Le laboratoire « Disney » comme reflet de l’imaginaire occidental
1La souris constitue une des clefs de voûte de l’imaginaire de Disney. Avec la création de Mickey Mouse en 1928, Walt Disney entame l’édification d’un monde où souris, canards, chiens, chats, et autres protagonistes toujours traités avec une poignante anthropomorphie, éprouvent les joies et les peines des êtres humains. Dans ces mondes, parallèles au monde réel, à taille de dessins animés, l’animal se substitue à l’homme, lui dérobe son cadre de vie, imite ses comportements. Dans les premiers temps, l’univers de ces cartoons reste détaché du territoire physique (ainsi la ville où Mickey réside se nomme « Mickeyville » et pas New York, ou Chicago). Puis, pendant la seconde moitié des années 1930, l’industrie culturelle américaine commence à associer dans ces scénarios êtres humains et animaux. Mais une solide hiérarchie demeure, selon laquelle les deuxièmes sont au service des premiers, qui restent donc les protagonistes privilégiés (comme les petites souris Gus, Jaq et Bruno qui viennent au secours de Cendrillon).
2Ratatouille marque un passage crucial dans l’histoire de l’imaginaire disneyen, en montrant une fois encore la façon dont celui-ci s’offre comme un miroir fidèle – une forme d’autoconscience – des mutations culturelles que l’Occident expérimente. Le dessin animé réalisé par Brad Bird (2007), dont l’intrigue — un rat qui rêve de devenir cuisinier — se déroule à Paris, dévoile ainsi avec finesse les matrices et les effets essentiels de la postmodernité. Ici, le personnage principal n’est plus une souris aux traits revisités et inoffensifs, mais un rat rigoureusement réaliste. Les rats et les hommes n’habitent plus deux espaces distincts, le monde réel et celui des rêves, mais sont intégrés au même scénario. Un choix qui témoigne de combien la frontière qui sépare l’imaginaire du réel est perçue comme obsolète pour une société qui se dessine désormais en partant de sa propre imagination. On observe ainsi que l’imaginaire a franchi le cadre dans lequel il a été marginalisé pendant longtemps (théâtre, romans, contes de fées, cauchemars…).
3Disney a été le premier prestigieux « laboratoire », ou mieux « l’industrie » (Abruzzese, Borrelli, 2000), où le désir de spectacle qui loge au creux de la vie quotidienne a été formalisé en langage et incarné en figures vivantes. Afin de mener à bien son œuvre, il a exploité les inventions esthétiques des avant-gardes, en particulier la réévaluation des petites choses, l’hybridation des signes et la prévalence du rêve, tout en les dirigeant contre les intentions originelles des mouvements artistiques les ayant générées. Non plus, donc, vers la négation du public et le soulèvement populaire, mais pour la satisfaction de ses désirs ludiques, l’assouvissement de ses pulsions spectaculaires.
4Avec Disney, on a évolué ainsi progressivement vers un monde où dessins animés, hommes et animaux vivent ensemble sur le même plan, sans hiérarchie ni séparation.
Sagesse des rats
5Ratatouille est une œuvre qui nous parle d’une manière minuscule mais à la fois profonde du « posthumain » (cf. Abruzzese, 2003 ; Marchesini, 2002). Dans ce scénario, le savoir a, d’une façon paroxystique et inédite, la possibilité de demeurer à l’extérieur de l’homme. Et il ne réside pas nécessairement dans ce que nous nommons ses extensions technologiques (McLuhan, 2004), mais là où nous identifions d’habitude le « rien » ou, pire encore, l’irrationnel et la pollution.
6La modernité a tenté de toutes ses forces d’abolir la part animale (Maffesoli, 2002), en apprivoisant la nature et ses êtres au profit de la raison humaine et de ses utopies. Dans Ratatouille on assiste à une inversion de ce processus désormais dépourvu d’énergie et d’engouement social ; le savoir, ainsi que le savoir-vivre, s’enrichissent du sensible et s’épanouissent dans l’élément le plus méprisé au monde : les égouts, ce lieu nauséabond et souterrain, où les rats fourmillent dans l’ombre. En outre, cet accomplissement se réalise grâce à une « organisation connective » (cf. De Kerckhove, 2000), fuyant le taylorisme pour s’apparenter plutôt à la sagesse animale de l’essaimage. Cela nous permet ainsi de saisir une liaison profonde entre ces formes animales et les figures techno-sociétales émergeant dans les trames du vécu collectif. Alors qu’on commence à parler de « swarming technology » (swarm signifiant littéralement « essaim »), H. Rheingold nous montre à quel point les mouvements et l’organisation des « foules intelligentes » ressemblent en réalité à ceux des insectes, comme fourmis ou abeilles (2005). Dans ce cadre, la notion de « famille » est aussi revisitée dans un sens élargi, plus proche de la communauté : on parle de colonie. Le schéma traditionnel a éclaté pour se propager aux pairs, nombreux, grouillants, insaisissables.
De l’intuition et de la création
7Le rat Remy a créé une passerelle entre le fantôme-fétiche de Gusteau, gardien d’une cuisine renommée, et ce qu’il y a de plus souterrain et de répulsif dans la vie quotidienne. L’hybridation qui en résulte est un des facteurs essentiels de sa créativité (et d’une façon plus générale, l’élément indispensable à toute création (Stocker, Schoeft, 2005). « Tout le monde peut faire la cuisine » était la devise de Gusteau. Dorénavant, en radicalisant l’aphorisme, on peut affirmer que le goût se détache du « bon goût », et peut venir de là où il n’y a ni règle, ni canon, ni connaissance abstraite. Le rat agit et choisit par le biais de son « nez », outil de son intuition profonde, tandis que Linguini, l’apprenti cuistot, est dirigé, au-delà de sa volonté et yeux fermés, par ce rat incarnant peut-être l’esprit invisible qui guide de l’intérieur les gestes de tout créateur. Ces deux niveaux de lecture se relaient pour évoquer le thème de l’intuition, pilier de la créativité, mais aussi celui de l’inspiration, et de la difficile négociation avec la sensation d’imposture : tout créateur peut se demander s’il n’a pas usurpé l’origine, les outils ou les matériaux de sa création. Le garçon éprouve ce sentiment face au rat qui décide pour lui, et le rat l’éprouve vis-à-vis du fantôme du chef qui semble le guider dans ses agissements.
8L’artiste prend des risques. En premier lieu, il ne se contente pas de la reconnaissance de son premier cercle communautaire ni de la parole du père : « Maintenant, tais-toi et mange ton croûton », mais va affronter l’inconnu, pour rejoindre sa quête d’absolu : « Toute ma vie j’ai rêvé d’être l’un des leurs. Vous vous dites que c’est sûrement un drôle de rêve… pour un rat ». Et avant de découvrir la (ville) lumière, il se perd un temps dans les égouts, image saisissante de la nuit obscure, du vide qui précède le plein, du doute avant l’illumination. Il franchit enfin le cadre des traditions et transgresse les recettes « écrites », en suscitant les reproches de Linguini : « Ne me regarde pas comme ça, ce n’est pas moi qui me suis permis des fantaisies avec les épices ! ». Autant de métaphores qui signent tout processus de création, désormais à portée de n’importe quel rat ou commis, et non plus réservé à une élite savante, telle que Skinner, le nouveau chef, le prétend : « Qu’est-ce que vous faites là ? Vous faites la cuisine ? Vous osez toucher à un plat dans Ma cuisine ? ».
9Ce dépassement de la galaxie Gutenberg (McLuhan, 1966) est accompli en bousculant le schéma alphabétique de séparation entre mots et choses (Foucault, 1966). De telles retrouvailles passent par une implication dans le monde des saveurs où prévalent le nez et l’intuition plutôt que les instructions figées par la tradition et les connaissances rigides de l’Histoire. Elle est rendue possible par la mise en œuvre d’une « raison sensible » (cf. Maffesoli, 1997), là où la pensée du ventre entre en synergie avec la pensée et la renouvelle. Remy : « Tu distingues cette touche de raisin légèrement piquée ? ». Émile, son frère : « Y a pas que le raisin qui est légèrement piqué ! ».
10L’homme peut éviter son effondrement seulement s’il parvient à accepter et intégrer ce qui le déborde, la part maudite – notamment la sienne – que l’humanisme a longtemps refoulée (Bataille, 2003). En outre, il doit réussir à se faire porter par elle plutôt que l’apprivoiser et en prendre le contrôle. Linguini laisse ainsi agir le rat, camouflé sous la toque et le téléguidant depuis des cheveux-manettes : « À nous deux, nous pouvons devenir le plus grand cuisinier de Paris ». Celui-ci se trouve justement situé « dans »sa tête, que l’on sait être la forteresse et déesse de l’individu moderne (Maffesoli, 2003). Tous ceux qui ne peuvent consentir à intégrer cet aspect sombre à leur vie (comme les employés qui préfèrent démissionner plutôt que de collaborer avec les rats) sont destinés à s’extraire du scénario, et à vivre d’une façon qu’on imagine à la fois incomplète et malheureuse.
11Cette narration offre la chance à l’acte créateur de se situer au-delà de la tradition ; celle-ci est renouvelée tout en étant saisie en son cœur et rejetée dans ses interprétations déformées. On voit donc le rat bouleverser l’élaboration de la ratatouille au regard de ce que le restaurant considère être la recette officielle, mais offrir finalement une expérience gustative ravivant les souvenirs les plus anciens. La tradition est radicalisée au point de désarticuler les stéréotypes qui l’ont accompagnée dans l’Histoire. Et c’est un rat – un non-homme – qui redécouvre la vérité d’une recette qui offre à l’homme un plaisir tout à la fois originel et original.
Scène et arrière-scène
12À l’heure actuelle, on ne peut adhérer complètement à un spectacle, un vêtement ou un aliment si les coulisses ne confortent pas le décor, si elles contredisent nos valeurs et nos habitudes. Acceptons-nous d’acheter une paire de chaussures en sachant qu’elles ont été façonnées par des enfants exploités ? Apprécie-t-on un plat si on apprend qu’il a été cuisiné par des rats ?
13Quand la « société » et ses fonctionnaires découvrent que derrière la magie d’un restaurant se cache l’intervention d’une colonie de rats, ils décident inévitablement de le fermer. Peu importe qu’on y mange mieux qu’auparavant, la règle doit être respectée, car elle est le véritable contenu-fétiche des institutions. Le respect des mesures sanitaires sécuritaires passe avant la qualité des mets et le plaisir des clients. Tout comme le gamin qui coud une chaussure vendue par une multinationale, le rat doit rester dissimulé : l’arrière-scène ne doit pas infirmer et défier l’ordre de la scène. Un scandale éventuel que Skinner prend très au sérieux : « Un rat, attrapez-le ! Vous vous rendez compte de ce qui se passerait si quelqu’un apprenait qu’il y a un rat dans notre cuisine, allez ouste, emmenez-le aux poubelles ».
L’écroulement du château de sable
14Ego, l’intellectuel, aussi sinistre que le château qu’il habite, vit dans l’austérité du silence, protégé par ses livres et mu par la haine et l’arrogance. Juge suprême, il décide derrière sa machine à écrire de ce qui est bon et de ce qui ne l’est pas. Tous les cuisiniers le craignent, il le sait et il joue de son pouvoir avec sadisme. En agissant masqué, le rat bouleverse le savoir abstrait de l’intellectuel grâce au recours à tout ce qui touche au « savoir du ventre » : saveurs, goûts, fantaisie, intuition, envie… Le sentir prévaut et parvient à faire accepter, a posteriori, la laideur et le caractère scandaleux de l’arrière-scène. C’est la méthode qui fera s’effondrer la cuirasse idéologique de Ego, dévoilant ainsi sa fragilité de fond. La forteresse du savoir-pouvoir moderne se montre pour ce qu’elle est : un château de sable. Le succès obtenu par Ratatouille est le signe frappant du réenchantement provoqué par la réapparition de tout ce qui a été exclu par la modernité (Maffesoli, 2007), parallèlement à l’abandon des pivots sur lesquels elle s’est fondée (la beauté, l’homme maître de soi et du monde, le savoir…).
L’idéologie Disney
15Jusqu’à quel point Disney révèle-t-il les caractéristiques de la culture postmoderne ? Et où manifeste-t-il ses liens étroits avec une logique économique et politique qui est en réalité dissonante vis-à-vis d’elle ?
16Tout d’abord, dans l’univers ici dépeint, il n’y a pas de véritable conflit entre l’ombre et l’ordre institué, qui se laisse supplanter relativement facilement. Cela montre à quel point l’imaginaire postmoderne fuit la dialectique du politique et se base sur une désarticulation de son ordre en se définissant à partir de sensibilités transpolitiques (Susca, 2006). Et cela révèle aussi le rêve disneyen de pouvoir éluder crises, violence et bouleversement des structures. Dans Ratatouille, l’adversaire est battu de manière expéditive, sans rencontrer de problème de taille. Quand le resto « Chez Gusteau » ferme, celui qui le remplace rejoint bien trop facilement le succès, au regard des rythmes du marché, en particulier ceux qui suivent une fermeture pour raisons sanitaires.
17L’absorption de l’ombre et de la part animale surviennent astucieusement : il suffit aux rats de se laver pour devenir de bons et véritables cuisiniers. Mieux, ils choisissent d’eux-mêmes de le faire. C’est comme si notre culte de la propreté était suffisamment juste et universel pour s’imposer naturellement à l’« Autre ». Car si l’on veut être admis dans cet univers, il est avant tout nécessaire d’en accepter les normes : il faut évacuer sa saleté, et enrayer son appartenance aux mondes souterrains. Faire place nette, et montrer patte blanche. C’est la seule condition sous laquelle Disney accepte de mettre en œuvre l’animalisation du monde, et il manifeste ainsi de cette manière une caractéristique enracinée dans la culture capitaliste : la capacité d’absorber en elle son contraire. C’est ainsi que Ratatouille donne habilement l’occasion à Disney de faire triompher son « marketing » tout en paraissant, avec la défaite du traître Skinner, opposé à la culture du marketing.
Bibliographie
Bibliographie
- Abruzzese A. (2003), Posthuman : uno sguardo sociologico, in Passages, n. 5, Milano, Crocetti Editore.
- Abruzzese A., Borrelli D. (2000), L’industria culturale. Tracce e immagini di un privilegio, Roma, Carocci Editore.
- Bataille G. (1949), La part maudite. Précédé par la notion de dépense, Paris, Éditions de Minuit, 2003.
- De Kerckhove D. (1999), L’intelligence des réseaux, Paris, Odile Jacob, 2000.
- Foucault M. (1966), Les mots et les choses, Paris, Gallimard.
- Maffesoli M. (1997), Éloge de la raison sensible, Paris, Frasquelle.
- Id. (2002), La part du diable. Précis de subversion postmoderne, Paris, Flammarion.
- Id. (2003), Notes sur la postmodernité. Le lieu fait lien, Paris, Éditions du Félin.
- Id. (2007), Le réenchantement du monde, Paris, La Table Ronde.
- Marchesini R. (2002), Post-human. Verso nuovi modelli di esistenza, Torino, Bollati Boringhieri.
- McLuhan M. (1962), The Gutenberg Galaxy. The making of typographic man, Toronto, University of Toronto Press, 1966.
- Id. (1964), Pour comprendre les médias, Paris, Le Seuil, 2004.
- Pireddu M., Tursi A. eds. (2006), Post-umano. Relazioni tra uomo e tecnologia nella società delle reti, Milano, Guerini & Associati.
- Rheingold H. (2003), Foules intelligentes, Paris, Broché, 2005.
- Stocker G., Schoeft C. eds.(2005), Hybrid. Living in Paradox, Berlin, Hatje Cantz.
- Susca V. (2006), Ai confini dell’immaginario, Milano, Bevivino.
- Vattimo G. (1989), La società trasparente, Milano, Garzanti.
Mots-clés éditeurs : création, part maudite, hybridation, intuition
Date de mise en ligne : 01/04/2008.
https://doi.org/10.3917/soc.098.0081