Couverture de SOC_123

Article de revue

Banalité des rites quotidiens

Pages 73 à 81

Notes

  • [*]
    Professeur titulaire, Université Laval.
  • [1]
    G. Durand, L’imagination symbolique, Presses universitaires de France, Paris, 1964, p. 64.
  • [2]
    G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale, Bordas, Paris, 1960, p. 11.
  • [3]
    G. Durand, L’imagination symbolique, op. cit., p. 13.
  • [4]
    Cf. à ce propos J. Maisonneuve, Les rituels, Presses universitaires de France, Paris, 1988 ; C. Rivière, Les rites profanes, Presses universitaires de France, Paris, 1995 ; M. Segalen, Rites et rituels contemporains, Nathan, Paris, 1998.
  • [5]
    M. Maffesoli, L’ombre de Dionysos, Paris, Méridiens, 1984.
  • [6]
    D. Jeffrey, Éloge des rituels, Presses de l’Université Laval, Québec, 2003 ; « Rites et ritualisations », in J. Cherblanc, Rites et symboles contemporains, Presses de l’Université du Québec, Québec, 2011.
  • [7]
    J. Ries, L’expression du sacré dans les grandes religions, HIRE, Louvain-la-Neuve, 1978.
  • [8]
    P. Lardelier, Les nouveaux rites, Belin, Paris, 2005, p. 6.
  • [9]
    T. Goguel d’Allondans, « “Putain, ça arrache !” Codes et rituels langagiers chez les adolescents », in D. Jeffrey, J. Lachance (dir.), Codes, corps et rituels dans la culture jeune, Presses de l’Université Laval, Québec, 2012.
  • [10]
    M. Maffesoli, La conquête du présent, Presses universitaires de France, Paris, 1979.
  • [11]
    V. Turner, From Ritual to Theatre. The Human Seriousness of Play, PAJ Publications, New York, 1982.
  • [12]
    M. Douglas, De la souillure, Maspero, Paris, 1967.
  • [13]
    D. Jeffrey, Jouissance du sacré, Armand Colin, Paris, 1998.
  • [14]
    M. Maffesoli, L’ombre de Dionysos, Paris, Méridiens, 1984.
  • [15]
    R. Caillois, L’homme et le sacré, Gallimard, Paris, 1950.
  • [16]
    Cf. B. Cyrulnik, Les nourritures affectives, Odile Jacob, Paris, 2000.
  • [17]
    Cf. D. Jeffrey, « Mémoire corporelle et rites », Histoire et anthropologie, Revue de Sciences humaines, no 22-23, 2001.
  • [18]
    N. Elias, La civilisation des mœurs, Pocket, Paris, 1974.
  • [19]
    A. Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, Presses universitaires de France, Paris, 1995.
  • [20]
    M. Eliade, Le mythe de l’éternel retour, Gallimard, Paris, 1969.
  • [21]
    M. Maffesoli, Au creux des apparences, Plon, Paris, 1993.
  • [22]
    B. Bettelheim, Les blessures symboliques, NRF Gallimard, Paris, 1971.
  • [23]
    G. Durand, L’imagination symbolique, op. cit., p. 13.
English version

1Nous nous pensons à travers les symboles. Gilbert Durand avait embrassé cette idée avec la même passion que Carl Gustav Jung et Mircea Eliade. La faculté de symboliser, soutenait-il, est le propre de l’homme. Leurs tissus recouvrent la mince pâleur de nos existences. Ils fixent nos liens et donnent une consistance matérielle aux contenus les plus profonds de notre imaginaire. Michel Maffesoli nous soufflerait à l’oreille que leur contenu émotif crée de la socialité, de l’être-ensemble, de l’identité. Gibert Durand avait raison de soutenir que les symboles définissent l’humain. Sans eux, nous ne saurions dire qui nous sommes : « Pour la conscience humaine, rien n’est jamais simplement présenté, mais tout est représenté. [...] L’Homo sapiens n’est en définitive qu’un animal symbolicum[1]. »

2Toutes images peuvent devenir symboles. L’imaginaire, pour Gilbert Durand, se présente comme le carrefour des images et des relations d’images qui constitue le capital de pensée d’homo sapiens[2]. Les images ont ceci de particulier que les individus les investissent d’émotions. Michel Maffesoli insiste sur cette dimension en montrant qu’une esthétique des images (aisthésis) renvoie aux sentiments partagés ; ou au fait d’éprouver en commun des émotions qui lient des individus. Le monde se présente à nous en images qui nous affectent dans la mesure où elles sont porteuses d’un sens qui touche nos cordes les plus sensibles. Il s’agit d’un sens qui est au plus proche de la sensibilité corporelle indifférente aux syllogismes de la raison. Les symboles qui donnent à vivre du sens n’ont pas une dimension cérébrale mais viscérale. C’est pourquoi ce qui est senti à travers les images symboliques génère de la vitalité.

3Gilbert Durand montre avec brio qu’un symbole qui touche les sensibilités individuelles porte de l’insondable, de l’intouchable, de l’inavouable. Il est « l’épiphanie d’un mystère » [3]. Il utilise la figure de l’oxymoron pour souligner la valeur de ce qui se montre en se cachant et de ce qui se cache en se montrant. Ce géant des études sur l’imaginaire révèle comment se constituent les multiples sens des symboles. Son travail est celui de l’explorateur des gisements les plus profonds de l’activité imaginante. Sa notion de trajet anthropologique lui sert de fil d’Ariane pour baliser le chemin qui mène aux images symboliques en usage dans les productions de l’imaginaire intemporel.

4Le sociologue Erving Goffman aurait pu écrire, en concordance avec les idées de Gilbert Durand, que les individus se fabriquent des identités sociales avec des images. Ceux-ci s’efforcent, en jouant avec ces dernières, de choisir celles qui les représentent au mieux. Nous devons reconnaître que ce sont des images qui nous font et nous défont. Il n’y a rien derrière les images qui forment notre masque social que d’autres images. On doit pratiquer la lucidité, à la manière de Michel Maffesoli, pour accepter que la vérité se trouve dans le creux des apparences. Ni authenticité, ni nature, ni substrat ne sauraient être plus réels que les images par lesquelles le monde s’offre à nous. En fait, les images cachent des images.

5En phase avec l’esprit de cette courte introduction, j’offre en toute humilité à Gilbert Durand, en guise d’amitié et de reconnaissance, les quelques idées développées ici sur les rites du quotidien. Je salue avec bonheur la générosité intellectuelle de cet immense penseur qui a inspiré les travaux les plus percutants de la pensée sociologique actuelle.

Pérennité des rites

6Pour s’intéresser aux rites, il ne faut pas céder aux idées reçues selon lesquelles ils nous empêcheraient d’être spontanés, naturels et authentiques. La rituelle poignée de main servie avec une émotion bien sentie ne manque ni de l’une ou de l’autre de ces trois qualités. Ce simple geste de civilité répond, d’une manière vertueuse, aux définitions les plus classiques du rite, c’est-à-dire une conduite codée et répétitive, mais certainement significative [4]. Les rites sont tellement bien intégrés à la vie quotidienne que, pour faire un clin d’œil à la prose que tissait Monsieur Jourdain, ils ne se voient pas. En fait, à l’exception des rites pour lesquels il faut y investir son cœur, son temps et son argent, la plupart des ritualisations quotidiennes, comme l’usage des civilités, se pratiquent comme les habitudes, sans que personne ne s’en rende compte. Pour le dire comme Michel Maffesoli [5], ils constituent la trame sur laquelle se tissent les histoires humaines.

7Nous nous présentons à autrui à travers des rites qui expriment qui nous sommes. Si nous y regardons dans le détail, nous découvrons que la moindre disposition corporelle, dans une séquence de comportements, est extrêmement ritualisée. Un comportement qui ne le serait pas, par ailleurs, pourrait témoigner d’un manque de maturité morale ou d’une méconnaissance des règles du savoir-vivre-ensemble, et par conséquent troubler l’ordre social. Par exemple, le rite veut que l’on réponde rituellement à une salutation. Le manque à cet égard envoie le message que nous ne respectons pas la personne qui s’adresse à nous. Il y aurait alors brisure dans la séquence rituelle. En terre étrangère, nous devons bien connaître les rites de civilité afin d’y participer d’une manière qui ne choque pas autrui.

8Sans que l’on sache exactement pourquoi, c’est lorsque le rituel se détraque que nous réalisons sa valeur. Dans le cadre de la vie quotidienne, l’incivilité, l’impolitesse, les petites agressions mesquines et les microviolences dans les interactions entre individus indiquent un dysfonctionnement du rite [6]. Un nombre impressionnant de rites, plus ou moins élaborés, plus ou moins maîtrisés, rythment et ordonnancent les relations que nous entretenons les uns avec les autres. Les rites de civilité, minutieusement examinés par Norbert Élias, ne visent-ils pas à entretenir et à maintenir un ordre social propice à la vie commune. La perspective du sociologue allemand est en phase avec le sens étymologique du mot rite qui provient de rta que l’on trouve dans le Rigveda. Dans son sens premier, il renvoie à l’ordre immanent du cosmos. Le ritus des Romains, qui est proche du mot que nous utilisons aujourd’hui, signifie l’ordre prescrit [7]. En fait, sans un ordre social fondé sur de multiples ritualisations, la vie commune deviendrait chaotique, les plus forts violenteraient les autres et les actes d’incivilités se multiplieraient. La civilisation des espaces sociaux, pour le dire comme Élias, tient à des rites.

Rites anciens, modernes et postmodernes

9La vie quotidienne est saturée de rites. Pourtant, nous constatons encore aujourd’hui la rareté des travaux à leur sujet. Pascal Lardellier n’a pas tort d’écrire qu’on suspecte les chercheurs qui interrogent le sens des rites contemporains [8]. Il est vrai qu’ils sont le plus souvent perçus, c’est un truisme de le dire, comme des conduites figées, aliénantes et contraires à la liberté des Modernes. Les courants modernistes qui méprisent les rites forment une vague de fond qui s’inspirent des idéaux des Lumières : apprendre à se servir de sa raison, penser par soi-même, se donner ses propres règles, préparer un futur meilleur, prendre sa place au soleil, voler de ses propres ailes, se délivrer des idées reçues, abattre les positions d’autorité, etc. Chacune de ces formules porte, à la manière d’un hologramme, le projet de découvrir des nouvelles manières de vivre moins sclérosées par les traditions ancestrales. Ce mouvement historique est porté par l’idée-force de délaisser les vieilles mœurs et de partir à la quête de nouveaux modes de vie. Les rites, dans le giron des idées modernistes, apparaissent comme les cordages du bateau moderne enroulés sur les bittes des anciennes traditions. Ils représentent les gestes répétitifs des cérémonies religieuses, les habitudes mortifères, les institutions pérennes et les manières bourgeoises de se conduire édictées dans les livres de bienséance. En somme, ils sont considérés comme des carcans qui maintiennent les mentalités dans l’Ancien Monde. Pour prendre le large, selon les idéaux modernistes, soient-ils littéraires, artistiques, culturels ou politiques, il fallait réinventer l’homme.

10D’une certaine manière, les révolutions modernistes ont complètement bouleversé nos mœurs : les femmes ont acquis l’égalité, les gays sont sortis de leur garde-robe, les mariages ne sont plus arrangés, la religion s’est privatisée, le sexe s’est libéré et les élèves apprennent dès le primaire à faire usage de leur raison. Or nous nous rendons compte, malgré tous ces changements, que nous pratiquons encore des rites. En revanche, ils ont été adaptés aux mœurs contemporaines, c’est-à-dire que leur nouvelle flexibilité convient mieux aux libertés individuelles acquises au courant du siècle dernier.

11Certes, le rite émane d’un code de conduite qui propose des manières conventionnelles de se comporter dans telle ou telle situation. Mais il est toujours possible d’y résister et de remettre en cause les conventions. Toutefois, c’est par économie psychique que nous préférons utiliser un rite déjà éprouvé plutôt que d’improviser une séquence comportementale. Mais l’un n’empêche pas l’autre. Pour reprendre l’exemple du geste rituel de la poignée de main, soulignons que chacun peut proposer un geste de contact physique différent. Thierry Goguel d’Allondans [9] observe que les jeunes des banlieues parviennent à imposer leurs propres langues pour les salutations. Cela montre avant tout que les conventions, en notre époque postmoderne, peuvent être revisitées. Toutefois, dans les situations plus formelles, la majorité des individus préfèrent moduler leurs comportements, par prudence, sur les formes convenues. Michel Maffesoli [10] nous a appris qu’un rite peut être diversement interprété et scénarisé. Le théâtre des rapports sociaux permet dorénavant de multiples variables en ce sens [11]. En fait, la scénarisation d’un rite est ajustée et adaptée selon les circonstances et les besoins des individus.

12Considérons, pour donner un nouvel exemple de la plasticité des rites, la célébration d’anniversaire de naissance. Des personnes lancent des invitations, d’autres sont invités. Ces derniers apportent un cadeau et s’attendent à voir le jubilaire, pendant le refrain d’anniversaire, éteindre d’un seul souffle, après avoir fait un vœu, les bougies d’un gâteau dont chacun aura une part. Les cadeaux sont donnés avant ou après le repas, selon les traditions familiales. Ces thèmes rituels s’enchaînent, dans un ordre plus ou moins respecté, pour la réussite de la célébration. La scénarisation du rituel et les thèmes qu’ils requièrent ne sont pas indéniablement figés. Un geste d’attention porté à une personne qui change d’âge peut amplement suffire pour ritualiser une amitié. Souvenons-nous de ces délicieuses paroles écrites par Mary Douglas : « Supprimez une certaine forme de rite, et il réapparaît sous une autre forme, avec d’autant plus de vigueur que l’interaction sociale est intense. Sans lettres de condoléances ou de félicitations, sans cartes postales occasionnelles, l’amitié d’un ami éloigné n’a pas de réalité sociale. Il n’y a pas d’amitié sans rites d’amitié. Les rites sociaux créent une réalité qui, sans eux, ne serait rien. On peut dire sans exagération que le rite est plus important pour la société que les mots pour la pensée. Car on peut toujours savoir quelque chose et ne trouver qu’après les mots pour exprimer ce que l’on sait. Mais il n’y a pas de rapports sociaux sans actes symboliques [12]. »

13Un rite d’anniversaire de naissance, chacun a pu l’observer, peut prendre plus ou moins d’importance. Nous savons que des parents dépensent une fortune pour souligner le changement d’âge d’un membre de la famille. Les célébrités ne se gênent pas pour étaler un faste quasi indécent pour cette circonstance. Retenons ici la diversité des formes de ce rite. Même si l’enchaînement des séquences est habituellement respecté, elles peuvent être inversées sans que l’efficacité du rite en souffre. Par exemple, dans une fête d’anniversaire de naissance, les convives peuvent donner les cadeaux avant ou après le gâteau. Par originalité, l’ensemble de la célébration peut prendre une forme peu commune : par exemple inviter les convives à boire un verre de champagne sur une péniche amarrée sous un pont parisien. En fait, quelle que soit son organisation, qu’il soit extrêmement ou peu élaboré, il importe que ce rite, pour être efficace, induise un peu de charme, un peu de vitalité, un peu d’enchantement [13]. En général, les rites festifs sont connus pour créer de l’enthousiasme, de l’effervescence, ou pour le dire comme Michel Maffesoli [14], pour susciter des émotions qui lient des individus. Mais tous les rites ne sont pas festifs. Dans la vie quotidienne, les rites visent plutôt à créer un ordre social, un ordre de civilité, ou comme nous disions à la suite de Norbert Elias, un ordre civilisé. Mais souvenons-nous que Roger Caillois [15], s’inspirant des travaux d’Émile Durkheim sur l’effervescence sociale, montre que le festif et l’ordre doivent alterner, et même quelquefois se superposer. En fait, Caillois souligne le caractère mortifère des conventions rituelles qui ne s’ouvrent pas, périodiquement, à quelques charivaris. En fait, c’est dans cet esprit que Michel Maffesoli souligne que l’orgiasme dionysiaque vient équilibrer, dans une coïncidentia oppositorum, les logiques ennuyantes de l’ordre social.

14Les rites, même les plus festifs, ne sont jamais entièrement improvisés. Ils sont des conduites sociales apprises et prévisibles. Ils remplacent, chez l’être humain, les réactions instinctuelles qu’ont les animaux [16]. Bien avant les découvertes récentes des éthologues, Malinowski voyait le rite comme une création de l’intelligence humaine pour pallier les déficiences de l’instinct. À la différence des rites animaliers, les humains inventent leurs rites, aucun n’est naturel. Nous nous transmettons ces rites, de génération en génération, en les adaptant à nos contextes de vie et aux aléas de l’inventivité humaine. À cet égard, tous nos comportements – du moindre geste à la moindre expression émotive – sont codifiés par des rituels. Nous apprenons, dès la tendre enfance au contact des parents et des autres membres de l’entourage, les rites pour communiquer, pour marcher, pour manger et pour l’hygiène corporelle. Résumons cette idée en soulignant que nous nous mettons au monde à travers des rites qui nous constituent comme humain.

Incorporation des rites

15Le petit de l’humain devient un être social parce qu’il pratique des rites qui l’inscrivent dans un « agir corporel commun ». Sa socialité est rituellement déterminée. Il n’y aurait pas de société sans régulations rituelles qui génèrent un agir corporel commun. C’était le projet d’Erving Goffman d’étudier ce synchronisme corporel dans les rites d’interactions sociales. Le sociologue de l’École de Chicago découvre trois règles à la base de cette ritualisation : la réciprocité des actes, l’établissement d’une distance de respect entre les interlocuteurs et la maîtrise des expressions corporelles. Plusieurs chercheurs, contemporains de Goffman, ont également mis en lumière la fonction régulatrice des rites [17].

16Norbert Elias [18] soutient notamment que la civilisation occidentale est fondée sur la capacité des individus à se discipliner, donc à s’autoréguler par le biais des rites de civilité. Il fonde sa position sur les fines analyses d’Érasme qui, dans De la civilité puérile, fait état des règles qui touchent au comportement extérieur du corps (externum corporel decorum). La civilité est une vertu des apparences selon André Comte-Sponville [19], mais elle procure un code commun de comportements. Ce précepte relevé par Élias : « Si l’accès de toux te prend, tâche de ne pas tousser dans la figure de l’autre », est à l’origine du geste rituel de mettre sa main devant sa bouche avant d’éternuer. Sans nous en rendre compte, nous accomplissons la journée durant une myriade de petits gestes rituels de ce genre qui témoignent de notre adhésion à une culture commune.

17En fait, nous pourrions dire, d’une manière concise, qu’un rite est une règle en acte. Cette définition s’inspire notamment de Mircea Eliade [20] qui soutenait que le rite est l’actualisation d’un mythe. Dans les faits, il n’aurait pas déplu à l’historien des religions de considérer qu’un mythe présente, à travers un florilège de récits, les règles de vie d’une communauté. Pourquoi nos ancêtres mettaient-ils en scène leur mythe à travers des rituels ? Eliade aurait répondu qu’ils désiraient donner une âme aux règles qui fondent leur existence. Pour les hommes religieux d’autrefois, il fallait donner une vie aux règles. C’était le meilleur moyen de les pérenniser. En somme, le rite était utilisé pour vitaliser les règles qui fondent l’ordre social et cosmique. Les contributions de Mircea Eliade nous ont fait découvrir un principe simple, mais précieux : le rite actualise et donne vie à une règle, ou à un ensemble de règles, afin de maintenir ensemble des choses sinon séparées.

18Les règles d’un rite opèrent d’une manière d’autant plus efficace qu’elles font partie de l’éthos d’une communauté. Dans nos sociétés, où le moindre faux pas peut heurter autrui, concédons que le rite crée un agir corporel commun. Ainsi, utiliser les mêmes gestes qu’autrui pour le saluer, c’est lui prouver que je ne lui suis pas étranger. L’agir corporel commun lie des individus dans une communauté, qui s’assemblent parce qu’ils se ressemblent. Le rite est un liant social très puissant, pour le dire comme Michel Maffesoli [21], parce qu’il suscite des signes de reconnaissance. Attacher ses cheveux ainsi, porter un pantalon plutôt serré ou ample, utiliser un vocabulaire à la mode, porter une montre d’une telle marque ou d’une telle couleur, boire une Badoit rondelle plutôt qu’une eau Perrier constituent autant de manières rituelles efficaces d’exprimer son identité propre, mais aussi une identité commune aux siens.

19Les règles pour les salutations, pour reprendre cet exemple, sont à cet égard paradigmatiques. Lorsqu’on sait faire la bise ou lorsqu’on sait comment donner la main, il n’y a plus besoin d’y penser. La règle est intégrée, incorporée pourrions-nous dire pour être plus précis. Un rite est d’autant plus efficace qu’il fait partie des manières d’être et de faire des individus. En fait, les rites manifestent l’identité sociale des individus. Bruno Bettelheim [22] ajouterait qu’ils montrent aussi leur individualité et leur personnalité. En somme, il n’y a pas d’identité sans les rites qui la constituent et la représentent.

20Revenons une nouvelle fois à une scène de salutations pour montrer comment le rite produit de l’identité. Une banale observation montre qu’il y a ceux qui, entre copains, font la bise et ceux qui se donnent la main. Parmi ceux-là, nous pourrions distinguer des variations dans les bises et dans les poignées de main. Dans un groupe de personnes, le moindre écart à une manière de saluer peut être interprété comme un acte de dissidence. On reconnaît d’ailleurs une personne au fait qu’elle donne deux bises plutôt que trois et que ses lèvres touchent ou non la joue. Ce sont par les petits signes bien ritualisés que les personnes se rappellent aux autres. On voit que les rites opèrent des distinctions qui permettent aux individus et aux sociétés de se différencier les uns des autres, mais aussi de se reconnaître les uns les autres. Par leurs ritualisations, les individus et les groupes affirment en même temps qui ils sont et qui ils ne sont pas. Le meilleur exemple à cet égard nous est donné par les rites, souvent stéréotypés, qui expriment les identités masculines et féminines. L’observation minutieuse d’un travesti met d’ailleurs en évidence des grappes de gestes très ritualisés utilisés pour se transformer en femme.

21Ce dernier exemple montre avec évidence que les rites qu’une personne pratique régulent son agir corporel et la rendent identifiable. À moins que les signes rituels du genre soient brouillés par des marques androgynes, chacun sait différencier l’homme de la femme en observant sa démarche, son allure, son maintien corporel, ses vêtements et sa coiffure. Cette identification est requise, dans une situation d’interactions sociales, pour adresser les salutations et les formules de politesse en fonction du genre. Les rites proposent des modèles de comportement qui visent à ordonner et à aménager l’agir corporel dans les diverses situations de la vie sociale. Les salutations seront adaptées selon le niveau de proximité des personnes en présence, selon leur genre, leur fonction et leur importance. La distance rituelle à conserver entre les personnes sera donc plus ou moins ouverte, plus ou moins fermée. Les interactions avec autrui où il y a un toucher physique engagent le maintien d’une distance rituelle afin d’éviter d’encombrer son espace corporel. Nul ne peut toucher le corps d’autrui sans y être invité, en fait sans son consentement. Le contact physique demande des précautions rituelles. Il doit être rituellement déterminé pour indiquer clairement l’intention des personnes. C’est pourquoi les rites de séduction qui ouvrent la voie à des touchers corporels sont très élaborés.

22Les spécialistes reconnaissent que le rite est une action corporelle à valeur symbolique. Un geste ou une séquence comportementale, dans le cadre d’un rituel, matérialise et communique des significations plus ou moins cachées, plus ou moins obscures, mystérieuses et énigmatiques. Pour Gilbert Durand, le symbole évoque quelque chose d’absent ou d’impossible à percevoir. Il écrivait à ce sujet : « Le symbole est donc une représentation qui fait apparaître un sens secret : il est l’épiphanie d’un mystère [23]. » En fait, le sens du rituel n’est pas apparent au premier coup d’œil, c’est pourquoi sa compréhension appelle une analyse de l’ordre symbolique dans lequel il s’inscrit.

Bibliographie

Références

  • Bettelheim B., Les blessures symboliques, NRF Gallimard, Paris, 1971.
  • Caillois R., L’homme et le sacré, Gallimard, Paris, 1950.
  • Comte-Sponville A., Petit traité des grandes vertus, Presses universitaires de France, Paris, 1995.
  • Cyrulnik B., Les nourritures affectives, Odile Jacob, Paris, 2000.
  • Douglas, M., De la souillure, Maspero, Paris, 1967.
  • Durand G., « L’homme religieux et les symboles », in J. Ries (dir.), Traité d’anthropologie du sacré, Desclée, Paris, 1992.
  • Durand G., Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale, Bordas, Paris, 1960.
  • Durand G., L’imagination symbolique, Presses universitaires de France, Paris, 1964.
  • Durand G., L’âme tigrée. Les pluriels de psyché, Denoël, Paris, 1981.
  • Durand G., Introduction à la Mythodologie. Mythes et Sociétés, Albin Michel, Paris, 1996.
  • Elias N., La civilisation des mœurs, Pocket, Paris, 1974.
  • Eliade M., Le mythe de l’éternel retour, Gallimard, Paris, 1969.
  • Goffman E., La mise en scène de la vie quotidienne, tomes 1 et 2, Minuit, Paris,1973.
  • Goffman E., Les rites d’interaction, Minuit, Paris, 1974.
  • Goguel d’Allondans T., « “Putain, ça arrache !” Codes et rituels langagiers chez les adolescents », in D. Jeffrey, J. Lachance (dir.), Codes, corps et rituels dans la culture jeune, Presses de l’Université Laval, Québec, 2012.
  • Jeffrey D., Jouissance du sacré, Armand Colin, Paris, 1998.
  • Jeffrey D., « Mémoire corporelle et rites », Histoire et anthropologie, Revue de Sciences humaines, no 22-23, 2001.
  • Jeffrey D., Éloge des rituels, Presses de l’Université Laval, Québec, 2003.
  • Jeffrey D., « Rites et ritualisations », Rites et symboles contemporains, Presses de l’Université du Québec, Québec, 2011.
  • Jeffrey D., « Le corps rituel », in Dictionnaire du corps, Presses universitaires de France, Paris, 2007.
  • Lardelier P., Les nouveaux rites, Belin, Paris, 2005.
  • Maffesoli M., La conquête du présent, Presses universitaires de France, Paris, 1979.
  • Maffesoli M., L’ombre de Dionysos, Paris, Méridiens, 1984.
  • Maffesoli M., Au creux des apparences, Plon, Paris, 1993.
  • Maisonneuve J., Les rituels, Presses universitaires de France, Paris, 1988.
  • Malinovski B., La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, Payot, Paris, 1969.
  • Ries J., L’expression du sacré dans les grandes religions, HIRE, Louvain-la-Neuve, 1978.
  • Rivière C., Les rites profanes, Presses universitaires de France, Paris, 1995.
  • Segelan M., Rites et rituels contemporains, Nathan, Paris, 1998.
  • Turner V., From Ritual to Theatre. The Human Seriousness of Play, PAJ Publications, New York, 1982.

Notes

  • [*]
    Professeur titulaire, Université Laval.
  • [1]
    G. Durand, L’imagination symbolique, Presses universitaires de France, Paris, 1964, p. 64.
  • [2]
    G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale, Bordas, Paris, 1960, p. 11.
  • [3]
    G. Durand, L’imagination symbolique, op. cit., p. 13.
  • [4]
    Cf. à ce propos J. Maisonneuve, Les rituels, Presses universitaires de France, Paris, 1988 ; C. Rivière, Les rites profanes, Presses universitaires de France, Paris, 1995 ; M. Segalen, Rites et rituels contemporains, Nathan, Paris, 1998.
  • [5]
    M. Maffesoli, L’ombre de Dionysos, Paris, Méridiens, 1984.
  • [6]
    D. Jeffrey, Éloge des rituels, Presses de l’Université Laval, Québec, 2003 ; « Rites et ritualisations », in J. Cherblanc, Rites et symboles contemporains, Presses de l’Université du Québec, Québec, 2011.
  • [7]
    J. Ries, L’expression du sacré dans les grandes religions, HIRE, Louvain-la-Neuve, 1978.
  • [8]
    P. Lardelier, Les nouveaux rites, Belin, Paris, 2005, p. 6.
  • [9]
    T. Goguel d’Allondans, « “Putain, ça arrache !” Codes et rituels langagiers chez les adolescents », in D. Jeffrey, J. Lachance (dir.), Codes, corps et rituels dans la culture jeune, Presses de l’Université Laval, Québec, 2012.
  • [10]
    M. Maffesoli, La conquête du présent, Presses universitaires de France, Paris, 1979.
  • [11]
    V. Turner, From Ritual to Theatre. The Human Seriousness of Play, PAJ Publications, New York, 1982.
  • [12]
    M. Douglas, De la souillure, Maspero, Paris, 1967.
  • [13]
    D. Jeffrey, Jouissance du sacré, Armand Colin, Paris, 1998.
  • [14]
    M. Maffesoli, L’ombre de Dionysos, Paris, Méridiens, 1984.
  • [15]
    R. Caillois, L’homme et le sacré, Gallimard, Paris, 1950.
  • [16]
    Cf. B. Cyrulnik, Les nourritures affectives, Odile Jacob, Paris, 2000.
  • [17]
    Cf. D. Jeffrey, « Mémoire corporelle et rites », Histoire et anthropologie, Revue de Sciences humaines, no 22-23, 2001.
  • [18]
    N. Elias, La civilisation des mœurs, Pocket, Paris, 1974.
  • [19]
    A. Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, Presses universitaires de France, Paris, 1995.
  • [20]
    M. Eliade, Le mythe de l’éternel retour, Gallimard, Paris, 1969.
  • [21]
    M. Maffesoli, Au creux des apparences, Plon, Paris, 1993.
  • [22]
    B. Bettelheim, Les blessures symboliques, NRF Gallimard, Paris, 1971.
  • [23]
    G. Durand, L’imagination symbolique, op. cit., p. 13.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.90

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions