Sociétés 2006/1 no 91

Couverture de SOC_091

Article de revue

Les effets pervers de la société du spectacle

Pages 79 à 95

1En 1936, dans un texte consacré à « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », Walter Benjamin explique de manière éclairante la façon dont l’œuvre artistique perd son aura – sa sacralité – dès lors qu’elle peut être reproduite indéfiniment par de nouveaux dispositifs technologiques, et donc dès que change l’acte de sa contemplation : alors qu’on était auparavant contraint de passer par le long rituel du musée, grâce à la reproductibilité technique, l’œuvre d’art peut être regardée, et en quelque sorte manipulée, directement dans son contexte de jouissance. Il s’agit du passage de la dimension publique, esthétique et au fond pédagogique de la « jouissance », à la dimension privée, quotidienne et fondamentalement privée de fortes connotations de divulgation de la « consommation », ainsi que du glissement d’une configuration territoriale du rapport entre sujet et objet à une autre condition.

2Est-il possible de se servir de cette intuition pour déplacer le discours sur un autre objet important d’attention, la politique ? Qu’arrive-t-il à la politique à l’époque de sa reproductibilité numérique ? Les raisonnements qui accompagnent le plus ce processus tentent de lier à ce dernier de nouvelles modalités d’expression de la vieille politique ; comme s’il n’y avait pas d’autres issues, comme si les nouveaux médias n’étaient rien d’autre que de nouveaux instruments pour embellir et réhabiliter le vieux souverain. Ces perspectives restent quand même fondées sur la dimension systémique et politique existante, et ne permettent pas de voir au-delà du politique et après le Léviathan (cf. Marramao, 2000). Fondamentalement, on disserte sur la démocratie électronique sans prendre en compte le fait que, probablement, la mutation anthropologique et culturelle liée au développement des langages et des territoires numériques mène à la dissolution de la politique et du politique au sens moderne, et non à leur simple renouvellement.

3Nous sommes d’autre part au cœur de la crise du politique, dès lors que le schisme entre le corps politique et le corps social se ressent de manière plus sensible, dès lors que les langages, les actions, les manières d’être et les temporalités de la société qui « pense et gouverne » et de celle qui « vit ingouvernée » sont toujours plus éloignés et asynchrones, dans un cadre asymétrique et incohérent où les conflits et les oppositions entre institutions et sujets sont toujours plus en lumière, alors qu’ils devraient vivre ensemble et se correspondre dans un lien étroit, partager le même rythme vital, habiter le même monde.

4Le comportement du social à l’égard du politique peut être reflété de manière emblématique par le résultat des élections européennes du 13 juin 2004, lorsque la majorité de la population a choisi de déserter les urnes, tandis que ceux qui ont exprimé leur voix ont sanctionné les gouvernements au pouvoir (de droite comme de gauche), manifestant ainsi leur insatisfaction par rapport à l’action même de la politique, leur mauvaise humeur. Si l’on veut suivre le sens de l’orientation électorale européenne exprimée le 13 juin, afin de traduire les bulletins de vote et l’abstentionnisme en une proposition politique, cette dernière pourrait consister en un simple mot : « non ! » (nous pouvons utiliser la citation poétique pour décrire la sensibilité émergente de l’esprit du temps nouveau : « N’exige pas de nous la formule qui puisse t’ouvrir des mondes, mais quelque syllabe difforme, sèche comme une branche. / Aujourd’hui nous ne pouvons que te dire ceci : ce que nous ne sommes pas, ce que nous ne voulons pas » [E. Montale, Ossi di seppia]). Des urnes européennes, en effet, plus qu’un projet, c’est un cri de douleur et de mécontentement pour ce qu’est et pour ce qu’est devenue la politique aujourd’hui ; un j’accuse généralisé qui ne s’adresse pas tant à une issue ou à une orientation idéologique, qu’à l’ossature même du système, à l’inadaptation des catégories droite-gauche épuisées, désormais incapables de se synchroniser et d’adhérer aux différences proliférant dans le social, à la distance du politique par rapport aux passions et aux langages du vécu collectif, à l’usure du mécanisme de la représentation et à la nature illusoire et idéologique – qui confirme toujours le statu quo – de la démocratie de l’alternance. La blessure est donc ouverte, les lacérations difficilement cicatrisables avec de timides ajustements d’inspiration réformiste. Il ne s’agit pas d’une déchirure de la dernière heure, mais bien d’un malaise qui s’est progressivement avivé, trouvant dans les écrans des médias de masse une puissante caisse de résonance et un facteur de prolifération.

5Déjà en 1977, R. Schwartzenberg écrit : « Quand tout se dégrade et se pervertit, quand tout s’avilit et se corrompt, la vertu décisive, c’est parfois de dire non. C’est ce que le public commence à faire. En France et ailleurs. Écoutez la rumeur profonde, la rumeur souterraine qui s’enfle et la soulève. Écoutez l’indignation qui oppresse ces spectateurs malgré eux. Floués, joués, leurrés. Écoutez le réveil et le sursaut de ceux qu’abuse, de ceux que dupe l’État spectacle. Écoutez leur cri. Il tient en un mot : assez ! » (Schwartzenberg, 1977, p. 318, nos italiques).

6Dans ce champ entrent en jeu la technique et plus particulièrement les technologies de la communication : elles sont les outils et les dispositifs qui rendent concrète la force invisible de ce que Simmel appelle le « roi clandestin » d’une époque, son imaginaire collectif puissant et toujours fondateur. Nous pouvons, en effet, interpréter l’intervention de la technique comme le fruit d’une négociation sociale continue (Flichy, 1991), comme la manifestation tangible d’une sensibilité qui provient du territoire de l’imaginaire, de l’être plus profond d’une société. Les médias ne naissent jamais de l’extérieur d’un corps social mais toujours de son intérieur, de son cœur. Ce sont les moyens à travers lesquels nous donnons une forme à notre être-là, et ils sont toujours plus le monde que nous habitons ou, comme l’affirme Maffesoli, les contenants à travers lesquels nous nous exprimons et sommes contenus. L’horizon des technologies de la communication est donc un type de terrain que nous produisons et qui, en même temps, nous transforme et reproduit mais, plus encore, il est la forme paradigmatique dans laquelle sont synthétisés et cristallisés l’esprit du temps et l’imaginaire collectif de chaque époque ; l’espace où habitent les simulacres et les fantasmes toujours fondateurs de toute société ; la peau de notre culture (De Kerckhove). La caractéristique particulière de la postmodernité est le lien étroit qui s’est instauré entre la communication-monde, le langage, le territoire et les formes de l’habiter. Le réseau et les langages numériques, à bien y regarder, opèrent une synthèse merveilleuse (parce qu’inattendue) dans laquelle le langage, le territoire et les sujets sociaux se fondent et se confondent dans la même plate-forme de communication, dans la même personne, dans chaque corps expansé (au-delà et en deçà de sa matérialité, étant donné que les nouveaux médias électroniques soutiennent une double métamorphose de l’usager : d’un côté, ils habillent et reconfigurent son corps, d’un autre côté, ils le projettent hors de lui). Nous sommes face aux conséquences du passage de la lourdeur et de l’extranéité, de l’éloignement physique de l’industrie culturelle à l’absorption dans notre peau personnelle et collective des nouvelles technologies culturelles, qui redéfinissent notre être-là et nos formes de relation en calibrant l’attention sur la figure emblématique de la personne et non de l’individu-masse, d’un sujet social caractérisé par la pulsion de refonder ses tactiques de survie et ses pratiques culturelles sur la dimension du vécu, du ludique et de l’imaginaire, et non plus du travail, du progrès et de la raison abstraite (Maffesoli, 2003).

7Peut-être l’heure est-elle venue de traduire en termes politiques, ou mieux transpolitiques, les théories sur le postmoderne. C’est un passage audacieux, peut-être risqué, mais indispensable pour comprendre la nature des formes vers lesquelles nous sommes en train de transmuter, changeant ainsi nos rapports de pouvoir et notre présence au monde. En réalité, c’est une forte mutation socio-anthropologique qui accompagne les révolutions technologiques liées aux réseaux et au numérique, et qui est soutenue par elles. Sur la trace de la pensée de McLuhan, Debray, De Kerckhove, Lévy et Abruzzese, il est nécessaire de bien comprendre la mesure dans laquelle chaque forme de pouvoir donnée est intimement liée au médium qui constitue le cœur du système médial et de l’industrie culturelle. Nous devons donc mener jusqu’à ses conséquences extrêmes la formule de McLuhan « le medium est le message », mais sans jamais oublier qu’au fond, nous sommes le message. Et se rappeler, d’autre part, la nature jamais neutre de chaque langage, qui nous parle avant même de nous donner la parole (Wittgenstein). Chaque système linguistique porte en soi un système relationnel et de pouvoir, chaque système est construit et reconstruit l’humanité qui s’en sert et qui en est parlée. Comme nous l’a suggéré Heidegger, le langage « cesse d’être une chose avec laquelle nous, hommes parlants, avons un rapport », devenant au contraire « le rapport de tous les rapports » (1973, p. 169). Que se passe-t-il au moment où le méta-territorial et le méta-langage social se déplacent de la télévision au réseau ? Quand nous sommes sur le point de nous transférer dans une autre langue-territoire ?

8Pour analyser à fond les modalités vers lesquelles « la transfiguration du politique » (Maffesoli, 1992) est en train de se diriger, il est indispensable de saisir les signifiants et les signifiés qui sont derrière – souvent cachés dans les simulacres, dans les fantasmes ou dans la prolifération du banal – le changement de scène au cœur du système de communication entre la télévision et le réseau et, comme le soutient Abruzzese, « il est nécessaire de saisir le lien fort entre le couple insoluble télévision / démocratie et celui new media / post-démocratie » (1995, p. 35). La traduction de notre peau culturelle dans les mondes virtuels témoigne bien du passage à la postmodernité, jusqu’à nous faire soutenir que les réseaux et les langages numériques sont les armes à travers lesquelles le passage postmoderne est en train de devenir concret (Turkle, 1997) ; ce sont les dispositifs qui menacent l’ordre plus que les autres, le paradigme et les codes culturels de la modernité (Abruzzese, 1996).

9L’action modelante des formes techno-culturelles numériques, en outre, trace une architecture socio-politique transparente (cf. Lévy, 2002), dans laquelle ce ne sont pas seulement et pas tant la communauté et les décideurs qui sont réciproquement visibles et nus les uns et les autres, difficilement occultables par des filtres et des barrières physiques, fondus sans les flux immatériels de la communication ; la phénoménologie de la société transparente (Vattimo), de manière encore plus radicale, permet de faire découvrir / voir à chaque personne sa nature irréductiblement politique, de démontrer à nous-mêmes l’animal politique qui nous habite. Il s’agit d’une sensibilité qui émerge, paradoxalement, de terrains apparemment impolitiques, par exemple de la consommation productive et du ludique stimulés par les jeux vidéo qui entraînent le spectateur, comme dans le cas du jeu SimCity, à se transformer en acteur, en l’amusant et en l’habituant à donner une forme au monde. Le jeu vidéo peut être justement interprété comme la prémisse, l’épiphénomène et au fond la « figure emblématique » de la consommation communicationnelle postmoderne, qui façonne le glissement politique de la société du spectacle sur la trace de sa capacité linguistique à établir une synergie entre le « faire ludique » et le « faire le monde », entre la sensibilité évasive et la pulsion cosmogonique du corps social. Cette forme culturelle intègre dans sa configuration technologique et met en relation (re)structurante deux énoncés nietzschéens fondamentaux : « l’homme s’est trop peu égayé : tel est, frères, notre péché originel ! » ; « Vous devez penser jusqu’au bout à vos sens ! […] Et ce que vous appelez monde doit être créé par vous : votre raison, votre image, votre volonté, votre amour doit devenir monde ! » (1993, p. 73-75).

10Tel est l’esprit qui anime et informe la communicratie naissante, son imaginaire collectif fondateur : les traits structurants du temps nouveau surgissent de l’ironie dissipative, du divertissement infini (Abruzzese, 2004), de la densité symbolique des fantasmagories, du faire et de l’être-ensemble sans but.

11Sur la trace de la métaphore de Benjamin, nous pouvons peut-être affirmer que les réseaux mènent à l’accomplissement du processus fatal de transfert de l’aura du corps du leader politique au corps social, du « pouvoir institué » à la « puissance instituante » (Maffesoli, 1992), cristallisant ainsi la dynamique qu’Abruzzese a appelée, de manière éclairante, « solarisation des masses » (Abruzzese, 1995) : un processus d’illumination alimenté par la synergie entre les pratiques d’intelligence connective (De Kerckhove) et le retour trivial et mondain du sensible, du ludique, de l’imaginaire (Maffesoli, 2002). Dans ce cas aussi, l’histoire sociale des médias nous permet de saisir de manière évidente les prodromes des tendances que les réseaux commencent à exprimer dans leur plénitude et leur maturité expressive. Seuls ceux qui n’ont pas étudié les médias, ceux qui n’ont pas compris que ces plates-formes expressives sont la scène à travers laquelle l’arrière-scène du vécu quotidien consomme et reproduit son être-là, ont du mal à réaliser aujourd’hui à quel point la « société en réseau » est un élément de désagrégation des politiques et des cultures modernes, et non un élément fonctionnel et régénérateur de celles-ci. Les médias, depuis les représentations du peuple dans la peinture de la Renaissance jusqu’à l’exhibition nue et crue des bonnes choses de mauvais goût dans les reality show contemporains, ont permis aux masses, ou plutôt, au-delà de leurs raisons et de leurs origines historico-matérielles, ont été utilisés, adaptés et dans certains cas pliés par les masses – à travers le processus de consommation productive mis en lumière de Marx à de Certeau – pour entrer dans l’écran de la modernité (jusqu’à le briser) et y exhiber leur « volonté de puissance ».

12Ce que les élites culturelles et intellectuelles n’ont pas compris (ou n’ont pas voulu comprendre ?) est la parabole qu’a accomplie l’aura à partir du moment où, à travers le processus de reproductibilité technique, elle s’est détachée de l’œuvre d’art (Benjamin, 1977). Les théoriciens et philosophes des Lumières ont cru qu’une opération du genre déclencherait irréversiblement une dynamique socio-culturelle de progrès liée non plus tant à la force et à la puissance du mythe qu’à celle de la raison universelle (d’une certaine manière, donc, la technique produite par la raison aurait permis de se libérer du poids symbolique et affectif de l’imaginaire, du mythe et du sacré). Cette même illusion, ou idéologie, a paradoxalement produit ce qu’Adorno et Horkheimer ont parfaitement décrit : la tentative de supprimer le mythe et le sacré a directement causé un processus tout aussi dangereux de mythification et de sacralisation de la raison comme instrument idéologique de conservation de la société bourgeoise basée sur le rythme productif (Horkheimer et Adorno, 1989). Mais entre-temps, pendant que les élites – ceux qui disent la société – élaboraient leurs propres théories, organisaient le social et déployaient leurs stratégies de domination selon le manifeste culturel basé sur le Progrès, sur la Raison, sur le Travail et sur le Livre, les masses – ceux qui se contentent de vivre la société – en réinvestissant sur la dimension du ludique, de l’onirique et de l’imaginaire, en fréquentant les territoires plaisants et charnels des écrans audiovisuels, en consommant et en revêtant des signes-marchandises, en se reflétant dans les fantasmagories de l’industrie culturelle, ont élaboré des tactiques de l’habiter et donné forme à des mondes de vie et de sens idiosyncratiques par rapport aux langages, aux corps, aux savoirs et aux frontières du moderne. La postmodernité naît du schisme entre la société qui pense et celle qui vit, du court-circuit entre le global et le local, entre les langages alphabétiques et ceux du corps, entre la nature abstraite des lois et celle concrète et sensible des plaisirs, entre l’État et la personne, entre la production et la consommation, entre les avant-gardes et les masses. La postmodernité ne représente pas l’énième manifestation d’un développement linéaire, ni du novum comme valeur ultime, elle n’est pas le dépassement critique de la modernité mais son franchissement, sa distorsion, ou plutôt la Verwindung heideggérienne (Heidegger, 1957 ; Vattimo, 1986).

13Le processus de reproductibilité technique n’a en réalité pas fait disparaître l’aura, il ne l’a pas dissoute dans la raison abstraite, mais il l’a plutôt transférée et amenée dans le vécu collectif à travers une dynamique de réappropriation sociale – d’où le « réenchantement du monde », la sacralisation de ce qui est à l’origine mondain et profane, la « transcendance immanente » (cf. Maffesoli, 2000). Ainsi, si l’industrie culturelle et le système de consommation sont pensés, mis en œuvre et produits, en amont, pour légitimer et perpétuer de manière subtile, inconsciente, et en cela même profonde et radicale, le statu quo de la société bourgeoise et moderne, en aval ils sont, de manière inattendue, vécus, manipulés et consommés de manière à corroder et à mettre en crise irréversiblement le statut et le paradigme même qui les a produits – c’est la révolte de la marchandise contre son partisan imprudent, le cadavre ramené à la vie par le docteur Frankenstein qui se venge de son créateur cynique et inconscient ! Le père de la sociologie de l’imaginaire, Gilbert Durand, se concentrant sur le passage de la « galaxie Gutenberg » (McLuhan) à la civilisation de l’image, fournit une précieuse description du processus que nous essayons ici de mettre en lumière, en se servant de la formule efficace de l’effet pervers : « Cet “effet pervers” ne fut jamais prévu ni même envisagé. La recherche issue du positivisme et de son triomphe s’est passionnée pour les moyens techniques […] de la production, la reproduction, la transmission des images; mais elle a continué à mépriser et à ignorer le produit de ses découvertes. Il en va souvent ainsi dans nos pédagogies techno-scientifiques (…). Il n’en va pas de même pour “l’explosion” de l’imaginaire. L’image, ayant toujours été dévaluée, n’inquiète pas encore la conscience morale d’un Occident qui se croit vacciné par son iconoclasme endémique. L’énorme production obsessionnelle des images est contingente dans le domaine du “distraire” » (Durand, 1994, p. 21-22, nos italiques).

14Tout ce qui a été jusqu’ici marginalisé et étiqueté superficiellement comme une simple « distraction » est en train – parfois bruyamment et parfois de manière souterraine – de se traduire en « distorsion » et en « destruction ». Voilà l’aspect ironique et dionysiaque du social. L’imaginaire collectif postmoderne peut être justement interprété, donc, comme un effet pervers de l’iconoclasme, de la rationalisation générale de l’existence et du désenchantement du monde mis en œuvre par la modernité.

15Revenons-en aux médias et au centre de notre attention : le politique à l’époque de sa reproductibilité numérique. En effet, la télévision a déjà contribué à réaliser un glissement important du leader idéal-typique, comme figure sacrée et héroïque, au politique, comme homme commun (du superman à l’every-man). Comme le suggère Meyrowitz, la télévision contraint le politique à s’humaniser, à retirer les habits du héros et du grand chef pour attirer les voix, à se déguiser en homme commun pour s’en approcher (Meyrowitz, 1985). Ceci se produit parce que, pour la première fois, le dispositif technologique principal, à travers lequel contacter le public et le convaincre, stimule et induit des mécanismes d’identification horizontale. On tend donc, à travers lui, à privilégier des personnages « moyens » plutôt que de grands chefs (selon McLuhan, c’est pour cette raison que Kennedy a battu Nixon en 1960). La nature du médium télévisuel arrive à montrer le visage humain du chef, ses points faibles, ses défauts, ses tics, ce qui pouvait auparavant être omis ou manipulé par les formes précédentes de communication (la place et la presse, par exemple). McLuhan désigne comme caractéristique principale du langage télévisuel sa nature « froide », voulant ainsi dire que ce médium, qui ne stimule la participation à haute définition d’aucun sens, invite en revanche le public à interagir et à s’insérer dans la « mosaïque télévisuelle » pour donner une signification à son message. La politique faite et communiquée à la télévision, puisqu’elle doit nécessairement s’adapter au nouveau langage-monde audiovisuel, a donc besoin de solliciter la participation et l’empathie du public à travers des personnages-écrans, sujets capables de servir au public de simulacres, de confectionner leur corps comme des contenants plutôt que comme des contenus (Susca, 2006). Le moyen est le message mais, plus encore, il dessine et porte en lui – dans sa grammaire et dans le cadre de la négociation sociale dont il émerge – la figure idéal-typique du politique d’une époque déterminée.

16La télévision joue, dans la modernité tardive, un rôle ambigu en ce qui concerne l’évolution des formes de pouvoir : elle permet pleinement la réalisation des démocraties représentatives mais, dans le même temps, elle incube et contient dans son propre parcours expressif et culturel – dans l’âme des subjectivités qu’elle entraîne et illumine – les virus qui agressent et corrodent les logiques, les pouvoirs et les corps de la modernité et de la politique même. Le petit écran n’a pas tant produit, comme le craignaient les tenants les plus orthodoxes de l’école de Francfort, la massification, l’hypnose collective et l’abêtissement des esprits, qu’il ne s’est prêté à devenir – à long terme et pas tant à travers ses usages directs qu’à travers les sensibilités qu’il a libérées – l’instrument à travers lequel dévoiler et dénoncer la nature idéologique et fictive des identités collectives, déracinant le public du social fondé sur l’abstraction, sur le progrès, sur le travail, sur le livre et sur la politique, et le reconnectant écologiquement au rythme du monde et à la sphère toujours souveraine de l’imaginaire et du vécu collectif. À travers la télévision, la dé-massification du corps social s’est accélérée, la constitution globale de nouvelles subjectivités liées à des styles de vie et de consommation, à des passions et à des intérêts qui ne peuvent plus être réduits à l’intérieur d’un cadre prédéterminé quel qu’il soit, qui ne peuvent plus être prédits ou rationalisés, a été soutenue et rendue évidente. Comme l’affirme McLuhan, « avec la télévision, le spectateur est l’écran ».

17D’un point d’observation différent de celui des apocalyptiques, nous pouvons avancer que le populisme électronique n’est pas tant le mécanisme à travers lequel on agresse la politique démocratique de la modernité, que la modalité qui lui permet de survivre encore en conservant entièrement, encore un peu, les spécifications systémiques et culturelles que les populistes, travestis en barbares, promettent d’abattre dans des buts électoraux, mais conservent en réalité dans leur totalité et dans leur misère. Les leaders populistes comme Berlusconi, Chirac, Le Pen, Haider et Schwarzenegger – dans leur diversité – ne font rien d’autre qu’attirer les électeurs en s’agrippant aux langages et aux imaginaires anti-politiques ou simplement non politiques des exclus, de tous ceux qui sont restés hors des langages (et donc des logiques, des mondes) du pouvoir moderne, de ceux qui vivent un temps asynchrone par rapport à celui de l’État et des partis, de ceux qui habitent et fréquentent des territoires différents de ceux des palais du pouvoir et des éditoriaux de la presse cultivée : presque toujours, le peuple incivil des consommations et de la télé-poubelle est la cible électorale des télés-populistes (avec les chômeurs et les incultes). Ceux que les belles âmes de la culture et de la politique préfèrent trop commodément stigmatiser comme des « barbares » plutôt que de les accepter, les étudier, en connaître les contenus et le message ultime qu’ils hurlent scandaleusement – le malaise de la modernité. Les télés-populistes se réfèrent aux langages du corps et du plaisir, aux sentiments communs même lorsqu’ils sont scabreux, plutôt qu’aux langages du savoir, à la froideur et aux calculs de la raison ou à l’abstraction des idéaux. Ils ont bien compris que le dernier fil rouge qui peut lier la sphère politique au vécu collectif n’est plus constitué par le discours politique traditionnel, froid et abstrait, mais bien par la chaleur et la densité du symbole, de l’émotion et de l’affectivité partagée. Ils ne transmettent pas de message politique, mais ils reproduisent une part du sentiment collectif à travers et dans leur corps simulacre. Tout cela, bien loin de nous conduire vers des dictatures vidéocratiques, constitue la dernière manière – brève, désespérée et éphémère – pour la politique de survivre comme elle a été conçue et « pensée » dans la modernité. Mais ces corps, confondus avec ceux des marchandises et des stars, parfaitement alignés sur les mécanismes commerciaux, sont consommés comme ces produits, dans le sens originel du terme : détruire, épuiser, gaspiller. La plate-forme des médias et de la consommation, alors qu’elle remet dans un premier temps le sceptre du pouvoir à de médiocres télés-populistes, parfois dangereux et souvent ridicules, se sert immédiatement après de ces objets simulacres pour montrer cyniquement à quel point le Roi Moderne est nu et faible, impuissant face aux défis symboliques lancés par les cultures postmodernes (Abruzzese & Susca, 2005). Une action de désacralisation, de démystification et de désymbolisation des corps politiques de la représentation, exposés comme des cadavres profanés d’un temps qui résiste d’autant plus qu’il est agressé et en déclin, est continuellement opérée par les affiches falsifiées exposées dans nos métropoles, par les écrans audiovisuels pleins de satire, de ridiculisations et de confusions entre le politique, la marchandise et le cabotin, et plus encore par l’action moléculaire des cybernautes. C’est sur le plan symbolico-affectif, avant même le plan programmatico-politique, que la cuirasse épaisse de la civilisation de masse est transpercée et transformée en ruine. Les cybercultures dévoilent ainsi toute l’astuce qui est inscrite dans leur ADN, leur capacité intrinsèque à défier l’ordre constitué sans entrer en relation dialectique avec lui, mais plutôt en le contournant et en changeant la perspective de la confrontation, en refusant d’agir dans le même cadre linguistique et culturel. S’opposer de manière frontale au système signifierait poser les prémisses d’une absorption à plus ou moins long terme. La sage indication de Jean Baudrillard est ainsi intégrée dans l’action inconvenante des cybernautes les plus exubérants – dans leur essaimage : « Ne jamais attaquer le système en termes de rapports de force. Ça, c’est l’imaginaire (révolutionnaire) qu’impose le système lui-même, qui ne survit que d’amener sans cesse ceux qui l’attaquent à se battre sur le terrain de la réalité, qui est pour toujours le sien. Mais déplacer la lutte dans la sphère symbolique, où la règle est celle du défi, de la réversion, de la surenchère » (2002, p. 25, nos italiques).

18Les manifestations populistes, d’autre part, nous renvoient manifestement le côté obscur et ambigu du passage entre la graphosphère et la vidéosphère, de la centralité de la presse à celle de l’audiovisuel que montre Debray (1993). Nous devons juste rectifier son analyse et saisir la portée affirmative de ce changement de scène en tentant d’identifier ce qui échappe au philosophe français, le passage fatal suivant : de la vidéosphère à la sphère du réseau (voilà l’avènement qui, plus que tout autre, dément les hypothèses scientifiques et idéologiques qui craignaient l’avènement de la télécratie ou de la vidéopolitique comme formes de gouvernement paradictatoriales : à partir du moment où l’on perçoit la crise du système télévisuel et du système politique qui y est liée, tout cauchemar orwellien perd sa dignité scientifique et est déposé dans l’ossuaire des idéologies dépassées). La télévision, au contraire, a pour la première fois permis aux masses d’entrer dans l’« écran » de la politique, elle les a approchées des leaders et a lancé le processus de démystification du politique et de la politique comme forme de pouvoir. Le public a ainsi découvert la réelle faiblesse du prince de la modernité tardive, ses défauts et son arrière-scène quotidienne (Meyrowitz). Ce processus s’est à son tour accompagné de nouvelles mythifications, en particulier dès lors que le télé-leader de service a magiquement réussi à saisir et à savoir intégrer dans son corps l’esprit du temps et l’essence de l’imaginaire collectif (même si, au fond, la qualité de la « magie » en question réside simplement dans la capacité, ou plutôt dans l’astuce, à combler et à s’insérer dans le vide que les cultures politiques et intellectuelles ont laissé entre elles et le corps social). La politique-spectacle, toutefois, n’est autre qu’une phase transitoire qui alimente et sert de prélude au passage suivant : la politisation du spectacle et de la société du spectacle, la transformation du spectateur en acteur, la transformation et le soulèvement des icônes commerciales en armes antipolitiques (la désertion du politique et l’anomie sociale sont les symptômes les plus évidents d’un sentiment commun désormais détaché des appartenances traditionnelles aux partis et aux idéologies, d’un sentiment qui se tourne vers d’autres écrans et qui est producteur d’autres mondes). D’autre part, de même que le corollaire de l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique est le devenir art progressif du public (Benjamin, 1977), le corollaire de la politique à l’époque de sa reproductibilité numérique est (la tendance à) la dissolution du politique dans le corps social, le devenir (monde) politique (du monde) du divertissement, du spectacle et de la consommation. Un bouleversement tellurique caractérise notre temps, un bruit souterrain s’étend dans les métropoles et se soulève des mondes virtuels : c’est le vacarme produit par les transits progressifs du public vers l’autre côté de l’écran – la volonté de puissance de la société du spectacle au sommet de sa maturité expressive. Voilà le résultat ultime du grouillant être-ensemble sans but, forme sociétale qui réapparaît par la force dans la postmodernité naissante et repose sur le double couple consommation/consumation et communication/communion avec la nature, avec les objets, avec le rythme de la vie.

19Voilà l’aspect le plus inattendu et le résultat surprenant de la société du spectacle. Tandis que l’on croyait que la consommation constituait en soi un apprentissage de l’aliénation et une non-activité à travers laquelle véhiculer l’adhésion au statu quo, elle a en réalité condensé l’énergie sociale, alimenté les pratiques culturelles de la vie quotidienne et, en dernier lieu, contribué à corroder le politique et son système culturel. Il y a une homologie structurelle, une continuité palpable entre « le devenir-monde de la marchandise, qui est aussi bien le devenir-marchandise du monde » (Debord, 1992, p. 43) et le devenir-marchandise de la politique, qui est aussi le devenir-politique de la marchandise. Les deux processus amorcent l’irréversible « consommation du monde » (Abruzzese, 2004, p. 49). Si la modernité occidentale a investi l’énergie sociale sur la figure idéal-typique du citoyen, la postmodernité prend forme à partir de la subjectivité du consommateur de marchandises et de communications. Si la sphère publique bourgeoise surgit du débat « rationnel » des bourgeois privés réunis comme public (Habermas, 1993), elle est dépassée et rendue obsolète par les rassemblements « émotionnels », par les rave parties, par les traversées en réseau, par la connexion et l’exhibition des histoires de vie qui se cristallise dans les blogs, par la communion autour de la consommation et de la communication des tribus postmodernes, qui ne peuvent être rattachées à aucune méta-narration ou à une « fiction du droit public » quelle qu’elle soit (c’est la formule par laquelle Habermas décrit le stade ultime de l’opinion publique).

20D’une manière ou d’une autre, ce sont toujours les dynamiques échappées des trames triviales de l’être-ensemble qui façonnent et surtout qui légitiment un ordre social donné. Dès lors que, au-delà de ses intentions originales et de son (non-)sens, l’activité de la vie quotidienne se reconstitue dans la dimension corporelle, hédoniste et ludique de la consommation dans ses diverses modulations, en marginalisant la dimension alphabétique, rationnelle et civile du savoir et du pouvoir, c’est la structure même de la vie collective et la nature du paradigme culturel, en bref l’esprit du temps, qui change. Le gaspillage et l’excès, les éléments qui, selon Bataille, constituent la lymphe vitale de toute société, sont orientés non plus vers l’abstraction du politique et les règles des impératifs catégoriques, mais vers l’émotion et vers l’imaginaire de l’être-ensemble dans l’hic et nunc. Ce repositionnement met l’accent sur une nouvelle structuration du social, qui part précisément de la dépense improductive, du gâchis et de ce que Nietzsche appelle la « destruction créatrice » de l’existant (« Mutation des valeurs – est mutation des créateurs. Celui qui doit être un créateur ne fait que détruire », 1997, p. 57). La consommation n’est donc pas un vide à perdre, mais elle constitue la scène de l’échange symbolique, donnant vie à un intense investissement émotif qui déforme l’économie et l’écologie de l’humain : en ce sens, nous préférons décliner et détourner la constatation lucide de Baudrillard : « Nous sommes au point où la “consommation” saisit tout la vie », 2003, p. 23). Comme Bataille l’;a lucidement démontré, l’ordre bourgeois s’autoperpétue et se régénère continuellement à travers la stimulation de l’activité de consommation et, en même temps, sa régulation ponctuelle ; grâce à sa capacité à circonscrire les limites du divertissement en fonction de ses règles productives et de ses prémisses culturelles. Des marges (fictives) d’autonomie et de distraction sont assignées au social, qui servent en réalité à tenir et à alimenter l’ordre constitué, à seconder le rythme productif. En ce sens, il est indispensable à la survie du système d’établir les limites du plaisir et de l’évasion permis et de les faire observer rigidement ; effectuer une séparation nette entre le « repos mérité » et l’inacceptable inertie, entre le péché de gourmandise et la gloutonnerie, entre la juste sexualité et la luxure immorale (c’est ce en quoi consiste la microphysique du pouvoir dévoilée par Foucault). Sur ce plan se manifeste la nature subversive de l’imaginaire postmoderne, son caractère inconciliable avec l’ordre constitué : le pouvoir et ses multiples avatars (intellectuels, institutions, églises) ont perdu la capacité à régler les excès et à dompter les passions qui habitent les tripes du vécu quotidien, à ramener l’essaimage désordonné des masses dans son ordre symbolique. Les deux sphères de vie et de sens ne se correspondent plus, elles parlent/habitent désormais des langages différents. Comme le souligne Abruzzese, sur la trace d’une intuition de McLuhan, alors que les premières restent retranchées dans les paradigmes exclusifs de l’écriture (langages de l’esprit), les secondes privilégient la dimension tactile et charnelle de l’audiovisuel et du numérique (langages du corps ou, peut-être, pouvons-nous dire, de la « raison ardente » évoquée par le mouvement surréaliste). Château versus mundus. Les dérives, les multiples excès et les franchissements émotionnels des cultures de la consommation – discernables dans l’intensification de la dimension festive, ludique et spectaculaire de l’existence, ainsi que dans la saturation du culte du travail et dans la réémergence impérieuse de l’éphémère à l’intérieur des pratiques juvéniles – éludent la rationalité de l’ordre constitué, couvrent de fracas sa voix austère, opposent à sa nature désincarnée leur propre vie nue, substituent à sa morale abstraite leur propre éthique de l’esthétique (cf. Maffesoli, 1990). Changement de scène.

21Chaque médium porte en lui – à notre avis pas seulement en tant que technique, mais surtout suite à la négociation et à l’appropriation sociale qui le conforment – un paradigme relationnel et de pouvoir, ainsi qu’un leader idéal-typique. Les réseaux, à ce propos, soutiennent une reconfiguration faible, horizontale et multicentrée du pouvoir, dans laquelle le cybernaute et les communautés dans lesquelles il est immergé (le vrai message du médium) deviennent les figures protagonistes du nouveau scénario social. Nous avons atteint le stade morphologique paradoxal de l’industrie culturelle, dans lequel elle transparaît dans son public, elle s’incarne dans ses usagers, après un long processus de dématérialisation, de miniaturisation et de personnalisation ; sa parabole a permis, lentement et progressivement, de déplacer les sunlights de la marche royale de l’Histoire vers les petites et multiples histoires événementielles, de remettre au centre de la scène la « poésie sans écriture » de la vie quotidienne et de dévoiler la splendeur du donné mondain. Laissons aux allusions du poète la tâche de nous pousser à redécouvrir et à re-connaître la magie du profond et du refoulé :

22

« Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ? »
C. Baudelaire (1861), « L’ennemi », in Les fleurs du mal.

23Guy Debord a magnifiquement dessiné, en ne renonçant pas à la vocation spectaculaire rhétorique des situationnistes, les intentions et les idéologies sous-tendues dans l’élaboration et dans la mise en forme de l’industrie culturelle, saisissant bien la volonté de domination et les stratégies subliminales qui ont contribué à la provoquer. Quarante ans après ses intuitions éclairantes, nous sommes toutefois appelés à changer de perspective, à relativiser la thèse : si nous analysons l’évolution de la société du spectacle en focalisant sur les dynamiques échappées dans le bas et dans le fond du vécu collectif, sur les tactiques élaborées par les consommateurs plutôt que sur les stratégies tissées par les producteurs (de Certeau), sur le donné trivial et mondain plutôt que sur la logique de la domination, nous nous apercevons, en dernière analyse, que la société du spectacle a rendu politique le spectacle lui-même et ses spectateurs, qu’elle a entraînés et stimulés à l’action de nouvelles subjectivités, dont elle a favorisé et illuminé la « volonté de puissance de l’imaginaire collectif ». Les cybercultures sont les filles légitimes – même si elles sont inattendues et probablement pas voulues – du peuple des consommateurs et des spectateurs télévisuels, elles constituent l’ultime stade d’une longue métamorphose (ou médiamorphose) sociale et d’une mutation anthropologique.

24Dans cette perspective, à notre avis, les réseaux mènent à son terme le processus de transfiguration du politique et rendent possible, dans l’espace virtuel et réel, le retour à l’ordre de la socialité immédiate. À travers les dispositifs techno-culturels connectés à l’onde électronique qui traverse notre époque, les principes, les lieux et les corps qui ont fondé et soutenu la modernité « peuvent » définitivement être dépassés : l’État-nation, l’identité collective, la raison abstraite, le progrès et enfin la représentation politique. Il est utile à ce propos d’exposer une précieuse anticipation de McLuhan et de la mettre en relation avec une constatation aussi significative de Durand :

25

« Au fur et à mesure que la vitesse électrique augmente, la politique tend à s’éloigner de la représentation et de la délégation des électeurs par une implication immédiate de toute la communauté dans les décisions fondamentales. Une rapidité moins grande de l’information rend la délégation et la représentation indispensables. (…) Une fois la rapidité électrique introduite, une organisation représentative de ce type apparaît tellement archaïque qu’elle ne peut fonctionner que par l’usage d’une série de subterfuges et d’expédients ».
(McLuhan, 1997, p. 217-218, nos italiques)

26

« L’information […] est par nature “néguentropique” – c’est-à-dire augmente indéfiniment, sans porter en elle-même le germe de son usure – tandis que les institutions, comme toute construction humaine nécessitant des dépenses d’énergie, sont entropiques, c’est-à-dire soumises à la disparition, la mort. Il se pourrait alors que la pléthore indéfinie d’informations soit un facteur d’entropie pour les institutions sociales qu’elle déstabilise… On peut constater que plus une société est “informée”, plus les institutions qui la fondent se fragilisent… ».
(Durand, 1994, p. 78)

27À travers la prolifération des réseaux et l’émergence des cybercultures, amplifiant la portée des intuitions de McLuhan et Durand, la représentation tend à apparaître aussi bien techniquement que culturellement un reste et une institution dont il faut se libérer : la délégation est retirée et la « volonté de puissance » du vécu collectif revient en jeu par la force, de même que le désir de centrer la gestion du territoire à partir des histoires de vie et non de l’Histoire (Ferrarotti), à partir des désirs, des symboles et des passions partagées et non des grandes abstractions universalisantes, à partir des langages du corps et du plaisir qui reposent sur le « vouloir être » et non des dispositifs de domination fondés sur le « devoir être » et intimement liés aux langages alphabétiques. Le réseau laisse agir et dissout les forces invisibles – les fantasmes et les simulacres – de la socialité postmoderne, il est le médium par excellence de la postmodernité dans lequel l’écran, cette fois mobile et liquide, est constitué par les connexions et les passages de chaque corps-personne.

28Le corps, que Foucault considère comme l’élément irréductible du système social, le facteur minimal à travers lequel se déploient et s’inscrivent les pratiques de la domination et les formes du savoir, revient de force sur la scène, au-delà du dualisme cartésien (nous redécouvrons donc qu’« il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse » [Nietzsche, 1993, p. 41]). Les nouveaux territoires numériques rendent plus difficile la réalisation des mécanismes de surveillance et de punition, ainsi que de transmission forcée et unidirectionnelle du savoir, dont la modernité a tiré sa force de domination (Foucault). À la surveillance des nouveaux Covernments (terme créé par Ronald Deibert pour indiquer la synergie entre les corporations et les governments) s’opposent avec force les imaginaires et les tactiques de la sousveillance. Le corps se libère et se reconstitue à partir de ses fragments, laissant agir activement tous les masques qui le composent ; le Moi se détache de l’uni-forme que le social lui a assigné, il se déstructure et se dissout dans la pluralité multi-forme de masques qui constituent la personne. « Au lieu de réaffirmer son identité en opposition avec le monde environnant, le soi virtuel nie continuellement son identité et son éloignement des autres et du monde. Le soi virtuel n’apprend pas grâce aux études scientifiques accomplies à l’intérieur de la relation sujet-objet, mais il apprend par “immersion”, processus qui produit à son tour empathie et identification » (Bolter & Grusin, 2003, p. 286). Dans le monde virtuel, donc, le Moi et l’identité sont des déterminations transitoires et continuellement négociées par la coparticipation continuelle et mobile, émotive et intellectuelle, aux tribus télématiques, par la navigation nomade et par la consommation de communication. À son tour, le corps politique, le Léviathan, ayant épuisé sa fonction symbolique, transmute dans le corps social qui en intègre et en absorbe le rôle. Le Léviathan moderne est un cadre qui n’est plus capable de contenir et d’absorber, de représenter la diversité et la pluralité des subjectivités postmodernes ; c’est un instrument qui dévoile sa nature idéologique et apparaît pour ce qu’il est : un appareil de domination arbitraire et externe au corps social. Ce sens ne peut être valide et ne peut fonctionner, il ne peut exister comme élément naturel et être évidemment accepté que tant que le social est structuré de manière à maintenir trois caractéristiques : l’identité collective, l’appartenance territoriale à un État et la disposition à la délégation. Dès lors que la masse se pulvérise en un réseau multiple et transitoire de tribus continuellement changeantes, quand l’État-nation révèle sa crise irréversible, évidente aussi bien dans la prolifération des régionalismes et des localismes que dans la tendance globalisante, lorsque le mythe de la production et l’économie perdent leur force d’attraction, dès lors que les réseaux et les langages numériques favorisent de nouvelles pratiques de réappropriation et de réorganisation du territoire à partir de chaque cyberdemeure, alors le Léviathan moderne et ses avatars apparaissent tels qu’ils sont : des signes insignifiants et des ruines de l’Histoire.

29Le réseau constitue le paradigme et la forme emblématique de ce que sera la postdémocratie – la communicratie naissante (terme qui ne renvoie plus au simple pouvoir stratégique, du haut, des appareils de l’industrie culturelle, comme « vidéocratie » ou « médiacratie », mais focalise l’attention sur les tactiques et les dynamiques échappées, du bas, des subjectivés qui habitent l’autre côté de l’écran ; qui ne se relie plus à l’abstraction du demos, mais au concret de la communitas) : un système qui n’a plus ni centre ni frontière spatiale prédéterminée, mais qui se génère de manière transitoire à partir de l’activité des périphéries et sur la base des connexions, des traversées et des nomadismes multiples auxquels on a recours dans les territoires virtuels et réels (cf. Berardi, 1996). C’est la plate-forme qui permet le mieux la synergie postmoderne entre le retour de l’archaïque et le développement technologique (Maffesoli, 2003), entre la résurgence du sensible et de l’émotionnel et les nouvelles pratiques d’intelligence collective (Lévy), ou mieux, comme le soutient De Kerckhove, connective. C’est un instrument par excellence local, qui tend à synthétiser, jusqu’à résoudre dans sa trame linguistique, le court-circuit entre les processus de mondialisation et ceux de localisation. Il déplace définitivement l’attention du moment de la « décision » – du silence du vote – au moment de la discussion et de la négociation. En définitive, il contribue à accomplir le processus selon lequel on glisse de la figure emblématique du Roi à celle du Sujet. À ce point, nous pouvons pleinement comprendre l’anticipation de McLuhan : « Tout le conservatisme du monde ne peut opposer une résistance, même symbolique, à l’assaut écologique des nouveaux médias électriques » (1997, p. 213).

30La reproductibilité technique de l’œuvre d’art a permis au public de lancer le lent et progressif processus d’invasion et de recréation, selon son sentir intime, de l’espace que la modernité a inventé la première, et donc utilisé comme lieu sacré où déployer sa loi, ses codes culturels et l’ombre de ses institutions : la barrière-monde qui, dans chaque musée, sépare le spectateur de l’œuvre d’art, la ligne (au fort contenu métaphorique) qui divise le sujet de l’objet à travers la médiation de l’État (le point où le pouvoir s’exerce et s’automanifeste comme force). Cette phase a servi de prodrome, notamment, à la libération des imaginaires personnels et micro-communautaires à l’égard des langages généralistes et des narrations collectives, imaginaires, qui se sont manifestés sensiblement dans toute la seconde moitié du vingtième siècle, surtout en relation avec la diffusion sociale des personal media. De manière analogue – et peut-être en amplifiant la portée de ce même processus, dont d’autre part Benjamin avait déjà saisi les potentialités politiques –, la reproductibilité numérique du politique tend à enfreindre et à transgresser le seuil qui isole la place du palais (Machiavel), de même qu’il tend à dépasser le dualisme fragile évoqué par l’écran télévisuel, qui place d’un côté le citoyen-électeur et de l’autre côté le télé-leader : la réalité virtuelle et la nature du réseau ne favorisent pas seulement une forme d’expérience d’« immersion », ils invitent plus encore l’usager à produire des mondes, en libérant la créativité et l’instinct politique de chaque personne. Voici donc que la distinction entre le politique et la personne tend à apparaître comme une convention datée, obsolète, aussi bien du point de vue culturel que technique. La politique à l’époque de sa reproductibilité numérique, ainsi, se résout/dissout dans la négation et la désacralisation de l’univers du politique, ainsi que dans le glissement de l’aura vers le divin social (Durkheim) dans sa nature à la fois vécue et imaginaire – dans sa surréalité. C’est précisément du croisement entre la transfiguration du politique, la reconfiguration environnementale stimulée par l’onde électro-culturelle des nouveaux médias et les invasions des nouveaux barbares – de l’intérieur et de l’extérieur de notre cadre personnel et communautaire – que prendra probablement forme et corps la postdémocratie, que nous proposons ici de définir communicratie. Cette formule nous libère de la désorientation cognitive créée par le préfixe post – témoin de la fin d’un ordre donné et, dans le même temps, symptôme de l’incapacité de déchiffrer son successeur – en le substituant avec une racine capable d’éclairer les matrices sur lesquelles se fondent et vers lesquelles s’orientent la politisation de la société du spectacle et la volonté de puissance de l’imaginaire collectif : les communautés vécues au-delà du sens du lieu et la communication-communion dans leur interaction inséparable et toujours fondatrice. S’il est vrai que le terme renvoie une fois encore à la dimension du pouvoir, il faut aussi souligner qu’il s’agit d’un pouvoir affaibli (Vattimo), relativisé et fondamentalement dissous dans les interactions qui imprègnent la vie quotidienne ; un pouvoir exempt de ses connotations modernes, la transcendance et l’abstraction, reconfiguré plutôt sur les paramètres horizontaux de ce que Castells définit la nouvelle « morphologie » du social : les réseaux. Dans une société ainsi redéfinie, « le pouvoir des flux prend le pas sur les flux du pouvoir » (Castells, 2001, p. 575).

31La communicratie est donc la forme de pouvoir liquide de la postmodernité, comme la démocratie a été le correspondant solide de la modernité.

32Finissons par une nouvelle ouverture en commençant à habiter le sens de l’évocation nietzschéenne:

33« Le monde vrai devint fable » (Crépuscule des idoles)

34ou bien la fable devint le monde vrai.

Bibliographie

  • Abruzzese A. (1995), Lo splendore della tv. Origini e destino del linguaggio audiovisivo, Genova, Costa & Nolan.
  • Abruzzese A. (1996), Analfabeti di tutto il mondo uniamoci, Genova, Costa & Nolan.
  • Abruzzese A. (2004), L’infinito intrattenimento ovvero al di là del politico, in A. Bonomi & A. Abruzzese, (dir), La città infinita, Milano, Bruno Mondadori.
  • Abruzzese A., Susca V. (2005), (dir.), Immaginari postdemocratici. Nuovi media, cybercultura e forme di potere, Milano, Lupetti.
  • Bataille G. (1949), La part maudite. Précédé de la notion de dépense, Paris, Éditions de Minuit, 1967.
  • Baudelaire C. (1861), Les fleurs du mal, Paris, Gallimard, 1972.
  • Baudrillard J. (1970), La société de consommation, Paris, Denoël, 2003.
  • Baudrillard J. (2001), L’esprit du terrorisme, Paris, Galilée, 2002.
  • Benjamin W. (1936), L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2003.
  • Bolter J. D., Grusin R. (1999), Remediation, Milano, Guerini & Associati, 2003.
  • Castells M. (1996), La société en réseaux, Paris, Fayard, 2001.
  • Cristante S. (1999), Potere e comunicazione, Napoli, Liguori, Napoli.
  • Debord G. (1967), La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992.
  • Debray R. (1993), L’État séducteur. Les révolutions médiologiques du pouvoir, Paris, Gallimard.
  • De Certeau M. (1980), L’invention du quotidien. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.
  • De Kerckhove D. (1994), Les nerfs de la culture, Presses de l’Université de Laval, 1998.
  • De Kerckhove D. (2000), L’intelligence des réseaux, Paris, Odile Jacob.
  • Durand G. (1994), L’imaginaire, Paris, Hatier.
  • Ferrarotti F. (1983), Histoire et histoires de vie : la méthode biographique dans les sciences sociales, Paris, Méridiens.
  • Fidler R. (1997), Mediamorphosis. Understanding new media, Oaks, CA, Thousand.
  • Flichy P. (1991), Une histoire de la communication moderne : espace public et vie privée, Paris, La Découverte.
  • Foucault (1975), Surveiller et punir, Paris, Gallimard.
  • Habermas J. (1962), L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1993.
  • Heidegger M. (1959), In cammino verso il linguaggio, Milano, Mursia, 1973.
  • Heidegger M. (1957), Identität und Differenz, Pfullingen, Neske.
  • Horkheimer M. et Adorno T.W. (1847), La dialectique de la raison. Fragments philosophiques, Paris, Gallimard, 1989.
  • Lévy P. (1994), L’intelligence collective, Paris, La Découverte, 1997.
  • Lévy P. (2002), Cyberdémocratie, Paris, Odile Jacob.
  • Maffesoli M. (1990), Au creux des apparences. Pour une éthique de l’esthétique, Paris, Plon.
  • Maffesoli M. (1992), La transfiguration du politique. La tribalisation du monde, Paris, Grasset.
  • Maffesoli M. (2000), L’instant éternel. Le retour du tragique dans les sociétés postmodernes, Paris, Denoël.
  • Maffesoli M. (2003), Notes sur la postmodernité, Paris, Ed. du Felin.
  • Marramao G. (2000), Dopo il Leviatano. Individuo e comunità, Torino, Bollati Boringhieri.
  • McLuhan M. (1964), Understanding Media, Milano, Il Saggiatore, 1997.
  • Meyrowitz J. (1985), No sense of place, New York, Oxford University Press.
  • Montale E. (1925), Ossi di sepia [raccolta poetica], Torino.
  • Musso P. (2003), Critique des réseaux, Paris, Presses Universitaires de France.
  • Nietzsche F. (1883), Così parlò Zarathustra, Roma, Newton Compton, 1993.
  • Nietzsche F. (1886), Al di là del bene e del male, Roma, Newton Compton, 1993.
  • Nietzsche F. (1889), Crepuscolo degli idoli, Milano, Rizzoli, 1999.
  • Shelley M. (1831), Frankenstein, London, Oxford University Press, 1969.
  • Schwartzenberg R. G. (1977), L’État spectacle, Paris, Flammarion.
  • Susca V. (2006), À l’ombre de Berlusconi. Les médias, l’imaginaire et les catastrophes de la modernité, Paris, L’Harmattan.
  • Turkle S. (1997), Life on the screen. Identity in the age of the Internet, London, Phoenix [New York, Simon and Schuster, 1995].
  • Vattimo G. (1986), La fin de la modernité, Paris, Éditions de Minuit.
  • Vattimo G. (1989), La società trasparente, Milano, Garzanti, 2000.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.168

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions