Sociétés 2010/4 n°110

Couverture de SOC_110

Article de revue

Vers une orientalisation du fait éducatif

Pages 129 à 138

Notes

  • [*]
    Professeur agrégé d’Arts plastiques à l’IUFM/Université de Reims, docteur en Sciences de l’éducation, chargé de cours à Paris 8 et enseignant diplômé de Yoga.
  • [1]
    Cette démarche est développée dans ma thèse : Filliot P., L’éducation spirituelle ou l’autre de la pédagogie, essai d’approche laïque de la relation maître-élève-savoir dans les spiritualités de l’Orient et de l’Occident, thèse en sciences de l’éducation sous la direction de René Barbier, soutenue à Paris VIII, juin 2007 (à paraître aux éditions Desclée de Brouwer en 2011, sous le titre Entre éducation et spiritualité, préface de M. Maffesoli).
  • [2]
    Recherche du non-savoir qui n’est pas sans rappeler la mystique athée de Georges Bataille, notamment dans L’expérience intérieure (1943).
  • [3]
    Le terme de « fond », qui est récurrent dans les écrits de René Barbier, renvoie simultanément à plusieurs références : à la mystique rhénane de Maître Eckhart (grunt), à la fameuse notion chinoise de Tao, et à la conception de l’être comme chaos/abîme/sans-fond chez Castoriadis.
  • [4]
    R. Barbier, site personnel : http://barbier-rd.nom.fr.
  • [5]
    Comme le démontre bien F. Jullien, la connaissance propre à la sagesse, contrairement à la connaissance philosophique, « ne s’explique pas (elle ne donne guère à comprendre) – elle est à méditer ou, mieux encore, en laissant tout son temps à ce déroulement, tel celui d’une imprégnation, à savourer » (Jullien, 1998, p. 19).
  • [6]
    Citation extraite du site personnel de R. Barbier (voir note supra).
  • [7]
    Cette « mise en jachère » est très proche des caractéristiques de la « mise entre parenthèses » phénoménologique chez Husserl.
  • [8]
    R. Barbier, article en ligne : « Sagesses et éducation ».
  • [9]
    Pour une analyse sociologique de ces « nouvelles spiritualités », lire l’essai désormais classique de Lenoir (2003).
  • [10]
    Ce que le philosophe Peter Sloterdjick nomme « le vacuum pré-individuel » ou le poète Henri Michaux « la colonne absente ».
  • [11]
    Sur cette critique radicale de la pédagogie, opposée à la démarche initiatique, lire en particulier « Excursus sur l’initiation », in Maffesoli (2007, pp. 185-206).
  • [12]
    Je réfère ici à l’analyse passionnante des représentations de l’action par le sinologue et philosophe P. Kamenarovic (2005).
  • [13]
    Cf les analyses, hélas toujours actuelles, du phénoménologue chrétien M. Henry, La barbarie (1987).
  • [14]
    Lire en particulier ce petit ouvrage essentiel de Mallet J., Éthique et éducation, défis pour un nouveau millénaire. À partir d’un entretien avec le Dalaï Lama (2003).
  • [15]
    Notamment par les travaux en sciences cognitives de Francesco Varela et les divers colloques de Mind and Life qui regroupent des scientifiques et des moines bouddhistes autour de problématiques communes.
  • [16]
    Don Bosco, éducateur italien du XIXe siècle disait de même : « l’éducation est affaire de cœur ».
  • [17]
    Pierre Le Quéau, analysant les références à la pensée orientale chez Maffesoli, écrit de manière pertinente que « cette pensée n’est en réalité le propre d’aucune région particulière du globe : si d’Orient il peut en effet être question, il ne s’agit que d’un point cardinal de l’esprit » (Le Quéau, 2007, p. 39).

1Pour le sociologue Michel Maffesoli, nous assistons à un processus d’« orientalisation » du monde, qui prend de plus en plus d’ampleur : « Il y a toujours eu, en mode mineur, des processus de contamination orientale, un besoin d’intégrer l’autre. Nos grandes sociétés, aussi assurées fussent-elles de leurs grandes valeurs fondamentales – la foi dans le Progrès, une grande séparation entre la culture et la nature et l’importance accordée à la raison – ont toujours été taraudées par leur contraire. Mais, depuis 1950, cette “orientalisation” a pris une toute autre dimension, succédant à la forte occidentalisation qui a marqué le XVIIe et le XIXe siècle » (Maffesoli, cité in Garrigue, 2004, p. 272). Qu’en est-il de ce phénomène de « contamination orientale » vis-à-vis du fait éducatif au sens large ? L’objet de cet article est de faire un état des lieux des (rares) recherches en éducation qui posent cette question en apparence mineure et d’en dégager schématiquement les enjeux qui s’avèrent en vérité immenses ! À notre connaissance, dans le champ des sciences de l’éducation, seuls quelques chercheurs travaillent dans ce sens : René Barbier, professeur émérite à l’Université Paris VIII, Constantin Fotinas, professeur à la Faculté de Montréal décédé en 2003, et Jeanne Mallet, professeure d’Université à Aix-en-Provence. Selon, bien entendu, des modalités différentes, ils ont pour dénominateur commun d’être des « passeurs de sens » opérant dans l’entre-deux : entre Orient et Occident, savoirs scientifiques et connaissance de soi, rationalité et expérience spirituelle... Cette posture intellectuelle, inconfortable d’un point de vue académique, se révèle très féconde pour qui veut interroger les fondements mêmes de l’éducation et penser autrement la pédagogie [1].

René Barbier, un chercheur en éducation à l’écoute des sagesses de l’Orient

2Tout le travail de R. Barbier vise explicitement à réintroduire ce qu’il appelle le « pôle spirituel » en sciences de l’éducation, et ce dans une perspective résolument laïque et ouverte aux cultures « autres ». « Les visions du monde de l’Orient, en particulier de Krishnamurti ou, pour citer un autre sage contemporain remarquable Thich Nhat Hanh, sont essentiels à la compréhension de notre temps et tout à fait nécessaires à ceux relatifs à l’éducation », déclare-t-il (Barbier, 1997, p. 89). Que « fait » donc l’Orient à l’éducation ? Nous retiendrons quatre répercussions principales transformant les valeurs vis-à-vis de l’expérience, du savoir, du rapport au monde et des modalités de la pensée elle-même.

Une autre conception de l’expérience : l’expérientiel vs l’expérimental

3René Barbier, à propos de l’expérience, préfère employer le terme d’expérientiel que d’expérimental (Barbier, 1997, p. 153-154). L’expérimental est avant tout de l’ordre de la logique rationnelle. Cette démarche vise à vérifier une hypothèse, par tout un protocole méthodologique propre à la science moderne, pour aboutir à une preuve. L’expérientiel, sans « jeter le bébé avec l’eau du bain », dépasse les facultés logiques et déductives. L’expérientiel, mettant en jeu tous les aspects de la personne : intellectuels, émotionnels, sensoriels, imaginaires, se situe du côté de la sensibilité. « Faire une expérience » ne consiste pas ici à chercher des preuves objectives, mais s’éprouve pourtant comme un fait. C’est une expérience directe de la présence au monde, sans la médiation de la raison ou de la volonté. C’est une démarche non analytique, non conceptuelle, mais globale, intuitive. Cependant, son caractère fondamentalement subjectif, ne lui enlève en rien sa validité et sa pertinence. Nous pouvons dire avec Hans-Georg Gadamer que « nous avons affaire à des vérités qui outrepassent fondamentalement le domaine de la connaissance méthodique, « ce qui n’empêche pas qu’en même temps elle vienne s’y dire dans sa vérité » (Gadamer, 1976, p. 13). Ce concept de vérité, spécifique à la dimension expérientielle, diffère de sa définition étroitement scientifique. Comme l’écrit Marie-Madeleine Davy à propos de « l’homme intérieur », « pas de connaissance sans expérience. La science spirituelle repose sur l’expérience » (Davy, 2005, p. 158).

Une autre source du savoir : la connaissance de soi, le fond

4Se mettant ainsi à l’écoute de « ce qui se passe » dans l’expérience intérieure de l’être humain, ce chercheur découvre la possibilité d’une autre forme de connaissance, au-delà de l’intellect et des savoirs institués [2]. Elle invite à un retour existentiel du sujet vers son « fond » [3]. Comme le formule paradoxalement Tchouang-Tseu, il s’agit de « connaître ce que la connaissance ne connaît pas ». Dans un magnifique article, intitulé « apprendre au fond de soi » [4], R. Barbier tente de suggérer par touches successives ce qu’implique ce processus singulier et paradoxal d’apprentissage : « Apprendre, c’est saisir et discerner le bouillonnement des choses du monde à l’intérieur de soi » ; « apprendre est la clé qui ouvre le savoir pluriel sur l’incertitude de ses fondements » ; « apprendre ouvre l’esprit sur le devenir permanent du monde »... écrit-il comme autant d’aphorismes qui sont davantage à « savourer » qu’à expliquer [5]. Le travail propre à l’éducation est ainsi défini avant tout comme un mouvement spiralaire vers le « fond », une plongée dans les profondeurs intérieures dans lesquelles puiser du sens.

Un autre rapport au monde : l’harmonisation à la nature, l’acceptation du vide

5Dans cette définition « fondamentale » de l’éducation, dont l’écriture est très marquée par la lecture de Krishnamurti, apprendre change donc de sens. « Il ne s’agit plus simplement d’acquérir des savoirs, des savoir-faire, des savoir-exister, pour entrer dans la communauté humaine et sociale » mais implique « une aptitude à saisir dans chaque circonstance de la vie, à chaque instant, le jeu de la naissance et de la mort de toute chose, de tout événement, en soi comme dans son environnement. » La totalité dynamique du monde devient l’occasion d’enseignement. Pour qui sait voir, tout ce qui est permet d’apprendre : « un élément naturel, un animal, une fleur, un paysage peuvent même être éducatifs ». Ce dialogue enfin renoué entre l’homme et l’univers, entre l’éducation et la vie, s’inspire, là encore, de la vision non conflictuelle chinoise. Ce modèle de sagesse, face aux contradictions de notre éducation, propose, selon R. Barbier, « une éducation qui tenterait de reprendre goût à la vie ». Mais pour prendre en compte ce sentiment de reliance face au réel, il est nécessaire au préalable de modifier son rapport au monde : « c’est accepter d’être réceptif à l’égard du monde qui, toujours, nous parle différemment » (Barbier, 1997, p. 286). Seul un individu qui s’ouvre ainsi au réel avec un « esprit neuf », comme dit le maître zen S. Suzuki (1977 [1970]), a la chance d’apprendre, c’est-à-dire d’être éduqué par la vie en perpétuelle transformation. Nous pouvons dire que l’éducabilité se fonde alors sur la disponibilité au monde et sur la vacuité du sujet, qui deviennent des conditions nécessaires à toute connaissance véritable (cf. Jullien, 1998, p. 163). C’est ce que disait déjà le peintre chinois Shitao au XVIIe siècle : « c’est la réceptivité qui précède, et la connaissance qui suit » (Ryckmans, 1970).

Une autre modalité de la pensée : la méditation, le silence

6La référence à la méditation, complètement absente de la réflexion actuelle sur l’éducation, questionne les fondements mêmes de la pensée. Les pratiques méditatives, qu’elles soient d’ailleurs orientales ou occidentales, nous offrent l’exemple d’un autre usage de la pensée, qui fait place dialectiquement à la « non-pensée ». Sa reconnaissance par les sciences humaines constitue, selon R. Barbier, un enjeu révolutionnaire. Car « notre culture est traversée par l’activité de la pensée (...) elle nous permet de nommer, de désigner, de classer, de combiner et d’agir sur le monde (...) elle nous constitue en tant que sujet (...) mais elle nous aliène également » [6]. La méditation est ainsi un moyen de se détacher des opérations conceptuelles de la pensée et de renouer avec des ressources intérieures ignorées par la raison. Il ne s’agit pas pour autant d’abandonner la raison, qui est un outil indispensable, mais de la suspendre par ce qu’il appelle « une mise en jachère » [7] de la pensée. Il s’agit par là de s’ouvrir à « des capacités sensorielles de l’être humain, c’est-à-dire une reliance de soi-même avec la totalité de soi-même, notamment sur le plan corporel » analyse-t-il [8]. La méditation, contrairement à la représentation d’une activité purement spéculative, implique de faire taire le mental et d’enraciner l’esprit dans le corps. Le silence intérieur devient la condition sine qua non de la connaissance propre à la méditation. Cette connaissance méditative est, à l’extrême, sans concept, sans image, sans mot, alogos : « L’esprit méditatif, selon Krishnamurti, voit, observe, écoute sans le mot, sans commentaire, sans opinion, attentif au mouvement de la vie dans tous ses rapports, tout au long de la journée » (Krishnamurti, 1995, p. 19).

Constantin Fotinas, une philosophie de l’éducation selon le Tao

7Nous retrouvons chez Constantin Fotinas cette même quête de sens, largement ouverte sur l’expérience spirituelle. En s’inspirant de la notion chinoise de Tao (ou Dao), Fotinas invite l’éducation occidentale à un processus de décroissance pour revenir à l’essentiel. Son ouvrage Le Tao de l’éducation propose, sous la forme d’un poème philosophique, un contre-modèle éducatif qui se fonde paradoxalement sur des valeurs négatives : le moins, le vide, le faible, le simple... C’est ce que C. Fotinas nomme « l’éducation des profondeurs » en s’inspirant de Jung. L’enjeu de cette démarche à rebours est de recentrer l’acte éducatif, non sur l’accumulation des savoirs et la parcellisation des compétences, mais sur la connaissance issue du fond, à la fois intime et universel, de la personne. L’éducation est alors définie, à l’inverse des discours technico-pédagogiques, comme non-agir, non-savoir, non-vouloir, mais dont l’expérience nous forme profondément, obscurément.

L’éducation des profondeurs : less is more

8Selon C. Fotinas, le développement du monde occidental, en valorisant toujours le « plus », aboutit finalement à une impasse dans le domaine éducatif : « l’éducation occidentale, dit-il, souffre d’abondance » (Fotinas, 1990, p. 239). La sagesse consiste pour lui à être à contre-courant de ce processus cumulatif pour « devenir moins ». La vraie richesse réside dans cette « simplicité volontaire », ce « retour à l’essentiel », qui sont des problématiques importantes de la nouvelle sensibilité spirituelle émergente [9]. Il y a une positivité du négatif. Ce travail de soustraction est en effet une façon de recentrer l’éducation non sur « l’avoir » mais sur « l’être », ou plus exactement dans la logique paradoxale taoïste, sur le « non-être » qui le fonde. Se dessine ici une définition (dé)ontologique de l’éducation qui résiste à toute forme d’institutionnalisation : « L’éducation est avant tout une réalité spirituelle, on ne peut la modeler » (Fotinas, 1990, p. 127). C. Fotinas réaffirme ainsi, au sein de la modernité, la « primauté du spirituel » dans la lignée de Jacques Maritain (1959). Pour cela, il s’appuie surtout sur la notion essentielle de Dao. Ce terme, que l’on peut traduire par « chemin, voie », échappe à la nomination et à la définition. La voie du Dao est essentiellement indicible et indéterminée, mais elle « constitue la réalité ultime, dans son tout, son principe et son origine ». L’éducation est issue de ce fond sans nom, sans forme, sans contenu, qui est pourtant perçu comme l’origine d’un savoir inépuisable et de toute action. L’action dans la vision taoïste consiste, non pas à « ne pas agir », mais à « agir selon le Dao » ; c’est-à-dire à laisser agir – à travers soi – une efficacité foncière, native, sans commencement ni fin. Ainsi, du statut d’acteur principal, l’éducateur passe au statut de collaborateur. Il ne fait que collaborer – ce qui ne signifie donc pas qu’il abandonne l’action – à cette efficacité première qui agit en lui, et sans lui pourrait-on dire, tant le moi ne doit en aucun cas faire obstacle.

Une pédagogie de la démaîtrise

9Le « vide de la personne » [10] devient alors la source véritable de l’enseignement. C. Fotinas invite à un retournement complet du regard vers ce centre profond, vide et vital. Ce faisant, il contredit la logique du projet qui sous-tend toute la pédagogie occidentale [11]. Cet abandon de l’intentionnalité exige une transformation personnelle aussi bien du maître que de l’élève. Cette autre conception de l’éducation s’oppose diamétralement à une vision de l’homme, disons occidentale, qui privilégie l’action, la domination, la maîtrise. L’homme depuis le cartésianisme, pour dire vite, se définit par sa capacité à agir sur le monde, à gérer les êtres et les choses. L’immobilité, l’inaction sont donc rejetées comme un « laisser-aller » qui contredit violemment l’essence même de l’homme en Occident, et qui représente, par contre, l’idéal de conduite du sage taoïste [12]. Pensons sur ce point à l’évolution de la formation des enseignants par compétences, de plus en plus prise, au nom sacro-saint de la professionnalité, dans un processus d’hyper-rationalisation des techniques pédagogiques. Cette recherche incessante de perfectionnement des moyens fait perdre de vue, insidieusement, cette dimension pourtant fondamentale qu’est la personne. Cette forme d’éducation techniciste, qui se coupe de la vie, ne s’adresse qu’à la partie « utilitaire » de l’être humain, réduit à une chose. Ce faisant, elle évacue la dimension « sacrée » de l’homme au profit d’une nouvelle forme de « barbarie » [13].

Jeanne MALLET, un essai de dialogue entre bouddhisme et éducation

10J. Mallet, enfin, s’appuyant sur son expérience professionnelle et aussi sur son intérêt personnel pour le bouddhisme tibétain, cherche à faire dialoguer Orient et Occident pour repenser l’éducation et l’éthique aujourd’hui [14]. Ce travail inédit s’inscrit dans le contexte des passerelles entre le bouddhisme et les sciences qui, grâce à de nombreux colloques ou ouvrages, sont désormais bien étudiés [15]. Dans cette recherche croisée, deux idées principales sont à retenir qui permettraient, contre toute forme de résignation et de dogmatisme, de nourrir la réflexion et –pourquoi pas ? – de guider les pratiques éducatives. La première idée est que le développement de l’intelligence est nécessaire mais il doit, selon la vision bouddhiste, s’accompagner plus largement de l’éducation du « cœur » qui s’expérimente en vivant. La deuxième idée importante est qu’il est possible d’éduquer ou de s’éduquer à cette sagesse de vie. Mais cet apprentissage a ceci de particulier, qu’il passe moins par le « dire » que par le « faire », et plus encore, par la manière d’être.

Éduquer l’intelligence et le cœur

11Pour le Dalaï Lama, il est clair que « les systèmes éducatifs doivent avoir deux objectifs : développer les potentialités intellectuelles mais également développer les potentialités et valeurs humaines » (Mallet, 2003, p. 32). Les qualités humaines comme la compassion, la bienveillance, la patience, le souci d’autrui, sont essentielles pour vivre de manière pleine et heureuse. Comme le souligne le Dalaï Lama, « pour conduire au bonheur d’une personne, d’une famille, d’une société tout entière, la connaissance intellectuelle ne suffit pas » (ibid., p. 20). Il ne s’agit pas pour autant de rejeter l’éducation de l’intellect mais de l’inscrire dans une perspective plus large. Comme l’analyse J. Mallet, « nous avons réduit, peut-être sans le savoir, la fonction “éducatrice” à une fonction strictement “enseignante”, au lieu d’intégrer l’expertise en matière de “savoirs” au sein de fonctions plus vastes, soucieuses avant tout de l’épanouissement harmonieux, équilibré, et spécifique d’une jeune personne qui chemine, se développe, et reste vivante » (ibid., p. 44). Contre cette réduction, elle nous invite à élargir l’horizon en nous ouvrant à d’autres cultures que la nôtre, et en même temps, à recentrer l’attention sur cette dimension qualitative en soi et les autres. Par-delà les savoirs, la relation pédagogique est essentiellement, selon la tradition zen, une transmission « de cœur à cœur » [16]. Le cœur, bien entendu, n’est pas à entendre ici en tant qu’organe physiologique, ni même en tant que métaphore affective, mais comme le centre géométrique de la conscience multidimensionnelle de la personne.

Développer les qualités humaines : la sagesse comme apprentissage

12La deuxième idée importante, qui découle pratiquement de la première, c’est qu’il est possible d’apprendre – et de faire apprendre – ces qualités humaines. Comme le souligne J. Mallet, « ces potentialités de développement des qualités humaines existent réellement et ne demandent, comme pour les potentialités intellectuelles, qu’à être stimulées, travaillées, visées comme essentielles » (Mallet, 2003, p. 23). Selon le bouddhisme, « le bonheur de vivre et de mourir en paix » (Dalaï Lama, 1998), pour reprendre le titre d’un ouvrage du Dalaï Lama, peut s’apprendre. Cet apprentissage vital et essentiel, complètement absent des finalités éducatives de l’école, exige sans doute une discipline personnelle extrêmement difficile, mais du moins, un but est donné et un chemin est proposé. Ce qui importe, d’ailleurs, est moins d’atteindre ce but que d’y tendre de manière déterminée, persévérante et pourtant sans crispations inutiles. Sur cette voie, la progression ne peut se faire que pas à pas, dans un mouvement permanent et sans fin, et d’une certaine façon sans but. C’est dans le monde quotidien, ici et maintenant, qu’il convient de s’exercer. Comme le dit le Dalaï Lama, « il ne suffit pas de discuter des pratiques du bodhisattva, il faut les mettre en œuvre » (cité in Mallet, 2003, p. 110). Dans ce sens, « apprendre la sagesse » passe moins par les discours que par les actes eux-mêmes. C’est pourquoi « être éducateur, c’est finalement montrer le chemin par ce que l’on fait, ce que l’on est » (ibid., p. 23). Pour cela, une forme d’entraînement, au même titre que l’apprentissage d’une discipline intellectuelle ou une activité physique, est nécessaire. Dans ce sens, le maître n’est pas seulement le détenteur de savoirs abstraits mais d’une sagesse qu’il est à même d’actualiser, à chaque instant, dans toute situation. Il n’y a pas dans la philosophie bouddhiste de séparation et d’opposition entre savoir et vie. En d’autres termes, elle conjoint raison et initiation. Face au déclin du rôle des religions dans nos sociétés sécularisées, et à la montée en puissance des valeurs matérialistes, cette vision pourrait, selon l’auteur, donner un modèle éthique pertinent pour guider efficacement les pratiques éducatives.

Conclusion

13Résumons les apports de l’Orient à l’éducation. Une expérience autre remettant en question la rationalité scientiste par le recours à une sensibilité holistique, non conceptuelle, sans être pour autant irrationnelle. Une autre forme de connaissance qui prend sa source dans le fond « transpersonnel » de soi, et qui ouvre à un non-savoir fécond. Un autre rapport au monde, qui passe par l’harmonisation au processus de la vie et par l’acceptation du vide, et qui devient le lieu par excellence de l’apprendre. La reconnaissance de la méditation silencieuse comme une autre modalité de la pensée, au-delà de l’intellect, qui permet d’accéder à l’éveil. De nouvelles modalités d’agir qui abandonnent la toute-puissance de l’action laissant place à une passivité active, créative. L’effet de sens de cette série d’altérations est de redonner à penser radicalement l’acte éducatif. Nous le voyons, l’orientalisation de l’éducation ne se réduit pas à un exotisme facile, mais nous ouvre à une transformation avant tout intérieure [17]. L’enjeu, au fond, est la possibilité d’un « réenchantement du monde », par-delà le processus de désenchantement analysé par Max Weber dans la modernité.

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Mots-clés éditeurs : éducation/initiation, orientalisation, rationalité/spiritualité

Mise en ligne 24/02/2011

https://doi.org/10.3917/soc.110.0129

Notes

  • [*]
    Professeur agrégé d’Arts plastiques à l’IUFM/Université de Reims, docteur en Sciences de l’éducation, chargé de cours à Paris 8 et enseignant diplômé de Yoga.
  • [1]
    Cette démarche est développée dans ma thèse : Filliot P., L’éducation spirituelle ou l’autre de la pédagogie, essai d’approche laïque de la relation maître-élève-savoir dans les spiritualités de l’Orient et de l’Occident, thèse en sciences de l’éducation sous la direction de René Barbier, soutenue à Paris VIII, juin 2007 (à paraître aux éditions Desclée de Brouwer en 2011, sous le titre Entre éducation et spiritualité, préface de M. Maffesoli).
  • [2]
    Recherche du non-savoir qui n’est pas sans rappeler la mystique athée de Georges Bataille, notamment dans L’expérience intérieure (1943).
  • [3]
    Le terme de « fond », qui est récurrent dans les écrits de René Barbier, renvoie simultanément à plusieurs références : à la mystique rhénane de Maître Eckhart (grunt), à la fameuse notion chinoise de Tao, et à la conception de l’être comme chaos/abîme/sans-fond chez Castoriadis.
  • [4]
    R. Barbier, site personnel : http://barbier-rd.nom.fr.
  • [5]
    Comme le démontre bien F. Jullien, la connaissance propre à la sagesse, contrairement à la connaissance philosophique, « ne s’explique pas (elle ne donne guère à comprendre) – elle est à méditer ou, mieux encore, en laissant tout son temps à ce déroulement, tel celui d’une imprégnation, à savourer » (Jullien, 1998, p. 19).
  • [6]
    Citation extraite du site personnel de R. Barbier (voir note supra).
  • [7]
    Cette « mise en jachère » est très proche des caractéristiques de la « mise entre parenthèses » phénoménologique chez Husserl.
  • [8]
    R. Barbier, article en ligne : « Sagesses et éducation ».
  • [9]
    Pour une analyse sociologique de ces « nouvelles spiritualités », lire l’essai désormais classique de Lenoir (2003).
  • [10]
    Ce que le philosophe Peter Sloterdjick nomme « le vacuum pré-individuel » ou le poète Henri Michaux « la colonne absente ».
  • [11]
    Sur cette critique radicale de la pédagogie, opposée à la démarche initiatique, lire en particulier « Excursus sur l’initiation », in Maffesoli (2007, pp. 185-206).
  • [12]
    Je réfère ici à l’analyse passionnante des représentations de l’action par le sinologue et philosophe P. Kamenarovic (2005).
  • [13]
    Cf les analyses, hélas toujours actuelles, du phénoménologue chrétien M. Henry, La barbarie (1987).
  • [14]
    Lire en particulier ce petit ouvrage essentiel de Mallet J., Éthique et éducation, défis pour un nouveau millénaire. À partir d’un entretien avec le Dalaï Lama (2003).
  • [15]
    Notamment par les travaux en sciences cognitives de Francesco Varela et les divers colloques de Mind and Life qui regroupent des scientifiques et des moines bouddhistes autour de problématiques communes.
  • [16]
    Don Bosco, éducateur italien du XIXe siècle disait de même : « l’éducation est affaire de cœur ».
  • [17]
    Pierre Le Quéau, analysant les références à la pensée orientale chez Maffesoli, écrit de manière pertinente que « cette pensée n’est en réalité le propre d’aucune région particulière du globe : si d’Orient il peut en effet être question, il ne s’agit que d’un point cardinal de l’esprit » (Le Quéau, 2007, p. 39).
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