Sociétés 2011/2 n°112

Couverture de SOC_112

Article de revue

Le mythe chamitique dans le discours social et politique actuel en Pologne

Pages 49 à 57

Notes

  • [*]
    Docteur en sociologie de l’Université Paris Descartes-Sorbonne. Chercheur au CEAQ. Maîtrise en sciences politiques de l’Université de Wroclaw, journaliste et traductrice. Codirectrice du Programme Étudier Visiter PL. Elle s’intéresse à la problématique de la dynamique sociale de la modernité et postmodernité, de la sociologie historique, de l’imaginaire social. Mail : mkobierska@hotmail.com
  • [1]
    S?ownik j?zyka polskiego on line (Dictionnaire de la langue polonaise en ligne), http://www.pwn.pl/?module=multisearch&search=cham&submit2=szukaj.
  • [2]
    Le comportement de « cham ».
  • [3]
    Les « Chams ».
  • [4]
    Citation provenant du blog “Moje spojrzenie na ?wiat i inne przypadlo?ci”, http://cheyenne.bloog.pl/id%2C2400422%2Ctitle%2CChamstwo%2Cindex.html?ticaid=69abe.
  • [5]
    Lech Kaczy?ski, Président de Pologne (2005-2010).
  • [6]
    Pismo Rzecznika Praw Obywatelskich z dnia 29 kwietnia 2009r do Prokuratora Apelacyjnego Bogus?awa Michalskiego w sprawie umorzenia ?ledztwa o zniewa?enie Prezydenta RP, Internet.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    M. Bia?oszewski, Chamowo, Warszawa, PIW, 2009.
  • [9]
    J. ?akowski, “Chamstwo hula w Internecie”, Gazeta Wyborcza, 10 août 2009.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Source : J. ?akowski, “Chamstwo hula w Internecie”, Gazeta Wyborcza, 10 août 2009 (ce dessin accompagne l’article. Son auteur est J. Gaw?owski).
  • [15]
    Cf. E. Goffman, Les Rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit, 1974. La constatation qu’il s’agit d’un « comportement de cham » justifie sa pénalisation et conduit à la rupture d’interaction.
  • [16]
    Cf. G. Hervieux, La Bible, le Coran et l’esclavage, Paris, Éditions de l’Armançon, 2008.
  • [17]
    Livre de la Genèse, De Déluge à Abraham, in La Bible de Jérusalem, Paris, Éditions du Cerf, 1992, p. 40.
  • [18]
    Cf. M. Kobierska, « La fiction du politique », Sociétés, 1995, n° 49, pp. 261-266. Essai d’anthropologie politique sur la dimension mythologique de la République nobiliaire polonaise.
  • [19]
    Cf. C.G. Jung, Correspondance 1950-1954, Paris, Albin Michel, 1992, p.108.
  • [20]
    G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Parsi, Dunod, 1969, p. 62.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    Les divinités anciennes ayant contrribué à la formation du Panthéon grec sont dites « chthoniennes » (du grec ancien ???? / khth
    equation im2
    n
    , « la terre ») ou « telluriques » (du latin tellus, « la terre ») parce qu’elles se réfèrent à la terre ou au monde souterrain, par opposition aux divinités célestes, dites « ouraniennes » ou « éoliennes ». Dionysos est considéré avec Déméter, Érinyes, Hadès, Hypnos, Kéres, Perséphone et Thanatos comme un dieu chtonien. Source : « Divinités grecques chtoniennes », http://fr.wikipedia.org/wiki/Divinit%C3%A9s_grecques_chtoniennes.
  • [23]
    Cf. M. Maffesoli, L’Ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l’orgie (1985), Paris, Livre de Poche, 1991.
  • [24]
    Cf. G. Durand, « Les Structures polarisantes de la conscience psychique et de la culture. Approches pour une méthodologie des sciences de l’homme », in Structures. Eranos I, Paris, La Table Ronde, 2003.
  • [25]
    Cf. V.W Turner, Le Phénomène rituel : structure et contre-structure, Paris, PUF, 1990.
  • [26]
    Cf. M. Maffesoli, La Violence totalitaire. Essai d’anthropologie politique, Paris, PUF, 1976, pp. 19-69.
  • [27]
    Ibid., p. 23.
  • [28]
    C’est bien entendu une comparaison métaphorique.
  • [29]
    Cf. T. Delpech, L’Ensauvagement. Le retour de la barbarie au XXIe siècle, Paris, Grasset, 2005.
  • [30]
    En 966.
  • [31]
    La dynastie Piast est une lignée de rois et de ducs qui ont gouverné la Pologne depuis son apparition en tant qu’État indépendant jusqu’en 1370.
  • [32]
    Cf. M. Miechowita, Tractatus de duabus Sarmatis, Cracovie, 1517, suivi de six éditions jusqu’en 1580. Traduit en polonais en 1535 et suivi de trois éditions jusqu’en 1545, en allemand en 1518, en italien en 1561.
  • [33]
    J. Matuszewski, Geneza polskiego chama. Studium semazjologiczne, ?ód?, 1982.
  • [34]
    W.N. Trepka, Liber Chamorum. Liber generationnis plebeanorum, Wroc?aw-Warszawa-Kraków, Wydawnictwo Ossolinskich, 1963 (première édition polonaise en 1620).

Constatations phénoménologiques

1Dans le langage courant et populaire polonais, le mot cham est très répandu et opérationnel. Le dictionnaire de la langue polonaise le définit ainsi : « Prénom du fils le plus jeune de Noé (livre de la Genèse) utilisé dans le langage courant pour décrire quelqu’un qui est “grossier”, “rustre”, “inculte”, naguère “paysan”[1]. »

2Le mot (masculin et féminin) « cham » et ses multiples dérivés sont très connotés socialement. Nous les utilisons d’une manière quasi machinale, impulsive, émotive, si nous sommes confrontés à des comportements jugés grossiers, rustres, culottés. Ils expriment notre extrême bouleversement et notre réprobation. Traiter quelqu’un de « cham » est considéré comme une insulte suprême.

3L’Internet polonais est, bien entendu, riche de thèmes « chamitiques ». À titre d’exemple, je cite l’opinion sur le « cham » et le comportement de « cham » de l’un des forums :

4

Savez-vous ce que je déteste vraiment ? C’est « chamstwo »[2] et « chamy »[3]. Bref, tous ceux qui pensent qu’en blessant, vexant et écrasant, ils peuvent eux-mêmes améliorer leur propre vie merdique. (…) Si je pouvais, je les fusillerais comme les canards sauvages. J’aurais tiré sur eux avec la grenaille pour ne pas les tuer mais pour empoisonner leur vie le plus longtemps possible et d’une manière la plus désagréable possible[4].

5Cette émotion, cette humeur sociale est opérationnelle dans notre conscience et notre culture à un point tel qu’elle touche le sommet même de l’État polonais. En juillet 2008, l’un des opposants au Président de la République [5], en contestant d’une manière très émotionnelle son comportement dans une affaire politique, avait déclaré à la télé polonaise « que le président est un cham et que son comportement peut être qualifié de cham » [6].

6La chancellerie du Président a immédiatement entamé une procédure juridique en qualifiant ce propos d’outrage au Président et d’atteinte à sa dignité personnelle. L’affaire a été complexe, étant à la fois affaire d’État et affaire civile. Elle a été délibérée au tribunal de la Première Instance et à la Cour d’Appel, qui ont tous deux déclaré un non-lieu. Cependant, en avril 2009, le porte-parole des droits civiques a envoyé une lettre au procureur de la Cour d’Appel dans laquelle il a constaté que « cette déclaration est sans aucun doute la violation de l’estime due au Président de la République » [7].

