Sociétés 2010/4 n°110

Couverture de SOC_110

Article de revue

Sociétés status nascendi. La constitution du social selon Gabriel Tarde

Pages 119 à 128

Notes

  • [*]
    José García Molina est professeur de pédagogie sociale et de sociologie de l’éducation à l’Université de Castilla-La Mancha, Toledo, Espagne.
  • [1]
    Selon A. Bertrand (1904, p. 624), « l’abondance même de sa production psychologique et sociologique témoignait d’une source profonde, inépuisable ; cette source, c’était sa philosophie générale, une méditation ininterrompue des grands problèmes dont ses livres n’étaient que des cas particuliers et, pour ainsi dire, des illustrations. »
  • [2]
    Pour H. Bergson (1972 [1909], p. 799), « [sa philosophie] nous conduit, par mille chemins différents, à voir, dans des initiatives individuelles et dans le rayonnement de ces initiatives tout autour d’elles, la vraie cause de ce qui se fait dans une société et même de ce qui se passe dans le monde ».
  • [3]
    Concernant l’élaboration de ce chapitre, il faut souligner notre dette envers l’étude de Jean Milet (1970).

Introduction

1Il y a à peu près une décade que le nom et l’œuvre de Gabriel Tarde sont entrés dans les circuits de la connaissance philosophique, sociologique et scientifique. De nos jours, il n’est plus insolite de trouver certains de ses textes placés sur les étagères des librairies ; on rencontre aussi de plus en plus d’articles consacrés à ses idées et l’on entend parfois son nom dans des conférences et débats. Néanmoins, pendant plus de demi-siècle, Tarde est resté pratiquement inconnu, même pour les intellectuels français, et il reste encore aujourd’hui un penseur presque ignoré dans les cours universitaires de philosophie et de sociologie. La méconnaissance générale de son œuvre est surtout déconcertante si l’on prend conscience du succès dont il jouit tout au long sa vie et de l’étendue de son œuvre. Notre auteur exerça la fonction de juge pendant vingt-cinq ans, alors qu’il pensait en philosophe, sociologue ou criminaliste et qu’il écrivait comme un romancier ou un poète. Tarde participa aussi à des débats retentissants dans les domaines de la criminologie (le plus célèbre fut livré contre Cesare Lombroso) et de la sociologie (notamment contre Durkheim). Il le fit avec une remarquable notoriété qui lui apporta la reconnaissance de ses contemporains, dans et hors de la France. On trouve, parmi les plus distingués de ses commentateurs, des penseurs illustres tels A. Espinas, E. Durkheim, H. Lévy-Bruhl, G. Simmel ou W. James. On sait aussi que ses premières œuvres furent rapidement traduites et publiées en Angleterre, en Italie, en Espagne, en Russie et aux États-Unis.

2Le juge de Sarlat fut certes plus connu comme criminaliste ou sociologue que comme philosophe. Or, comme en témoignent quelques-uns de ses contemporains, on peut affirmer qu’il y a chez Tarde une pensée philosophique propre [1]. En fait, la plupart des critiques faites par les « sociologues officialisés de l’époque » visaient une œuvre originelle plus proche de la littérature philosophique et de la métaphysique que de la prétention scientifique positive. Tarde dénonça la futilité de l’établissement de frontières rigides entre effervescence philosophique et activité scientifique : « La philosophie est ainsi, en quelque sorte, l’alpha et l’oméga de la science. Il y a en toute science l’empreinte d’une philosophie de la veille et le germe d’une philosophie du lendemain. Toute science se meut dans une atmosphère philosophique qui la précède et qui l’enveloppe, qu’elle respire et qu’elle transforme en substance solide. […] Et toute science recèle en son for intérieur une philosophie qui sortira d’elle, qui sera cette science même dilatée, érigée en explication universelle, tour à tour mathématique, physique, vitale, sociale de nos jours » (Tarde, 1900, pp. 4-8).

3L’extension, la profondeur et la diversité de l’œuvre de Tarde ne peuvent être abordée dans un bref article. Nous avons donc choisi de présenter ses idées les moins connues, ses idées philosophiques. À notre avis, la philosophie de la différence tardienne propose un gai savoir qui se situe dans le droit fil de la ligne secrète révélée par Gilles Deleuze, une ligne qui conduit de Lucrèce à Spinoza, de Hume à Nietzsche, et que Bergson suivit. Tous critiquèrent le rationalisme abstrus, embrassèrent une culture de la joie et une pensée de l’extériorité des forces qui couronne une ontologie des relations et des affections. Cette philosophie de la différence forme la base de ses développements psychologiques, sociologiques et criminologiques les plus originaux, des développements qui lui permirent d’obtenir reconnaissance et prestige de son vivant et qui furent aussi utilisés par certains de ses adversaires qui cherchèrent à exclure sa pensée du domaine de la sociologie scientifique émergente.

4Comme on vient de dire, nous nous limiterons en cette communication à montrer la profondeur et la richesse des intuitions philosophiques de Gabriel Tarde, tout en proposant au lecteur la tâche d’en tirer les conséquences pour la pensée sociologique actuelle. Nonobstant, quelques questions font encore débat à propos de l’appropriation de son œuvre par les contemporains. Nous ne voulons pas nous empêcher de les souligner sans oser les résoudre.

Vers une métaphysique de la nature

5Selon Pierre Montebello (2003), Tarde appartient à ce courant de penseurs qui embrassèrent une autre métaphysique qui tourna le dos à une idée trop rationnalisée, intellectualisée, artificielle et fictive de l’Être tout en affirmant que l’être est relation en soi-même. Hétérogénéité et relation conforment le plan d’une nature que ne serait point conçue comme un corrélat de notre conscience mais comme processus de répétition de la différence, flux créateur des forces qui parcourent tout : les choses, les êtres et les humains. Tout dans l’univers partage une même nature qui s’exprime en degrés de différence qui sont explicables au travers de processus singuliers d’individuation.

6Dans ce contexte philosophique, le jeune Tarde avait rédigé – vers 1874 – un manuscrit intitulé La Répétition et l’évolution des phénomènes. Dans ces pages, sous la tutelle de Cournot et Leibniz, un apprenti penseur tente d’établir son premier territoire philosophique en imaginant une cosmogonie originale capable d’expliquer la répétition et la variation dans l’univers. Le jeune Tarde développe une métaphysique de la nature soutenue par trois principes de base : la différence ontogénique des êtres, le caractère infinitésimal du réel et l’indétermination du réel. La variation universelle, voilà le grand principe de sa philosophie de la nature. Voulant expliquer la répétition et la similitude des phénomènes, Tarde cherche un mécanisme capable de relier tous les éléments originalement différents et différenciés. Sa première réponse s’attache à une sorte de causalité exemplaire qui consiste en la reproduction par similitude de la cause dans l’effet et de l’effet dans la cause. Casualité exemplaire, réciproque et universelle, qui devient le principe d’intelligibilité de la formation d’associations dans le monde physique (ondulation), le vivant (génération) et le social (imitation). Voilà les trois formes de la répétition universelle songées par Tarde ; voilà l’originalité de sa pensée analogique [2]. La répétition n’est pas seulement production conservatrice mais multiplication de transmissions qui se répandent comme des ondes en créant de nouvelles variations. Dès lors, toute homogénéité peut être expliquée comme un procès d’assimilation entamé par l’initiative d’un agent individuel (invention) et reproduite par répétition volontaire ou forcée des autres (imitation). La variation et la répétition universelles sont ainsi expliquées : « C’est de l’idéalisme encore si l’on veut, mais de l’idéalisme qui consiste à expliquer l’histoire par les idées de ses auteurs et non pas par celles de l’historien » (Tarde, 1890, pp. 3-4).

Principes du système philosophique de Tarde [3]

Exister, c’est différer

7Tarde croyait fermement à l’inépuisable richesse ontologique de chaque être. La nature constituait pour lui un univers infini d’êtres différenciés, fait démontré par la germination et la croissance permanente de nouveaux êtres. Pourquoi donc, depuis Héraclite ou Empédocle, a-t-on tenté de méconnaître, de mépriser et d’effacer cette vérité si évidente ? Pourquoi a-t-on voulu soumettre la diversité et la différence en la similitude et l’unité ? Le penseur trouve une première réponse : à cause du renforcement que les mathématiques pythagoriciennes donnèrent aux partisans de la prévalence de l’identité. Le prestige de cette science, faite de similitudes et constantes, joua un rôle définitif en faveur de la prévalence de l’identité et de l’homogénéité sur le divers ou le mouvant. Néanmoins, pense-t-il, paradoxalement les mathématiques qui provoquèrent la chute de la différence renversent la situation dans les derniers temps – grâce aux avancées dans le calcul infinitésimal de Newton et Leibniz. Le calcul infinitésimal nous permet de ne plus penser les valeurs mathématiques comme entités en soi mais comme passages à la limite. Le fini, dans tous les domaines, n’est qu’un cas particulier de l’infini ; toute entité statique n’est qu’un moment déterminé dans un processus. Il ne faut plus privilégier, dans l’ordre ontologique, la similitude face à la diversité, l’identité face à l’altérité ou l’altération. L’identité n’est pas à l’origine ; elle n’est qu’un produit, un cas limite de différenciation infiniment atténuée. D’après Tarde, la diversité est prête à regagner le sillage privilégié qu’elle a toujours mérité face à l’homogénéité. L’ontologie tardienne soutient que tous les êtres sont différents et n’arrivent à se ressembler que dans des cas limites, dans l’intégrale de leurs différences. Voilà le grand principe de la philosophie tardienne : la différence est l’alpha et l’oméga de l’univers ; « la différence se donne par but à elle-même » (Tarde, 1895, p. 391). Définitivement, l’univers est plus riche et pittoresque, moins uniforme et moins ennuyeux, que celui qu’ont jadis rêvé nos sages.

Exister, c’est intégrer l’infini dans le fini

8Le deuxième grand principe affirme le caractère infinitésimal du réel. Les êtres que nous voyons dans le monde, les individuations qui nous entourent, ne sont que des intégrations d’une réalité infinie matérialisée dans des structures finies. Tout part de l’infinitésimal et tout y retourne ; rien n’apparaît subitement dans la sphère du fini ni ne s’y éteint. La philosophie classique est tombée dans l’erreur à cause des pièges de l’identité des individuations, sûrement parce qu’il est plus facile de penser chaque être concret en le coupant du monde, en décrivant ses formes et particularités préalablement arrachées à une réalité multiple. La schématisation du réel, sa simplification, est l’effet d’un regard schématique propre aux sciences particulières. Or, si la réalité est infinie, conséquemment, les individus (les individuations) ne sont pas des éléments originels mais résultent d’un processus de composition : « ces éléments derniers auxquels aboutit toute science, l’individu social, la cellule vivante, l’atome chimique, ne sont derniers qu’au regard de la science particulière. Eux-mêmes sont composés… » (Tarde, 1999, p. 36). Par conséquent, l’essentiel à considérer n’est pas l’individualité elle-même (l’enveloppe des entités) mais le foyer, le noyau ou la source centrale dont l’être est indéfiniment irradié jusqu’à ce que les obstacles extérieurs l’obligent à s’arrêter. Tarde nous invite à penser les forces et leur mouvement perpétuel ; mouvement ponctuellement stabilisé en formant une individuation singulière (individuelle ou collective). Le fini peut être expliqué comme résultat d’une stabilisation momentanée de durée variable. Ce qui dans la vie sociale nous paraît déterminé n’est pas la résultante d’une fatalité naturelle ou historique, mais le fruit temporairement déposé de l’action de l’imitation des inventions qui sont devenues coutume. Comme l’a noté Isaac Joseph, « le principe d’intégration de l’infini dans le fini est l’opérateur d’une rupture avec toutes les théories qui tendent à donner une image divisible de la réalité – individu, cellule, atome » (Joseph, 1999, p. 14).

Exister, c’est passer du possible au réel

9La question des possibles avait été largement étudiée par les classiques, la scholastique et encore par la pensée de Leibniz, mais oubliée par les contemporains. Face à la poussée du positivisme philosophique et de l’évolutionnisme social, notre auteur se demande : comment donner à l’idée de possibilité un sens et une portée légitimes si l’enchaînement rigoureux des faits proclame un avenir si inévitable que l’ineffable passé ? Une nouvelle objectivation du concept du possible est nécessaire. Tarde considère qu’en expliquant les faits par leurs propriétés, forces et relations mutuelles, et non seulement par les faits eux-mêmes, on y découvre en même temps les sources des existences réelles et conditionnelles. Nous ne pouvons pas affirmer la nécessité effective des faits résultant de leur mise en relation sans affirmer également l’existence d’autres faits qui peut-être n’ont jamais été, ni ne le seront, mais qui auraient pu être si d’autres rencontres avaient eu lieu. Tarde dispose un territoire pour la pensée du si (conditionnel). Sans cette formule, sans notre faculté à nous interroger à propos du si, aucune loi n’aurait été découverte. Dire si est donc être capable de concevoir le non-existant ; c’est l’élan audacieux de l’esprit, son émancipation hors le réel du temps (présent, passé ou futur) pour plonger dans le rationnel et l’intelligible : « Toute la métaphysique est en germe en cette monosyllabe. Je dirai plus. Ces certitudes dont je parle constituent la Science proprement dite » (Tarde, 1904, p. 11).

10Concevoir un monde à partir des simples faits, voilà la falsification moderne qui essaye de réduire la puissance à l’acte et de déposséder ainsi l’esprit humain de l’idée métaphysique du possible. Le positivisme ne voit dans les faits que des faits, écartant absolument l’idée de virtualité. Mais démontrer les faits exige d’affirmer quelque chose de différent d’eux-mêmes ; c’est arriver à leurs possibilités, réalisables ou non, car la chose est en même temps fait et force. Toute réalité contient un excès de puissance sur l’acte. Toute réalité qui advient au monde – invention, événement, découverte ou loi scientifique – porte avec elle un rayonnement de multiplicités possibles. Le réel est la consommation, la dépense et l’actualisation d’une portion du possible.

11Or tous les possibles ne peuvent pas devenir réels. Cette condition stimule la compétence des forces et l’avidité des germes luttant constamment pour émerger au plan du réel. Cette lutte implique l’avortement de quelques possibles dans le développement des êtres : « Le développement d’un être est acheté au prix de son avortement partiel ou de l’avortement de quelque chose dont il prend la place, ou des deux à la fois. […] Nous ne faisons pas un mouvement, soit corporel, soit mental, sans écraser des milliers de germes, soit d’êtres vivants, soit d’idées, sans anéantir des mondes de possibles » (Tarde, 1904, pp. 27-28). La réalisation de tous les possibles impliquerait l’infinitude du monde ; cependant, un monde infini empêcherait le changement.

La croyance et le désir

12La question qui se pose, dès lors, est de savoir quelle est la force qui anime l’univers. Selon Tarde, la croyance et le désir constituent les deux racines de la vie psychique, l’aspect intellectuel et l’aspect volitif de la force affective que l’on rencontre chez tous les êtres. Le désir infini d’appropriation et d’émergence repose, à son tour, sur la limitation statique des croyances. Le ritornello tardien nous rappelle que « toute chose est une société, tout phénomène est un fait social » (Tarde, 1999, p. 58), y compris un atome ou un individu, parce que dans l’univers tout est appropriation et association (par imitation) de croyances et de désirs. Le psychomorphisme universel atteint toute existence physique, biologique ou sociale. Psychomorphisme (avidité) qui aboutit, par l’effet de l’appropriation et de l’association, à un sociomorphisme universel. Rappelons-nous : si tout individu est un composé, alors toute chose est une société.

13On a voulu présenter Tarde comme un individualiste. Or, s’il est vrai que l’on trouve chez lui un individualisme ontologique et méthodologique, l’individu est renvoyé toujours à un cadre qui vise la formation d’ensembles et d’associations, de relations génératrices de mutualités dans lesquelles l’individu montre ce qu’il y a en lui de plus social : les contagions et les imitations de la croyance et le désir. Ces rayonnements nous rapprochent des mesures subjectives données dans l’interaction (inter-psychologiques/inter-subjectives). La conception tardienne des phénomènes psychologiques ne renvoie jamais à un individu isolé ou à l’intériorité d’un sujet. Il ne s’intéresse pas aux cadres intra-psychologiques (de la psychologie individuelle). Loin de constituer des termes ou des domaines opposés, le psychologique et le social chez Tarde s’articulent dans une inter-psychologie capable, à notre avis, d’expliquer non l’ontologie mais l’ontogenèse, non l’individu mais les processus d’individuation (cf. Simondon, 2005). Les statistiques des pratiques et des habitudes sociales, religieuses, politiques, etc., ne font que montrer les augmentations ou diminutions des croyances et des désirs dans une collectivité. Afin de comprendre la constitution des sociétés et de ne pas les concevoir préalablement à l’action des individus, il faudra étudier la nature contagieuse des croyances et des désirs. Ceux-ci sautent d’un individu à un autre sans jamais passer, point essentiel, par l’intermédiaire d’un contexte ou d’une structure sociale. L’entrecroisement des vecteurs de croyance et de désir, leurs intensités et leurs quantités, constituent la matérialité (invisible) de la vie sociale : « Il n’y a donc dans les fluctuations ondoyantes de l’histoire que des additions ou des soustractions perpétuelles de quantités de foi ou de quantités de désir qui, soulevée par des découvertes s’ajoutent ou se neutralisent, comme des ondes qui interfèrent » (Tarde, 1890, pp. 76-77).

Néo-monadologie : d’une « ontologie de l’Être » à une « ontologie de l’Avoir »

14Dans Monadologie et sociologie, « le plus métaphysique des textes du plus philosophe des sociologues » (Alliez, 1999, p. 9), Tarde s’interrogea sur la condition de possibilité d’un espace d’interrelation entre monades où « la capture du monde » est en jeu. Sa réponse parcourt une cartographie d’élans qui veulent être exprimés ; une féerie d’individualités éternellement avides ; le voyage du pur différer des monades : compositions et constitutions… Voyage qui montre la multiplicité inépuisable du réel et qui reste interdit aux adorateurs de n’importe quelle sorte de providence, divinité ou destin finaliste. Car les monades, chez Tarde, contrairement à celles conçues par Leibniz, abandonnent le statut d’éléments individuels isolés, sans portes ni fenêtres. La monade tardienne révèle un clinamen ; elle est inclination. Bien plus qu’une chose ou qu’un élément, il y voit des relations ; des relations de relations ; des forces dynamiques incitées par une avidité qui tend vers tout ce qu’elle peut ; la célébration du perpétuel devenir de l’univers physique, vivant et social. Le psychomorphisme universel ouvre les monades – les rend « sociales » – et devient la clé de la compréhension de la constitution du collectif, du semblable, des sociétés. La pulvérisation et la spiritualisation de l’univers, la multiplication et l’animation des agents et leurs relations sont sa grande contribution à la philosophie et, par extension, à une sociologie des associations.

15La néo-monadologie tentée par Tarde renverse la perspective leibnizienne, le problème philosophique et sociologique de la relation du tout à la partie, de l’homogène à l’hétérogène, du continu au discontinu. Là où Leibniz pose le problème de la représentation et de l’expression de la monade (expression de Dieu) ; là où certains sociologues avaient compris le social comme organisme supérieur (en occupant l’ancien lieu de transcendance de la divinité) qui s’exprime dans les individus, Tarde introduit le problème de la constitution du réel, du stable, du collectif, du social. La conformité ou la similitude mentale d’une multitude d’hommes « n’est pas née ex abrupto ; comment s’est-elle produite ? Peu à peu, de proche en proche, par voie d’imitation. C’est donc là toujours qu’il faut en venir » (Tarde, 1890, p. 67). Immanence des relations qui fonde une microsociologie et célèbre l’épiphanie d’une pensée relationnelle. Les individus deviennent des agents infinitésimaux, opérateurs et créateurs dans un espace interstitiel d’inventions et d’imitations constituant ces effets de stabilisation partielle qu’on peut appeler sociétés. Révolution qui annonce le passage définitif d’une ontologie de l’être à une ontologie de l’avoir capable de penser et d’expliquer les sociétés statu nascendi. Possibilité, en dernier terme, de penser le discontinu sur un mode continu de pensée qui ne constitue pas des totalités stables, mais des tout dynamiques.

16La triade tardienne qui vise à expliquer la constitution du social (imitation-opposition-adaptation) s’éloigne de n’importe quelle logique de totalisation et conçoit une philosophie de l’histoire non finaliste, tout à fait différente des versions hégélienne, marxiste ou cournotienne. Sa sociologie ne sera pas « l’analyse des systèmes de représentations sociales comme le voulait Durkheim, mais l’étude des courants de croyances (logique sociale) dans les langues, les mythes, les religions, les sciences et la philosophie, et l’étude des courants de désirs (téléologie sociale) dans les lois, les coutumes, les institutions et les industries » (Joseph, 1999, p. 25). Elle est, avant tout, une sociologie des additions, des appropriations, des contagions et des communications, des prêts et des interactions ; une sociologie qui transforme le problème classique de la représentation ou de l’expression du social en une pensée qui atteint la constitution des associations, une pensée ouverte à l’indétermination du possible sans nier la rationalité du probable. La constitution contingente de certains styles de totalités fragmentaires devient le véritable problème sociologique.

17Or la société est dans la conscience des individus et non en dehors d’eux. La société émerge et se reproduit grâce à l’action d’un esprit sur un autre. Il est donc impossible, selon Tarde, de séparer la sociologie de la psychologie (en tant qu’étude de l’inter-mental). La coprésence et la similitude d’idées et d’habitudes ne sont que l’effet de la suggestion-imitation continue et réitérée entre les individus.

Finir en recommençant…

18L’exclusion et l’oubli de la pensée tardienne dans le domaine de la sociologie au tournant du siècle coïncident avec le plein triomphe d’Émile Durkheim et de l’école durkheimienne. Néanmoins, sa redécouverte ouvre la polémique autour des usages et des excès que l’on peut faire de son œuvre. À quoi doit-on cette Tardomania (Mucchielli, 2003) ? S’agit-il d’une mode qui reprend des vieux discours dépassés pour les consommer sous prétexte de l’épuisement des paradigmes classiques ? S’agit-il, au contraire, d’un exercice de mémoire et de restitution de savoirs oubliés mais toujours utiles pour penser le présent ? Sommes-nous, paraphrasant Michel Foucault, face à l’insurrection d’un « savoir soumis » ? À qui et à quoi sert la renaissance de Tarde ? Si nous prenons au sérieux la multiplicité énoncée auparavant et la virtualité des possibles, si notre monde est fait de fragments fragilement reliés, pouvons-nous tenir encore la reductio ad unum mise en pratique par la modernité ? Si la monadologie tardienne peut être conçue comme une nomadologie (Lazzarato, in Tarde, 1999, p. 77), ne faudrait-il pas repenser les démarches totalisantes de la pensée sociologique et politique ? Si la socialité mécanique de l’idéal démocratique moderne semble transmuter en solidarité organique de l’idéal communautaire postmoderne et en cycle de la civilité (Maffesoli, 2007), est-ce que notre époque est caractérisée par la relevance des publics rationnels ou par le syncrétisme des croyances propres aux tribus (cf. Maffesoli, 1988), dont l’affection et la copropriété multiple deviennent les notes prédominantes de la polyphonie sociale ?

19Il est nécessaire d’entamer des recherches plus étendues et approfondies sur l’œuvre et la pensée de Tarde. Il est également temps de surmonter les appropriations partielles et partialisées de ses idées. Nous avons besoin de recherches capables de restituer la pensée tardienne dans son contexte historique, politique, philosophique et scientifique. Alors seulement nous pourrons comprendre les virtualités qu’elle présente pour penser notre temps.

Bibliographie

  • Alliez, Éric (1999). « Présentation. Tarde et le problème de la constitution », in G. Tarde, Monadologie et sociologie. Paris, Institut Synthélabo, pp. 9-32.
  • Bergson, Henri (1972 [1909]). « Discours sur Gabriel Tarde », in Mélanges. Paris, PUF, pp. 799-801.
  • Bertrand, Alexis (1904). « Un essai de cosmologie sociale. Les thèses monadologiques de Gabriel Tarde », Archives d’Anthropologie Criminelle, tome XIX, pp. 623-660.
  • Joseph, Isaac (1999). Gabriel Tarde : le monde comme féerie, in G. Tarde, Les lois sociales, Paris, Institut Synthélabo, pp. 9-36.
  • Lazzarato, Maurizio (1999). Postface. Gabriel Tarde : un vitalisme politique, in G. Tarde, Monadologie et sociologie. Paris, Institut Synthélabo, pp. 103-150.
  • Maffesoli, Michel (1988). Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masses. Paris, Klincksieck.
  • Maffesoli, Michel (2007). Posmodernidad. México, Universidad de las Américas de Puebla.
  • Milet, Jean (1970). Gabriel Tarde et la philosophie de l’histoire. Paris, Vrin.
  • Montebello, Pierre (2003). L’autre métaphysique. Essai sur Ravaisson, Tarde, Nietzsche et Bergson. Paris, Desclée de Brouwer.
  • Mucchielli, Laurent (2003). Mythes et histoires des sciences humaines. Paris, La Découverte.
  • Simondon, Gilbert (2005). L’individuation à la lumière des notions de forme et information. Grenoble, Million.
  • Tarde, Gabriel (1880). « La croyance et le désir. La possibilité de leur mesure », Revue Philosophique de la France et de l’étranger, tome X, pp 152-180 et 264-283.
  • Tarde, Gabriel (1890). Les lois de l’imitation. Paris, Alcan.
  • Tarde, Gabriel (1895). Essais et mélanges sociologiques. Lyon, Storck.
  • Tarde, Gabriel (1900). Leçon d’ouverture d’un cours de philosophie moderne. Paris, B. Giard & E. Brière.
  • Tarde, Gabriel (1904). « Les possibles. Fragments d’un ouvrage de jeunesse inédit », Archives d’Anthropologie criminelle, tome XXV, pp. 8-41.
  • Tarde, Gabriel (1999). Monadologie et sociologie. Paris, Institut Synthélabo.

Mots-clés éditeurs : ontologie, néo-monadologie, société, Gabriel Tarde, imitation

Date de mise en ligne : 24/02/2011.

https://doi.org/10.3917/soc.110.0119

Notes

  • [*]
    José García Molina est professeur de pédagogie sociale et de sociologie de l’éducation à l’Université de Castilla-La Mancha, Toledo, Espagne.
  • [1]
    Selon A. Bertrand (1904, p. 624), « l’abondance même de sa production psychologique et sociologique témoignait d’une source profonde, inépuisable ; cette source, c’était sa philosophie générale, une méditation ininterrompue des grands problèmes dont ses livres n’étaient que des cas particuliers et, pour ainsi dire, des illustrations. »
  • [2]
    Pour H. Bergson (1972 [1909], p. 799), « [sa philosophie] nous conduit, par mille chemins différents, à voir, dans des initiatives individuelles et dans le rayonnement de ces initiatives tout autour d’elles, la vraie cause de ce qui se fait dans une société et même de ce qui se passe dans le monde ».
  • [3]
    Concernant l’élaboration de ce chapitre, il faut souligner notre dette envers l’étude de Jean Milet (1970).
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