Couverture de SOC_100

Article de revue

Opinion publique / Opinion publiée

Pages 7 à 14

English version

1La confusion des mots finit toujours par entraîner celle des choses. La littérature, comme l’expérience courante, montrent en quoi tout cela aboutit, rapidement, à la confusion des sentiments, c’est-à-dire des modes de vie. Ainsi, dans les périodes de changement, est-il urgent de trouver les mots, sinon totalement justes, du moins les moins faux possible. Des mots qui, peu à peu, (re)deviennent des paroles fondatrices, c’est-à-dire assurant les assises de l’être-ensemble en train d’émerger.

2Comme toutes ces banalités qu’il est important de rappeler, on est au seuil d’une ère nouvelle. Et il est vain de vouloir rafistoler les idéologies élaborées aux XVIIIe et XIXe siècles, et dont nous fûmes, dans tous les sens du terme, irradiés. Oui, il faut bousculer les idées rancies, rejeter les analyses apprêtées et quelque peu maussades. En bref, se dessiller les yeux.

3Tout en sachant que cela n’est jamais chose aisée, tant le poids de ce que Durkheim nommait, justement, le « conformisme logique », est fort répandu. Il favorise la paresse intellectuelle et les diverses formes d’inquisition, engendrées de tout temps par cet instinct de protection, faisant préférer l’enfermement dogmatique au grand large des pensées hauturières.

4Ce n’est pas chose aisée car, en particulier de nos jours, l’on confond l’opinion publique et l’opinion publiée. La première est bien une opinion, mais elle se veut savoir, expertise, voire science. Alors que la seconde est consciente de sa fragilité, de sa versatilité, en bref de son humanité. Peut-être est-ce cela que Machiavel nommait « la pensée de la place publique » ?

5Je considère qu’il convient de rester au plus près de cette dernière. Demeurer proche d’un réel n’étant pas, simplement, ce principe de réalité, étouffoir permanent de toutes les audaces existentielles. « L’opinion publiée », quant à elle, continue de rabâcher quelques idées convenues, lieux communs et autres bavardages à base de bons sentiments.

6Mais voilà elle est facile à ingurgiter et donc convient bien à la médiacratie s’accommodant bien d’une médiocrité généralisée. Donc elle s’emploie à imposer le silence dans les rangs afin que tout un chacun puisse avancer au pas cadencé. Silence, on ronronne !

7Il existait à la cour des empereurs byzantins des silenciaires officiels. Ils avaient pour fonction de faire taire les perturbateurs de tous ordres, afin que règne la seule pensée établie. Si l’on dit cela en termes contemporains, il s’agit de la conspiration du silence, écartant sournoisement toutes les analyses rappelant que l’on ne saurait réduire le grand désir de vivre, en son aspect qualitatif, au mesquin besoin en ses limites quantitatives.

8Souvenons-nous ici de la sagesse immémoriale dont Virgile se faisait l’écho en rappelant : « Magnus ab integro saeculorum nascitur ordo ». Oui, le grand ordre des siècles naît sur de nouvelles bases. Il y a retour régulier de ces bases premières que, dans notre naïveté progressiste, nous avions cru dépasser. Et c’est cela, bien entendu, qu’il convient de penser : à certains moments, retour à l’originel au travers de l’original.

9Plusieurs mots, plus ou moins judicieusement employés, rendent compte de la nécessité de revenir sur ce qui fonde le lien social. Ainsi celui de « crise ». Voilà un terme passe-partout, ponctuant aussi bien les discours politiques que l’article journalistique, et que l’on entend fréquemment dans la conversation du café du Commerce. Dépression économique, trouble moral ou physique, situation tendue dans le domaine politique ou institutionnel. On pourrait multiplier à loisir les définitions et champs d’application de ce mystérieux ectoplasme qu’est la crise.

10Je dirais pour ma part qu’au travers de ce terme se dit la nécessité du périodique retour « ad integrum », retour aux fondements, aux fondamentaux. À certains moments, une société n’a plus conscience de ce qui l’unit et, dès lors, elle n’a plus confiance dans les valeurs qui assuraient la solidité du lien social. Pensons à cet exemple simple : l’évidence amoureuse, ou amicale, s’est délitée. Sans que l’on sache bien pourquoi. Par usure. Par fatigue. Et ce sont tous les éléments constituant cette relation amoureuse ou amicale qui, d’un coup, s’effondrent.

11La crise, c’est quand on ne peut plus dire, comme le disait Montaigne, pour expliquer son amitié pour La Boétie : « C’est parce que c’était lui, c’est parce que c’était moi. »

12On retrouve un tel processus dans bien des domaines : physique, psychologique, spirituel, culturel, affectif. Il est des moments où, suite à une accélération, voire même une intensification de l’énergie, le corps (physique, social, individuel, mystique) atteint son apogée. Lequel, par un curieux paradoxe, s’inverse en hypogée. Retour au souterrain, retour au tombeau, symboles d’une construction future.

13Ainsi pour ce qui nous occupe ici, quand une civilisation a donné le meilleur d’elle-même, elle éprouve le besoin de revenir à sa source. Elle s’inverse en culture.

14Dans l’actuelle confusion des esprits, voilà des mots utilisés indifféremment l’un pour l’autre. Alors que, pour faire bref, la civilisation est la manière de dépenser, peut-être de dilapider, le trésor culturel, celui-ci est à la fois le fond, les fonds assurant stricto sensu la vie sociale, permettant que perdure, au-delà ou en deçà des vicissitudes de l’existence, l’être ensemble fondamental.

15Le choc amoureux est culturel, la conjugalité civilisation. L’état naissant est, dans tous les domaines, ce qui fait la culture d’un peuple. Par après, il y a routinisation politique, philosophique, organisationnelle. Ce qui était genesis, jeunesse vivace et spontanée, se rigidifie en institution. La souplesse existentielle se sclérose et la vitalité s’inverse en désir de mort. Le félin vigoureux se met à ressembler à un matou châtré qui, privé de sa libido, fait de la mauvaise graisse.

16Il y a, dès lors, dans le meilleur des cas, quelque chose qui en appelle au sursaut. Pour le dire en d’autres termes, l’époque attend sa propre apocalypse.

17Il ne faut bien sûr pas donner à ce terme une signification par trop dramatique, voire mélodramatique. Drame ou mélodrame étant, ne l’oublions pas, une suite incohérente de situations imprévues, de péripéties imprévisibles. Non, l’apocalypse, au plus près de son sens originel/original, est cela même qui en appelle à la révélation des choses.

18Elle n’est donc pas incohérente. Mais bien inchoative en exprimant le nécessaire (re)commencement de ce qui s’est sclérosé. Le parachèvement de ce qui s’était assoupi. Ce qui redonne force et vigueur à des institutions alanguies. J’ai dit sursaut, on pourrait rajouter surréel, c’est-à-dire surcroît de vie pour une réalité que la civilisation bourgeoisiste a réduite au mesquin utilitarisme d’un monde quantitatif.

19La Calypso était cette beauté cachée, tirant son attrait de son retrait. Qu’elle fût sorcière n’enlevait rien à son charme. Bien au contraire. En se cachant, mystérieuse, elle est, pour reprendre les termes employés ci-dessus, fond et fonds. Quelque chose en puissance, en attente de son actualisation. En bref, il n’y a de révélation que s’il y a occultation. Il n’y a de l’apparaître que s’il y a du caché. Et parfois, cet occulte est essentiel.

20C’est ainsi qu’il convient de comprendre l’apocalypse : ce qui révèle le caché. Ce qui rend apparent le secret de l’être-ensemble. Ce qui, au-delà des représentations auxquelles nous sommes par trop habitués, présentifie, fait de la présentation de ce qui est là, indubitable, irréfragable, intangible.

21Ce peut être les archétypes de C.G. Jung, les résidus de Vilfredo Pareto, les structures de Lévi-Strauss, les caractères essentiels de Durkheim, peu importent les notions, il suffit que l’on soit attentif aux cryptes servant de soubassements à toute vie sociale. Voilà ce qu’est, en son sens strict, une pensée apocalyptique. Elle est révélatrice de ce qui est là, mais que l’on avait tendance à oublier. L’être là. L’être tout simplement.

22Des signes, maintenant irréfutables, sont en train d’apparaître dans le ciel de la société. On ne peut plus les ignorer, d’autant qu’ils ont tendance à s’incarner. Ces signes s’enracinent sur cette terre-ci. Car c’est bien ce monde, et non un autre à venir, qui est le souci primordial de la socialité postmoderne.

23Selon un adage de la sagesse populaire qui fut repris, par la suite, par bien des penseurs, il faut voir loin en arrière pour voir loin en avant. Et repérer les germinations permet de comprendre leur épanouissement. C’est ainsi que le romantique du XIXe siècle, ignorant l’utilitarisme et ne faisant aucun effort d’adaptation sociale, peut éclairer ce romantisme de la terre prenant de nos jours des formes on ne peut plus diverses.

24Ce romantisme s’exprime par l’attachement au territoire, l’importance du localisme, l’attention aux produits du terroir, aux nourritures biologiques, en bref par la sensibilité écologique. Romantisme de la terre en ce qu’il met l’accent sur un sentiment chtonien. Qu’est-ce à dire sinon que confusément l’on se sent autochtone, appartenant, pour le meilleur et pour le pire, à cette terre-ci.

25À l’opposé des divers transcendantalismes qu’a sécrétés la tradition occidentale, qu’ils soient religieux (la Cité de Dieu) ou politiques (la société parfaite), le souci païen de ce monde-ci traduit un profond immanentisme, l’importance donnée au fait d’être là avec toutes les conséquences que cela ne manque pas d’avoir. La plus importante certainement étant, bien entendu, la focalisation sur le présent.

26Présentéisme, ai-je analysé en son temps, rejouant le carpe diem d’antique mémoire et traduisant un hédonisme diffus qu’il est aisé de condamner, en oubliant qu’il a donné naissance à de grandes cultures. Mais il est certain que privilégier le présent – ce qui est le propre de l’expérience vécue, en particulier pour les jeunes générations – n’a que peu de chose à voir avec l’idéologie du projet restant le sésame des diverses institutions sociales.

27C’est en ayant à l’esprit la prédominance de l’instant, d’un instant éternel que l’on peut saisir une autre germination d’importance, privilégiant l’esthétique.

28Celle-ci peut se comprendre, en son sens strict, comme ce qui accorde attention à la beauté du monde. Et donc à la beauté des choses. Nombreux sont les exemples plaidant en ce sens. Il suffit de rappeler ce que signifie, symboliquement, l’émergence du design au début des années 1950. L’objet quotidien, tout en gardant sa fonctionnalité, est habillé, paré, signifiant par là l’obscur désir que tous les moments de l’existence s’inscrivent dans un perpétuel dimanche de la vie.

29Puis-je rappeler, et tous les musées folkloriques, anthropologiques ou des arts premiers en témoignent, que dans les sociétés pré-modernes, les objets de la vie courante avaient une sacralité propre. Morceaux du monde, ils bénéficiaient de l’aura de celui-ci. Ils étaient entourés de prévenance, voire de respect, et cela s’exprimait par la beauté intrinsèque qui était la leur.

30C’est ce qui réapparaît par le souci du beau que l’on va retrouver dans les objets ménagers, dans l’aménagement de l’espace, dans la multiplicité des magazines et magasins consacrés aux « arts déco ». Il y a de la frivolité dans l’air. Mais risque d’être frivole celui qui ne s’intéresse pas à elle. Car il est fréquent, dans les histoires humaines, que la peau des choses devienne primordiale.

31Dès lors, ce n’est plus le développementalisme qui prévaut, mais bien un enveloppementalisme conséquent. L’esthétique, en ce sens, consiste à se lover dans les plis de cette terre et non plus à la brutaliser à tout prix. Si je reprends ici une expression que j’ai proposée pour bien saisir les arcanes de la postmodernité, c’est bien une éthique de l’esthétique qui est en gestation. En son sens strict, un lien s’élaborant à partir du partage de la beauté et des émotions qu’elle ne manque pas de susciter.

32L’ethos est bien le fait d’us et de coutumes, issus d’un lieu donné. C’est donc une éthique, parfois immorale, qui s’exprime dans les nombreuses effervescences ponctuant la vie sociale. Et l’on est bien là au cœur d’une esthétique qu’il convient de comprendre en son sens large. À savoir, celui du partage des passions et des émotions collectives.

33Il est d’ailleurs un néologisme rendant bien compte de cela, c’est celui d’émotionnel. Il exprime, rappelons-le, non un caractère psychologique individuel, mais bien une ambiance spécifique dans laquelle baigne la tribu à laquelle on appartient. C’est donc en termes climatologiques que l’on peut comprendre les spécificités des tribus sexuelles, musicales, religieuses qui, de plus en plus, vont constituer la vie sociale.

34Mais l’atmosphère est, par construction, vaporeuse, évanescente, d’où la nécessité de savoir mettre en place une manière plus qualitative de l’appréhender si l’on veut être en phase avec l’esthétique relationnelle que tout cela ne manque pas d’induire.

35Les années 1950 pour le design, les années 1960 pour l’émergence des émotions collectives, le romantisme du XIXe siècle, voilà bien les racines de la mutation dont on ne peut plus dire qu’elle est en gestation, tant ses manifestations sont évidentes.

36L’époque change de peau, l’époque a changé de peau. De telles mues s’observent régulièrement dans le cours des histoires humaines. Il y a des cycles de plus ou moins longue durée. Corsi e recorsi, selon Vico. Mais en laissant tomber une peau, l’animal recouvre une nouvelle jeunesse. Peut-être est-ce ainsi, aussi, qu’il convient de comprendre la mue postmoderne. Celle d’une vitalité renouvelée, d’un plaisir d’être redynamisé, et donc d’un plus être dont les expressions peuvent nous chagriner, mais qui n’en traduit pas moins un vouloir vivre têtu, ne manquant pas d’étonner.

37Vitalité, vitalisme et donc philosophie de la vie, voilà ce qu’il est bien difficile d’accepter, tant nos systèmes d’interprétation restent obnubilés par une omniprésente mélancolie. Mélancolie d’un paradis perdu. Mélancolie pour un paradis à venir. C’est elle qui sur la longue durée a façonné toute la culture chrétienne. Peinture, architecture, systèmes théologiques qui sont tous marqués du sceau de la déréliction à partir du péché originel. On le retrouve également dans les théories de l’émancipation, propres à cette dynamique époque que fut le XIXe siècle. Elles s’employaient à mobiliser l’énergie collective en vue d’une société parfaite dont la venue ne faisait aucun doute.

38Tout cela a maintes fois été dit, analysé, commenté. Mais ces évidences intellectuelles, comme c’est souvent le cas, ne permettent pas de repérer ce qui est évident. Et pour ce faire, il faut savoir descendre jusqu’aux sources de l’être ensemble.

39Cela nous conduira à constater que, quand on observe la succession des histoires humaines, il n’y a pas d’autres options que la politique ou le jeu. Ainsi, au rythme d’un balancier cyclique, l’une cède la place à l’autre et vice-versa. Un tel balancement a pris des noms divers. La mythologie, la littérature, voire la pensée philosophique ou sociologique ont rappelé les rôles joués chacun pour sa part par Prométhée ou Dionysos. Peu importent les noms d’ailleurs. Il suffit de rappeler que ce sont des figures emblématiques, représentant des polarités inverses, mais non moins complémentaires. Un complexio oppositorum en quelque sorte.

40Quand une de ces figures prévaut, l’autre ne disparaît pas, mais reste là, en mezzo voce, en attente de resurgissement. Ainsi, le prométhéisme propre au mythe progressiste de la modernité a-t-il marginalisé la figure de Dionysos. Et, obnubilé par l’idéologie productive, ou pour reprendre une expression marxiste par la Valeur travail, on a du mal à comprendre, à voir tout simplement, qu’une inversion de polarité est en cours, et que les valeurs dionysiaques ont contaminé une bonne partie de la mentalité contemporaine.

41Petit rappel sémantique. Peut-être est-ce cela que l’on nomme, sans trop en être conscient, le sociétal. Ce n’est plus le simple social à dominante rationnelle, ayant pour expression le politique et l’économique, mais bien une autre manière d’être ensemble, où l’imaginaire, l’onirique, le ludique, justement, occupent une place primordiale.

42Dès lors, ne faut-il pas être joueur dans l’approche de la vie en société ? Pourquoi pas, puisque l’esprit du temps y prédispose. Est-ce de la provocation ? Bien sûr, si l’on se souvient de l’étymologie du terme : « appeler en avant ». En la matière, participer à la dynamique de l’époque, et apprécier la socialité spécifique qui en est l’expression. De tout cela les fâcheux ont peur. Mais qu’importe, puisque aussi bien, au-delà ou en deçà des jugements moraux, ce qui préoccupe un esprit libre est la compréhension en profondeur de cette éthique de l’esthétique dont il a été question.

43Il faut donc prendre au sérieux ce ciment de la socialité qu’est l’orgie. J’entends par ce terme, non pas un trivial excès sexuel, à quoi voudraient le réduire ceux qui sont des obsédés de la misère du monde, mais bien au contraire, le fait qu’à certains moments, par des réseaux souterrains, mais non moins vigoureux, une indéniable énergie parcourt le corps social.

44C’est cela la vitalité irrépressible que les élites, curieusement, s’emploient à dénier. Le jeu des passions, l’importance des émotions, la prégnance des rêves comme ciment collectif. Voilà ce qu’est l’orgie dionysiaque. Et il est bon de rappeler que nombreux furent les grands moments culturels qui reposèrent sur de telles prémices. Et lorsque cela est là, il ne sert à rien de jouer les chevaliers à la triste figure et autres peigne-culs de service. Il vaut mieux, en son sens plénier, s’accorder à ce qui est, et ce, afin d’éviter les perversions toujours possibles. S’ajuster à l’esprit du temps pour lui faire donner le meilleur de lui-même.

45Certes, chez le vieux Marx la chose était, certainement, plus subtile. Mais la mécanique opposition entre infrastructure et superstructure, avec la prévalence de la première, est passée dans la doxa commune. En la matière, priorité à l’économie, au travail, au productivisme. C’est sur un tel principe que se fondèrent le succès de la modernité et sa performativité. Le mythe du Progrès en est l’expression la plus assurée. Et, sans le savoir, sans le vouloir, ce simplisme marxiste a gagné les esprits les plus avisés.

46Mais, en référence à la mutation dont il a été question, il faut reconnaître que là aussi une inversion est en train de s’opérer. Inversion forçant à reconnaître que c’est d’abord dans les mentalités que s’opèrent les grandes transformations. Ou, pour être au plus près, ce sont les mentalités qui opèrent ces transformations. Ne voyons pas là simple paradoxe, mais bien reconnaissance qu’une autre logique est en train de se mettre en place.

47Logique fort ancienne d’ailleurs (là encore le balancier de l’histoire), remettant sur le devant de la scène sociale la force de l’esprit. Le succès du mot « imaginaire » est là pour prouver l’inversion qui est en train de s’opérer.

48Il y a quelques décennies, rares étaient ceux qui, à l’instar de l’anthropologue Gilbert Durand, pariaient un kopeck sur les structures de l’imaginaire. Mais, comme toujours, cette audace théorique tend à s’institutionnaliser. Et l’imaginaire se met à toutes les sauces. Imaginaire du politique, de l’économique, de l’éducation, de la mode et des petits pois ! Mais peu importe que des sagouins trivialisent, marchandisent, détournent cette belle idée. Cela signifie, a contrario, que l’on ne peut plus nier l’importance de la puissance spirituelle, le retour en force de la culture, la prévalence de l’immatériel, la présence de l’invisible.

49Ainsi, quand les mœurs libres et hédonistes sont publiques, il ne faut pas hésiter à le dire, à le présenter, à l’analyser. Car, comme cela fut le cas en d’autres moments, la légèreté, la frivolité, les jeux des apparences expriment une indéniable joie de vivre. Cela peut sembler en contradiction avec ce qui dans le temps est officiel. À moins que cela ne soit, tout simplement, en avance. C’est ce que Cocteau rappelait lorsqu’il remarquait que « lorsqu’une œuvre semble en avance sur son époque, c’est simplement que son époque est en retard sur elle. Ou plus précisément, c’est parce que ceux qui prétendent représenter l’époque sont en retard d’une guerre.

50L’esthétisation de l’existence, l’art se capillarisant dans l’ensemble de la vie quotidienne, l’accent mis sur le qualitatif, le refus du saccage productiviste, la rébellion contre la dévastation des esprits, voilà ce qui se résume dans la figure emblématique de Dionysos.

51Il y a dans tout cela quelque chose de mondain. C’est-à-dire un attachement à ce monde-ci. Une accordance, tant bien que mal, à cette terre, dont il s’agit de jouir sans en regretter, nostalgiquement et sans en attendre mélancoliquement une autre.

52C’est en refusant une telle mondanité que les temps modernes se sont construits sur la perte des racines. Ce qui a abouti au fameux et réel désenchantement du monde, dont Max Weber a dressé, avec justesse, la généalogie. Perspective ouranienne s’il en est. L’énergie individuelle et collective étant tournée vers le ciel. L’économie du salut, puis l’économie stricto sensu, l’histoire du salut, puis l’histoire assurée d’elle-même, s’achevant, dans un tel schéma, dans la primauté du Politique. À l’inverse, Dionysos est un dieu chtonien, autochtone. Et c’est autour d’une telle figure que tend à s’opérer une sorte de retour aux racines. Un enracinement dynamique, en ce qu’il sait mobiliser l’énergie pour vivre ici et maintenant. C’est un tel enracinement, dont les expressions sont légion, qui peut permettre de parler d’un réel réenchantement du monde. Moment où le jeu prend la place du politique.

53On en connaît les étapes : le romantisme, le surréalisme, l’objet « designé », la rébellion de la vie quotidienne. Voilà comment peu à peu s’est opéré le changement de paradigme dont il faut être bien aveugle pour ne pas en voir les diverses manifestations. À l’esprit de sérieux du productivisme moderne est en train de succéder un ludique ambiant. Aux institutions rationnelles qui connurent leur apogée à la fin du XIXe siècle et jusqu’à la moitié du XXe siècle, succèdent les tribus postmodernes qu’il faut considérer comme la cause et l’effet d’une mutation n’étant pas un simple rêve pour quelques happy few mais qui est devenue le réel pour le plus grand nombre.


Date de mise en ligne : 06/01/2009

https://doi.org/10.3917/soc.100.0007

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