité [2].

9Dans les maisons urbaines, ces « boîtes superposées » selon Bachelard [3], on ne vit que sur un seul étage. Ces habitations urbaines « serrées les unes contre les autres » ne connaissent pas non plus « les drames de l’univers » [4], protégées qu’elles sont des éléments naturels. Bachelard juge les tours d’habitation impropres au rêve ou à l’exploration psychanalytique. Ce sont des habitations déprimantes, arrachées au monde de l’imaginaire. Leur architecture ne manifeste pas de puissance d’habiter (un imaginaire).

10Horizontaux plutôt que verticaux et acosmiques plutôt qu’inscrits dans l’espace-nature et les éléments, les logis urbains manqueraient de quelque chose qui appartient à la maison rurale, à la maison paysanne, à la maison du passé – celle dans laquelle Bachelard a grandi (« la petite chambre au fond du grenier » [5], etc.) et dont le souvenir éveille à la fois nostalgie pour le bâti du passé et suspicion envers le bâti du présent. Les vieux qui refusent d’aller vivre dans les résidences spécialisées parlent parfois en ces termes : des « cages à poulets », qui donnent l’impression d’être coupé du monde, « pris en dedans ».

11Bachelard témoigne du fait que les villes sont bruyantes et qu’elles rendent le sommeil difficile : « tard dans la nuit, les automobiles ronflent, […] le roulement des camions me fait maudire ma destinée de citadin » [6]. La maison est attachée à la campagne ; la tour d’habitation elle, se trouve en ville. Le dormeur tente de réinscrire la tour d’habitation comme un lieu propre de l’espace de l’imaginaire : en guise d’apaisement et pour lutter contre l’insomnie, le philosophe se crée à partir du bruit de la ville une image de l’océan. « Mon divan est une barque perdue sous les flots ; ce sifflement subit, c’est le vent dans les voiles. L’air en furie klaxonne de toute part. Et je me parle pour me réconforter : vois, ton esquif reste solide, tu es en sûreté dans ton bateau de pierre. Dors malgré la tempête [7]. » Le rêveur de maison réinsère sa maison urbaine horizontale dans les éléments, il fabrique un artifice cosmique, il raccroche le bâtiment du présent à la puissance d’habiter du passé.

12* * *

13Il est difficile de ne pas entendre la même langueur dans le souvenir de l’habitat traditionnel chez Heidegger. Sa maison paysanne est décrite avec une beauté qui contraste violemment avec l’abîme diagnostiqué par sa pensée qu’implique la tâche d’habiter le monde industriel en poète.

14

Pensons un instant à une demeure paysanne de la Forêt-Noire, qu’un « habiter » paysan bâtissait encore il y a deux cents ans. Ici, ce qui a dressé la maison, c’est la persistance sur place d’un (certain) pouvoir : celui de faire venir dans les choses la terre et le ciel, les divins et les mortels en leur simplicité. C’est ce pouvoir qui a placé la maison sur le versant de la montagne, à l’abri du vent et face au midi, entre les prairies et près de la source. Il lui a donné le toit de bardeaux à grande avancée, qui porte les charges de neige à l’inclinaison convenable et qui, descendant très bas, protège les pièces contre les tempêtes des longues nuits d’hiver. Il n’a pas oublié le « coin du Seigneur » derrière la table commune, il a « ménagé » dans les chambres les endroits sanctifiés, qui sont ceux de la naissance et de l’« arbre du mort » – ainsi là-bas se nomme le cercueil – et ainsi, pour les différents âges de la vie, il a préfiguré sous un même toit l’empreinte de leur passage à travers le temps. Un métier, lui-même né de l’« habiter » et qui se sert encore de ses outils et échafaudages comme de choses, a bâti la demeure [8].

15Cette maison paysanne est un bâtiment qui a un sens, une maison qui est vraie, car elle est le fruit d’un pouvoir d’habiter, une production poétique. L’horizon brossé de l’espace contemporain ressemble ici encore à celui d’une perte.

16* * *

17Le jugement des aînés sur l’espace industriel qui nous est imparti suggère que les sources de l’imaginaire spatial seraient taries, sinon sous la forme nostalgique d’un attachement à l’imaginaire d’un habiter vrai qui n’aurait plus cours, détruit par les forces géométriques par lesquelles se déploie notre présent (le Paris livresque de Beauvoir et Sartre, la maison à deux étages de ma grand-mère, la demeure paysanne de la Forêt-Noire). Or, comme Heidegger lui-même l’a suggéré, ce rejet du présent ne peut pas être le chemin véritable de la pensée : la tâche qui nous incombe, écrit-il dans ses essais des années 1950, est d’habiter le déracinement.

