Sociétés 2007/2 n° 96

Couverture de SOC_096

Article de revue

Variations sur la grammaire différentielle de Gabriel Tarde

Pages 115 à 123

Notes

  • [*]
    Doctorante en sociologie à l’Université René Descartes Paris 5, ATER Université d’Évry - Val d’Essonne Département de Droit. laurence.saquer@wanadoo.fr.
  • [1]
    Lorsque Tarde essaie d’être pédagogue, cela donne le résultat suivant : « toute invention, comme toute découverte, est une réponse à un problème. Mais, outre que ces problèmes, toujours indéterminés comme les besoins dont ils sont la traduction vague, comportent les solutions les plus multiples, la question est de savoir comment, pourquoi et par qui ils se sont posés, à telle date et non à telle autre, et ensuite pourquoi telle solution a été adoptée de préférence ici, telle autre ailleurs » (Tarde, 2003 [1890], p. 105). Cela devient immédiatement plus clair.
  • [2]
    « L’être social, en tant que social, est imitateur par essence, dit Tarde, et […] l’imitation joue dans les sociétés un rôle analogue à celui de l’hérédité dans les organismes ou de l’ondulation dans les corps bruts » (Tarde, 2003 [1890], p. 71).
  • [3]
    La forme syllogistique du raisonnement est définie pour la première fois par Aristote dans Les Premiers analytiques : « Le syllogisme, dit-il, est un discours dans lequel, certaines choses étant posées, quelque chose d’autre que ces données en résulte nécessairement par le seul fait de ces données » (Aristote, 1983, I, 1, 24 b 18-20). Le syllogisme est une forme de raisonnement analytique qui s’énonce le plus classiquement de la façon suivante : « Si A est affirmé de tout B, et B de tout ?, nécessairement A est affirmé de tout ? » (Aristote, 1983, I, 4, 25 b 36-40 ; ou dit autrement : « Si tous les B sont C et si tous les A sont B, tous les A sont C » (Perelman, 1999 [1979], 1) et il s’agit là d’un syllogisme parfait dès lors qu’il « n’a besoin de rien autre chose que ce qui est posé dans les prémisses, pour que la nécessité de la conclusion soit évidente » (Aristote, 1983, I, 1, 24 b 22-25), bien que cet exemple, qui relève directement de la syllogistique aristotélicienne, se limite à être convaincant dans la forme (Ghirardi, 1999, p. 49-50). Pour sa part, Tarde définit le syllogisme comme un raisonnement téléologique « où, de deux prémisses accouplées, dont l’une exprime un but et l’autre un moyen, jaillit [une] combinaison originale qui ne ressemble en rien à ses éléments » (Tarde, 1999b [1895], p. 134).
    Il n’est pas ici le propos de détailler les discussions qui animent la littérature juridique et critique quant à la stricte application à la pratique du droit comme à la doctrine de la logique aristotélicienne et plus particulièrement du syllogisme formel et rigoureux de ce type (Stamatis, 1995, p. 165-184 par exemple) mais le précurseur de la logique modale reste le référent (Perelman, 1999 [1979], p. 1-19 ; Kalinowski, 1996, p. 81-85) du raisonnement que les logiciens-juristes extraient, appliquent et éprouvent, en adéquation totale ou en rupture plus ou moins subtile avec celui-ci (Brunschvicg, 1964 [1897], p. xviii-x et 267 ; Ghirardi, 1999, p. 53).

1Texte d’introduction fondamentalement théorique visant à éclairer la notion d’inter-individualité développée par Gabriel Tarde sous le nom d’imitation, concept dit « phare » de l’auteur.

2

« Nothing stays the same, always change to remain. »
Elastica, The Menace, Deceptive Records, 2000

3Le texte qui suit consiste en une sorte de dégrossissement de la notion d’imitation de Gabriel Tarde. Il faut entendre d’emblée que cette notion est une notion complexe ; pourtant, l’on a souvent reproché à Tarde d’être le sociologue d’une seule idée. Il faut entendre par ailleurs que les signes nous sont comptés et que cette présentation n’effleurera jamais que les contours subtils de la notion que nous visons. Pour cette raison, cette présentation se veut déambulatoire, non pas autour du seul concept de l’imitation – c’est pour cette raison que nous faisons apparaître dans le titre de ce travail l’idée d’un ensemble de concepts sous le dénominateur commun de grammaire différentielle (Saquer, 2006, p. 192) – mais autour d’une mécanique dont les pièces ne peuvent être détachées les unes des autres. Cette précision étant faite, nous pouvons à présent déambuler.

41890 voit la parution de deux ouvrages de Gabriel Tarde : La philosophie pénale d’une part, Les lois de l’imitation d’autre part. Ces deux volumes ont connu une carrière bien différente et un parcours qui traduit l’intérêt ambivalent qu’a suscité la réflexion tardienne. Jean Milet suggère très clairement que La philosophie pénale fera connaître Tarde aux juristes et Les lois de l’imitation aux sociologues (Milet, 1970, p. 26).

5La philosophie pénale est à proprement parler un ouvrage juridique qui combine une analyse d’éléments de procédure pénale avec une réflexion générale du droit dans une perspective historique. Traitant de « L’École positiviste », de la « Théorie de la responsabilité », du « Criminel », ou bien de la « Peine de mort » sous le chapeau latent de la question de la responsabilité et de l’irresponsabilité, Tarde rassemble dans cet ouvrage un ensemble de considérations qui l’inscriront, dans une certaine mesure, dans le cadre de la doctrine pénale et plus précisément dans celui de la criminologie, au sein duquel son « rôle a été décisif » (Pinatel, 1972, p. viii ; Lévy-Bruhl, 1890, p. 669). D’ailleurs, selon J. Pinatel, « Tarde a été avant tout et surtout un criminologue » (Pinatel, 1959, p. 436).

6Les lois de l’imitation est un ouvrage qui se veut « étude sociologique » et connaît un succès vibrant lors de sa parution. A. Bertrand, commentateur contemporain de Tarde, qualifiera cet ouvrage comme étant l’« une des plus originales et des plus brillantes études de psychologie sociale et même de psychologie générale qui aient paru depuis longtemps » (Bertrand, 1891, p. 315). Pourtant, l’ensemble des recensions qui en sont faites ou les commentaires qu’il inspire suggèrent une meilleure détermination de la notion d’imitation (Paulhan, 1890, p. 179), suggestions et critiques auxquelles Tarde répondra, dans la deuxième édition de l’ouvrage, qu’il ne suffit pas de considérer l’imitation comme une mécanique bornée et répétitive mais qu’il faut lui accorder la souplesse des objets qu’elle encadre et fait se déployer comme la souplesse et la disponibilité des vecteurs, canaux, plateaux qui l’enclenchent ou la rendent possible. Ainsi considérée, Tarde entend « par imitation toute empreinte de photographie inter-spirituelle, pour ainsi dire qu’elle soit voulue ou non, passive ou active » (Tarde, 2003 [1890], p. 46).

7La parution simultanée de ces deux ouvrages figure les compétences de leur auteur. Magistrat pendant près de 26 ans et sociologue depuis presque autant de temps, Tarde n’a cessé de systématiser, de peaufiner, d’éprouver, de rassurer, de heurter les nombreuses hypothèses qu’il émet dès le début de sa carrière. Dès 1869, dans un ensemble de notes d’archives que Tarde réunit sous le chapeau « Notes de Droit », un feuillet portant le titre « Premier germe de ma philosophie de la différence » livre une réflexion sur la mécanique répétitive de la loi, le caractère réitératif des faits qui l’inspirent et de ceux qu’elle produit : « Il est dans l’essence du fait, tel que nous le concevons, de pouvoir se répéter indéfiniment et identiquement ; cette définition du fait est implicitement contenue dans l’idée que nous nous faisons de la loi qu’on pourrait définir : la nécessité pour tel fait de se reproduire dans les mêmes circonstances, autrement dit à la suite d’un certain nombre de mêmes faits. Nous supposons donc que ce fait peut se répéter et qu’il est le même quand il se répète. […] Si nous concevons ainsi le fait, nous concevons tout différemment l’individu » (Tarde, 1869). Dans ce texte prématuré, Tarde balbutie la répétition universelle et fait encore la distinction entre les faits et les individus mais, à partir de cette distinction, il dispose qu’au sein d’un individu, la répétition ne consiste pas en la reproduction du même, contrairement aux faits qui se définissent selon lui comme pouvant se reproduire à l’identique. Un peu plus tard dans son œuvre, une fois dépassée cette distinction, la définition que Tarde fera de l’individu – désignation sous laquelle il regroupe en réalité les faits eux-mêmes et les hommes – fait écho à une certaine conception de la société, ou, devrions-nous dire, des sociétés : un individu peut être appelé élément ou fait dès lors qu’il est constitutif d’un ensemble qui lui-même participe à la composition d’un autre ensemble à égale proportion ou autre, etc. La notion que Tarde emploie pour simplifier l’appréhension de cette particularité est la notion de monade, qu’il faut comprendre comme élément autant constitutif d’une molécule que constitutif d’une société (Lazzarato, 2004, p. 17) : de toutes façons, il y a dans une molécule autant d’éléments, de monades qu’il n’y en a dans une société (Tarde, 1999a [1895], p. 58).

8Dans Les lois de l’imitation, soit 21 ans plus tard, on retrouve cette interrogation relative à la répétition des éléments assortie de la question d’une science des faits sociaux. Si le propre d’un fait consiste à se reproduire d’après le déterminisme qui le caractérise dès lors qu’il est localisable un nombre infini de fois, la règle de sa récursivité pourra être extraite de l’observation dont il sera l’objet. À cet égard, considérons le but de Tarde, qui est de dégager une « sociologie pure » ou, dit autrement, « une sociologie générale » (Tarde, 2003 [1890], p. 58), une science des faits sociaux (Tarde, 2003 [1890], p. 61) qui défendrait pour premier principe de sa méthodologie la décomposition des faits à rebours de la forme sous laquelle ils se donnent à voir au moment de leur étude, pour localiser, fixer, capter chacun des événements qui a conduit à la forme ou configuration en question (Tarde, 2003 [1890], p. 63). Disons-le autrement, l’objet de cette science serait de localiser les événements qui, se superposant, tracent une histoire, une narration. Ces événements auraient alors « la forme extérieure d’une rupture et d’un redoublement » (Derrida, 1967, p. 409), tandis qu’au fond, la continuité quasi légaliste des étapes qui se succèdent à cette fin, contemplent un résultat attendu ou prévisible. En d’autres termes, Tarde vise l’étude scientifique des faits sociaux à travers la localisation et la dissection des motivations de leur traçage, puisque « connaître les causes, dit-il, cela permet de prévoir » (Tarde, 2003 [1890], p. 65) [1].

9Pour construire cette science, Tarde lance l’hypothèse suivante : « Tout n’est socialement qu’inventions et imitations » (Tarde, 2003 [1890], p. 63) et si les faits, en matière sociale, se répètent de la même manière qu’ils se répètent en matière physique ou biologique [2], le détail que Tarde entend rechercher dans l’observation des faits sociaux est l’application du principe de la répétition universelle envisagée sous sa forme sociale : l’imitation.

10Mais un Tarde qui considère comme capitale la répétition universelle envisage-t-il d’exposer la multiplicité, signaler la profusion des éléments ? A-t-il pour simple objectif de raconter « les myriades indisciplinables des microscopiques individualités inférieures, constamment remuantes, où s’incarne le vœu éternel [de] la nouveauté » (Tarde, 1878, feuillet a et b) ? Ou bien s’agit-il pour notre auteur de libérer les flux imitatifs et de révéler leur fonction fondamentale : lier (Tarde, 2003 [1890], p. 48 et 203), par quelque moyen que ce soit, les éléments qu’il laisse en définitive en paix. À cet égard, il est faux de voir en Tarde un sociologue individualiste à qui il conviendrait d’opposer une appréhension de type holistique de la société et ses composants. Malgré cela, C. Bouglé donnera à l’un de ses articles rendant hommage à Tarde le titre « Un sociologue individualiste : Gabriel Tarde ». En réalité – peut-être même paradoxalement –, il exposera assez fidèlement le système tardien et insistera même sur la fonction transitionnelle des individus constitutifs de la société (Bouglé, 1905, p. 298). Plus fondamentalement, pour Tarde, il ne s’agit en aucun cas de gommer au profit de l’un des deux points, le flux ou son vecteur. Leur interdépendance est indiscutable et sur ce point Tarde n’est pas ambigu : une monade isolée ne sert à rien (Tarde, 1999a [1895], p. 66). D’autre part, un flux sans vecteur, sans plate-forme par laquelle il transiterait, s’évanouirait bien platement. Car le flux, s’il subsiste, c’est bien parce qu’il transite, parce que l’élément qu’il traverse le ragaillardit par la multitude de connexions qu’il contient et l’entraîne vers une reformulation, une réévaluation, une progression, de sorte que ce flux est davantage qu’il n’était avant son passage par le point de connexion (Saquer, 2006, p. 186). Tarde parle bien évidemment en termes de progrès, d’amélioration de l’existence, de gradation incessante et potentielle et viser le perfectionnement permanent reste le moteur des individus qui accomplissent, consciemment ou pas, activement ou passivement, des actes d’interconnexion : il n’y a pas de copie sans original (Tarde, 1884, p. 615) et « chaque portion du réel semble être en effet le croisement de lignes de force » (Montebello, 2003, p. 117). Or comment parler de progrès si l’on considère que les individus se copient les uns les autres ? Comment assumer théoriquement la pulvérisation des flux imitatifs ? Que reste-t-il de l’élément s’il n’endosse plus que la responsabilité d’être transitionnel ?

11Le problème peut être posé différemment. Tarde a un sens certain de la formule. Il explique d’une part, nous l’avons déjà mentionné, que « livrée à elle-même […] une monade ne peut rien » (Tarde, 1999a [1895], p. 66). Il martèle par ailleurs que « durer, c’est changer » (Tarde, 1871a ; 1895, p. 392). Il précise d’autre part que « exister, c’est différer » (Tarde, 1999a [1895], p. 72). Il n’économise pas non plus son sens de la formule pour définir la différence universelle : « La différence est l’alpha et l’oméga de l’univers », dit-il dans Monadologie et sociologie (Tarde, 1999a [1995], p. 73 ; Tarde, 1878, feuillet t).

12Le retour antithétique de la lecture de ces formules soulève des interrogations : si exister signifie littéralement être et ce, dans la permanence, pourquoi serait-ce envisageable à la seule condition du changement ? Si le mode opératoire des faits naturels comme sociaux retenu par notre auteur s’inscrit dans le changement et la différence, dans quelle mesure ces faits seraient-ils le résultat d’imitations et d’inventions seulement ? À quel moment, à quel stade la détermination identitaire d’un fait peut-elle être localisable si le mouvement et le changement sont le faire-valoir de son existence, de sa permanence, de sa durée ? En réalité, pour étudier un fait social, il faudrait, à un moment donné, stopper ou immobiliser sa propagation ou en faire un cliché qui sera immédiatement daté, vieilli…

13Nous avons débuté cette communication en mettant en parallèle Les lois de l’imitation et La philosophie pénale. Le schéma logique de l’enchaînement des faits sociaux, leur apparition comme leur disparition est un schéma fondamentalement inspiré d’une logique juridique que Tarde ne peut pas ne pas maîtriser pour avoir tenu des fonctions auprès de la Justice pendant toute sa vie, de 1867 à sa mort en 1904. De cette longue carrière dans la magistrature, il nous faut considérer les 19 années durant lesquelles Tarde a été juge d’instruction (30 janvier 1875-17 février 1894) (Milet, 1970, p. 16-33) et retenir qu’il s’agit là de la fonction professionnelle qu’il a occupée le plus longtemps, et ce bien plus longtemps que celle de sociologue, criminologue ou philosophe, bien que ses diverses sensibilités aient été éprouvées avant qu’elles ne lui aient été reconnues ou attribuées.

14En tant que juge d’instruction, Tarde a eu à rendre des jugements, à appliquer le principe du syllogisme[3] juridique qui consiste à dégager une solution adaptée à une situation précise en s’inspirant et en application d’une règle générale et abstraite, pourvu d’une force obligatoire. Dans le syllogisme juridique, la majeure est donc la règle de droit ; la mineure est le cas particulier, le cas d’espèce, toujours différent ; puis vient la décision, la solution, qui à l’occasion fait jurisprudence mais qui ne s’appliquera qu’en l’espèce. Plus précisément, « l’opération du raisonnement juridique cherche à établir une transition logiquement constituée, à partir d’une prémisse majeure interprétant la règle applicable du droit, vers une conclusion dans laquelle on formule un jugement individualisé, propre au cas en question » (Stamatis, 1995, p. 169). L’intérêt alors de cette mécanique consiste à déceler le point d’inférence, le canal de « concrétion » en vertu duquel le texte de loi sera interprété pour livrer la solution juridique. En filant l’hypothèse, dans une telle structure logique, comprenons le cas d’espèce (prémisse mineure) comme l’inférence par laquelle une loi (prémisse majeure) est interprétée pour aboutir à la formulation d’une nouvelle loi (solution) si l’application en l’espèce fait jurisprudence.

15L’intérêt du syllogisme se justifie ici en deux points. Le premier vient d’être énoncé. Le second s’explique par ce que l’on peut nommer le théorème de Tarde qui consiste en une grammaire différentielle (Saquer, 2006, p. 192), une mécanique de la « différenciation de la différence » (Tarde, 1871b) à travers le triptyque de l’imitation, de l’opposition et de l’adaptation. Ce triptyque est similaire au syllogisme juridique, si on l’entend le plus parfaitement possible, en tout cas comme le définissait Aristote dans les Premiers analytiques. L’adaptation n’intervient pas ex nihilo sur le marché des adaptations : elle est la combinaison qui, en l’espèce, s’est le mieux présentée pour apaiser l’irrésolution ou, pour le dire autrement, résoudre l’opposition face à laquelle se trouvaient deux courants imitatifs. Cette cadence de la différence qui consiste en l’apparition d’une innovation laquelle sera favorisée par le soutien d’un flux propagateur puis contrariée dans le cadre logique d’un duel, d’une opposition et enfin reconduite ou reformulée, à la lumière de cette contrainte, dans le cadre d’une adaptation, etc., cette cadence différentielle ne requiert, pour trouver un terme sous la forme d’une adaptation, que des éléments présents dans la majeure et la mineure. Disons-le autrement, l’adaptation ne se crée qu’à partir d’un modèle auquel on opposera un autre modèle : il en est de même dans un syllogisme juridique, de ceux que l’on décèle dans les décisions de justice. Le modèle, celui que dicte la loi, est lu distinctement par les parties en présence. L’opposition ici consisterait à la confrontation des arguments devant le juge, lequel est chargé, in fine, de livrer l’interprétation de la loi qui serait le mieux adaptée en l’espèce. Synthétisons cette réflexion : le stade de l’imitation est rempli par celui de la création puis de l’énoncé du modèle, de la règle de droit ; le stade de l’opposition est figuré par les différentes interprétations d’une même règle que les parties exposent devant le juge ; le stade de l’adaptation est la décision du juge qui tranche en faveur de l’une des deux parties, complètement ou partiellement, mais qui estime que l’application qu’il propose de la règle de droit est la meilleure qu’il soit en l’espèce. Dans la décision de justice, la règle de droit est répétée à travers le prisme des faits auxquels elle s’applique après avoir été l’objet d’une opposition. Le simple fait d’appliquer une loi atteste sa nécessité, même si elle se trouve malmenée par des faits qui amènent à sa reformulation lorsqu’une décision fait jurisprudence. L’on peut ici considérer l’exemple suivant : entre 1981 et 1993, le Parlement français a été saisi de quatre lois successives relatives aux contrôles d’identité. La progression de cette loi s’est faite par la jurisprudence – évoquons les célèbres arrêts Kandé et Bassilika, rendus par la Cour de cassation respectivement en 1984 et 1992 – qui a démontré les limites de cette règle de droit tout en assurant par là même, la nécessité d’une réglementation claire et non discriminatoire à ce sujet, reflétant certaines problématiques avec lesquelles la société avait à débattre. Cela revient à dire qu’une règle de droit doit être contrariée pour être toujours visible, débattue, « vivante ». Considérons à cet égard les procédures de disparition d’une loi qui nous éclaireront sur les procédures de son maintien. Une loi qui n’est pas visée par des juges ou des parties peut être abrogée de deux façons : l’abrogation tacite consiste à annuler implicitement une loi ancienne lorsqu’une loi nouvelle entre en contradiction avec elle ; l’abrogation expresse vise à annuler une loi ancienne en mentionnant cette annulation dans la loi nouvelle. De cette façon, au-delà des procédés relatifs à sa disparition, la question du maintien d’une loi se pose en fonction de ses applications jurisprudentielles qui attestent moins de son imperfection que de l’exigence sociale et juridique des situations qu’elle entend encadrer.

16Une monade isolée ne peut rien, nous dit Tarde. Une loi sans cas d’espèce n’est pas viable : elle finit par disparaître. Elle doit être imitée/répétée mais imitée/répétée en fonction d’un background toujours spécifique, à jamais unique. Cette modalité fondamentale, cette spécificité de l’imitation et les nuances nécessaires à son appréhension, Tarde les rappelle aux lecteurs des Lois de l’imitation, lorsqu’il rédige la préface à la deuxième édition de l’ouvrage en 1895, repositionnant son concept en s’adressant à ceux qui avaient contesté et discuté sa pertinence en 1890 : l’imitation est la forme sociale de la répétition universelle et « ce qui est contraire à l’accentuation personnelle, c’est l’imitation d’un seul homme, sur lequel on se modèle en tout ; mais quand, au lieu de se régler sur quelqu’un ou sur quelques-uns, on emprunte à cent, à mille, à dix mille personnes considérées chacune sous un aspect particulier, des éléments d’idée ou d’action que l’on combine ensuite, la nature même et le choix de ses copies élémentaires, ainsi que leur combinaison, expriment et accentuent notre personnalité originale. Et tel est peut-être le bénéfice le plus net du fonctionnement prolongé de l’imitation » (Tarde, 2003 [1890], 55-56).

Bibliographie

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  • A. Bertrand, 1891, « Les lois de l’imitation, étude sociologique » in Archives d’Anthropologie Criminelle, tome VI, 315-312.
  • C. Bouglé, 1905, « Un sociologue individualiste : Gabriel Tarde » in Revue de Paris, 294-316.
  • L. Brunschvicg, La modalité du jugement. Troisième édition augmentée de La vertu métaphysique du syllogisme selon Aristote, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine ».
  • J. Derrida, 1967, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, coll. « Points ».
  • O.A. Ghirardi, 1999, Le raisonnement juridique, Cordobà, Éditions Bière, coll. « Bibliothèque de philosophie comparée ».
  • G. Kalinowski, 1996, La logique déductive. Essai de présentation aux juristes, Paris, PUF, coll. « Droit, Éthique, Société ».
  • M. Lazzarato, 2004, Introduction in G. Tarde, 2004 [1896], Underground (Fragments of future Histories), Updated by Liam Gillick, Bruxelles-Dijon, Les maîtres de forme contemporains-Les presses du réel.
  • L. Lévy-Bruhl, 1890, « La philosophie pénale de Gabriel Tarde », in Revue philosophique, tome 30, 654-669.
  • J. Milet, 1970, Gabriel Tarde et la philosophie de l’histoire, Paris, Vrin
  • P. Montebello, 2003, L’autre métaphysique, Essai sur Ravaisson, Tarde, Nietzsche et Bergson, Paris, Desclée de Brouwer.
  • F. Paulhan, 1890, « Les lois de l’imitation, étude sociologique de Gabriel Tarde » in Revue philosophique, tome 30, p. 170-182.
  • C. Perelman, 1999 [1979], Logique juridique. Nouvelle rhétorique, Paris, Dalloz.
  • J. Pinatel, 1956, « La pensée criminologique d’Émile Durkheim et sa controverse avec Gabriel Tarde » in Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1-2, p. 435-442.
  • J. Pinatel, 1972, Introduction in G. Tarde, 1972 [1890], La philosophie pénale, Paris, Éditions Cujas, coll. « Bibliothèque internationale de criminologie ».
  • L. Saquer, 2005, « Hypothèses sur la filiation Tarde-Deleuze à travers la criminologie » in Champ pénal/Penal field, Les Criminologiques de Tarde, URL : http://champpenal.revues.org/document280.html.
  • L. Saquer, 2006, « La monade et l’œuvre d’art. La contribution de Gabriel Tarde au domaine artistique », in L’Année sociologique, 56, n° 1, p. 177-200.
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  • G. Tarde, 1869, « Premier germe de ma philosophie de la différence », GTA 50 « Notes de Droit », CHEVS.
  • G. Tarde, 1870, « Notes sur ma philosophie de la différence, mai 1870 - … », GTA 41 « Notes philosophiques », CHEVS.
  • G. Tarde, 1871a, « Notes », GTA 43 « Notes philosophiques », CHEVS.
  • G. Tarde, 1871b, « Notes », GTA 41 « Notes philosophiques », CHEVS.
  • G. Tarde, 1878, « La différence universelle », GTA 2, CHEVS.
  • G. Tarde, 1884, « Darwinisme naturel et darwinisme social » in Revue philosophique, tome 17, p. 607-637.
  • G. Tarde, 1895, « La variation universelle » in G. Tarde, 1895, Essais et mélanges sociologiques, Lyon-Paris, Storck-Maloine, p. 391-422.
  • G. Tarde, 1972 [1890], La philosophie pénale, Paris, Éditions Cujas, coll. « Bibliothèque internationale de criminologie ».
  • G. Tarde, 1999a [1895], Monadologie et sociologie, Le Plessis-Robinson, Synthélabo.
  • G. Tarde, 1999b [1895], La logique sociale, Le Plessis-Robinson, Synthélabo.
  • G. Tarde, 2003 [1890], Les lois de l’imitation, Paris, Synthélabo.

Mots-clés éditeurs : répétition, imitation, différence, syllogisme juridique

https://doi.org/10.3917/soc.096.0115

Notes

  • [*]
    Doctorante en sociologie à l’Université René Descartes Paris 5, ATER Université d’Évry - Val d’Essonne Département de Droit. laurence.saquer@wanadoo.fr.
  • [1]
    Lorsque Tarde essaie d’être pédagogue, cela donne le résultat suivant : « toute invention, comme toute découverte, est une réponse à un problème. Mais, outre que ces problèmes, toujours indéterminés comme les besoins dont ils sont la traduction vague, comportent les solutions les plus multiples, la question est de savoir comment, pourquoi et par qui ils se sont posés, à telle date et non à telle autre, et ensuite pourquoi telle solution a été adoptée de préférence ici, telle autre ailleurs » (Tarde, 2003 [1890], p. 105). Cela devient immédiatement plus clair.
  • [2]
    « L’être social, en tant que social, est imitateur par essence, dit Tarde, et […] l’imitation joue dans les sociétés un rôle analogue à celui de l’hérédité dans les organismes ou de l’ondulation dans les corps bruts » (Tarde, 2003 [1890], p. 71).
  • [3]
    La forme syllogistique du raisonnement est définie pour la première fois par Aristote dans Les Premiers analytiques : « Le syllogisme, dit-il, est un discours dans lequel, certaines choses étant posées, quelque chose d’autre que ces données en résulte nécessairement par le seul fait de ces données » (Aristote, 1983, I, 1, 24 b 18-20). Le syllogisme est une forme de raisonnement analytique qui s’énonce le plus classiquement de la façon suivante : « Si A est affirmé de tout B, et B de tout ?, nécessairement A est affirmé de tout ? » (Aristote, 1983, I, 4, 25 b 36-40 ; ou dit autrement : « Si tous les B sont C et si tous les A sont B, tous les A sont C » (Perelman, 1999 [1979], 1) et il s’agit là d’un syllogisme parfait dès lors qu’il « n’a besoin de rien autre chose que ce qui est posé dans les prémisses, pour que la nécessité de la conclusion soit évidente » (Aristote, 1983, I, 1, 24 b 22-25), bien que cet exemple, qui relève directement de la syllogistique aristotélicienne, se limite à être convaincant dans la forme (Ghirardi, 1999, p. 49-50). Pour sa part, Tarde définit le syllogisme comme un raisonnement téléologique « où, de deux prémisses accouplées, dont l’une exprime un but et l’autre un moyen, jaillit [une] combinaison originale qui ne ressemble en rien à ses éléments » (Tarde, 1999b [1895], p. 134).
    Il n’est pas ici le propos de détailler les discussions qui animent la littérature juridique et critique quant à la stricte application à la pratique du droit comme à la doctrine de la logique aristotélicienne et plus particulièrement du syllogisme formel et rigoureux de ce type (Stamatis, 1995, p. 165-184 par exemple) mais le précurseur de la logique modale reste le référent (Perelman, 1999 [1979], p. 1-19 ; Kalinowski, 1996, p. 81-85) du raisonnement que les logiciens-juristes extraient, appliquent et éprouvent, en adéquation totale ou en rupture plus ou moins subtile avec celui-ci (Brunschvicg, 1964 [1897], p. xviii-x et 267 ; Ghirardi, 1999, p. 53).

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