Notes
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[1]
URSHS, Institut Gustave Roussy.
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[2]
IREPH-Paris Ouest Nanterre La Défense.
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[3]
URSHS-IGR/CEAQ-Paris Descartes.
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[4]
Voir par exemple M. Maffesoli, La part du diable, Paris, Champs Flammarion, 2003.
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[5]
Université Paris Descartes-URSHS, Institut Gustave Roussy.
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[6]
S. Célérier, « Cancer et activités professionnelles des malades : les enseignements de 30 ans de littérature internationale sur le thème », Sociologie Santé, 28, 2008.
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[7]
En ce sens, il est possible de rapprocher ce travail de celui mené récemment par une équipe du Centre d’Études de l’Emploi (CEE), travail dont une partie relève de la même démarche méthodologique : K. Chassaing, C. Le Clainche, N. Lasne, A.M. Waser, S. Volkoff (éds), Travailler avec un cancer : regards croisés sur les dispositifs d’aménagement des conditions de travail et sur les ressources mobilisées pour tenir ensemble travail et santé, Centre d’Études de l’Emploi, janvier 2009.
Zoé VAILLANT et Gérard SALEM, Atlas mondial de la santé. Quelles inégalités ? Quelle mondialisation ? Paris, Autrement, coll. « Atlas/Monde », 2008, 80 p., Anne-Gabrielle Gillet [1]
1Le format de la collection « Atlas » des éditions Autrement est désormais bien connu : un petit ouvrage aux dimensions pratiques se propose d’explorer un thème général décliné en une succession de sujets plus précis, le tout agrémenté de nombreuses illustrations.
2L’Atlas mondial de la santé de Gérard Salem et Zoé Vaillant, deux spécialistes de la géographie de la santé et respectivement directeur et membre du laboratoire Espace, Santé et Territoires de l’université de Nanterre (Paris X), ne déroge pas à la règle. En quatre-vingts pages et trente-quatre sujets, les auteurs proposent un éclairage sur la santé au travers de quatre grandes thématiques : les grands déterminants de la santé, la mondialisation de la santé, les liens, ruptures et interdépendances, et enfin les mutations des territoires et les changements sanitaires. Le tout illustré par une cartographie efficace signée Cécile Marin.
Contenu de l’ouvrage
3Les auteurs commencent par tracer les grandes lignes de la fracture sanitaire dans le monde, au travers de l’étude de cinq grands déterminants fondamentaux de la santé : la disponibilité alimentaire, l’alphabétisation, l’assainissement du milieu, l’accès à l’eau potable, l’offre et l’accessibilité des soins.
4Puis ils montrent les formes d’une homogénéisation sanitaire née des processus d’urbanisation, d’accroissement démographique ou de vieillissement devenus mondiaux. Une « mondialisation sanitaire » qui n’est cependant pas uniforme, rappellent-ils, mais contrastée et inégale. Ils évoquent ainsi l’allongement de la durée de vie, le vieillissement, le recul de la mortalité infantile, la mortalité maternelle, la contraception, l’allaitement, l’obésité, des maladies infectieuses (dont paludisme et tuberculose), le Sida et le cancer.
5La troisième partie de l’ouvrage s’attache aux liens, aux ruptures et aux interdépendances territoriales : insistant sur la subtilité de la combinaison entre des phénomènes globaux d’insécurité sanitaire et une inscription territoriale des faits de santé, les auteurs parlent ainsi de « glocalisation sanitaire » (contraction de global et local), thème qu’ils développent autour de la grippe aviaire, du tourisme médical et des « mortalités évitables » (maladies cardio-vasculaires, cancers du poumon et du sein). L’ensemble s’achève sur deux études, traitant l’une d’Ebola à la frontière entre Congo et Gabon, l’autre de la trypanosomiase humaine (maladie du sommeil) en Afrique.
La dernière partie de l’ouvrage combat l’idée d’un déterminisme du milieu dans la diffusion de maladies et l’identification d’états de santé, se tournant vers la mutation et la recomposition des territoires pour expliquer les changements sanitaires. Ce que les auteurs illustrent grâce à un retour historique sur la mortalité en France, aux disparités de la mortalité en Île-de-France, au questionnement de l’hypothèse d’un facteur urbain de la santé et à la diffusion de l’obésité et du cancer du poumon féminin en France. Cette série est clôturée par le cas sénégalais de Pikine, traitant de l’urbanisation et du paludisme.
Sur le cancer plus précisément
La place des cancers dans une « évolution inédite de l’humanité »
6Cette évolution est celle qui voit les maladies infectieuses laisser la place, sur la scène mondiale, aux maladies chroniques non transmissibles, désormais responsables de 60 % des décès. Parmi ces maladies, les cancers apparaissent en deuxième place (13 % des décès par maladie chronique), derrière les maladies cardiovasculaires (30 %). Un graphique prospectif montre les cancers prendre la première place dès 2015.
Géographie mondiale des cancers
7Les auteurs s’appuient sur les chiffres de l’OMS : 13 % des décès recensés dans le monde (soit 7,6 millions de décès) sont des décès par cancer, et 24,6 millions de personnes vivent avec un cancer. En dix ans (1990-2000), l’incidence mondiale aurait augmenté de 19 % et on estime que 9 millions de personnes mourront d’un cancer en 2015.
8Une carte du monde de la mortalité due au cancer laisse apparaître une certaine disparité entre pays du Nord et pays du Sud, à la faveur de ces derniers. Les auteurs précisent que les disparités trouvent leurs sources, d’une part dans le vieillissement de la population plus prononcé des pays du Nord, d’autre part dans un certain biais statistique puisque, en réalité, « plus de 70 % des décès par cancer surviennent dans [les PED] où les ressources de prévention, diagnostic et prise en charge sont limitées ou inexistantes ».
Cancer du poumon masculin et cancer du sein
9À propos du cancer du poumon masculin, les auteurs estiment qu’en Europe, il illustre « des ruptures spatiales qui sont d’abord liées aux comportements individuels puis au fonctionnement du système de santé ». À la forte mortalité des pays de l’Est de l’Europe répondent les bons résultats enregistrés en Europe du Nord. La disparité est également visible à l’échelle des départements français, avec une mortalité plus forte dans le Nord-Est que dans le reste du pays. En France, le cancer du poumon masculin représente 13 % des nouveaux cas de cancer, mais 25 % des décès par cancer.
10Concernant le cancer du sein, les auteurs relèvent d’importantes inégalités territoriales en Europe comme en France, qu’ils expliquent par « des combinaisons mal connues de facteurs de risques, à la fois personnels et collectifs, dus également à l’inégale qualité de la prise en charge préventive et curative ».
La diffusion du cancer du poumon chez la femme en France
11Alors que l’incidence du cancer du poumon diminue chez les hommes depuis les années 1980, elle continue d’augmenter chez les femmes (+56 % du taux d’incidence avant 65 ans de 1985 à 1995). Les auteurs montrent que la diffusion de la mortalité féminine par cancer du poumon en France s’apparente à un phénomène épidémique, selon un schéma lié aux conditions sociales et spatiales d’émergence de la pathologie.
Conclusion
12Cet ouvrage ne prétend pas être un traité exhaustif de géographie de la santé à l’échelle mondiale, mais il offre une synthèse autour de ce thème qui a l’avantage de balayer quelques idées reçues tout en restant accessible à un public de non-spécialistes. La santé, généralement traitée sous l’angle du biomédical, est ici présentée comme un système mêlant également le social et le politique, et s’inscrivant de manière complexe dans le territoire. Elle devient ainsi un observatoire du monde.
Thierry HOQUET, Darwin contre Darwin. Comment lire l’Origine des espèces ? Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2009, 432 p., Lucie Laplane [2]
13Parmi les nombreux livres sortis à l’occasion de l’année Darwin, le livre Darwin contre Darwin (infra DcD) est le seul à revenir sur l’ouvrage majeur de Darwin, On the Origin of Species (infra OS). Thierry Hoquet, philosophe et historien des sciences, y déploie une méthode originale qui lui permet d’adopter des positions nouvelles dans un champ qu’on pourrait penser saturé.
14T. Hoquet explore, avec une méthode qui lui est propre, comment l’OS (abréviation qu’il substitue au traditionnel Origin) représente un « os » sur lequel les uns et les autres viennent buter. Celle-ci consiste, pour commencer, à prêter une grande attention au titre qui cristallise un ensemble de débats virulents, une méthode dont il avait déjà fait usage avec succès dans son Buffon : histoire naturelle et philosophie (Paris, Champion, 2005). L’auteur examine ainsi les critiques qui ont émergé dès la publication de l’OS et qui accusent Darwin de ne pas répondre au programme proposé par son titre. L’Origine des espèces ne donnerait pas l’origine des espèces, ni même ne définirait ce que l’on doit entendre par « espèces » ; Darwin ne poserait pas la bonne question et n’y apporterait pas la bonne réponse. Prendre au sérieux les titres des ouvrages permet au philosophe de déployer une analyse épistémologique des concepts et de leur complexité (voir en particulier la troisième partie de DcD : « L’origine et ses frontières »). Dans DcD, l’auteur prolonge cette méthode à l’aide d’un nouvel outil : les traductions. La confrontation des titres anglais, français, italiens et surtout allemands de l’OS met en lumière la multiplicité des interprétations permises par le titre de Darwin, chacune venant épauler des lectures distinctes de l’OS. Cette analyse nous apprend que le moindre mot du titre complet de l’OS ([On] the origin of species by means of natural selection, or the preservation of favoured races in the struggle for life) a donné lieu à des traductions et des interprétations différentes. Cet outil lui sert de prisme pour diffracter la lumière blanche des termes employés par Darwin. Le passage par la langue allemande, par exemple, qui ne dispose pas d’une translittération du mot origin, oblige à choisir entre deux termes différents qui indiquent chacun une façon d’interpréter le mot origin : si l’on choisit de traduire origin par Ursprung, on l’interprète alors comme un point source, si l’on opte pour Entstehung, on l’interprète comme un processus. L’utilisation généralisée de cet outil sur l’ensemble des concepts fondamentaux de l’OS (natural selection, descent, evolved, struggle for life, breeders, etc.), à travers les pages de DcD, offre une dynamique originale à l’exploration historique, épistémologique et philosophique de l’ouvrage de Darwin et se montre aussi pertinente qu’enrichissante.