18L’entraînement exigé par une phénoménologie du déracinement implique dès lors d’avoir la conviction que le vécu de l’espace est toujours de l’ordre de la promesse, et ainsi d’arriver, au cœur du monde industriel, à saisir le vivant sous la forme poétique (photo 2). Mettant à l’œuvre cette phénoménologie, les exercices présentés dans la suite de ce texte évoquent quelques puissances d’habiter sous la forme d’images/phénomènes : la tour d’habitation, l’autoroute, le métro et la zone postindustrielle. Ce qui s’y dessine est de l’ordre d’une dialectique spatiale produisant l’habitat contemporain où se jouent, se déjouent et s’accaparent les forces géométriques et poétiques. Or, si le vivant exprime son éternité en s’accrochant, en détournant, en colonisant cet espace industriel, ce qui soigne sans doute de la nostalgie qui oblitère l’imaginaire spatial des aînés, l’horizon anthropologique de cette dialectique demeure celui de l’inhabitabilité.

Tour d’habitation

19La maison paysanne de Martin Heidegger et la maison d’enfance de Gaston Bachelard se présentent comme des ancrages à partir desquels l’espace géométrique est temporalisé et à partir desquels les formes contemporaines du bâti sont jugées. Dans ce schéma, la tour d’habitation s’oppose radicalement à la maison de campagne.

20À la fin du XIXe siècle, Sarah Gilman Young commentait cette opposition :

21

Il n’y a pas d’autres obstacles aux immeubles collectifs dans les villes américaines que les préjugés, et ceux-ci sont plus forts aux États-Unis qu’ailleurs. Pour les Américains, c’est une question de standing. Tout ce qui ressemble à ce que nous appelons un immeuble ouvrier est tabou. Comme il n’y a pas de classes définies en Amérique, contrairement aux autres pays, nous avons fixé un certain style de vie et de dépenses, comme marque distinctive du statut social… Nous exigeons en particulier que nos maisons présentent un aspect extérieur de respectabilité et de richesse. Le désir de vivre dans une jolie maison est typiquement américain. Les Européens distingués, dans tous les pays, pensent beaucoup moins à l’aspect extérieur de leur résidence [9].

22Or, avec une nouvelle phénoménologie de l’habitat viennent de nouvelles images, et avec ces nouvelles images une nouvelle temporalisation de l’espace géométrique. Ainsi, chez les auteurs qui vont embrasser le destin de la technique moderne, on voit la tour d’habitation s’autonomiser par rapport au passé, devenir objet d’une radicalisation de l’habitation qui n’exige pas de recourir à la maison de campagne pour prendre sa mesure.

23Les « accessoires de l’illusion », ceux de la technique moderne, donnent la vie au skyscraper : électricité, air climatisé, tuyauterie, télégraphes, rails, structure d’acier, ascenseurs. Retenons avec Rem Koolhaas trois éléments qui caractérisent l’habitation en hauteur. Premièrement, la tour crée des « continents en hauteur », elle multiplie l’espace rentable. Les tours sont des cités dans la cité. La métropole devient une collection de cités architecturales. Deuxièmement, et en conséquence, la tour en hauteur a une fonction lobotomique dans l’espace : elle inaugure une séparation radicale de l’intérieur et de l’extérieur. La tour est un « self-contained universe » [10], elle se sépare du reste du monde.

24

En 1870, Haight House était terminé sur la 5e avenue et la 15e rue Ouest. C’était un immeuble avec ascenseur de cinq étages, vingt appartements et une organisation d’hôtel : les habitants avaient la possibilité de prendre leurs repas en commun et d’avoir des services domestiques. Cette solution devint populaire et, en 1872, un hôtel semblable en appartements de huit étages, appelé Stevens House, fut construit sur Broadway entre les 26e et 27e rues Ouest [11].

25Troisièmement, la « vie » dans le building en étages superposés est fracturée. Il y a homogénéité par le fait de la reproduction d’espaces identiques d’une part, et déconnexion des contenus d’autre part : « a stack of individual privacies » [12]. Cette indétermination signifie qu’un site ne peut plus être associé à un seul type d’activités. Sur un même site, une infinité d’activités se produisent simultanément. « It has become impossible to ‘plot’ the culture [13]. »

26Les tours d’habitation seront dès lors des lieux d’invention de nouvelles manières de vivre, des espaces de créativité et d’artificialité qui demeurent impossibles dans le contexte architectural des maisons traditionnelles : « the man-made territories of the frontier in the sky could be settled by the Irresistible Synthetic to establish alternative realities on any level » [14]. Il ajoute :

27

This category of monument presents a radical, morally traumatic break with the conventions of symbolism : its physical manifestation does not represent an abstract ideal, an institution of exceptional importance, a three-dimensional, readable articulation of a social hierarchy, a memorial ; it merely is itself and through sheer volume cannot avoid being a symbol – an empty one, available for meaning as a billboard for advertisement. It is a solipcism, celebrating only the fact of its disproportionate existence, the shamelessness of its own process of creation […]. This monument of the 20th century is the Automonument, and its purest manifestation is the Skyscraper [15].

28Cette nouvelle monumentalité est celle qui fait entrer l’habitation de plain-pied dans la logique de l’habitacle. Koolhaas écrit : « Existing in such abondance, their [the blocks] cumulative impact is one of optimism ; together, these [Noe’s] arks ridicule the possibility of apocalypse [16]. » La logique en jeu dans cette habitation est la redondance (répétition créatrice d’espaces selon le principe de l’artifice) et le délire (les espaces sont livrés à des colonisations culturelles nouvelles). C’est l’approfondissement de la puissance d’habiter comme explicitation de l’habitacle.

29C’est dans un esprit tout à fait similaire que Peter Sloterdijk esquisse une phénoménologie de la vie en appartement, tentant de voir ce qui se manifeste comme pouvoir d’habiter dans ces cellules identiques empilées les unes sur les autres. Il reprend l’idée de la machine à habiter et fait de l’appartement un item de production en série qui est le lieu même de l’individualité. La machine à habiter est pour Sloterdijk un mot qui « condense l’agression du XXe siècle contre les formes traditionnelles de la servitude sédentaire » [17]. La machine à habiter, lieu de stationnement et de réception d’information, vise à dissoudre le rapport entre la maison et la sédentarité et à libérer pour l’individu l’espace habité de l’environnement. Les logements sont des appareils d’encastrement. L’habitat est une mesure de défense, elle délimite une zone de bien-être contre un extérieur dangereux.

30

En 1903, l’Ansonia avec ses dix-sept étages fut terminé et devint le plus grand immeuble résidentiel de New York, et bien sûr du monde. […] Les 340 appartements étaient alimentés par des tuyaux qui se mesuraient en miles : 44,01 miles de tuyaux d’eau ; 18,56 miles de tuyaux de vapeur ; 37,30 miles de tuyaux de gaz ; 15,81 miles de tuyaux d’évacuation ; 39,28 miles de tubes électriques. Il y avait 2 440 appareils sanitaires, 2 100 sorties de gaz, 2 071 radiateurs à vapeur, et 7 849 prises électriques alimentées par un réseau de 83 miles de fils en cuivre. La puissance était fournie par quatre chaudières à vapeur et cinq dynamos électriques. Il y avait 17 ascenseurs hydrauliques, 147 sorties de tuyaux d’eau glacée et 365 prises de téléphone. Anticipant la perfection du système de nettoyage par aspirateur central, on avait installé la tuyauterie nécessaire. Il fallait 240 employés pour faire marcher l’immeuble. Le service de buanderie avait une capacité de 25 000 pièces par jour. Il comportait entre autres commodités une crémerie, un barbier, une piscine et des bains. Le garage en sous-sol, pour 24 automobiles, était équipé d’un atelier de réparation [18].

31Le logement est dans ce contexte un système immunitaire spatial. Il manifeste un droit au non-respect du monde extérieur. La maison est médiatique et juridique, elle n’a plus besoin d’appartenir au cosmos pour être un lieu de protection. Les maisons, cela est devenu évident avec la radio et la télévision, sont des « stations de réception pour les messages en provenance de l’extraordinaire » [19]. Le moteur de l’habitation est la communication : « Alors que les agences de l’analyse dans le réel travaillent à conduire les individus vers l’isolation pure dans leurs propres foyers, les agences de la synthèse sociale s’engagent en faveur de la mission consistant à produire des formes communes sous lesquelles il serait possible de regrouper les insulés en unités interactives [20]. »

32L’appartement, aujourd’hui et pour la première fois un lieu de non-travail, correspond aux « formes dyadiques de l’individualisme », de l’indépendance, notamment le journal intime, l’examen de conscience, le miroir. La cellule d’individualité qu’est l’appartement dans une tour d’habitation est un lieu d’auto-accouplement, d’onanisme, de souci de soi. « Nous définissons l’appartement comme la forme égosphérique atomique ou élémentaire – et donc comme la bulle cellulaire du monde dont la répétition massive donne naissance aux écumes individualistes. Aucune évaluation morale n’est associée à cette définition [21]. »