7Les thèmes chamitiques sont aussi présents dans les discours artistiques, littéraires. Un récent exemple en est la publication en juillet 2009 d’un livre du poète et écrivain Miron Bia?oszewski titré Chamowo (La Ville des Cham) [8]. Il s’agit d’une sorte de journal dans lequel l’artiste décrit sa vie en 1975 et 1976 dans une cité dortoir éloignée du centre « bcbg » de la capitale polonaise et où régnaient le franc-parler populaire, le système D et la vie « sans façon ». Il faut dire que ce livre a trouvé immédiatement une résonance sociale.
Le 10 août 2009, le quotidien national Gazeta Wyborcza publia un texte de Jacek ?akowski intitulé « Le comportement de cham règne sur l’Internet » [9], dénonçant la violence et la brutalité des forums sur Internet. À l’origine de ce texte, il y avait la démission d’une sportive de 37 ans, capitaine d’une équipe nationale de volley-ball. Son équipe avait subi une défaite cinglante lors d’une compétition du Championnat du Monde, ce qui avait provoqué des critiques violentes de sa personne dans les communautés d’internautes. Ceux-ci allaient jusqu’à écrire, par exemple, que « l’équipe nationale n’est pas un refuge pour de vieilles taupes ridées, remplies de cellulite et bronzées au solarium » [10].
Cette brutalité des internautes a brisé la femme qui annonça en pleurant à la télé polonaise sa démission. Dans son article, ?akowski exprima son « profond bouleversement » devant ce comportement de « cham », utilisant jusqu’à 18 fois cette expression ! Il écrit : « Chaque jour sur l’Internet à la place d’échanger des arguments nous échangeons des injures » [11] et conclut que « le comportement de cham sur l’Internet doit être combattu comme les comportements violents des supporters de football » [12]. Le dessin qui accompagnait cet article [13] est absolument significatif. C’est une image du « cham postmoderne » de l’époque d’Internet : [14]

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8En conclusion, on peut dire que les thèmes et les injures chamitiques opèrent dans tous les registres de la vie sociale : de situations très banales, quotidiennes, interpersonnelles et interactives au sens gofmanien [15] jusqu’aux conflits politiques au sommet de l’État, aux polémiques médiatiques et même jusqu’aux expressions artistiques.

Archéologie : la saisie de l’archétype

9Le mythe chamitique est l’un des récits fondateurs de la civilisation judéo-chrétienne [ 16]. Il raconte l’histoire de la punition du fils cadet de Noé qui s’appelle Cham. Le récit dit ceci :

10

Les fils de Noé qui sortirent de l’arche étaient Sem, Cham, Japhet. C’est à partir d’eux que se fit le peuplement de toute la terre. Noé, le cultivateur, commença à planter la vigne. Ayant bu du vin, il fut enivré et se dénuda à l’intérieur de sa tente. Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père et avertit ses deux frères en dehors. Mais Sem et Japhet prirent un manteau, le mirent sur leurs épaules, leurs visages étaient tournés en arrière et ils ne virent pas la nudité de leur père. Noé se réveilla de son ivresse, il apprit ce que lui avait fait son fils le plus jeune. Et il dit : Maudit soit Canaan ! Qu’il soit pour ses frères le dernier des esclaves. Et il dit aussi : Béni soit Jahvé, le Dieu de Sem et que Canaan soit son esclave. Que Dieu mette Japhet au large et que Canaan soit son esclave[17].

11Noé ne maudit pas Cham lui-même, mais son fils Canaan. Et cela probablement parce qu’il fut béni juste après le Déluge. L’analyse approfondie de ce mythe me semble tout à fait digne d’intérêt. Cham, ce fils maudit de Noé, a commis un péché d’impudicité et d’insubordination. À la différence de ses deux frères, il a permis que la sensualité et l’émotion le dominent. Se laisser aller, donc ne pas maîtriser son corps et ses sentiments constitue un péché qui entraîne l’anathème. Cependant, cette malédiction « indirecte » concernant le fils du « malfaiteur » permet de penser que la tribu issue de Cham « béni par Dieu » garde sa dimension sacrée. Ses descendants sont aussi les enfants de Dieu. Mais ce manque inné de maîtrise de ses sentiments et de ses actes les condamne à jamais, même s’ils sont des créatures divines, à une condition inférieure d’esclaves. Ainsi donc, l’humanité est composée de trois couches : celle issue de Sem, qui est la couche privilégiée et la plus proche par ses actes et ses vertus de l’idéal divin, celle issue de Japhet, « mise au large par Dieu », et celle issue de Cham, maudite, à peine acceptée.

12Paradoxalement la « tribu maudite » est la plus nombreuse. La fécondité est donc liée à la sensualité soumise au règne des passions… Celles-ci, on le sait, peuvent facilement, si elles ne sont pas maîtrisées, entraîner le chaos, et donc le néant qui est l’enfer. L’extrémité de ce danger explique la prudence avec laquelle la passion doit être gérée. D’où vient la malédiction de Noé. Ce père soucieux, vigilant, conscient du danger fut obligé de mettre son fils sous contrôle. La passion, bien qu’elle soit le facteur de la vie, peut engendrer la mort… Le peuple en tant que bassin où s’accumule la passion humaine est aussi ambigu et redoutable. D’une part, grâce à sa fécondité, il est porteur de la vie. D’autre part, par ses jeux peu prudents animés par la passion, il peut engendrer une catastrophe. D’ailleurs, mis en colère, il est comme un ouragan… D’où cette nécessité de le surveiller, de le façonner, bref de le mettre en forme [18]

Interprétations

13Ce récit est une description imagée et métaphorique d’une situation ontologique à travers laquelle nous pouvons saisir les motivations archétypales, c’est-à-dire les pulsions conscientes et inconscientes provoquées par les stimulants extérieurs et intérieurs qui nous poussent à agir, à imaginer et à ressentir d’une manière quasi spontanée, irréfléchie, automatique. D’ailleurs, c’est ainsi que Jung entend le rôle des archétypes. Selon lui, ils construisent et organisent la totalité du processus psychique de l’homme de la même manière que l’instinct chez l’animal [19]. Durand, comme Jung, voit dans l’archétype « un stade préliminaire de l’idée » [20], alors que l’idée elle-même « est une incarnation de l’archétype dans le contexte historique et épistémologique défini » [21]. On voit bien que, dans le récit biblique, nous sommes au niveau de motivations archétypales car les actions du père et du fils sont spontanées et pulsionnelles.

14Les comportements et les réactions psychologiques décrits dans ce récit font partie de l’ensemble des réactions humaines par rapport au contradictoire. Ici, nous avons à faire à une contradiction extrême de la vie sociale, celle du peuple porteur de la vie et celle du peuple ravageur, potentiellement porteur de mort. Les figurations de Cham et de sa tribu personnifient dans la civilisation judéo-chrétienne ces énergies sociales contradictoires. On peut dire aussi qu’il s’agit d’une peur, d’une méfiance archétypale du populaire, du sensuel, de l’érotique. Dans chaque culture, nous trouvons des expressions imagées de ces pulsions contradictoires. Chez les anciens Grecs, c’est bien entendu le culte des dieux chtoniens souterrains [22], c’est-à-dire de ces puissances sourdes et tenaces de la mort et de la destruction… Le mythe dionysiaque est l’une de ces expressions [23].

15Sur le plan anthropologique, ce jeu est une expression d’un jeu éternel qui taraude notre esprit : celui de l’ordre/désordre, et plus généralement du contradictoire. En se référant à la réflexion durandienne, on peut dire qu’il s’agit ici d’une structure polarisante [24]. V. W. Turner y verra une expression d’une logique structure/contre-structure [25], tandis que pour M. Maffesoli le mythe chamitique sera une description imagée et métaphorique de la polarisation pouvoir/puissance [26].

16Selon ce dernier, la puissance est du côté du peuple, alors que le pouvoir est du côté de la structure, et donc de l’élite. « Leur entrecroisement constitue la trame sociale [27]. » Le peuple est « coincidentia oppositorum » de toute la vie sociale. Il s’ensuit que les relations entre le pouvoir et la puissance sont tendues, fortement conflictuelles.

17Il existe dans l’histoire humaine des moments où c’est la puissance qui domine. Si ces moments sont trop intenses, on les vit mal en les identifiant au désordre, à la déstructuration, à l’effervescence. Il y a aussi des moments de forte domination structurelle. Ils ne sont pas aussi faciles à vivre. Il suffit de dire que les totalitarismes modernes sont leurs exemples paroxystiques. Il existe enfin des moments d’équilibre entre ces deux pôles. On les perçoit souvent comme l’âge d’or d’une culture, d’une civilisation, d’une vie.

18Bref, en conclusion, on peut dire qu’il s’agit de deux pôles agissant réciproquement l’un sur l’autre. La polarisation entre ces deux forces crée, un peu comme dans le champ magnétique [28], l’espace et les conditions de la vie individuelle et collective. Enfin, s’il est vrai que notre vie est structurée par la dynamique polarisante, les notions telles que progrès et développement n’ont pas de sens.
Ceci peut expliquer, en partie, le paradoxe de la structuration postmoderne qui est la conjonction d’une technologie très sophistiquée avec l’archaïsation relative des relations humaines (leur « ensauvagement ») [29]. Et cela, probablement, parce que nous sommes en train de vivre le moment de la domination de la puissance. En tout cas, telle est mon hypothèse.

Le mythe chamitique en action : le cas polonais

19Bien entendu, le mythe chamitique est opérationnel dans la conscience et dans la culture polonaise depuis son adhésion à la civilisation judéo-chrétienne [30]. Cependant, sa réception et sa résonance sociale augmentent considérablement à partir du début du XVIe siècle. Pour la Pologne, c’est alors une période d’essor économique et culturel, celle de la constitution d’un « empire » (République nobiliaire) où la noblesse devient la caste dirigeante, qui regroupe administrateurs/législateurs, propriétaires des moyens de productions (la terre), détenteurs du pouvoir symbolique. Elle constitue environ 12 % de la population totale et représente la force structurante et organisatrice du corps social (pouvoir au sens maffesolien).

20Dans ces nouvelles conditions, les nobles sont en train de chercher leurs racines. Ils veulent changer de mythe fondateur. Le début de l’organisation étatique polonaise est en effet lié à la dynastie Piast [31] dont le fondateur a été d’origine paysanne. Ceci dérange dans le nouveau contexte. À cette demande des nobles, répond alors la science sociale de l’époque. En 1517, Maciej Miechowita, recteur de l’Académie de Cracovie, publie un traité [32] sur les origines de la chevalerie et de la noblesse polonaises. S’appuyant sur les travaux des savants antiques, tels que Ptolomée, Pline l’Ancien, Suétone, Tacite, il conclut que durant les premiers siècles après J.-C. une partie des tribus des Sarmates d’origine iranienne avait quitté les steppes de la mer Noire pour se fixer sur le territoire situé entre le Dniepr et la Vistule où ils ont réduit en esclavage la population indigène. Ces conquérants sarmates furent les ancêtres de la noblesse polonaise. Cette thèse de Miechowita a été reprise par les autres chercheurs de l’époque en Pologne et en Europe.

21Par rapport à la mythologie de l’époque des Piast, on peut constater deux changements. Premièrement, les origines de la noblesse à la différence de celles des paysans ne sont pas slaves (esclaves) mais orientales. La noblesse est la descendante d’un peuple venant d’ailleurs, de conquérants. Deuxièmement, cette différenciation d’origine – « Bien qu’on habite le même territoire, on n’est pas de la même tribu », différenciation d’où résulte l’abandon de la solidarité tribale, car « on n’est pas du même sang » – a permis d’introduire une idée de distinction sociale. Désormais, libérée de l’obligation de solidarité tribale, la noblesse peut à l’égard des classes inférieures pratiquer le paternalisme.

22En ce qui concerne la condition paysanne, on s’appuie sur le mythe chamitique. Le paysan polonais est, par conséquent, le descendant de Cham [33]. Il appartient à une « masse anonyme sans âme ». La noblesse seule constitue la nation polonaise. Sa république est donc exceptionnellement exclusive. À partir de XVIIe siècle, « devenir noble » est très difficile. L’achat de titres de noblesse et même l’anoblissement royal sont mal vus et contestés par les « nobles ». Au cours de ce siècle, paraissent même les « Livres de chams » contenant les noms et les histoires de familles « de ces arrivistes d’origine populaire et paysanne qui osèrent se déguiser en noblesse » [34].
De point de vue épistémologique, ce discours sur les origines est double : moderne et traditionnel. Le statut ontologique de la classe dirigeante fut prouvé « scientifiquement » par le traité du savant universitaire, alors que celui de la classe dominée a trouvé sa justification dans la Bible. Il a eu comme conséquence « un éloignement » au sein de la structure sociale (pouvoir-puissance). Du coup, sur le même territoire vivaient deux tribus à l’histoire et aux destins totalement différents. Le fonctionnement de la structure pouvoir-puissance a été assuré par le discours paternaliste.

Conclusions

231. Cette construction sociale/forme sociale est « paradigmatique » dans la culture et la conscience polonaise. Bien entendu, au fil de temps et des transformations sociales, telles que le passage vers la société industrielle, l’émergence de l’État et de la nation moderne, les révoltes sociales des XIXe et XXe siècles, cette polarisation aiguë s’adoucit et disparaît du langage officiel. Sans être cependant oubliée ! Ce dont témoigne la définition du mot « cham » citée au début de mon article.

242. Cet adoucissement de la signification et la disparition du langage officiel de la polarisation noblesse/paysannerie ne signifie toutefois pas la disparition de la tension entre pouvoir et puissance dans la société polonaise actuelle. Ces tensions existent toujours bel et bien. Et pendant leur irruption, les thèmes, les fréquences du mythe chamitique « accommodés à la sauce polonaise » émergent très clairement et significativement.

Bibliographie

  • Bia?oszewski M., Chamowo (La ville de Cham), Warszawa, PIW, 2009.
  • Blog “Moje spojrzenie na ?wiat i inne przypadlo?ci” (Mon regard sur le monde et ses défauts), http://cheyenne.bloog.pl/id%2C2400422%2Ctitle%2CChamstwo%2Cindex.html?ticaid=69abe.
  • Cham, Dictionnaire de la langue polonaise en ligne (Internet).
  • Divinités chtoniennes, Wikipédia (Internet)
  • Delpech T., L’ensauvagement. Le retour de la barbarie au XXIe siècle, Paris, Grasset, 2005.
  • Durand G., Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1969.
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  • Goffman E., Les rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit, 1974.
  • Hervieux G., La Bible, le Coran et l’esclavage, Paris, Éditions Harmançon, 2008.
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  • Pismo Rzecznika Praw Obywatelskich z dnia 29 kwietnia 2009r do Prokuratora Apelacyjnego Bogus?awa Michalskiego w sprawie umorzenia ?ledztwa o zniewa?enie Prezydenta RP, Internet. (Lettre du porte-parole des droits civiques du 29 avril 2009 adressée au Procureur de la Cour d’Appel concernant le non-lieu de l’enquête d’outrage au Président de la République).
  • Trepka W.N., Liber Chamorum. Liber generationnis plebeanorum, Wroc?aw-Warszawa-Kraków, Wydawnictwo Ossoli?skich, 1963.
  • Turner V.W., Le phénomène rituel, structure et contre-structure, Paris, PUF, 1992.
  • ?akowski J., “Chamstwo hula w Internercie” (Le comportement du Cham règne dans l’Internet), in Gazeta Wyborcza, 10 août 2009.

Mots-clés éditeurs : puissance sociale, comportement social, imaginaire social, motivations archétypales, pouvoir, mythe chamitique

Date de mise en ligne : 01/07/2011

https://doi.org/10.3917/soc.112.0049

Notes

  • [*]
    Docteur en sociologie de l’Université Paris Descartes-Sorbonne. Chercheur au CEAQ. Maîtrise en sciences politiques de l’Université de Wroclaw, journaliste et traductrice. Codirectrice du Programme Étudier Visiter PL. Elle s’intéresse à la problématique de la dynamique sociale de la modernité et postmodernité, de la sociologie historique, de l’imaginaire social. Mail : mkobierska@hotmail.com
  • [1]
    S?ownik j?zyka polskiego on line (Dictionnaire de la langue polonaise en ligne), http://www.pwn.pl/?module=multisearch&search=cham&submit2=szukaj.
  • [2]
    Le comportement de « cham ».
  • [3]
    Les « Chams ».
  • [4]
    Citation provenant du blog “Moje spojrzenie na ?wiat i inne przypadlo?ci”, http://cheyenne.bloog.pl/id%2C2400422%2Ctitle%2CChamstwo%2Cindex.html?ticaid=69abe.
  • [5]
    Lech Kaczy?ski, Président de Pologne (2005-2010).
  • [6]
    Pismo Rzecznika Praw Obywatelskich z dnia 29 kwietnia 2009r do Prokuratora Apelacyjnego Bogus?awa Michalskiego w sprawie umorzenia ?ledztwa o zniewa?enie Prezydenta RP, Internet.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    M. Bia?oszewski, Chamowo, Warszawa, PIW, 2009.
  • [9]
    J. ?akowski, “Chamstwo hula w Internecie”, Gazeta Wyborcza, 10 août 2009.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Source : J. ?akowski, “Chamstwo hula w Internecie”, Gazeta Wyborcza, 10 août 2009 (ce dessin accompagne l’article. Son auteur est J. Gaw?owski).
  • [15]
    Cf. E. Goffman, Les Rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit, 1974. La constatation qu’il s’agit d’un « comportement de cham » justifie sa pénalisation et conduit à la rupture d’interaction.
  • [16]
    Cf. G. Hervieux, La Bible, le Coran et l’esclavage, Paris, Éditions de l’Armançon, 2008.
  • [17]
    Livre de la Genèse, De Déluge à Abraham, in La Bible de Jérusalem, Paris, Éditions du Cerf, 1992, p. 40.
  • [18]
    Cf. M. Kobierska, « La fiction du politique », Sociétés, 1995, n° 49, pp. 261-266. Essai d’anthropologie politique sur la dimension mythologique de la République nobiliaire polonaise.
  • [19]
    Cf. C.G. Jung, Correspondance 1950-1954, Paris, Albin Michel, 1992, p.108.
  • [20]
    G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Parsi, Dunod, 1969, p. 62.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    Les divinités anciennes ayant contrribué à la formation du Panthéon grec sont dites « chthoniennes » (du grec ancien ???? / khth
    equation im2
    n
    , « la terre ») ou « telluriques » (du latin tellus, « la terre ») parce qu’elles se réfèrent à la terre ou au monde souterrain, par opposition aux divinités célestes, dites « ouraniennes » ou « éoliennes ». Dionysos est considéré avec Déméter, Érinyes, Hadès, Hypnos, Kéres, Perséphone et Thanatos comme un dieu chtonien. Source : « Divinités grecques chtoniennes », http://fr.wikipedia.org/wiki/Divinit%C3%A9s_grecques_chtoniennes.
  • [23]
    Cf. M. Maffesoli, L’Ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l’orgie (1985), Paris, Livre de Poche, 1991.
  • [24]
    Cf. G. Durand, « Les Structures polarisantes de la conscience psychique et de la culture. Approches pour une méthodologie des sciences de l’homme », in Structures. Eranos I, Paris, La Table Ronde, 2003.
  • [25]
    Cf. V.W Turner, Le Phénomène rituel : structure et contre-structure, Paris, PUF, 1990.
  • [26]
    Cf. M. Maffesoli, La Violence totalitaire. Essai d’anthropologie politique, Paris, PUF, 1976, pp. 19-69.
  • [27]
    Ibid., p. 23.
  • [28]
    C’est bien entendu une comparaison métaphorique.
  • [29]
    Cf. T. Delpech, L’Ensauvagement. Le retour de la barbarie au XXIe siècle, Paris, Grasset, 2005.
  • [30]
    En 966.
  • [31]
    La dynastie Piast est une lignée de rois et de ducs qui ont gouverné la Pologne depuis son apparition en tant qu’État indépendant jusqu’en 1370.
  • [32]
    Cf. M. Miechowita, Tractatus de duabus Sarmatis, Cracovie, 1517, suivi de six éditions jusqu’en 1580. Traduit en polonais en 1535 et suivi de trois éditions jusqu’en 1545, en allemand en 1518, en italien en 1561.
  • [33]
    J. Matuszewski, Geneza polskiego chama. Studium semazjologiczne, ?ód?, 1982.
  • [34]
    W.N. Trepka, Liber Chamorum. Liber generationnis plebeanorum, Wroc?aw-Warszawa-Kraków, Wydawnictwo Ossolinskich, 1963 (première édition polonaise en 1620).

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