15L’attention particulière portée sur le contenu de l’OS et sa réception permet au philosophe d’adopter des positions originales par rapport à ses contemporains. Il met notamment en évidence la possibilité d’un autre mode de lecture que celui proposé par le modèle classique de la Vera Causa qui prend la sélection naturelle comme fil directeur. En se confrontant à tous les débats liés à la question de la variation qui ont eu lieu dès la publication de l’OS, il montre comment les chapitres I, II et V peuvent être lus sous un autre jour. En effet, les deux premiers chapitres n’apparaissent plus simplement comme le passage de la sélection artificielle à la sélection naturelle mais aussi comme le passage de l’étude de la variation dans la domestication à la variation à l’état de nature. Cette seconde lecture permet de mettre en lumière le chapitre V sur les lois de la variation, auxquelles l’hypothèse de la Vera Causa peinait à faire place. Ce nouveau fil conducteur qu’est la variation donne aussi à l’auteur l’occasion de s’intéresser au diagramme de Darwin, dont il fait une double lecture, insistant toujours sur le fait que ce n’est pas un arbre. Ainsi relu, le diagramme vient soutenir l’interprétation de l’origine comme Entstehung parce qu’il part de plusieurs branches et non d’une souche (l’origine entendue comme Ursprung apparaît donc hors diagramme). De plus, le distinguer d’un arbre c’est aussi introduire l’importance de la sélection sexuelle par distinction vis-à-vis du clonage ou du bouturage, un autre champ sur lequel DcD porte son attention.
16À contre-pied de la recherche d’une orthodoxie du darwinisme, T. Hoquet cherche à déployer la multiplicité des postures, parfois contradictoires, qui ont pu être adoptées par les lecteurs de l’OS. Son titre Darwin contre Darwin en témoigne : l’OS se prête à de multiples interprétations et tous peuvent « jouer Darwin contre Darwin » le citant constamment dans des contextes interprétatifs différents.
DcD présente donc une posture originale dans le vaste champ des publications sur Darwin, une méthode efficace et stimulante, une analyse historique précieuse de la réception de l’ouvrage de Darwin par ses contemporains et des développements épistémologiques passionnants sur les contenus des concepts majeurs du darwinisme. Qui veut lire l’Origine Des Espèces aujourd’hui ne peut plus ignorer Darwin contre Darwin.
Patrick PERETTI-WATEL et Jean-Paul MOATTI, Le principe de prévention, Paris, Le Seuil, coll. « La République des idées », 2009, 106 p., Lionel Pourtau [3]
17Patrick Peretti-Watel est sociologue quantitativiste. Il a longtemps travaillé sur la consommation de psychotropes. Jean-Paul Moatti est économiste de la santé. Leur ouvrage traite des dérives du principe de prévention dans le domaine de la santé et de l’impact de ses dérives sur le fonctionnement global de notre société.
18L’introduction présente les principales menaces des dérives de la prévention : la course effrénée à la non-mort, la privation de tout ce qui pourrait être à l’origine d’un risque sanitaire, la tyrannie de l’expertise, l’existence d’effets contre-productifs et une moralisation délétère.
19Le chapitre premier traite de la naissance du principe de prévention, placée au début du XVIIIe siècle avec les premières croisades antialcooliques. Dans la seconde moitié du XXe siècle, l’accent est mis sur les conduites individuelles avec les risques tabagiques et d’obésité. L’utilisation sociale de la notion de risque est présentée comme une idéologie qui produit une morale : « Le développement de la notion de risque est coextensif d’une certaine conception de l’homme et de la société, qui met l’accent sur l’autonomie et la responsabilité de chacun » (p. 22). Selon les auteurs, l’épidémiologie contemporaine se fixe sur les facteurs comportementaux, les « conduites à risques ». Problème : les rapprochements statistiques ne cherchent pas les explications, ils remarquent juste une corrélation ; mais les boîtes noires, en épidémiologie, les éléments que l’on ne discute pas et que l’on prend comme tels, sont nombreux. La prévention bute sur la compréhension des motivations des actes.
20Le chapitre 2 met en avant les effets pervers de la prévention. Le moralisme qui en est issu considère les conduites à risques comme un signe d’infériorité de celui qui les pratique. Mais ce mécanisme de stigmatisation, poussé trop loin, deviendra contre-productif. L’efficacité de ce type de mesure est décroissante, malgré le renfort des méthodes du marketing appliqué à la cause de la bonne santé. La stigmatisation peut amener l’auteur de comportements à risques à se détourner du système de soin pour éviter le discours moraliste. De plus, la prévention peut être le cheval de Troie des valeurs conservatrices ou réactionnaires et les dispositifs de prévention et de soin n’ont pas à être complices de telles dérives. Les trois grands maux de la prévention sont ainsi posés : stigmatisation des conduites à risques, alliance avec le conservatisme moral et cristallisation d’enjeux commerciaux.
21Le chapitre 3 voit l’homo medicus dans l’impasse. L’homo medicus, concept sans doute issu de celui d’homo economicus, est une conception de l’humain qui organiserait toute sa vie dans le but de préserver sa santé. Les risques sanitaires qui menacent l’homo medicus sont, au fur et à mesure de son histoire, plus faibles comme le montre la hausse régulière de l’espérance de vie. Mais ils en deviennent d’autant plus insupportables. C’est un peu le paradoxe de Tocqueville (Tocqueville constate que plus une situation s’améliore – liberté, revenus… –, plus l’écart avec la situation idéale est ressenti subjectivement comme intolérable par ceux-là même qui bénéficient de cette amélioration) appliqué à la santé.
22Autre dérive dénoncée, le fait de voir dans toutes les conduites addictives un état infrapathologique alors que l’on pourrait considérer la possibilité d’un usage maîtrisé. Une des difficultés de la prévention est sa capacité, évidemment hétérotélique, à accentuer les inégalités sociales. Les conduites à risques compulsives touchent davantage les milieux populaires que les milieux aisés. C’est vrai pour l’obésité comme pour le tabac. Ensuite, lorsqu’on fait des campagnes de prévention, ce sont les milieux aisés qui en tirent le plus de profit. Ainsi, si le niveau de santé global augmente, la différence entre le niveau de santé des milieux populaires et des milieux aisés s’accroît. C’est un problème à résoudre. Les hypothèses paternalistes l’expliquent par le fatalisme inné du prolétaire. On peut aussi imaginer que les conduites à risques satisfont des besoins fondamentaux chez ceux qui les pratiquent, qu’elles sont pour eux la béquille indispensable pour faire face à la précarité de leur situation. Dans ce cas, ce sont moins les comportements à risques qu’une politique de santé devrait cibler, que les conditions matérielles de leurs auteurs.
23La prévention de l’homo medicus occulte donc une forme d’utilitarisme des comportements à risques. Elle occulte aussi un besoin, un objectif fondamental, le plaisir. En condamnant le produit et non l’excès d’un produit, elle propose d’échanger la perte totale et immédiate d’un plaisir contre un gain hypothétique et lointain, le moindre risque de problème de santé. Stratégie qui risque de ne convaincre que les personnes déjà convaincues.
24Face à une stigmatisation totale des comportements à risques – totale pour ne pas dire totalitaire –, les populations cibles utilisent quatre types de parades : 1) la mise en doute des experts relativise la véracité du message (« ils se trompent, ils sont instrumentalisés ») ; 2) la désignation de victimes émissaires permet à l’auteur de comportements à risques de faire des sous-catégories où seules certaines sont à risques (« les consommateurs d’héroïne sont des drogués, pas les consommateurs d’alcool ») ; 3) les chiffres sont pour les individus moyens dont le sujet, se percevant comme supérieur à eux, ne ferait pas partie (« ils étaient faibles, moi je suis fort ») ; 4) enfin, certains s’imagineront des arguments de relativisation du risque (« le tabac est mauvais mais l’air de la ville aussi »).
25Le chapitre 4 propose de réinventer la prévention. En introduction, les auteurs précisent qu’il ne s’agit nullement de nier l’utilité de la prévention négative mais de chercher sur base de propositions supplémentaires permettant « des politiques plus légitimes et plus efficaces » (p. 83). La santé publique a trop cherché à s’aligner sur l’absolu des sciences biomédicales. Elle s’est trop fixée sur l’état du corps et pas assez sur les objectifs que le sujet voulait atteindre par son utilisation. Pour que cela cesse, les politiques de santé publique ne doivent plus être produites par les seuls experts en santé mais doivent être coproduites avec la population, via des associations ou via de larges consultations.
26Plus importante est la grille d’analyse qui rappelle que l’organisation du lien social se négocie actuellement dans le cadre d’une tension qui oppose volonté de bienfaisance et respect de l’autonomie. Pour positionner le curseur, Peretti-Watel et Moatti proposent de chercher avant tout à savoir si le comportement à risque est volontaire ou involontaire, puis de voir s’il n’est dangereux que pour ses auteurs ou aussi pour autrui. S’appuyant sur Childress et John Stuart Mill, ils proposent de considérer comme justifiée une intervention extérieure lorsque le comportement est involontaire et délétère pour autrui, et injustifiée lorsque le comportement est volontaire et que les effets ne sont ressentis que par le seul auteur. Évidemment, cela présuppose que l’individu est libre de toute influence, ce qui n’est jamais le cas, et qu’il possède une information complète, ce qui n’est ni évident ni permanent.
27La bonne prévention devra donc mieux comprendre les conduites à risques, les conduites vertueuses et les inégalités sociales de santé. Elle doit aussi à la fois se démédicaliser (ne plus être du seul ressort des médecins) et se professionnaliser (ne plus être aux mains de non-médecins amateurs mais de non-médecins professionnels). La prévention actuelle n’est pas assez évaluée en particulier sur le long terme. Des actions comme la hausse du prix du tabac ont un effet immédiat mesurable mais on sait qu’à moyen terme les consommateurs adapteront leur budget.
28En conclusion, la prévention sanitaire apparaît comme « un instrument de la mise en risque du monde ». Pour éviter cette dérive, elle doit « se démocratiser et renoncer pour de bon à la fiction de l’homo medicus » (p. 103).
29L’ouvrage pose bien les problèmes et les critiques sont intelligentes. Mais, comme souvent, c’est la partie « Propositions » qui peut nous laisser sur notre fin. Si les auteurs critiquent la prévention négative (« ne faites pas cela sinon il vous arrivera des problèmes ») et proposent de réfléchir à une prévention positive (« faites cela et vous rencontrerez des avantages »), ils donnent paradoxalement surtout des exemples d’efficacité de la prévention négative (fût-elle décroissante) et peu d’éléments autres que de l’ordre de l’espoir, en faveur de la prévention positive. Accessoirement, on s’amusera de la proposition de prévention positive imaginée a posteriori par les auteurs pour le sida sur le thème « Ayez une sexualité non pénétrative multipartenariale » (p. 39). On imagine la campagne institutionnelle de communication…
30L’appel à la démocratie participative (p. 87) peut faire sourire. Ceux qui pratiquent des comportements à risques se veulent discrets, à l’exception des quelques militants. Et ces dispositifs font plus appel au surmoi des sujets qu’à la demande de légitimation de ce qu’ils font et qu’ils sont dans leurs pratiques.
De façon plus générale, en valorisant les stratégies de réduction des risques – qui visent à l’homéopatisation du mal – plutôt que le fantasme de leur éradication, les auteurs rejoignent les réflexions de Michel Maffesoli [4] dénonçant la dérive prophylactique de l’ordre social. La tendance générale est de baisser le seuil de risque, tout devenant dangereux, et même, ce qui n’est pas prouvé, au nom du principe de précaution. Cette économie politique inflationniste de la peur ne peut à terme que démonétiser la prévention.
Dans une société aux repères culturels de plus en plus fragmentés, les discours généraux n’ont plus prise. La stigmatisation des populations à risques entraîne de la part de ces derniers une déconnexion totale de ceux qu’ils perçoivent, à tort ou à raison, comme de simples moralistes. L’humain consomme son capital santé pour atteindre des objectifs qui dépassent le simple maintien de ce capital santé. De plus, face à la biopolitique, le corps social est plastique et résilient au sens où, après une intervention extérieure ponctuelle, il peut retrouver sa forme initiale. La prévention se retrouve donc face aux difficultés de tous les projets institutionnels de transformation de l’humain.
Pierre A. VIDAL-NAQUET, Faire avec le cancer dans le monde du travail, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2009, 297 p., Vincent Rubio [5]
31L’un des grands mérites de l’ouvrage de Pierre A. Vidal-Naquet est d’attirer l’attention sur une question largement sous-investiguée et dont l’urgence (déjà manifeste) ne manquera pas de s’accentuer au cours des prochaines décennies. Si l’on s’en tient aux travaux précurseurs de Sylvie Célérier en la matière [6], il faut en effet souligner que sur la période 1974-2006, seules 46 publications relatives au thème « cancer et activité professionnelle » peuvent être identifiées. Pourtant, au vu de la précocité grandissante des diagnostics (qui contribuent à faire baisser le profil d’âge des différents cancers), de l’assouplissement considérable des protocoles de soins, mais également du recul de l’âge du départ à la retraite – pour ne citer que ces exemples –, il ne fait pas de doute que, déjà intimement liés, cancer et activité professionnelle seront toujours plus corrélés à l’avenir (qu’il soit question du maintien dans l’emploi ou du retour à l’emploi des personnes touchées par la maladie).
32Mais l’intérêt du livre de Vidal-Naquet ne réside pas uniquement dans la « découverte » ou la « redécouverte » d’un champ de recherches encore presque vierge. Il faut également souligner l’approche qu’il met en œuvre. Car si le corpus existant sur le thème « cancer et activité professionnelle » est marqué par l’omniprésence de la démarche épidémiologique – omniprésence qui, au cours de la dernière décennie, s’est conjuguée à la quasi-disparition des approches compréhensives sur le sujet –, c’est bien de sociologie, et singulièrement de sociologie qualitative et compréhensive, dont il est question pour notre auteur [7]. Ainsi, l’objectif de Vidal-Naquet n’est nullement de mesurer l’incidence de la maladie sur l’activité professionnelle et, ce faisant, de déterminer « les facteurs qui favorisent ou empêchent le retour vers l’emploi ou le maintien dans l’activité professionnelle » (p. 17). Ce qui constitue le cœur de son ambition – ainsi que l’indique très explicitement le titre du livre : Faire avec le cancer dans le monde du travail – est bien plus de mettre en lumière « les activités déployées par les patients pour faire face à leur maladie et pour recomposer leur inscription sociale et professionnelle » (p. 19).
33La distinction n’est pas que méthodologique et/ou épistémologique, ni même « simplement » disciplinaire. En effet, « si les politiques publiques peuvent s’appuyer sur les recherches épidémiologiques pour améliorer la situation des personnes concernées, par exemple en confortant leur statut ou en sécurisant leurs droits, elles ne peuvent pas intégrer l’expertise et la compétence des malades eux-mêmes qui, surtout dans le cas d’une pathologie chronique (en voie de chronicisation) comme le cancer, sont souvent loin de rester passifs pendant le cours de leur maladie. D’autres recherches complémentaires sont alors nécessaires pour savoir comment les individus touchés par le cancer participent aussi d’une manière ou d’une autre au traitement et à la redéfinition de leur situation » (p. 19). Le patient serait donc expert. Et l’enjeu pour Vidal-Naquet est bien de contribuer par ce biais à l’amélioration de la prise en charge globale des difficultés professionnelles rencontrées par les personnes atteintes d’un cancer.
34Pour saisir comment ces individus « gèrent à la fois une maladie qui a tendance à s’étirer dans le temps et leur itinéraire professionnel » (p. 20) – perspective qui implique de ne pas s’en tenir au seul moment du retour à l’emploi puisque les temps d’invalidité et de retrait de l’activité professionnelle « n’occupent pas l’ensemble du cours de la maladie » (p. 20) –, Vidal-Naquet fait donc le pari de concentrer son attention sur les expériences vécues. Il procède ainsi par entretiens approfondis auprès de personnes touchées ou ayant été touchées par la maladie. Bien sûr, le fait de demander à des individus de reconstituer a posteriori des fragments de leur existence s’étalant parfois sur plusieurs années est un exercice à bien des égards périlleux. La perte d’information peut être très importante et « la restitution des événements passés ne peut éviter le filtre du présent » (p. 28).
35Certes. « Mais ce que les personnes acceptent de livrer sont des indices et des traces disponibles à partir desquelles il est possible de faire des hypothèses et des interprétations. Ces récits ne rendent pas compte de l’objectivité des situations, ni de leur vérité, mais ils permettent néanmoins d’approcher ce qu’une maladie comme le cancer “fait faire” même si nous ne pouvons accéder à “tout” ce que le cancer fait faire » (p. 29). Et c’est bien en cela que réside la force des trente témoignages recueillis par Pierre A. Vidal-Naquet, ainsi que l’illustrent de manière saisissante les 145 premières pages de l’ouvrage consacrées – après un préambule méthodologique et théorique – à la présentation de huit cas singuliers montrant toute la complexité et la dureté spécifiques à l’expérience du cancer.
36Les choix théoriques et la construction de la problématique opérés par l’auteur en vue de rendre « intelligibles » ces histoires de vie s’avèrent tout à fait judicieux. Vidal-Naquet mobilise ainsi la notion de trajectoire telle que l’appréhende Anselme Strauss. « Non seulement pour rendre compte de l’implication des individus dans la sphère de la santé, mais aussi pour repérer leurs activités dans d’autres sphères » (p. 20-21) (puisque, on l’aura compris, « la question n’est plus seulement celle du “retour” à l’emploi, mais plutôt celle de la façon dont les individus agencent la trajectoire de la maladie et d’autres types de trajectoires comme la trajectoire professionnelle » (p. 20)).
37De ce point de vue, l’auteur insiste sur le fait que « les individus sont situés dans un “faisceau” de trajectoires qui évoluent dans le temps et qui s’influencent mutuellement. Ils combinent des trajectoires de santé, professionnelles, familiales, résidentielles, sociales, etc. ». L’auteur parle à cet égard d’une « “configuration” au sens de Norbert Elias », c’est-à-dire que « les individus sont pris dans des réseaux d’interdépendance en sorte que leurs comportements sont toujours influencés par les relations qu’ils établissent avec leur environnement, que celui-ci soit de proximité ou non » (p. 22).
38Ainsi, « au cours de leur vie, les individus peuvent connaître différents types de configurations, c’est-à-dire plusieurs modalités d’articulation de trajectoires. Ils peuvent aussi passer brutalement d’une configuration à une autre » (p. 23). Dans le cas du cancer, « la discontinuité n’est qu’un cas particulier ». En ce sens, il n’y a pas lieu « d’“externaliser” la maladie, c’est-à-dire de l’isoler, pour rechercher quelles sont ses incidences sur la vie sociale du patient. Il est préférable au contraire de l’“internaliser”, c’est-à-dire d’examiner comment se réorganise dans le temps l’articulation de la trajectoire de la maladie avec les autres trajectoires et quels sont les “ajustements biographiques” qui se profilent » (p. 23-24).
39Ces ajustements biographiques (définis par Corbin et Strauss comme « le processus par lequel les personnes malades et leurs proches entreprennent des actions pour retenir et/ou regagner un certain degré de contrôle de leurs biographies rendues discontinues par la maladie » (p. 24) – permettant ainsi à ces individus d’intégrer dans leur vie la maladie et les changements qu’elle apporte), Vidal-Naquet nous en livre les modalités dans la seconde partie de son ouvrage. Surtout, il met en lumière la très grande diversité des résultats de ce « travail de réagencement de trajectoires » (p. 27), insistant moins sur les statuts et les appartenances sociales des individus que sur la signification personnelle que ces derniers attribuent aux épreuves successives qu’ils rencontrent et à partir desquelles, précisément, ils construisent et reconstruisent leurs trajectoires.
40Ainsi, « les individus procèdent en permanence à des réorganisations pour faire face à ces épreuves et produisent des normes d’ajustement qui ont la particularité d’être d’une part singulières (les normes autoproduites sont des supports sur lesquels s’appuient les individus pour surmonter leurs épreuves) et d’autre part précaires (ces normes sont appelées à être révisées au rythme du renouvellement des épreuves) » (p. 30). Il existe donc une « intense activité d’adaptation » (p. 149) qui dépend d’une multitude de facteurs. En matière d’engagement professionnel, « les facteurs liés à la maladie elle-même, aux thérapeutiques, aux incapacités que celles-ci peuvent engendrer, aux aptitudes psychologiques du malade, à l’environnement familial et social, etc. » peuvent à l’évidence intervenir. « Mais l’investissement ou le réinvestissement de la sphère du travail dépendent largement de la situation professionnelle dans laquelle se trouve la personne au moment où celle-ci tombe malade » (p. 169).
41Pour éclairer ce processus, Vidal-Naquet fait ainsi appel à la distinction établie par Serge Paugam entre rapport au travail et rapport à l’emploi. « Le rapport à l’emploi concerne la question de la stabilité dans l’emploi, que celle-ci résulte du contrat de travail, du statut ou de la politique économique de l’entreprise. L’emploi est précaire quand celui-ci est menacé pour quelque raison que ce soit comme par exemple la maladie. Le rapport au travail renvoie quant à lui au degré de satisfaction que les individus retirent de l’exercice de leur fonction. Ainsi, leur situation sera précaire s’ils n’éprouvent aucune satisfaction dans leur activité professionnelle » (p. 170). Pierre A. Vidal-Naquet ne cherche pas là à « vérifier si les personnes qui subissent l’épreuve du cancer connaissent effectivement une précarisation de leur emploi », mais s’intéresse à « la façon dont les personnes font avec l’affaiblissement de leurs capacités lié à la maladie, dans des situations qui sont très diverses ». Autrement dit, « quelles sont les ressources que les individus mobilisent et comment ils les mobilisent lorsqu’ils sont confrontés à une maladie de longue durée comme le cancer et quelles sont les difficultés auxquelles ils se heurtent pour parvenir à sécuriser leur situation malgré la maladie » (p. 171-172).
42Cette question est examinée selon trois critères également empruntés à Paugam : « l’acte de travail lui-même, la valeur que l’on accorde à l’activité de production et l’épanouissement que l’on y trouve (ou non) » ; « la rétribution que le travail procure » (c’est-à-dire le revenu) et « tout un ensemble d’avantages matériels qui sont liés à l’activité de production » ; « le cadre social dans lequel s’effectue le travail, car travailler c’est aussi établir des relations sociales concrètes avec les collègues, la hiérarchie, etc. » (p. 204-205). Il se révèle alors que « le rapport à l’acte de travail des personnes atteintes d’un cancer oscille entre un rapport de distanciation et un rapport d’implication », que « le positionnement est [en réalité] fortement entaché d’incertitude » (p. 222-223). Bien sûr, en se référant aux catégories construites pas Serge Paugam (« intégration assurée », « intégration incertaine », « intégration laborieuse » et « intégration disqualifiante »), on peut supposer avec Vidal-Naquet que « l’occurrence du cancer n’a pas les mêmes conséquences lorsque les individus sont déjà précarisés dans leur situation professionnelle ou bien au contraire s’ils sont très stabilisés » (p. 265-266).
43En fait, il existe un « continuum de situations entre les personnes qui, à une extrémité, sont professionnellement marginalisées voire exclues du monde du travail, et celles qui, à l’autre extrémité, parviennent, en grande partie en raison de leur maladie, à se surinvestir dans leur activité de travail et pour qui le travail peut même avoir une fonction thérapeutique » (p. 265). Mais l’essentiel n’est sans doute pas là au fond. On est surtout frappé par la mise à nu de situations concrètes, banales et (presque) terrifiantes à la fois, qui restitue avec une extrême finesse toute la complexité du rapport entre cancer et activité professionnelle.
44Tel est le cas de la fragilité des dispositifs légaux mis à la disposition des actifs touchés par le cancer ; dispositifs qui relèvent bien souvent moins du droit proprement dit que de la négociation (parfois informelle) entre une multiplicité d’acteurs – « le malade, le(s) médecin(s), le médecin conseil de la sécurité sociale, le médecin du travail, la DRH, la hiérarchie, les collègues, etc. » (p. 199). De la même manière, « si les droits sociaux protègent le salarié contre l’insécurité liée à la maladie, leur manque de flexibilité ou leur insuffisance peut aussi s’avérer problématique dès lors que le cancer n’est pas (plus) dans une phase invalidante pour la personne » (p. 203). Les individus peuvent également « souhaiter revenir dans l’emploi de façon souple, en tentant par exemple des allers et retours vers l’emploi ». Or « les personnes concernées ont un statut qui soit les dispense de travailler soit au contraire les autorise à revenir dans l’emploi sous conditions » (p. 196).
45Plus loin, il faut souligner le paradoxe devant lequel se trouvent les personnes atteintes d’un cancer. « D’un côté, elles s’efforcent de faire reconnaître leur fragilité, parfois leur handicap, afin de bénéficier d’un régime spécial. D’un autre côté, elles aspirent à l’ordinarisation de leur statut en cherchant à atténuer la mise en scène de leurs vulnérabilités, faute de quoi certains avantages risquent d’être compromis » (p. 251-252). Paradoxe que, dans une analyse d’inspiration très goffmanienne, Vidal-Naquet considère comme ne pouvant pas se résoudre de la même manière selon les différentes scènes qui composent l’environnement professionnel de ces individus.
Au final, on ne peut donc que se réjouir de la réapparition de travaux du type de celui mené par Pierre A. Vidal-Naquet. En se centrant sur la problématique du « travail biographique », ils offrent, non pas une solution alternative, mais bien une perspective complémentaire aux recherches axées sur la question de « l’incidence » du cancer sur l’activité professionnelle. Gageons que cet ouvrage n’est que le premier d’une longue série à venir.
Notes
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[1]
URSHS, Institut Gustave Roussy.
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[2]
IREPH-Paris Ouest Nanterre La Défense.
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[3]
URSHS-IGR/CEAQ-Paris Descartes.
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[4]
Voir par exemple M. Maffesoli, La part du diable, Paris, Champs Flammarion, 2003.
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[5]
Université Paris Descartes-URSHS, Institut Gustave Roussy.
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[6]
S. Célérier, « Cancer et activités professionnelles des malades : les enseignements de 30 ans de littérature internationale sur le thème », Sociologie Santé, 28, 2008.
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[7]
En ce sens, il est possible de rapprocher ce travail de celui mené récemment par une équipe du Centre d’Études de l’Emploi (CEE), travail dont une partie relève de la même démarche méthodologique : K. Chassaing, C. Le Clainche, N. Lasne, A.M. Waser, S. Volkoff (éds), Travailler avec un cancer : regards croisés sur les dispositifs d’aménagement des conditions de travail et sur les ressources mobilisées pour tenir ensemble travail et santé, Centre d’Études de l’Emploi, janvier 2009.