33Si la maison paysanne correspondait à l’attente et à l’ennui, l’appartement en série correspond à l’individualisme et au culte de la digestion « qui célèbre le transit d’aliments, d’expériences et d’informations à travers le sujet. Lorsque l’immanence signifie tout, l’appartement se transforme en toilettes intégrales : à tout point de vue, ce qui se déroule ici est placé sous le signe de la consommation finale [22]. »

34La tour à appartement, souligne encore Sloterdijk, s’est développée en même temps que Heidegger et Husserl développaient leur pensée : « Dans un cas comme dans l’autre, il s’agissait d’ancrer le sujet réfléchi dans un milieu mondial que l’on avait rendu radicalement explicite. L’existence dans un appartement monopersonnel n’est que l’être-dans-le-monde dans un cas unique, ou la réintégration du sujet jadis spécialement isolé dans son soi-disant “monde de la vie”, sous une adresse spatio-temporelle concrète [23]. » L’appartement est un endroit pour dormir, un ancrage furtif. Peut-être même une concession à la maison traditionnelle dans le contexte de mouvement absolu du monde contemporain, au déracinement continuel.

Autoroute

35Que signifie le séjour sur l’autoroute ? Qu’en est-il de notre habitation lorsque nous sommes en transit, auto-mobiles, sur une route destinée à la circulation motorisée à grande vitesse ? De quelle manière l’autoroute provoque-t-elle le paysage ?

36La vallée de l’Outaouais est une région qui, comme son appellation l’indique, a été cosmisée par la voie maritime qu’est la rivière des Outaouais, qui s’écoule du nord de l’Ontario jusqu’à Ottawa, puis jusqu’au fleuve Saint-Laurent, à l’extrémité ouest de l’île de Montréal. La rivière et sa vallée, une zone dont la terre est fertile, a été peuplée, de part et d’autre, de villages agricoles canadiens-français et catholiques. Le fait que la rive nord fasse partie de la province de Québec et la rive sud de la province de l’Ontario était relativisé par un système de traversiers plus ou moins artisanaux qui reliaient les deux rives et les communautés, qui avaient en commun la même langue, la même écologie, la même économie, la même religion.

37Puis arrive l’autoroute. La « 417 », une ligne droite tracée entre Vaudreuil, sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent à l’ouest de Montréal, et Ottawa. Cette ligne est parallèle à la rivière des Outaouais, et elle coupe en deux sa rive ontarienne. Certains villages se retrouvent entre la rivière et l’autoroute, et d’autres au sud de l’autoroute. Cette ligne droite gravée sur la surface de la terre va re-spatialiser complètement la vallée de l’Outaouais. Elle va pro-voquer l’espace dans une reconfiguration à vocation industrielle.

38L’autoroute modifiant la vitesse par laquelle les villages ontariens peuvent atteindre la capitale, la rive sud de l’Outaouais va se transformer en banlieue d’Ottawa. Les gens des villages vont aller travailler « en ville », et les gens des villes vont venir s’installer « en campagne ». Par ce processus, la distinction ville/campagne se trouve brouillée et les villages et la ville s’organisent comme une zone cohérente avec de nouveaux liens de réciprocité. La rive nord, tenue par la nature artisanale du système de traversiers hors de cette nouvelle zone, va se replier sur elle-même. Elle devient « québécoise ».

39La 417 va générer le corridor Ottawa-Montréal qui va contribuer à établir une nouvelle zone commerciale et industrielle et par lequel le transport interurbain va s’intensifier. Le nombre de travailleurs se déplaçant entre les deux villes augmente régulièrement, les échanges interprovinciaux sont favorisés par cette accélération des échanges, et on projette qu’en raison de la saturation de l’espace à Montréal, l’intensification de l’activité économique va se déplacer vers Ottawa. La ville de Gatineau, qui est située en face d’Ottawa, est la ville avec la plus grande croissance démographique au Québec. C’est ce mouvement de déplacement vers l’Ouest qu’inaugure et symbolise la 417 qui est à l’origine de cette croissance.

40La construction d’une autoroute reliant Montréal et Ottawa crée un espace habité de l’autoroute, une nouvelle consistance spatiale locale. Celle-ci s’organise autour des commerces logés au bord de l’autoroute : stations-service, restauration rapide, parcs d’attractions et autres produits touristiques destinés aux voyageurs automobiles. Ces nouveaux lieux longent l’autoroute et ne se trouvent qu’accidentellement dans tel ou tel village, dont le mobile ne connaît généralement pas le nom, car il n’a pas à le connaître. Camionneurs, serveuses, pompistes, artisans, propriétaires de camping, commis voyageurs, travailleurs spécialisés, étudiants universitaires peuplent ces lieux érigés dans la pro-vocation de l’espace.

41* * *

42Le roman Crash de James Graham Ballard [24], poignant dans l’adaptation cinématographique qu’en a faite David Cronenberg, présente le récit d’une colonisation organique du système autoroutier nord-américain. On y rencontre un couple qui vit dans une de ces grandes tours d’habitation grises dont les fenêtres donnent sur un immense échangeur d’autoroute en béton. Une ville nord-américaine comme tant d’autres. Anonyme. Géométrique. Après un accident de voiture, l’homme découvre une culture subalterne dans laquelle il est aspiré, où évoluent des personnages dont la vie tourne autour d’une fantasmagorie liée aux autoroutes, aux accidents de voiture, à la traumatologie, aux cicatrices, aux prothèses, aux cimetières d’automobiles. Les adeptes de la chose visionnent des accidents de voiture comme on visionnerait de la pornographie. Ils reconstituent en chair et en acier des accidents de la route célèbres et visitent les sites d’accidents mortels, humant l’huile et le sang. Les voitures, les stationnements, les lave-autos automatiques sont pour eux des lieux à haute charge sexuelle. La cour se fait sur l’autoroute, par des poursuites, des accrochages, des collisions, des sorties de route, des carambolages. Le terre-plein d’une autoroute à six voies où s’est abîmée une voiture versée sur le côté devient le lieu ultime des retrouvailles érotiques du couple blasé.

43* * *

44Dans le cadre d’un « mirror-travel » dans le Yacatan, Robert Smithson roule dans une voiture louée, un Dodge Dart. Il médite sur le rapport entre l’horizon et la voiture.

45

Driving away from Merida down Highway 261 one becomes aware of the indifferent horizon. Quite apathetically it rests on the ground devouring everything that looks like something. One is always crossing the horizon, yet it always remains distant. In this line where sky meets earth, objects cease to exist. Since the car was at all times on some leftover horizon, one might say that the car was imprisoned in a line, a line that is in no way linear. The distance seemed to put restrictions on all forward movement, thus bringing the car to a countless series of standstills. How could one advance on the horizon, if it was already present under the wheels ? A horizon is something else other than a horizon ; it is closedness in openness, it is an enchanted region where down is up. Space can be approached, but time is far away. Time is devoid of objects when one displaces all destinations. The car kept going on the same horizon [25].

46Les objets n’existent plus. L’abolition de la distance impliquée par la vitesse oblige un perpétuel éloignement de tous les objets dans un horizon perpétuellement changeant et indifférent. Dans la voiture prisonnière d’une ligne, l’horizon perd sa réalité parce qu’il est attaché à la voiture apparemment immobile. Le conducteur perd la notion du temps. Dans sa méditation autoroutière, Smithson confond la ventilation avec le souffle des dieux, comme Bachelard prend son divan pour un navire : « The steady hiss of the air-conditioner in the rented Dodge Dart might have been the voice of Earth – the god of thought and wind. Wayward thoughts blew around the car, wind blew over the scrub bushes outside [26]. » L’autoroute devient une expérience cosmique.

47

Through the windshield the road stabbed the horizon, causing it to bleed a sunny incandescence. One couldn’t help feeling that this was a ride on a knife covered with solar blood. As it cut into the horizon a disruption took place. The tranquil drive became a sacrifice of matter that led to a discontinuous state of being, a world of quiet delirium. Just sitting there brought one into the wound of a terrestrial victime. This peaceful war between the elements is ever present in Mexico – an echo, perhaps, of the Aztec and Mayan human sacrifices [27].

48Le mouvement de la voiture est une arme qui déchire l’espace. La matière est l’objet d’un sacrifice. C’est l’esprit des lieux qui s’empare de Smithson. L’autoroute est hantée. La carte routière est remplie de signes destinés aux touristes. Ils rappellent la conquête, les peuples mayas. Le propos se fait ici l’écho des mots d’Antonin Artaud devant les hiéroglyphes du désert mexicain :

49

Je le répète, qu’on dise que ces formes sont naturelles, soit ; mais c’est leur répétition qui n’est pas naturelle. Et ce qui est encore moins naturel, c’est que les formes de leur pays, les Tarahumaras les répètent dans leurs rites et dans leurs danses. Et ces danses ne sont pas nées du hasard, mais elles obéissent à la même mathématique secrète, au même souci du jeu subtil des Nombres auxquels la Sierra tout entière obéit [28].

50La mission de Smithson : choisir neuf sites sur lesquels il va disposer douze miroirs carrés de 12 pouces de largeur. Ces miroirs vont refléter le ciel et l’espace qui les environnent. Il va prendre une photo de ces miroirs, défaire l’installation et repartir. Chaque photo sera accompagnée d’un texte qui décrit le site, son histoire, sa géologie et l’installation comme telle.

51

Contrary to affirmations of nature, art is incline to semblances and masks, it flourishes on discrepancy. It sustains itself not on differenciation, but on dedifferenciation, not on creation but on decreation, not on nature but on denaturalization, etc. Judgements and opinions in the area of art are doubtful murmurs in mental mud. Only appearances are fertile ; they are gateways to the primordial [29].

52Ce n’est pas la chose qui fait se miroiter les Quatre heidegerriens (le ciel, la terre, les divins, les mortels) les uns dans les autres. Le miroir devient la chose, et il renvoie à elle-même toute réflexion. Les Quatre apparaissent dans leur absence pendant un court moment, celui de l’installation. Quadriparti inversé, mémoire volante, compagnonnage délirant du divin et du mobile. Séjourner sur l’autoroute ou se faire une image de l’élargissement de la clairière artificielle. Se surprendre du fait que l’espace bouge et entre en expansion, que nous sommes mus par le système de l’espace pro-voqué. Se rappeler que l’autoroute est un ancrage existentiel : le trou noir du déracinement, qui aspire et spatialise. Tant que le mobile sait cela, il est sauvé.

Métro

53Le métro de New York, parfaitement rationalisé, anonyme, géométrique, est un lieu où habitent des millions de voyageurs.

54

Five days a week, Michael Kiernan, 50, a computer network administrator, makes the 90-minute commute home from the Bronx County Courthouse, where he works, to suburban Long Beach on Long Island. Like a lot of New Yorkers, he has it down to a science. He leaves work at 4:45, walk-jogs across 161st Street, then hurries into the subway, where he gets into the first car on the D train. He stands by the door, riding two stops to 145th Street, then races up the stairs for the A train, a downtown express. Again he stands, in the first car, by the third door, which at 34th Street opens at the stairs to the Long Island Rail Road. If all goes well, he catches the 5:20 home [30].

55Le métro se constitue au quotidien comme un lieu qui échappe en partie à son caractère pro-voqué. Les mobilisés échangent, s’observent, s’aident et s’ignorent. Dans un wagon de train, on ne se déplace pas, on est déplacé. L’immobilité intérieure du voyage collectif crée un espace social, un espace de colonisation poétique aléatoire.

56

On Friday, Oct. 16, he was in his usual spot when the doors opened at 125th Street. Two court officers he knows usually get on, but didn’t, and he thought to himself that he must be the only one who’d made his connections just right. Then the doors closed, the train started, and he collapsed.

57Les récits débordent des wagons : histoire d’un homme subissant un arrêt cardiaque sauvé par un médecin un matin à l’heure de pointe, les témoins, ces gens qui prennent le même wagon à la même heure à la même station tous les jours avec cet homme confirment ce qu’ils ont vu.

58

Someone shouts, ‘Is there a doctor ?’ There was : Dr Sonia Tolani, 32, a cardiology fellow at NewYork-Presbyterian/Columbia, fresh from work in green scrubs. She shouldn’t have been there either. She was supposed to still be at the hospital, but a colleague let her go a half-hour early because she was to be on call all Saturday. She too, always sits in the first car, which opens closest to her exit at 14th Street. [31]

59Les hommes ressuscitent. Le métro est magique.

60

Having gotten a second chance, Mr. Kiernan, a lifelong bachelor, said he is trying to be a better partner to his longtime girlfriend and is trying to eat more carefully, drink less, and seize each day a little more. “I’m not religious,” he said, “but I keep thinking, ‘Who put that cardiologist on the train ?’ Coming home tonight, I looked around the subway car — there wasn’t anybody who looked like a cardiologist.” [32]

61Il n’est pas rare par ailleurs de lire des chroniqueurs urbains se plaindre de la familiarité des comportements dans les wagons métro : un homme se coupe les ongles, une femme se maquille. D’autres se curent le nez. On fera même des propositions loufoques pour contrôler la transformation des transports publics en salles de bains privées :

62

There’s probably no turning back, but I have a modest proposal for the New York City subway system. I propose that certain behaviors be restricted to certain lines. Nail clipping could be confined to the N train, makeup to the M. train. Since N is already spoken for, we could put the nose pickers on the B for booger train. I’ll tell you one thing, though. If my plan is ever adopted you can be sure as hell I’ll be avoiding the number 1 and number 2 trains like the plague [33].

63Les blogueurs ajouteront à ce billet de nombreuses pièces à conviction : brossage de cheveux, crachats, « public sex, vomiting, defecation, and displays of psychotic rage and hysteria », masturbation, épilation des sourcils, soie dentaire, extraction de comédons, nettoyage des oreilles, application de parfums et de lotions, nourriture, et plus encore :

64

I can top all that. On the coney island bound F train at about 8:20 tonight (May 30). A young spanish lady peed right in the middle of the train. Just stood there and let the pee run right down her legs. Announcing that “hey it’s just water don’t worry about it” She then walk away from the wet floor leaving the people around her to grab their bags and move away in disgust. Boy, I thought I have seen everything… Wrong [34].

65Les identifications alphanumériques des lignes de métro new-yorkaises sont intégrées dans un jeu poétique de distribution géométrique des comportements inacceptables, et la carte du métro se transforme en carte du dégoût. Et on tente des explications :

66

I blame YouTube. A modern-day Circus Maximus, the video networking site makes a public spectacle of private moments. Compared with watching a stranger give birth or seeing a man you’ve never met faint during his own nuptials, popping open the new deodorant you just bought at Duane Reade and applying it on the platform of the uptown No. 1 train (you know who you are) is tame [35].
It seems that some people are so immersed in virtual reality that they have actually lost their grip on the fact that there is a real world which we all share, populated by real people, of which they are a part… just one small part ! To them all reality is theirs, and the rest of us are intruders on their domain [36].

67Un excès d’intimité dans les transports en commun, des épidémies comportementales, des communautés virtuelles qui se réunissent pour en discuter, et qui mettent en cause l’invasion médiatique de l’intimité. Le géométrique est gangrené de poésie. C’est « dégoûtant ».

Zone postindustrielle

68Tout un pan des usages de l’espace appartient au mode de la subversion. Il s’agit alors de différentes manifestations publiques et politiques dont le propos et le mode sont relatifs à l’espace. Tent City, Reclaim the Street, l’instauration de squats, les prises de terre qui se déroulent en plusieurs endroits en Amérique latine, les manifestations de rue ponctuelles, les occupations de bâtiments, les grèves, les barrages routiers. Ces cas sont bien documentés.

69L’appropriation individuelle ou collective des paysages postindustriels appartient également à cette catégorie. Il s’agit de ces cas où les quartiers industriels en jachère seront reconvertis en ateliers d’artistes, passant d’une existence plus ou moins clandestine à des initiatives publiques. Le cas du quartier Bushwick dans Brooklyn à New York est à cet égard intéressant. On y trouve une zone urbaine où se côtoient depuis près de deux décennies travailleurs manufacturiers, artistes, coopératives de création, squatters, anciennes populations locales afro-américaines et latino-américaines, et où se développent de nouveaux services, attirant de nouvelles populations boutiquières. Dans des rues d’apparence désolées, comprenant leur lot de terrains vagues et d’entrepôts abandonnés, se succèdent des bâtiments en tôle et en briques sans relief, de grandes boîtes carrées construites au cours des XIXe et XXe siècles pour accommoder l’activité industrielle.

70On trouve derrière les portes closes découpées dans des murs ornés de graffitis et autres initiatives artistiques, des mondes divers : ateliers de peinture, lofts, bars, terrasses, jardins sur les toits, boutiques d’importation de vin ou friperies. On y croise, parmi les piétons, les cyclistes, les camions de livraison et les services de taxis locaux qui sillonnent les rues, les œuvres d’art offertes aux passants, des « concrete gardens », des espaces urbains transformés en jardins parmi les déchets.

2

Bushwick (cour arrière d’une manufacture)

2

Bushwick (cour arrière d’une manufacture)

71L’appropriation des espaces industriels est dans ce cas l’effet combiné d’une crise du logement qui pousse les gens hors de Manhattan vers la périphérie, de la désaffectation des anciennes zones industrielles du pourtour des centres métropolitains, d’initiatives locales, de politiques municipales orientées vers la conversion spécialisée de ces zones de production en zones de reproduction, et de l’opportunisme privé, à la fois des boutiquiers et des propriétaires immobiliers. Le mouvement correspond bien néanmoins, dans sa complexité et par le degré de spontanéité qui s’y manifeste malgré les éléments structurels qui concourent à son avènement, à une transformation poétique d’un espace géométrique.

72Une dialectique spatiale s’est installée et l’activité pro-vocante a graduellement abandonné un espace à la colonisation vivante de Bushwick, où des jardins improbables fleurissent et où les habitants anciens et nouveaux formant cette faune bigarrée se côtoient dans l’espace des moteurs. Devant le café végétarien de la rue Bogart, le conducteur du camion de livraison de l’usine de vitre boit un café dans le bon voisinage du commissaire français de la coopérative de danse installée dans le bâtiment d’en face et de jeunes fêtards désœuvrés de passage chez des amis du quartier.

73* * *

74Une petite ville minière du Nord-Ouest américain, Smelterville, dont l’usine détruite en 1996 était toujours entourée d’un sol contaminé, a vu sa population s’opposer au projet de décontamination des sols qui était proposé en même temps qu’une tentative de conversion de l’ancienne ville industrielle en destination touristique. Forme de pro-vocation de second degré, la population de Smelterville refusait de permettre l’effacement des effets de sa vocation industrielle, effacement qui se confondait en quelque sorte avec les malheurs de la désindustrialisation elle-même et qui promettait de les accentuer : on craignait que le statut de ville dépolluée fasse fuir les touristes. Ici, la pro-vocation est fixée et transformée en objet de piété : notre terre contaminée, notre intoxication est le gage de notre succès économique.

De notre captivité

75Le monde industriel comme espace vécu apparaît comme un système de lieux où s’affrontent des spatialisations géométriques et des spatialisations poétiques parfois contradictoires dans un jeu qui ne semble pas connaître d’issue. Plus encore, les forces spatialisantes dont nous avons traité dans cette brève exploration prennent toujours le visage du petit, du quotidien, de la contestation, de l’individualité. Elles prennent aussi souvent celui de l’échec.

76Ainsi, nous assistons à la géométrisation économique des paysages par le biais de l’entreprise touristique, et à la récupération des espaces poétisés par cette alliance entre le capital et l’État que constitue la métropole contemporaine. Les espaces postindustriels revitalisés par l’avant-garde marginale des grandes villes que nous avons vus à l’œuvre dans l’exemple du quartier Bushwick à Brooklyn sont en effet l’objet systématique d’une réappropriation géométrique. En l’espace d’une décennie, l’usage des bâtiments est réglementé par la ville, les squats vidés, légalisés, le zonage modifié pour faciliter le développement commercial, les forces policières assurent la régularisation et la pacification de l’activité dans les rues, les logements se transforment pour accueillir une clientèle plus aisée. En somme, un processus s’engage par lequel l’espace vécu devient une marchandise de type « style de vie ». Les braconniers qui ont rendu le quartier habitable sont eux-mêmes repoussés à sa périphérie, n’ayant plus les moyens d’y vivre. Le déplacement de la force de travail culturelle correspond à la rénovation de la ville, et l’effort poétique lui-même devient une marchandise – il est ingéré par les puissances géométriques.

77Si tous les humains, d’un point de vue phénoménologique, habitent tout l’espace tout le temps, l’habitation dans l’espace géométrique signifie encore la manifestation d’une puissance d’habiter – une promesse. La nostalgie n’est d’aucune utilité analytique. Seulement, ici, il s’agit d’une poétique de l’habitation qui se met de manière permanente en relation avec le degré zéro de la poésie que constitue l’espace géométrique. Ce que cela signifie est que la forme dominante de la poétique spatiale dans le monde industriel consiste à rendre habitable un espace dont l’horizon existentiel et historique est, de manière stricte, l’inhabitabilité. Parce qu’il faut bien vivre.

78Approfondir l’analytique de l’espace géométrique du point de vue du vécu impliquera dès lors d’investir le domaine du vital (et donc de définir la nature de la poésie), et commencer ainsi à appréhender enfin la corporalité philosophique concrète de notre habitation.

Bibliographie

  • Artaud A., Voyage au pays des Tarahumaras (1945), Gallimard, Paris, 1987.
  • Bachelard G., Poétique de l’espace, Gallimard, Paris, 1957.
  • Ballard J.G., Crash (1973), Vintage Press, Visalia, CA, 1995.
  • Heidegger M., Essais et conférences (1958), Gallimard, Paris, 1958.
  • Koolhaas R., Delirious New York (1978), Monacelli Press, New York, 1997.
  • Paquet S., Le territoire façonné. Les territoires postindustriels, l’art et l’usage, Presses de l’Université Laval, Sainte-Foy, 2009.
  • Plunz R., A History of Housing in New York City, Columbia University Press, New York, 1990.
  • Rosenberg D., « Hétérochronies », Esse (53), 2005.
  • Sloterdijk P., Sphère III, (2004), M. Sell, Paris, 2005.
  • Smithson R., The Collected Writings, University of California Press, Berkeley, 1996.

Mots-clés éditeurs : poétique urbaine, espace vécu, paysage postindustriel, habitation

Date de mise en ligne : 03/02/2015

https://doi.org/10.3917/soc.126.0053

Notes

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.89

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions