Notes
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[*]
Membre de l’Institut Universitaire de France. www.michelmaffesoli.org.
-
[1]
M. Heidegger, « Hebel », in Questions III, Paris, Gallimard, 1966, p. 60.
-
[2]
S. Freud, « Le Moïse de Michel-Ange », in L’inquiétante étrangeté, Paris, Gallimard, 1985, p. 103 et p. 106.
-
[3]
C. Schmitt, Ex captivate salus, Paris, Vrin, 2003, p. 268.
-
[4]
S. Hugon, Circumnavigation. L’imaginaire du voyage dans l’expérience Internet, Paris, CNRS Éditions, 2010.
-
[5]
Cf. M. Maffesoli, Morale, éthique, déontologie, Paris, Fondapol, 2011.
-
[6]
H. G. Gadamer, Le problème de la conscience historique, Paris, Seuil, 1996, p. 49.
1Ce divin n’est plus à chercher dans un empyrée lointain et inaccessible mais bien dans la vie de tous les jours. L’imaginaire dans lequel baigne la socialité contemporaine se vit au quotidien. En effet, quand une civilisation se sature et qu’une culture s’élabore à partir de ce qui se déconstruit, tout cela se fait dans la vie courante ; dans ce qui est officieux, latent. Le plus souvent à bas bruit, lentement, silencieusement comme une contamination. La formule de Max Weber, qui est pour moi un leitmotiv : « être à la hauteur du quotidien », fait écho à ce qui était, en son temps, le souci marxien : « écouter l’herbe pousser ».
2L’anodin, le frivole, ce qui a priori n’est pas pris en compte par les institutions sociales, voilà à mon sens ce qui est à la source de tous les changements de paradigme. Par sédimentation progressive, c’est dans la vie de tous les jours que se reconstitue le terreau à partir duquel peuvent croître et se conforter les nouvelles manières d’être et de penser. C’est ce que j’ai, de longue date, proposé d’appeler la puissance sociétale.
3Chose difficile à admettre pour l’establishment intellectuel ; tant journalistes, universitaires et politiques confondus, sont obnubilés, fascinés voire sidérés par les multiples formes du pouvoir (économique, politique, institutionnel…). Et pourtant, la distinction, cruciale, entre pouvoir et puissance, est la clef permettant de saisir l’étonnante socialité postmoderne. Celle-ci se niche dans le retrait. Ce que les mystiques nommaient orphanité, suspension du temps linéaire, moment secret où se conforte ce qui est appelé à durer.
4Pour reprendre les deux termes qui furent les fondements de mon cheminement de pensée : actuel et quotidien, je rappelle que celui-là est une incarnation (actualisation) des potentialités propres à l’intangible qu’est la vie de tous les jours (le quotidien). Le quotidien comme source de ce qui est archétypal : fondamental, premier. C’est bien ainsi que les Pères de l’Église interprétaient ce passage de la prière catholique par excellence : « donne-moi aujourd’hui notre pain quotidien » ; il s’agissait pour eux d’un pain substantiel, dont la matérialité n’était que le symbole d’une dimension spirituelle bien plus étendue.
5Dans sa longue Odyssée, tenace questionnement sur l’être de l’étant, le philosophe Martin Heidegger exprime quelque chose de cet ordre lorsqu’à propos du poète célébrant les rituels et autres menus phénomènes de la vie de tous les jours, il signale que cela permet de « faire voir le permanent dans ce qui est apparemment insignifiant » [1]. Formule d’une belle clarté incitant à penser le socle irréfragable sur lequel s’élève l’être-ensemble. Vie quotidienne où quand rien n’est important tout a de l’importance !
6Les phénomènes du quotidien peuvent paraître insignifiants en ce qu’ils ne se finalisent pas, ne sont pas préoccupés par un but lointain : paradis céleste ou terrestre. Mais leur insignifiance dans la logique du pouvoir transcendant est pleine de signification pour la puissance immanente. C’est cette dernière qui explique que, sur la longue durée il y ait perdurance dans l’être, et relativise les diverses formes d’imposition, d’aliénation, d’exploitation que les divers pouvoirs économiques, symboliques, religieux ne manquent pas de susciter.
7C’est dans la présentéisme anodin que se trouvent les capacités de résistance à toutes les contraintes sociales. C’est pourquoi, si l’on veut saisir les formes et les conséquences de cette affectio societatis caractérisant la postmodernité, il faut revenir à ses racines profondes. Mon idée obsédante est que c’est dans le détail de la vie courante que se trouve le secret d’une telle perdurance.
8Sans aucune compétence en la matière, et en le lisant uniquement en amateur, puis-je rappeler que, dans l’interprétation de l’œuvre d’art, Freud suggère de détourner le regard des impressions d’ensemble et autres grands traits du tableau, afin de se focaliser sur « l’importance caractéristique des détails secondaires, des vétilles » [2]. Dans l’optique psychanalytique qui est la sienne, il souligne que l’on peut ainsi repérer, deviner les choses secrètes et cachées à partir de ce qui est sous-estimé. À partir de ce qui peut être considéré comme rebut.
9Extrapolant le propos, les bagatelles, les détails ont une signification essentielle. Même si celle-ci ne se donne pas à voir dès l’abord. Pour user d’un calembour facile, mais qui peut nous aider à penser ce qui est en jeu : le rebut comme rébus ! Les minuscules situations de la vie de tous les jours devraient être considérées comme autant d’indices (en son sens simple : index, ce qui montre) permettant de baliser le chemin emprunté par les nouvelles formes de socialité.
10Il faut également noter, et le paradoxe n’est qu’apparent, que si le changement s’observe à bas bruit dans le quotidien il peut aussi trouver une forme bruyante dans ses explosions qui ponctuent, avec régularité, la vie sociale, politique ou économique de toute société. La contradiction n’est, en effet, qu’apparente. J’ai parlé de sédimentation. Ce qui fait qu’à un moment donné ce qui était latent devient manifeste. Le sociologue américain P. Sorokin a pu parler, à cet égard, du mécanisme de saturation grâce auquel l’on passe d’un ensemble culturel en un autre. La sagesse populaire ne dit pas autre chose lorsqu’elle constate que « c’est la dernière goutte… ».
11C’est ainsi que les situations paroxystiques sont également comme autant de radiographies révélatrices de l’érotique sociale. On sait que, pour le juriste Carl Schmitt, l’exception est, de beaucoup, plus intéressante que la norme. En tout cas, plus décisive. La situation exceptionnelle est cause et effet des changements d’importance. C’est ainsi que, réfléchissant à ce qu’est, pour lui, le nouveau « nomos de la terre », c’est-à-dire ce nouvel ordre des choses qui régulièrement change, il fait état des « forces théurgiques nouvelles » amenant une « nouvelle époque théogonique » [3]. Donc des énergies nouvelles permettant de comprendre la généalogie de nouveaux dieux (théogonie). On peut interpréter cela de manière métaphorique et voir en de nombreuses pratiques juvéniles exacerbées, parfois violentes, toujours effervescentes, l’expression d’une nouvelle circumnavigation, d’une nouvelle errance à la recherche d’un nouveau monde. Effervescences qui, ainsi que le montre bien Stéphane Hugon [4], trouvent l’aide du développement technologique. Ce qui est certain, c’est qu’au-delà, en deçà, à côté des pouvoirs établis, des institutions de la société officielle, c’est une nouvelle souveraineté qui est en train de s’affirmer. La célèbre formule de Schmitt reste d’actualité : « Souverän ist über Ausnahm Zustand entscheidet » : est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle.
12Je ne laisserai pas, comme le fait Carl Schmitt, cette souveraineté dans le seul domaine du politique. Vous l’avez compris, elle se situe, à mon avis, dans ce qui fait la vie courante, là où le présent, la situation sont primordiales. Là où il faut, à chaque instant, décider ce qu’il convient de faire, comment il faut agir.
13J’ai dit que le présentéisme était la temporalité de la postmodernité. Le « situationnisme » en est, peut-être, l’expression achevée, ce qui ne va pas sans inquiétude. En effet, tout comme selon le principe d’incertitude, dans l’infiniment petit l’espace-temps est fluctuant, de même dans ce « presque rien » qu’est la vie quotidienne, la structure du réel doit être considérée comme intrinsèquement instable. Les certitudes modernes ne servent plus à grand-chose ; ce ne sont que des incantations cherchant à sécuriser ceux qui les profèrent. Mais, vous l’avez compris, il y a mieux à faire.
14Mieux à faire, en effet, que de dire sempiternellement ce que « doit être » le monde, ce qu’il pourrait être, ce que l’on aimerait qu’il soit et autres sécrétions de ce que Nietzsche nommait la « moraline » qui, plus ou moins subrepticement, sourd de nombreuses analyses contemporaines. Il suffit, à cet égard, d’entendre cette étrange ritournelle chantée par les théoriciens ou décideurs de tout poil : j’ai agi, j’ai pensé en fonction de « ma morale, mon éthique, ma déontologie… ». Établissant ainsi une équivalence entre des termes désignant des choses tout à fait différentes. Je me suis déjà expliqué au sujet de ces distinctions [5]. Je rappelle juste que l’éthique (ethos particulier) peut être immorale. Quant à la « déontologie », ce n’est rien d’autre que l’art de s’accorder aux situations (ta deonta).
15Mais comment faire entrer dans des cerveaux pleins de formules toutes faites, sur base de bons sentiments (forme contemporaine de ce que Hegel nommait les « belles âmes »), que ce qui caractérise l’esprit du temps est bien un « situationnisme » généralisé. C’est-à-dire, à l’encontre de l’idéologie officielle du risque zéro et de la sécurisation à outrance, la reviviscence du désir d’aventure, le plaisir du hasard, le fait de décider de sa vie en fonction des occasions et des occurrences non prévisibles a priori. Soyons clairs, tout cela n’est pas explicité rationnellement. Ce n’est même pas conscientisé ou verbalisé en tant que tel. Mais, qu’on le veuille ou non, cela caractérise bien l’inconscient collectif, l’atmosphère mentale, en bref l’imaginaire postmoderne.
16Il n’est que de voir la recrudescence des jeux de hasard – jeux traditionnels et maintenant jeux en ligne – pour mesurer l’appétence en question. La versatilité des opinions politiques, de plus en plus évidente lors des échéances électorales. Sans oublier le virevoltement des affects : le remplacement du contrat de mariage par ce pacte qu’est le « Pacs » à l’aspect bien éphémère. Comme le disait Lacan, le « sentiment ». Et que dire de l’impossibilité en de nombreux domaines (et en particulier pour les jeunes générations) de « faire des projets ». Tout cela, et bien d’autres choses encore, traduit cet ajustement à ce qui arrive, à ce qui se présente, propre à ce que j’ai nommé le situationnisme ou la déontologie présentéiste.
17C’est pour comprendre et décrire le plus justement possible ces derniers qu’il faut élaborer une démarche théorique capable d’émettre des prédictions. Capable de rendre attentif à ce que l’on peut « vérifier » empirement dans la vie de tous les jours. Capable de savoir prendre en compte ce qui « crève les yeux » et que nous ne voulons pas voir. C’est ainsi que l’on peut comprendre les prédictions du prophète. Il ne dit pas « avant », mais il dit « devant » (pro-phemi) ceux qui le vivent, ce qui est vécu.
18Pour cela, il faut rompre avec une épistémologie, voire un « méthodologisme » désuets. Et ce, si on sait suivre la démarche phénoménologique, en reconnaissant l’importance de l’intentionnalité, de quelque nom qu’on l’appelle : élan vital, pulsion, instinct animal. Toutes choses exprimant une ouverture au « monde de la vie » (Lebenwelt), à l’expérience immémoriale de l’espèce humaine [6]. Expérience initiale dont la modalité essentielle est l’impensé, le retrait : ce qui est secret, discret, voire caché. En effet, avant d’être simplement individuelle, l’expérience est collective, phylogénétique. Et même si cela ne manque pas de chagriner nos esprits au rationalisme dogmatique, il est nécessaire d’apprécier, sans a priori, l’importance renouvelée d’une telle sédimentation dont on peut mesurer les effets par le succès des mythes, contes et légendes, le retour du merveilleux et autres formes de réenchantement du monde.
19Tout cela manifeste la saturation des pouvoirs institués, qui se sont mis en place tout au long de la modernité, et souligne le retour d’une puissance instituante ; puissance de base, celle de la vie de tous les jours, s’enracinant profond dans l’originel. C’est la reconnaissance d’un tel glissement de paradigme qui peut redonner à la pensée la place qui est la sienne : dire, le plus bellement possible, ce qui est vécu, l’expérience de la vie. Pensée qui, dès lors, pourra rendre un goût de chair aux mots qu’elle emploie. Pensée qui sera capable d’illuminer le présent au travers d’une acceptation du passé (de l’archéologie). Pensée, enfin, qui puisse mordre au cœur (c’est cela la raison sensible), et ce afin d’être en accord avec une érotique sociale d’antique mémoire, dont les racines sont garantes de l’avenir. Peut-être est-ce ainsi qu’il convient de comprendre L. Bloy : le prophète est celui qui se souvient de l’avenir !
Notes
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Membre de l’Institut Universitaire de France. www.michelmaffesoli.org.
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[1]
M. Heidegger, « Hebel », in Questions III, Paris, Gallimard, 1966, p. 60.
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[2]
S. Freud, « Le Moïse de Michel-Ange », in L’inquiétante étrangeté, Paris, Gallimard, 1985, p. 103 et p. 106.
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[3]
C. Schmitt, Ex captivate salus, Paris, Vrin, 2003, p. 268.
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[4]
S. Hugon, Circumnavigation. L’imaginaire du voyage dans l’expérience Internet, Paris, CNRS Éditions, 2010.
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[5]
Cf. M. Maffesoli, Morale, éthique, déontologie, Paris, Fondapol, 2011.
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[6]
H. G. Gadamer, Le problème de la conscience historique, Paris, Seuil, 1996, p. 49.