1Le buveur modéré échappe à l’histoire, à moins qu’il ne décrive ce qu’il boit. Par contre, le buveur immodéré se fait remarquer par les institutions : seul ou en groupe, dans ses vacarmes et tapages nocturnes, ses chants ou sa fureur, ses rires ou sa douleur, il finit couché sur les carnets des commissaires, les registres d’écrou, sur ceux des hôpitaux. Si l’histoire du vin met en perspective le buveur modéré, celle des archives institutionnelles nous livre la fin de parcours de celui qui trop bu, pour lequel l’identité esthétique de ce qu’il a bu n’est plus ou pas sa raison de boire. Il a navigué au plus près du cycle de l’ivresse, puis a sombré sous les regards des autorités, sous le coup de leurs lois, à l’ombre de leurs archives. C’est ainsi que le « trop boire » est inscrit dans l’histoire, par des catastrophes qu’il provoque, ou plutôt dont il constitue la circonstance atténuante, ou aggravante. Mais il ne s’agit pas ici d’effectuer un comptage des ivresses qui ont mal tourné ; en revanche, le cycle banal du « trop boire », de la gaieté qui l’inaugure au lourd sommeil qui l’achève, sera l’objet de notre réflexion. En effet, le buveur ivre est sans doute le cas le plus fréquent du buveur : on peut supposer sans trop de risques qu’une majorité d’adultes mâles l’a parcouru au moins une fois dans nos sociétés. Aucune enquête en histoire ne pourra prouver quantitativement cette hypothèse, ce qui n’implique pas qu’elle soit fausse. Mais toute une série de sources qualitatives décrivent l’ivresse et l’ivrognerie dans la France d’ancien régime : sources médicales, institutionnelles, religieuses, littéraires, entre autres. Elles démontrent que, pour le moins, le trop boire n’était pas un comportement exotique et rare, mais familier et banalisé par toute une série de repères culturels.
2Pourquoi trop boire ? Pourquoi dépasser cette mesure sans cesse préconisée par les médecins et les autorités de tous bords institutionnels, et ce dans le long terme de l’histoire culturelle occidentale, compte tenu du fait qu’avant le xixe siècle militant, la condamnation de la démesure reste mesurée et quelquefois contradictoire. Quelle est la fonction sociale de l’ivresse ? En un premier temps, il faut la décanter des multiples interprétations qui la recouvrent rétrospectivement de notions liées à la culture romanesque et psychanalytique du xxe siècle.
3L’ivresse « débloque », « défoule », délivre de ce qui était contenu, retenu et contraint dans l’état de sobriété : l’inspiration créatrice par exemple, ou l’expiration sexuelle, une joie dilatée, ou une douleur éclatée, une intensification des bruits, un effondrement en silence. « Boire » console le pauvre et ruine le riche, meuble la solitude et fait oublier les autres. Un premier verre s’offre à l’hôte de passage, un dernier verre est proposé au condamné. Signal de vie lorsque la mort est proche, boire offre aussi le luxe d’un néant provisoire au buveur ivre-mort qui tombe tout à coup, terrassé par l’alcool.
4On ne peut faire le tour des multiples significations polyvalentes et en tous sens réversibles de l’ivresse. Elles se fondent sur deux caractéristiques liées à notre culture contemporaine : l’usurpation de certaines notions psychanalytiques, extraites de leur espace scientifique propre, dans un espace plus large où elles sont utilisées de façon floue et analogique me semble être la première caractéristique. L’imagerie du « défoulement » enveloppe celle de l’ivresse. La deuxième caractéristique est la mise en perspective individuelle de ces significations. « Boire » noie le chagrin ou fête le succès du buveur au centre d’une production culturelle caractéristique, celle des films et des romans contemporains. L’échec ou la réussite individuelle sont des valeurs signifiantes qui donnent un sens à ces vecteurs dans la culture occidentale ; le boire vient ponctuer les deux et n’a de signification qu’en fonction de cette histoire individuelle, légende d’un récit de vie telle qu’une culture la construit.
5Que pouvait jadis signifier le fait de boire ? Quelle était la légende mise en scène par l’ivresse ancienne ? Afin de contourner les définitions rétrospectives de l’ivresse, il faut peut-être étudier le boire ensemble.
6La tradition ethnologique française offre un important matériau descriptif : un ensemble de coutumes festives sont répertoriées, et permettent le repérage du « boire ensemble ». D’autre part, le thème de la « fête » a suscité de nombreuses recherches historiennes en France. Il n’est pas possible d’effectuer une typologie des différents moments festifs dans cet article. En effet, le moment festif change de forme et de contenu rituel en fonction de divers paramètres : espace régional, période du cycle annuel, événement mis en jeu. Entre le triomphe ponctuel lié à un succès guerrier ou politique et un repas de baptême, un carnaval attendu chaque année et une noce de campagne, les diverses fêtes des sots, des fous, des rois, et celles qui rythment les entrées et sorties d’école, d’armée et autres lieux clos, entre une manifestation festive qui tourne au conflit social, et une réunion d’amis qui tourne en « virée festive », qu’y a-t-il de commun ? La pratique historienne préfère en général les analyses spécifiques d’objets particuliers aux vastes systèmes, choisis par les perspectives sociologiques, rarement rencontrés dans les archives. Ici, nous proposons de souligner une des dimensions communes de ces épisodes particuliers, trop banalement évidente pour avoir été relevée significativement : le rôle du « trop BOIRE ». À lire les historiens, on pourrait penser qu’une fête en Occident peut se dérouler sans boire : telle est aussi l’image donnée par cet ouvrage récent et très général, Fêtes des fous et carnaval (J. Herrs, Paris, Fayard, 1983). L’ivresse est au plus une métaphore de la démesure festive. L’idée que cet état physiologique puisse remplir une fonction sociologique spécifique, n’intervient pas à travers ces analyses. On peut noter aussi que, lorsque l’espace festif met en scène les tensions sociales, comme à Romans en 1580, ni le regard du témoin contemporain des événements, ni celui de l’historien qui, quatre siècles après, les analyse, ne font intervenir dans leurs descriptions le boire (Un soulèvement populaire (Romans 1850), Albatros, Paris, 1979, P. Venault, P. Blon, J. Pharges, préface d’E. Leroy Ladurie). Pourtant, une étude serait à faire sur le boire et les révoltes : les paysans en 1789 ont peut-être autant percé de tonneaux que brûlé de terriers dans les châteaux envahis… En fait, ce sont les travaux de M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance (traduit en français en 1970, Paris, NRF), qui enrichissent les analyses de l’espace festif d’une dimension nouvelle, celle du corps dans ses fonctions organiques mêmes et leurs significations à l’intérieur du « réalisme grotesque » défini par l’auteur.
7Dans notre tentative de repérer le « boire » festif, les analyses de M. Bakhtine nous apportent des éléments décisifs : il donne en effet aux fonctions physiologiques du boire et du manger une dimension particulière dans sa mise en perspective du « réalisme grotesque » qui caractérise la culture de la place publique « en fête ».
8Quelles que soient les différentes possibilités d’explosions festives en fonction du lieu ou de l’occasion de son déclenchement, sans non plus oublier les changements liés à la diachronie historique dans l’expression de ces brèches festives, il semble que l’on retrouve à chaque fois, à un moment ou à un autre du déroulement des « festivités » avant ou après la cérémonie, manifestation, danse, match, etc., un temps de la consommation alimentaire où le trop boire fait passer le manger : le verre levé est un signal de « fête », représenté dans l’iconographie mettant en scène ces moments festifs. L’ensemble des objets matériels liés au boire et leur multiplication sur le désordre d’une table sont un lieu commun des images de fête. Moment significatif où l’avoir se convertit en être où les quantités ingérées solides et liquides se résolvent en une qualité différente de l’espace social. En général, les descriptions des historiens citent sans les remarquer ces moments de libérations. L’historien de l’alimentation décrira ce qui est mangé et bu, celui des mentalités décrira les rituels et les catégories culturelles et sociales en jeu. Les sociologues de la « fête » et les ethnologues caractériseront un culte spécifique : celui de Bacchus. Les fêtards scandent « Le roi boit » tout au long du trait bu. Quel chercheur les entend ? Le temps physiologique d’une gigantesque goulée bue suspend sa respiration sociale : la descente vertigineuse du verre est accompagnée en rythme et applaudie (« il a bu son verre il est des nôtres »). La tension festive serait-elle possible sans le boire, qui se différencie du « manger » par l’enivrement qu’il peut provoquer ? Une hypothèse peut être tentée, qui se glisse entre les différents champs de recherche cités plus haut, qui tente de définir une des fonctions sociales de l’ivresse, sur le double plan des images qui lui sont liées, et de la réalité physiologique qu’elle implique. Les images du boire et de l’ivresse collective auxquelles il ne manque que le son sont une des métaphores de cette inversion des valeurs décrite par M. Bakhtine. L’axe sur lequel les hiérarchies des valeurs se distribuent de haut en bas : valeurs éthiques et esthétiques des « grands » ordonnant, au double sens du terme, tous les champs de significations possibles, du ciel des valeurs spirituelles que reflètent les fronts hauts, aux éléments qui rampent au ras du sol et de la lumière, valeurs grossières du bas, espace organique où gargouillent les bruits du ventre, ceux du peuple, des animaux, des fonctions organiques. Cet axe archaïque qui inscrit des significations aussi bien dans l’architecture d’une haute porte, que dans l’esthétique positive d’une taille élevée, ou dans le lexique des classifications scientifiques et dont la simplicité structurale n’a d’égal que son enracinement, est précisément celui que la culture festive inverse et renverse, cul par-dessus tête. Tous les degrés de divertissements, pervertissements, invertissements, etc., peuvent se rencontrer lors de telle ou telle « fête » particulière. Il faut distinguer l’espace festif en question ici de celui des fêtes cérémonieuses où, au contraire, les majestés affichent et figent leurs statuts, leurs statures, leurs statues, sur cet axe du « haut » tout à coup érigé en spectacle lors d’un sacre, par exemple, ou d’une remise de diplôme. Là, le temps et les gestes sont suspendus comme pour résister à l’attraction d’en « bas ». La sobriété, la retenue, le déni de la réalité organique des corps dans l’image plane que les fards et les modes en ont dessinée, imposent leurs codes. L’affichage dans l’espace des hiérarchies entre les différents corps sociaux impose ses distances à respecter. Bref, l’ensemble des paramètres de la fête cérémoniale à chacun des niveaux où ils opèrent, se retourne lors du moment « festif » (ou au sens défini par M. Bakhtine) en un autre ensemble retroussé, qui est autre chose que son contraire. Ces deux « fêtes » inverses se succèdent souvent dans le temps : la condition de possibilité du passage de l’une à l’autre fait à mon sens intervenir le boire : sous l’effet de l’enivrement progressif, les verticales titubent, les axes perdent leur rigidité, s’arrondissent jusqu’à la culbute de leurs sens. Les corps, dans leurs activités organiques chantées et mises en spectacle, retrouvent alors une troisième dimension, celle de leur propre intérieur, véritable héros de la fête en pleine action d’ingestion de liquide et de solide, l’un multiplié par l’autre, désespérément avide des lumières du jour par l’intermédiaire du boire et du manger festif. Peut-être est-ce aussi une des inversions due au boire festif : l’inversion de l’intérieur et de l’extérieur du corps. La surface du corps est peinte et masquée, et le centre de ce corps se trouve sans cesse relié au monde par le trop boire qui l’éclaire violemment, qui « allume » cette troisième dimension du corps en vedette ici : celle de la profondeur. Les représentations de cette culture de la « fête », textes de chanson, masque en scène affichent les valeurs du « bas » : bruits du corps contre le langage, la dépense contre l’épargne, la démesure contre la sobriété, par exemple. Les barrières sont rompues, les ceintures éclatent, le liquide coule à flots, des bourses, des tonneaux, des vessies, inondant la trame du tissu social : les codes des civilités, ceux des rapports hiérarchiques, les normes implicites qui mettent en scène la vie quotidienne ne fonctionnent plus. La mise en scène de la vie festive attend son éthologue. Le rapport au temps change de dimension ; il se raccourcit aux limites de la période festive, quelques heures, quelques jours, le lendemain bascule derrière l’horizon et l’espace de la fête colle au vide. Certaines chansons à boire saluent fréquemment une des versions de ce vide : la mort. Entre le gosier et la bouteille, le buveur en fête salue son risque, plus proche de lui que le jour qui suit. Le boire est ici l’« euphémisme fantastique » de cette culture de la fête, avec le « manger », dans cette implosion de l’intérieur des corps que leur démesure provoque.
9Nombre de chansons à boire ont pour thème l’indifférence au risque de mort prochaine pourvu que la coupe soit pleine, renvoient le boire comme geste suffisant à la pire des menaces : seul l’œil glauque du buveur festif peut regarder en face dans le trou noir. Une chanson néanmoins me semble significative de ce rapport à un écran vide, ciel étoilé, mort, abîme pur de toute métaphore, c’est la chanson de J. Brel, Amsterdam. Le temps ne coule plus pour le buveur, l’alcool a pris sa place : les cycles des naissances et des morts s’achèvent dans le boire et le reboire encore. Le buveur se retrouve seul alors sous l’abîme nocturne du ciel étoilé. Point final organique, renvoyant le liquide bu en réponse aux immensités englobantes. Une signification du boire est d’accepter que l’organique réponde pour le reste face au pire. Une phrase de Winnicott me revient : « … en fin de compte la vie dépend moins de la volonté de vivre que du fait de respirer ». Le boire est cette respiration de l’adulte, ce cas prochain tout au bord d’un immense berceau noir.
10Mais, le boire est aussi, contrairement au manger, cause d’ivresse, et en ce sens son action est particulière.
11L’hypothèse est la suivante : le cycle physiologique de l’ivresse et son effet sur les corps et les consciences sont nécessaires à la mise en train festive ainsi qu’à l’oubli social de ce qui s’est passé ; en effet, il manque à mon sens un chaînon aux analyses de l’espace festif, espace de transgressions permis, soupapes de sûreté et roulements à billes permettant aux systèmes de perdurer : mais comment s’effectue le passage du monde des interdits à celui des fêtes et le retour ? Un pur cycle abstrait en serait le seuil. D’autres espaces culturels mettent au point pour ce genre de « voyages » des rites d’initiation complexes où le corps est en jeu (danses, chants, insomnie) afin de créer un état physiologique spécifique. Le boire y est souvent associé, mais peut-être quelquefois secondaire : une autre ivresse peut intervenir. Dans notre aire culturelle, le trop boire et son effet, l’ivresse, sont les seules voies légitimes et mécaniques de déclenchement de cet état spécifique du corps, reconnu par le groupe et légitimé par une culture. La physiologie de l’ivresse est la condition de possibilité du déroulement festif.
12Le réveil amnésique du sommeil de plomb qui vient clore ce cycle en fait partie. « Que s’est-il passé ? », s’interroge le héros de la fête qui a mal tourné. L’amnésie sociale reconnue comme conséquence physiologique de l’ivresse lui donne le droit à l’oubli, quels que soient les souvenirs réels. « Il avait bu », disent les voisins. Le buveur ivre portait le masque de l’ivresse ; à jeun, au petit matin blême, il ne se reconnaît plus : il était un autre. L’ivresse est un des masques du « carnaval » festif. Au bout du compte, il a remplacé les autres : le « jeu » du buveur ivre est « un autre » dont il oubliera le visage. Que s’est-il passé ? Les trois dames de Paris se réveillent nues dans un cimetière en plein hiver, les lundis matins succèdent aux samedis soirs. Le sommeil trop lourd de l’ivresse a joué le rôle de coupure que dans d’autres cultures des rites de passage remplissent.
13La traduction sociale du cycle physiologique de l’ivresse permet l’impunité effective des lendemains de fête ; le passage d’un monde dans l’autre, dans les deux sens, où ce qui s’était produit dans l’un est passible des lois dans l’autre. L’état d’ivresse permet le travestissement socialement reconnu des identités, et son cycle diachronique la transition du temps des inversions à celui du quotidien grâce aux gestes du boire et ses effets sur le corps qui tiennent lieu de rites de passage.
14L’énoncé du boire implique à la fois une mesure, en deçà ou au-delà de laquelle se séparent les buveurs ; est un contenu qui les rassemble : l’alcool, quelle que soit sa forme. Sa pratique, qui rythme aussi bien les travaux et les jours que les temps « festifs », s’inscrit beaucoup plus profondément dans notre histoire que ne le laissent supposer les poétiques du vin, les chants du boire, et aussi les soucis contemporains de l’alcoolisme. Boire n’est pas seulement cette pause signifiante où le buveur met en légende une version de son récit de vie. Boire n’est pas seulement le fruit de l’intempérance, d’une « faiblesse », d’une « névrose », autant de « qualités » identifiant l’individualité du buveur. Boire n’est pas non plus seulement ce moment de convivialité dont l’euphorie sans histoire l’excluerait des préoccupations historiennes. Il ne se résume pas non plus dans cette source de plaisir en sus du « manger », dont l’esthétique se définit par le secret. Il est plus encore que la métaphore dilatée, qui au rythme des goulées, exhibe l’inversion des valeurs. Boire est aussi le seul moyen socialement reconnu et permis de franchir les frontières d’un continent autre : celui de l’espace festif, en fournissant l’équivalent physiologique d’un voyage initiatique clos par une « mort/renaissance ».
15Paru dans Sociétés, n° 6, Masson, 1985 – vol. 2, n° 1