Couverture de SOC_121

Article de revue

Le phénomène de la livraison en Corée

Pages 137 à 145

Notes

  • [*]
    Professeur (Université Keimyung, Corée du Sud).
  • [**]
    Chercheur au CeaQ, HK professeur (Korean Studies Institute, Université nationale de Pusan, Corée du Sud).
  • [1]
    The present research has been conducted by the Bisa Research Grant of Keimyung University in 2010. This paper is a revised version of Jongryul Choi’s earlier paper in Korean published in Culture and Society in 2011, 10 : 96-134.
  • [2]
    E. Goffman, Behavior in Public Places : Notes on the Social Organization of Gatherings, The Free Press, New York, 1963.
  • [3]
    E. Goffman, Relations in Public : Microstudies of the Public Order, Basic Books, New York, 1971.
  • [4]
    A. Honneth, The Struggle for Recognition : The Moral Grammar of Social Conflicts, The MIT Press, Cambridge, MA, 1995.
  • [5]
    E. Goffman, The Presentation of Self in Everyday Life, Anchor Books, New York, 1959.
  • [6]
    C. Campbell, The Romantic Ethic and the Spirit of Modern Consumerism, Basil Blackwell, New York, 1987, pp. 72-73.
  • [7]
    G. Ritzer, The McDonaldization of Society, Fine Forge Press, Thousand Oak, CA, 2000.
  • [8]
    A. Bryman, “The Disneyzation of society”, Sociological Review 47(1), 1999, pp. 25-47.
  • [9]
    E. Goffman, Behavior in Public Places, op. cit., pp. 125-131.
  • [10]
    T. Veblen, The Theory of the Leisure Class, Dover Publications, New York, 1994.
  • [11]
    G. Simmel, “Money in modern culture”, in D. Frisby, M. Featherstone (Eds.), Simmel on Culture, Sage, London, 1997.
  • [12]
    Cf. G. Bataille, The Accursed Share, vol. 1, Zone Books, New York, 1991.

1Aujourd’hui, dans la société coréenne, on peut prendre livraison de tous les produits à tous moments et en tous lieux. On peut prendre livraison de tous les plats coréens, italiens, américains, etc. On peut livrer les choses lourdes comme l’arbre, la voiture, l’ordinateur, les appareils électroniques et les choses légères comme le vêtement, les fournitures scolaires, le jouet, etc. Même le chien de compagnie est livré à domicile. Les bouquets de fleurs, les bonbons et chocolats sont livrés pour la fête des mères, la fête des enseignants et l’anniversaire. L’employé du service de livraison transporte le cadeau de mariage et signe le livre d’or en lieu et place de celui qui n’est pas présent à cette occasion. L’intimité même peut être livrée, par exemple le massage et le service intime de karaoké. À la limite, une personne peut être livrée à domicile dans le cas de la conduite par procuration, c’est-à-dire la conduite sur commande de la voiture d’une personne ivre. De plus les choses non commandées sont de temps en temps livrées via le téléphone portable : « Vous êtes le gagnant du chèque n? 345678. Composez le 0899xxxxx ».

2Notre travail a pour objet de chercher comment la banalisation de la livraison transforme le réel de la vie quotidienne coréenne et de comprendre les caractères des rites d’interaction entre celui qui commande et l’employé livreur.

L’inattention polie et le statut de « non-personne »

3Lorsque l’on est en face d’un inconnu, on veut acquérir un maximum d’informations sur lui car on désire tenir une certaine relation avec lui, et la définir. Selon cette définition, on tente de communiquer avec lui. Les informations permettent que l’on attende que les autres agissent d’une manière que l’on estime. Or les possibilités de l’individu d’agir ou de raisonner sont structurées de manière collective et réciproque. On a donc l’obligation morale d’essayer de jouer les rôles selon la structure formelle de l’échange rituel et de s’ajuster précisément à la logique du jeu rituel.

4Dans les situations de livraison, celui qui commande un article et le livreur sont étrangers l’un à l’autre. Mais, à la différence des autres étrangers, le livreur a une autorisation d’approcher celui qui commande et de le contacter. À la différence des interactions non focalisées, par exemple dans la rue, il y a une vraie rencontre entre le livreur et celui qui commande même si elle est très courte. Elle commence par le fait que le livreur perce les « pare-engagements » du commandeur. Goffman nomme « pare-engagement » toutes les stratégies que l’on utilise pour ne pas s’engager en toute légitimité. C’est une manière de conserver l’anonymat ou une privacy : le silence, l’évitement des regards, etc. Les ordres des interactions entre le livreur et le commandeur dépendent de la durée de leur rencontre. En fait, les deux personnes – celui qui commande et celui qui livre – acquièrent socialement et comprennent mutuellement les règles des bienséances situationnelles.

5Tout d’abord, on peut supposer le cas où celui qui commande n’est pas à la maison lors de la visite du livreur. Dans ce cas, il n’y a pas d’interaction parce que le livreur laisse l’article commandé au gardien ou au voisin. Normalement, avant sa visite, le livreur appelle pour savoir si celui qui commande l’article est à la maison. Si celui qui commande n’est pas chez lui, il demande au livreur de laisser l’article au gardien. Les deux personnes minimalisent ainsi leur engagement.

6Deuxièmement, on peut supposer le cas de la livraison de pizza. L’interaction entre les deux personnes ne se déroule qu’en quelques secondes où l’on s’échange la pizza et l’argent. Normalement, on commande la livraison de la pizza à un espace privé protégé, parce que l’espace privé dispose d’un pare-engagement. Le pare-engagement est donc une sorte de bouclier qui a pour fonction de masquer ce qui pourrait indiquer que l’acteur s’évade de la situation présente. Il nous permet d’échapper à l’obligation demandée par les situations, et de protéger son territoire [2]. Ainsi, la livraison permet de consommer la nourriture en maintenant la privacy et la vie privée dans son propre territoire. Il s’agit de l’exigence du droit à son territoire.

7Le livreur est un étranger qui a une autorisation momentanée, délivrée par celui qui commande, d’accéder au domaine privé de ce dernier. Les deux acteurs le reconnaissent et essaient, par conséquent, mutuellement de minimaliser leurs interactions sauf l’échange de nourriture et l’argent du paiement. Ils veulent donner l’impression qu’ils ne s’intéressent pas l’un à l’autre. Mais cela ne signifie pas qu’ils peuvent négliger totalement les rites d’interaction à respecter. Au contraire, par les rites de la vie courante comme l’étiquette professionnelle, la politesse, les salutations, ils montrent leur reconnaissance de l’un à l’autre [3].

8Troisièmement, réfléchissons au cas où l’on conduit sur commande la voiture d’une personne ivre. Les deux personnes – celui qui commande la conduite de sa voiture et celui qui la conduit – sont dans un endroit étroit pendant assez longtemps. Faire conduire sa voiture par un inconnu est une sorte de livraison. Une livraison de l’humain ivre. Mais d’où vient le courage aventureux de se laisser conduire par un inconnu ? Peut-on dire qu’il est possible par la stabilisation du marché, par l’institutionnalisation de la méfiance des conducteurs remplaçants ? Peut-être. Mais nous suggérons que c’est possible par la croyance qu’ont les deux acteurs – celui qui veut être livré à son domicile et celui qui va le livrer – de pouvoir jouer des rôles convenables réciproquement. Lors de leur rencontre, celui qui commande passe la clé de sa voiture à un livreur (celui qui va conduire la voiture), les deux personnes se donnent la reconnaissance réciproque de leur coexistence de l’un avec l’autre et, ensuite, ils se donnent le statut de « non-personne ». On est normalement très mal à l’aise d’être ensemble dans un espace serré comme une voiture et c’est la raison pour laquelle on se donne le statut de non-personne. L’inattention polie dans cette situation est à la fois une reconnaissance de la co-présence de l’autre et un jeu pour le retrait de toute interaction.

9Celui qui commande exhibe un téléphone portable qui fonctionne comme pare-engagement, en feignant être seul dans la voiture. Celui qui conduit la voiture – le livreur – et celui qui est qualifié de non-personne accomplissent bien leur tâche chacun à sa manière. Surtout dans le cas où l’ivrogne est une femme et où celui qui la conduit chez elle est un homme, ces pratiques de donner le statut de non-personne se font au maximum. Normalement, la femme qui monte dans sa voiture avec un conducteur remplaçant téléphone à sa famille ou à ses amis pour annoncer qu’elle est en train de rentrer chez elle avec un conducteur remplaçant. Ce dernier joue son rôle de non-personne pendant qu’elle raconte familièrement sa journée à ses amis. Dès son départ, le conducteur appelle sans hésiter le centre des conducteurs remplaçants pour dire dans quelle direction il se rend et vers quelle heure il arrivera. Pendant ce temps, la femme joue également son rôle de non-personne. L’ordre moral ne se fait et ne se maintient que dans des pratiques réciproques.

10Dernièrement, est survenu un cas exceptionnel de pratique de l’inattention polie entre celui qui commande et le livreur : un cas d’interaction entre une employée et un client de karaoké. Le client partage l’intimité avec celle qui la fait entrer dans une salle de karaoké. Comme le conducteur remplaçant, elle est autorisée à pénétrer dans le pare-engagement de celui qui commande. Généralement, on partage son propre territoire sacré avec les gens en relation très proche. Aujourd’hui, on voit que même entre l’époux et l’épouse l’attentat à la pudeur peut être constitué, c’est-à-dire que pour entrer dans le territoire sacré du corps de son partenaire il faut également adopter le rite convenable. De manière différente, il y a une rencontre entre une femme professionnelle qui ouvre son territoire sacré de soi et un homme qui accède à ce territoire avec un but précis. Or, même dans ce cas extrême, est demandé le rite convenable de l’échange de la fantaisie sexuelle moyennant l’argent.

11La relation entre l’employée de karaoké et l’homme qui en a besoin n’est pas intime comme entre les amoureux, elle n’est non plus liée par la prostitution. Mais, dans une certaine mesure, l’employée de karaoké est considérée comme ayant donné une autorisation au client de karaoké d’accéder à son corps. L’ordre d’interaction entre eux est ainsi éthiquement très délicat. Dans ce cas, le rite d’interaction d’intimité entre étrangers revendique paradoxalement de pratiquer plus activement l’inattention polie. On aurait un effet non voulu et inattendu si l’on néglige cette revendication et si l’on viole l’intimité de l’employée de karaoké en s’illusionnant qu’elle ouvre son corps pleinement et réellement. Réciproquement, on risquerait de détruire l’ordre moral si elle exerce la violation du corps de l’homme qui la commande.

12En bref, celui qui commande et le livreur pratiquent réciproquement l’inattention polie. Ils ne sont pas dans une « lutte de reconnaissance » [4] à l’égard d’un autre pour la confirmation de l’amour, de l’égalité et de la solidarité éthique, etc. Celui qui commande un article et le livreur sont des étrangers l’un à l’autre et se mettent en position d’interaction par l’intermédiaire de l’argent. Ils ne devraient pas vouloir s’échanger l’amour, ni se disputer juridiquement pour l’égalité, ni lutter pour gagner le respect social de l’autre. Au contraire, il faut minimiser leurs engagements et construire l’ordre particulier de leur interaction. Pour cela, ils doivent coopérer en donnant à l’autre le statut de non-personne et en assumant, à leur tour, le statut de non-personne. Il est inutile d’essayer d’entrer dans l’engagement en se regardant dans les yeux et en voulant satisfaire la curiosité de l’autre. Cela pourrait produire un effet désagréable. Il s’agit pour eux de ne pas faire intrusion dans la public privacy et ce réciproquement. Le respect de la privacy dans l’espace public est un phénomène moderne et singulier de la ville, bien que la privacy soit considérée comme protégée dans l’espace privé. Le cas de la livraison qui traverse les limites entre le domaine privé et le domaine public est ainsi très particulier et il revendique donc la pratique du respect de la public privacy.

Simulation de la classe de loisir

13Jadis, on considérait en général comme non-personne celui qui n’avait pas de pouvoir social, par exemple le serviteur, le courtisan, l’enfant, la femme, etc. Or, paradoxalement, ces personnes avaient le privilège de fréquenter la « coulisse » (l’arrière-scène), un lieu où les rôles de la scène ne valent plus. Ce privilège est dû au fait qu’on leur donne le statut de non-personne [5]. Peut-on dire alors que l’on donne le statut de non-personne au livreur parce qu’il n’a pas de pouvoir social ? Ce cas est-il tout à fait identique au cas où les hommes ne sont pas gênes dans des toilettes publiques même si une femme y travaille pour le nettoyage ou l’entretien ? Ce n’est pas tout à fait le cas. C’est plutôt parce que le livreur est considéré comme une existence appelée et sortie de l’espace fantasmagorique irréversible. Il est comme le « grand génie » de la lampe magique qui sort de la lampe et y rentre lorsque l’on fait un appel téléphonique.

14Or, à la différence d’Aladin qui s’étonne de la présence du génie dans la lampe merveilleuse, celui qui commande fait sortir le livreur du monde fantasmagorique et reste face à lui sans s’en étonner. Cela signifie le renversement de la distinction de Campbell [6]. Selon ce dernier, le désenchantement du monde externe fait pendant au réenchantement du monde interne. À l’opposé de cette distinction, dans notre monde contemporain, on se trouve devant le désenchantement du monde interne et le réenchantement du monde externe. Le monde hyper-désenchanté, que Ritzer nomme « la macdonaldisation de la société » [7], va de pair avec le monde réenchanté, que l’on peut appeler « la disneyisation de la société » [8]. Bryman insiste sur le fait que le principe des parcs de loisirs de Disneyland – comme la thématisation, la consommation dédifférenciée, le merchandising, le travail émotionnel, etc. – dominent de plus en plus tous les secteurs de la vie sociale. Dans l’espace de Disneyland, même si l’on est au travail, on est sur scène. D’après Bryman, l’hyper-rationalisation de la société – qui pourrait être appelée la macdonalisation – attire paradoxalement le monde réenchanté. Dans le monde ainsi réenchanté, on exige que les salariés d’un « travail émotionnel » doivent toujours être souriants et gentils comme les poupées dans le parc à thèmes.

15En empruntant le vocabulaire de Goffman, on peut dire que le salarié d’un travail émotionnel a une autorisation spéciale par laquelle il s’identifie à une « personne ouverte » (open person) et en même temps à une « personne qui ouvre » (opening person) aux rencontres avec les autres. Les policiers qui veillent à la circulation et les marchands de journaux dans la rue sont des cas types de « personnes ouvertes » qui sont sollicitées librement par un grand nombre d’inconnus pour des informations et de l’aide. Les personnes âgées et les enfants sont considérés également comme des personnes ouvertes parce qu’elles n’ont « rien à perdre » lors de la rencontre avec les autres. La personne ouverte est également comprise comme la « personne qui ouvre », c’est-à-dire celle qui a une autorisation pour accéder librement aux autres. Comme la personne ouverte, la personne qui ouvre n’est pas objet de soupçon. Les policiers ou les patrons de magasins ouvrent aux rencontres avec tout le monde et ils ont l’obligation de le faire [9].

16Or qu’est-ce qui se passera si l’on traite les salariés d’un travail émotionnel comme l’on traite les policiers ou les marchands des journaux ? C’est-à-dire que se passera-t-il lorsque l’on considère les travailleurs émotionnels comme personnes ouvertes et personnes qui ouvrent ? Ces travailleurs ne sont pas comme les personnes âgées qui ont perdu la mana sacré ou les enfants qui ne l’ont pas encore, ils ne sont non plus comme les policiers qui sont publics en s’occupant des devoirs quotidiens et sérieux. Les travailleurs émotionnels sont considérés comme détachés de leur soi, accessibles à tous. On les traite sans émotion particulière même s’ils nous approchent avec de grands sourires, parce que l’on sait bien qu’ils ne sont pas là pour être vrais. Or on pourrait dire sans difficulté que tout le monde est impliqué dans le travail émotionnel. C’est dire que l’on s’engage toujours à maintenir la règle du jeu rituel et à être gentil et souriant dans la vie sociale.

17En général, la livraison est considérée comme un style de vie qui appartient à la classe du loisir. La banalisation de la livraison peut être interprétée comme liée à l’imitation de cette classe. Comme Aladin fait travailler le génie de la lampe qui dit : « Parle et j’obéirai ! », on emploie le livreur pour de menus travaux. On ordonne en fait au livreur de transporter n’importe quoi. Jadis, les rôles ostentatoires confiés à des serviteurs spécialisés étaient plus importants que les rôles réels qui leur étaient confiés. Les serviteurs devaient faire honneur à la réputation et à la dignité de leur patron. Il y avait gaspillage de temps (loisir) et gaspillage de biens (consommation ostentatoire) [10]. Or, dans notre société contemporaine, la plupart des gens n’ont pas de capacité financière, sauf la réelle classe capable de s’offrir beaucoup de loisirs, qui dispose de beaucoup de serviteurs spécialisés. Malgré toutes les limites financières, on veut cependant se conduire comme des personnes disposant de loisir, et cette envie peut se réaliser d’une certaine manière par la livraison. La démocratisation de la consommation va de pair avec la croissance de l’industrie de la livraison qui dispose de tant de staffs de service. On leur ordonne de transporter n’importe quoi et ils nous obéissent.

18Or, en Corée, le rôle du service de la livraison est plus lié à la fonction réelle de service efficace qu’à la fonction ostentatoire. Il ne suggère jamais la dépense improductive des richesses excédantes. Ce n’est que la consommation poco a poco des services des livreurs écrasés par les impératifs de la nécessité et de la productivité.

19On pourrait le vérifier plus clairement dans le cas où l’on commande de livrer un service ménager chez soi. En Corée, normalement, la femme de ménage vient au domicile de celui qui le lui demande lorsque celui-ci est absent. Après avoir fait le ménage, après avoir fait du repassage et préparé le dîner, elle s’en va pour ne pas rencontrer celui qui la commande. Leurs rites d’interaction se minimalisent ainsi. Ce n’est pas un hasard si le grand rassemblement national des services du ménager s’appelle Femme-Coquillage. Femme-Coquillage est un personnage d’un conte traditionnel coréen. Dans le conte, une princesse de palais du sous-marin est amoureuse d’un jeune homme de la terre et elle vient secrètement chez lui sous la forme de coquillage et elle fait le ménage, prépare le dîner pour lui. Les femmes de ménage revendiquent de ne pas avoir de rites d’interaction avec ceux qui les commandent. Ceux-ci le reconnaissent aussi et veulent minimiser les rites d’interaction avec elles. Généralement, on attend la femme de ménage à la maison et lorsqu’elle arrive, on la paie et on s’en va vite en la laissant seule à la maison. On quitte la maison avec l’attente de retrouver la maison bien nettoyée et des plats délicieux préparés tandis que l’on est légèrement inquiet car on laisse une inconnue seule à la maison, dans son propre espace privé.

20Or le moment où l’on réalise que notre monde est une simulation coïncide exactement avec le moment où la femme de ménage se révèle comme un acteur utilitariste. On entend souvent dire que beaucoup de femmes de ménage facturent un supplément de prix. Elles insistent sur le fait qu’elles ont travaillé plus qu’elles n’avaient prévu. Le supplément de facturation est normalement payé sans récrimination. Et cependant, les attentes sont souvent déçues : la plaque de cuisson n’a pas été bien nettoyée, les vêtements qui devaient être nettoyés à sec ont été lavés à l’eau, les repas préparés n’étaient pas vraiment mangeables car l’odeur n’était pas alléchante… Face à ces situations désagréables, on se propose de réclamer auprès de la femme de ménage et puis, finalement, on ne lui dit rien et l’on fait appel à une autre femme de ménage. En fait, on craint de s’impliquer dans une situation d’interaction non souhaitée.

21Sans aucun doute, après le travail qui nous crève, nous ne pourrions pas nous efforcer à déclencher « l’inattention polie ». C’est-à-dire dans notre société il est difficile de maintenir l’inattention polie qui est le type le plus élémentaire d’engagement en face-à-face lors de rencontres avec des étrangers. C’est la raison pour laquelle les travailleurs qui s’occupent de la production matérielle dans la société capitaliste sont tous des acteurs utilitaristes. Pourquoi sont-ils utilitaristes ? Parce qu’ils sont écrasés par la lutte pour la vie. Lorsque les actes instrumentalistes dominent globalement sur la vie, il est difficile de vivre sa vie sur l’avant-scène. Goffman distingue l’avant-scène où l’on joue et l’arrière-boutique où l’on se laisse aller. Or maintenant dans notre société même sur l’avant-scène on ne joue plus, et on n’y voit donc que des êtres égoïstes cyniques comme Machiavel..

Conclusion

22Dans le phénomène de banalisation de la livraison, nous pouvons vérifier avec Simmel la réalisation complète de la société où l’anonymat de la relation monétaire rend les gens libres [11]. La relation entre celui qui commande en ligne des articles et celui qui les livre à domicile est anonyme parce qu’elle est liée par l’argent. Cela permet donc d’échanger librement et rationnellement les besoins. Aujourd’hui, on minimalise les rites d’interaction entre les gens tandis que, jadis, on exprimait sa gratitude par un ensemble de geste significatifs destinés à ceux qui transportent les choses dont on a besoin. Cette réalité est celle que connaissent de nombreux Coréens après avoir couru pour la croissance économique pendant un demi-siècle : c’est une réalité réifiée. Le statut de non-personne, l’inattention polie, etc., leur suffisent. Ils sont devenus étrangers les uns aux autres lorsqu’ils passent dans les espaces publics, n’éprouvant envers l’autre aucune responsabilité morale ni aucun besoin de relation à long terme.

23Or tout le monde sait très bien que les sociétés décrites par Simmel et Goffman ont comme substructure la réalité des salariés intérimaires. Ceux-ci se situent et travaillent normalement dans les coulisses de la société et, par conséquent, on ne peut pas voir réellement leur situation difficile ou misérable. Même s’ils se situent à l’avant-scène, on ne peut pas facilement connaître leur situation véritable, car ils s’occupent d’un travail émotionnel. Nous avons vu que la réalité réifiée peut être ainsi décorée sans difficulté par les fantasmagories. Elle est à la fois un produit du travail misérable et une expression du rêve. Le rêve de sortir du monde des animaux, de la satisfaction assouvie, et de vivre dans le monde de la jouissance qui demeure éternellement ! Le rêve d’entrer dans le monde sacré en détruisant férocement la réalité réifiée et de sortir du monde de la reproduction qui enferme le plaisir dans l’utilité [12] ! Tout les Coréens d’aujourd’hui aspirent à réaliser ce rêve jadis réservé à un petit nombre d’aristocrates. C’est un rêve heureux car il promet de partager le sacré avec tout le monde. Mais ce rêve se transforme en cauchemar lorsque sa réalisation nous amène à la reconnaissance des acteurs utilitaristes écrasés par la réalité du travail. En bref, on jouit de la consommation qui nécessite d’exploiter la petite nécessité (le salarié intérimaire), mais en même temps on effectue la simulation de la dépense qui détruit la grande utilité (le capitalisme).

Bibliographie

Bibliographie

  • Bataille, G., The Accursed Share, vol. 1, Zone Books, New York, 1991.
  • Bryman, A., “The Disneyzation of society”, Sociological Review 47(1), 1999.
  • Campbell, C., The Romantic Ethic and the Spirit of Modern Consumerism, Basil Blackwell, New York, 1987.
  • Goffman, E., The Presentation of Self in Everyday Life, Anchor Books, New York, 1959.
  • Goffman, E., Behavior in Public Places : Notes on the Social Organization of Gatherings, The Free Press, New York, 1963.
  • Goffman, E., Relations in Public : Microstudies of the Public Order, Basic Books, New York, 1971.
  • Honneth, A., The Struggle for Recognition : The Moral Grammar of Social Conflicts, The MIT Press, Cambridge, MA, 1995.
  • Ritzer, G., The McDonaldization of Society, Fine Forge Press, Thousand Oak, CA, 2000.
  • Simmel, G., “Money in modern culture”, in D. Frisby & M. Featherstone (Eds.), Simmel on Culture, Sage, London, 1997.
  • Veblen, T., The Theory of the Leisure Class, Dover Publications, New York, 1994.

Notes

  • [*]
    Professeur (Université Keimyung, Corée du Sud).
  • [**]
    Chercheur au CeaQ, HK professeur (Korean Studies Institute, Université nationale de Pusan, Corée du Sud).
  • [1]
    The present research has been conducted by the Bisa Research Grant of Keimyung University in 2010. This paper is a revised version of Jongryul Choi’s earlier paper in Korean published in Culture and Society in 2011, 10 : 96-134.
  • [2]
    E. Goffman, Behavior in Public Places : Notes on the Social Organization of Gatherings, The Free Press, New York, 1963.
  • [3]
    E. Goffman, Relations in Public : Microstudies of the Public Order, Basic Books, New York, 1971.
  • [4]
    A. Honneth, The Struggle for Recognition : The Moral Grammar of Social Conflicts, The MIT Press, Cambridge, MA, 1995.
  • [5]
    E. Goffman, The Presentation of Self in Everyday Life, Anchor Books, New York, 1959.
  • [6]
    C. Campbell, The Romantic Ethic and the Spirit of Modern Consumerism, Basil Blackwell, New York, 1987, pp. 72-73.
  • [7]
    G. Ritzer, The McDonaldization of Society, Fine Forge Press, Thousand Oak, CA, 2000.
  • [8]
    A. Bryman, “The Disneyzation of society”, Sociological Review 47(1), 1999, pp. 25-47.
  • [9]
    E. Goffman, Behavior in Public Places, op. cit., pp. 125-131.
  • [10]
    T. Veblen, The Theory of the Leisure Class, Dover Publications, New York, 1994.
  • [11]
    G. Simmel, “Money in modern culture”, in D. Frisby, M. Featherstone (Eds.), Simmel on Culture, Sage, London, 1997.
  • [12]
    Cf. G. Bataille, The Accursed Share, vol. 1, Zone Books, New York, 1991.
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