Notes
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[1]
Georg Simmel, Secret et sociétés secrètes, Paris, Circé/Poche, 1996, p. 40.
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[2]
Communication au 7e Colloque de l’association Politica Hermetica, Paris, 21 novembre 1991.
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[3]
Pour n’en citer qu’une, dont l’adresse http est déjà tout un programme : www. surfingtheapocalypse. com/ goddess. html.
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[4]
Christian Losson. « Petit bréviaire de désobéissance », Libération, vendredi 23 octobre 2004. p. 38-39.
Valentina GRASSI, Introduction à la sociologie de l’imaginaire : une compréhension de la vie quotidienne, Toulouse, érès, coll. « Sociologie de l’imaginaire et du quotidien », 2005, 124 p. ISBN 2-7492-0397-X – 15 euros.
1Cet ouvrage s’adresse à tous ceux qui veulent penser la réalité sociale contemporaine dans le cadre du basculement de la modernité vers ce qu’il convient d’appeler la postmodernité. Face aux nombreux bouleversements sociétaux que nous sommes en train de vivre, il est nécessaire de reconnaître l’épuisement du paradigme rationaliste moderne pour penser cette nouvelle situation sociale. La reductio ad unum comtienne s’avère désormais insuffisante pour saisir la complexification de la réalité sociale dans la postmodernité.
2Valentina Grassi propose dans ce livre de nous introduire à la sociologie de l’imaginaire. D’après elle, cette nouvelle perspective sociologique, à travers la réévaluation complète du statut de l’imaginaire, offre les moyens intellectuels les plus adéquats pour penser les bouleversements sociaux contemporains.
3L’ouvrage se compose de trois parties. Dans la première partie, l’auteur pose la définition de ce qu’elle appelle les « notions opérationnelles » de l’imaginaire, soit l’image, le signe, le symbole ; puis, elle recense les différentes acceptions des termes imagination et imaginaire.
4Ensuite l’auteur fait un bref excursus à travers l’histoire du concept d’imaginaire, pour aboutir à l’œuvre de Gilbert Durand, le père fondateur des théories de l’imaginaire. Au début, le terme « imaginaire » est opposé à celui de « réel », ce qui lui confère une valeur plutôt péjorative. Cette position iconoclaste est largement cultivée tout au long de la tradition intellectuelle occidentale. Déjà présente dans la tradition chrétienne, qui « dégrade l’imagination, en tant que porteuse d’erreur et de fausseté » (p. 19), on retrouve cette suspicion à l’égard de l’image dans la philosophie cartésienne, puis dans la philosophie kantienne et enfin dans le positivisme.
5Il faudra attendre le début du XXe siècle, avec ses « révolutions épistémologiques » dans les différents champs du savoir, pour que le terrain soit plus favorable à une réhabilitation de l’image. Parallèlement à l’avènement du courant symbolique dans la littérature, dans les arts, et à la découverte du paradigme de la relativité en sciences exactes, jaillissent les premières théories de l’imaginaire, notamment dans l’œuvre de Carl Gustav Jung, Mircea Eliade, Gaston Bachelard. Ce dernier est le maître de Gilbert Durand, le père fondateur de la sociologie de l’imaginaire ; en effet, c’est avec lui que « les théories sur l’imaginaire […] rencontrent le champ de l’anthropologie sociale et culturelle et celui de la sociologie. Loin d’être un nouveau secteur de la discipline sociologique, à côté des secteurs “classiques” comme la sociologie urbaine, politique ou de la religion, la sociologie de l’imaginaire s’annonce au début comme un point de vue différent, un nouvel apparat méthodologique qui peut nourrir les autres » (p. 47).
6Dans la deuxième partie sont retraversées les principales théories de la sociologie compréhensive et de la phénoménologie sociale. Dans le cadre de la célèbre querelle sur le statut épistémologique et méthodologique de la sociologie à sa naissance, l’auteur reprend l’axe théorique de Wilhelm Dilthey, Max Weber, Georg Simmel et Alfred Schutz.
7Wilhelm Dilthey pose la distinction fondamentale entre « sciences de l’esprit » (Geisteswissenschaften) et « sciences de la nature » (Naturwissenschaften), soutenant la différence radicale entre leur objet d’étude respectif, et donc l’impossibilité d’y appliquer la même méthode. Ainsi, il ouvre la voie à la compréhension, comme perspective méthodologique singulière, apte à connaître la réalité sociale.
8Avec Georg Simmel et Max Weber, nous nous trouvons dans un horizon social intersubjectif, où l’accent est mis sur la signification que les acteurs sociaux donnent à leurs actions et interactions.
9Tout en partageant le postulat de la nature intersubjective du monde social, un autre grand sociologue allemand, Alfred Schutz vient prolonger les réflexions de Wilhelm Dilthey, Max Weber et Georg Simmel via l’apport de la phénoménologie d’Edmond Husserl. L’œuvre d’Alfred Schutz fait école et nourrit le constructivisme de Peter Berger et Thomas Luckmann, ainsi que l’ethnométhodologie d’Harold Garfinkel et l’interactionnisme symbolique d’Erwin Goffman.
10Dans la troisième partie, l’auteur fait une synthèse des principaux apports théoriques de la réflexion de Michel Maffesoli. Les notions maffesoliennes de connaissance ordinaire, de formisme, de sociétal, de tribalisme sont convoquées pour nous mener à la compréhension de la réalité sociale postmoderne ; mais ce qu’il convient ici de souligner, c’est surtout le rôle structurant que Michel Maffesoli accorde à l’imaginaire dans la vie de tous les jours, car, selon lui, l’être-ensemble communautaire, se fonde essentiellement sur le partage esthétique des images. « Le monde des images […] est en quelque sorte l’ensemble matriciel qui est au fond de la vie quotidienne des membres de la communauté. Ce qui permet d’interpréter les objets et les événements dans leur caractère concret et leur dynamique propre : il est plus réel que le réel même » (p. 57).
11Alessandra HAMPARTZOUMIAN
12Étudiante-chercheuse à l’IRSA
13Janvier 2006
Véronique CAMPION-VINCENT, La Société parano : théories du complot, menaces et incertitudes. Paris, Payot, 2005, 233 p. ISBN 2-228-90013-3 – 15 euros.
14Dans la lignée des précédents ouvrages écrits en collaboration avec le sociologue Jean-Bruno Renard et consacrés aux légendes urbaines (Légendes urbaines. Rumeurs d’aujourd’hui, Payot, 1993 et De source sûre. Nouvelles rumeurs d’aujourd’hui, Payot, 2002), Véronique Campion-Vincent, attachée à la Maison de l’Homme de Paris, s’attaque à une autre face cachée de notre société : le complot. Ou plus exactement, à la théorie et aux théoriciens du complot. La montée en puissance de la pensée conspirationniste, qui a débordé des salons pour envahir la vulgate des séries télévisées, semble aujourd’hui intimement liée à l’obscurcissement du monde et à ses difficultés de déchiffrement. Comme les rumeurs – mais la menace impalpable que suppose la conspiration n’en est-elle pas une qui les rassemblerait toutes ? – les théories du complot s’inscrivent dans cette incertitude et cette perte du sens attachée à l’émergence d’un monde en perpétuel changement et en accélération constante. Pourtant, comme l’indique Véronique Campion-Vincent en exergue à son travail, « il y a toujours eu des… ». Autrefois, il… taient pour la plupart bien réels, et visaient le plus souvent à renverser un gouvernement ou un pouvoir établi, ou encore à éliminer une personnalité politique. L’aube du XXIe siècle propose le complot fantasmé, rêvé, multimédiatisé, dont l’ambition couvrirait la planète et viserait l’ensemble de la population (conspirateurs mis à part).
15Cette croyance au complot planétaire – dont toute contestation semble impossible puisqu’elle serait immédiatement reconnue et interprétée « comme une preuve de participation au complot » – s’exonère du seul champ politique et s’attaque à tous les domaines de notre vie publique : consommation, culture, alimentation, show-business, médecine, etc. La confusion, l’indécision sont partout. Seule certitude : il y a des choses, des formes qui se dissimulent dans les obscurités du décor. L’ordre apparent du monde ne serait qu’une façade habilement bâtie, ne servant qu’à camoufler un univers occulte dont seuls les initiés sauront pénétrer les arcanes et déchiffrer les symboles. Au passage, Véronique Campion-Vincent vient donner une contradiction malicieuse à tous ceux qui voulaient croire, avec Gaston Bachelard, qu’il n’était « de science que du caché »…
16Avec les théories du complot et l’égarement qu’elles font naître dans les sociétés postmodernes, et qui trouvent une justification permanente dans l’équation « les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être », associée à la formule « tout est lié », nous assistons aujourd’hui à la construction collective d’un formidable système paranoïde, mis en abîme et autonourri par ses propres dénonciations. « Même les paranos ont des ennemis », ou encore « Je ne suis pas parano ! Lequel de mes ennemis vous a raconté ça ? », comme l’affirment ces autocollants américains pour pare-chocs, que l’auteur évoque avec humour. De la mort de la princesse Diana à l’attaque terroriste sur le Pentagone, de l’assassinat de John Kennedy à celui d’Yitzhak Rabin, des exposés de Thierry Meyssan aux thèses mêmes du « grand » théoricien du complot David Icke, tout est réversible, tout contient des signes, tout peut être remis en question, tout peut être dénoncé et relu à la lumière du complot mondial.
17En analysant successivement les théories du complot et du méga-complot mondial, en décryptant les œuvres de fiction X-Files ou Da Vinci Code, en revenant sur les croyances en l’existence d’une conspiration visant à procéder au contrôle mental (par la CIA ou extraterrestres !) de millions d’individus pour en faire des esclaves au service d’un nouvel ordre mondial, Véronique Campion-Vincent revisite les rumeurs, bien isolées dans ses ouvrages précédents, nées d’une peur de la science et du progrès, et qui sont sans doute les effets pervers de la rationalisation industrielle et de la technologisation galopante de nos sociétés. L’auteur actualise ainsi, en évoquant la cohabitation d’un monde truqué et d’un monde officiel, les propositions que faisait déjà, en 1908, Georg Simmel en étudiant les sociétés secrètes et le secret, qui « offrent en quelque sorte la possibilité d’un autre monde à côté du monde visible » [1].
18Véronique Campion-Vincent prête à nos communautés sociales d’aujourd’hui cette nature amphibie, qui permet d’évoluer d’un monde à l’autre et de flirter avec l’occulte ; une qualité évoquée d’ailleurs par Alain de Benoist dans son étude « Psychologie de la théorie du complot » [2] : « Il y a deux mondes, un monde immédiatement sensible, le monde de la vie quotidienne, apparemment banal et compliqué, et il y a le monde de la coulisse, celui qui agit le premier monde et qui “tire les ficelles”. »
19Longtemps apanage d’une sous-culture imprégnée d’illustrés et de romans de gare, credo de groupuscules ésotériques ou de fanatiques religieux et politiques, la défense et la croyance en un complot protéiforme et généralisé se sont emparées de groupes socialement dominants et cultivés. Leurs membres privilégient désormais, parfois avec une ironie distanciée, le « soupçon systématique » et pratiquent au quotidien la croyance en un monde subtil et maléfique qu’il faudrait décoder.
20Travaillant comme à son habitude sur un corpus impressionnant de textes, de références Internet singulières [3], de documents souvent rares, réédités ou méconnus, comme l’hallucinante lettre de menace envoyée avant son crime par Timothy McVeigh, le terroriste solitaire d’Oklahoma City, à un journal local américain, Véronique Campion-Vincent nous invite à voir dans cette montée en puissance de la « société parano » et des théories du complot une construction collective visant à expliquer « les événements stressants qui nous… ». Mais elle repère bien chez la plupart des théoriciens du complot des « frontières identitaires incertaines, … à la fois gourous, délirants et escrocs », l’auteur refuse de voir dans leur apparition et le succès de leurs programmes une cause unique – la mondialisation, par exemple – qui, procédant par slogan et amalgame, « se condamne à justement ne rien comprendre ».
21Michel MOATTI
22IRSA, Université Montpellier 3
Federico CASALEGNO (dialogues de), Mémoire quotidienne : communautés et communication à l’ère des réseaux, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Laboratoire de communautique appliquée », 2005, 270 p. ISBN 2-7637-8194-2 – 21 euros.
23L’ouvrage, conçu par Federico Casalegno, a été réalisé dans le cadre du projet Living Memory (http:// www. i3net. org), projet qui explore les nouveaux paradigmes de communication avec les nouvelles technologies multimédias et interactives. L’un des objectifs du projet consiste à mettre en place un environnement communicationnel qui puisse conserver et diffuser les communications quotidiennes locales, se reprochant ainsi davantage d’une logique de circulation d’information communautaire que d’un échange d’information à caractère universel. Il s’inscrit dans un ensemble de projets sur la communication locale, le village fractal, type de communication que l’on avait mis de côté depuis l’hégémonie du web, le village global. L’ouvrage comporte trois parties – Mémoire : quelles évolutions ?, Communauté : quelles morphologies ?, Communication : quelles voies ? – dans lesquelles Casalegno s’entretient avec des penseurs des nouvelles technologies comme Pierre Lévy, Jean Baudrillard, Edgar Morin, Michel Maffesoli, etc.
24Dans la première partie, le thème de la mémoire est abordé en relation avec l’environnement de communication projeté avec Living Memory. Parmi les autres textes de cette première partie, soulignons celui de Joël de Rosnay qui aborde le phénomène de l’inter-créativité. William J. Mitchell et Marco Susani s’intéressent à la mémoire à l’intersection de l’environnement social et de l’habitat urbain, et le psychologue Serge Moscovici développe le thème des cyber-représentations. Chacun des entretiens de Casalegno reprend sensiblement les mêmes questions : la définition de la communauté, celle de la mémoire, la différence entre communauté virtuelle et communauté réelle, les conditions pour appartenir à une communauté virtuelle, etc. Paul Virilio s’intéresse au paradoxe de la mémoire du présent à l’ère cybernétique. L’auteur est connu pour ses travaux sur les dangers des nouvelles technologies pour la mémoire.
25La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse à la morphologies des communautés. La notion de communauté y est analysée sous le point de vue philosophique en relation avec les possibilités offertes par les nouveaux médias de communication interactifs, comme en traite le texte de Jean Baudrillard. Le sociologue Edgar Morin s’intéresse à une vision complexe du rapport mémoire-communauté. Michel Maffesoli adopte une approche impressionniste de la communauté s’intéressant au phénomène de néo-tribalisme par exemple. Cette partie explore notamment l’histoire du développement d’Internet et des communautés virtuelles, les forums de discussion, afin d’approfondir la notion de communauté (voir à cet égard la contribution de Howard Rheingold).
26La troisième et dernière partie s’intitule « Communication : quelles voies ? ». Elle comporte notamment la transcription d’une rencontre entre Michel Maffesoli et Jean Baudrillard sur le thème de la communication : est-il encore possible de communiquer et sous quelle forme ? Puis, deux textes évoquent la communication et la mémoire sous forme de relation ainsi que la communication dans sa forme temporelle. Mentionnons ici un dialogue avec Pierre Lévy sur le « processus en être dans le présent ». Lévy aborde des thèmes qui, comme chez les autres essayistes sollicités par Casalegno, reprend des thèmes de ses livres, comme les caractéristiques des liens hypertextuels, la notion d’universel. Une bibliographie sélectionnée contenant parfois les pages personnelles des auteurs ou des renvois à des forums de discussions termine la présentation de chaque dialogue.
27Casalegno, qui publie lui-même ses travaux dans plusieurs pays et en plusieurs langues (italien, anglais, français) réussit un coup de maître en rassemblant des textes d’auteurs de provenances variées, représentatifs de la communauté des chercheurs s’intéressant aux récentes problématiques liées aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, qu’ils soient sociologues, cybernéticiens ou spécialistes de la communication. Encore aurait-on pu convier Ted Nelson, Georges Landow, etc. Les personnes interviewées ont répondu librement, ouvrant la réflexion sur la diffusion des nouveaux médias dans le tissu social.
28Jean-Nicolas DESURMONT
Michel MAFFESOLI, Le Rythme de la vie : variations sur les sensibilités postmodernes, Paris, La Table Ronde, 2004, 220 p. ISBN 2-7103-2730-9 – 18 euros.
29Dans ce récent essai, Michel Maffesoli nous entraîne dans une randonnée à la rencontre des paysages, tour à tour fascinants ou inquiétants, du monde contemporain. Empruntant de nouvelles pistes de réflexion, le sociologue approfondit les thèmes devenus classiques de son œuvre, forte d’une vingtaine d’ouvrages et d’innombrables articles, pour la plupart traduits à l’étranger, et qui ont installé son auteur dans une position d’observateur privilégié et original des métamorphoses de nos styles de vie. Il excelle à la fois par son attention au détail et son souci d’offrir une vue d’ensemble très cohérente de la variété de l’expérience sociale à partir de laquelle l’existence collective puise ses significations. La qualité de l’ouvrage ouvrira le lecteur exigeant à un panorama de références où l’érudition littéraire, poétique et philosophique laisse toutes ses chances à la rêverie et au cheminement intime. Le programme de l’auteur n’est-il pas, dès l’avant-propos, de dégager les « galeries du social » de la « doxa » officielle qui obstrue l’accès à une compréhension des formes du vécu partagé ?
30Le souvenir de la modernité égare encore beaucoup d’analyses, indifférentes, voire simplement inconscientes, devant le fossé qui, depuis plusieurs années, sépare les représentants, les élites des pouvoirs, et les représentés, c’est-à-dire le grand nombre dont l’aspiration au « bien vivre » se détourne avec une sage méfiance des discours et des programmes inventés pour le séduire ou le mobiliser. Il n’est guère utile d’enquêter avec de lourds moyens pour mesurer sous cet angle la désaffection manifeste à l’égard du politique institué ; le chiffre de l’abstention, le poids invisible des non-inscrits, les votes colériques ou fantaisistes suffisent à confirmer régulièrement l’ampleur du phénomène. Penser une telle secessio plebis, pour reprendre une formule du sociologue, suppose une démarche audacieuse qui accepte de rendre compte des réalités pour ce qu’elles sont, et de jauger l’emprise de forces dont la rationalité échappe à l’asepsie de la critique intellectuelle ou aux admonestations moralisatrices. Ainsi, convient-il de s’attarder sur l’imaginaire social et ses nombreuses déclinaisons, tels que les mythes, les rites et autres productions immatérielles, « matrice souterraine des choses » qui assure « la secrète cohérence de tout naturel et culturel » (p. 21). Distinguant les résidus de traditions, l’empreinte du passé, face aux innovations de la technologie et aux ruptures artistiques, une approche moins catégorique n’invite-t-elle pas à décrire les articulations flexibles entre l’archaïque et le mouvement de l’éphémère auquel le présent donne une intensité aux couleurs souvent expressionnistes.
31Le rythme de la vie évacue cependant les mirages de l’urgence au profit de l’initial et de l’essentiel, du sentiment de la durée qui englobe la remémoration et l’anticipation au creux de chaque moment où la vie quotidienne exprime sa continuité. En cela, on peut parler du vécu comme d’une œuvre dont la similitude avec l’art, soulignée par Georg Simmel, apparaît dans le jeu des accords et contrastes, la frivolité et la violence qui nous relient les uns aux autres dans un tableau progressif, celui de nos histoires de tous les jours. Soumettre la raison à la plasticité de cet ensemble serait une manière d’en sonder la richesse et la puissance, une « pharmacopée épistémologique », pour reprendre les termes de Michel Maffesoli, appropriée au vouloir-vivre individuel et au partage ordinaire des « petits riens » dans lesquels une espèce de santé populaire défie la dramatisation et les souffrances d’un monde mis en spectacle.
32Tandis que les théologies de l’émancipation prennent congé de leurs sectateurs, les utopies interstitielles réinvestissent le local et la proximité à l’instar de ce « laboratoire d’imagination insurrectionnel », évoqué par Christian Losson, dans un article de Libération [4], qui dresse une cartographie des tribus des nouvelles vagues de la désobéissance civile bien éloignée du militantisme vertical des années 1970. Ce sont là des traits assez caractéristiques de cette ambiance baroque à travers laquelle se nouent les affinités électives autour d’improbables et d’étranges totems comme ce San Precario, protecteur des travailleurs démunis, figure inédite d’un polythéisme diffus et mineur, soi-disant révoqué par l’idéologie des lumières et ses succédanés messianiques, ou encore cet institut allemand de nomadology qui organise sur un mode festif des séances d’exercices pratiques sur la liberté de circuler. Maints exemples s’appliquent à confirmer l’étonnante perspicacité du sociologue et son aptitude à révéler les mutations discrètes des sociétés postmodernes. Familier des « cryptes » et des méandres de l’inconscient collectif, il note avec justesse que « le fantasme et la fantaisie sont, dès lors, partie prenante de la fantaisie sociale » (p. 42).
33Au cœur d’un édifice civilisationnel que l’on croyait envahi par le désenchantement et la force des modèles rationnels, on voit poindre une sensibilité primitive, une réinscription du symbolique sous des allures souvent déconcertantes. Le corps devient le support de mystérieux messages codés, tatoués, percés ; l’altérité s’affirme à travers des parades, les forums de discussion de la toile Internet ; l’excès s’incarne dans des solidarités émotionnelles. Dans ce contexte, il est désormais hasardeux de figer les identités, le relationnel déplace les frontières, qu’il s’agisse du milieu du travail devenu aléatoire ou des liens affectifs abandonnés au risque de l’imprévu. Le « devoir-être » qui avait sévèrement sculpté la physionomie bourgeoise et réduit l’existence à un projet reproductible, laisse aujourd’hui place à une logique des passions irresponsable. Loin des nécessités institutionnelles, le désir d’être soi-même participe d’une reliance féconde que le terme de socialité enveloppe dans toutes ses dimensions.
34Michel Maffesoli s’attarde également sur la résurgence du merveilleux, dont le succès livresque et cinématographique d’Harry Potter ou du Seigneur des Anneaux montre la charge initiatique au-delà du simple divertissement. Le retour du fabuleux n’est pas anodin, l’atmosphère d’une époque trouve dans son attraction générale son écho narratif et ses images emblématiques. Ce besoin d’irréel, outre son rôle dans toute sa structuration sociale, alimente une conscience objective qui ne se satisfait pas d’une trop facile dichotomie entre la fiction et la réalité, le surnaturel et la pesanteur des choses calculables. Seule une paresse dogmatique se donne, avec l’arrogance qui l’accompagne, le triste droit de séparer les pièces de la mosaïque du vivant et de trancher sans nuance quant à la valeur possible de chacune d’entre elles. La transgression est de nos jours une lucide capacité à éprouver le primitif pour en saisir les correspondances étranges, qui le rattachent à nos objets fétiches plus ou moins sophistiqués. Les logiciels ludiques et leurs combats moyenâgeux, le téléphone portable et sa phonétique sauvage, les cérémonies d’exorcisme télévisuel répétées à l’occasion de chaque drame national ou d’événement terrible, comptent parmi les éléments qui indiquent bien une sorte de regrès vers l’origine et la marque ancestrale de l’espèce toujours à l’œuvre dans notre décor de jubilation technologique. La postmodernité peut d’ailleurs se définir comme une fantasmagorie où rien n’est substantiel hormis l’interdépendance entre les hommes et l’espace de leurs opportunités concrètes, des us et des coutumes plus anciennes. « Les dieux des panthéons sont alors des figures désignant des “certitudes intuitives” et exprimant des “pulsions créatrices” […], célébration achronique d’une éternité rapatriée dans l’instant » souligne l’auteur (p. 131). Ils rendent visible la force mystérieuse du social tendue entre la nostalgie de la totalité et la « viscosité » ambiante, sur laquelle reposent l’idéal communautaire et le sentiment tragique de l’aléa existentiel. L’esthétisation de plus en plus affirmée du réel épiphanise une énergie spécifique, une créativité trajective qui accorde un surcroît de vie dont le rythme prolonge culturellement celui de la nature. Dans la lignée de Roger Caillois, Georges Bataille et Gilbert Durand, cette leçon d’anthropologie des champs magnétiques du présent mérite que l’on s’y arrête, en explorant la part de l’ombre qui nous habite ainsi que la société – elle, nous éclaire sans nous aveugler.
35Patrick TACUSSEL
Notes
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[1]
Georg Simmel, Secret et sociétés secrètes, Paris, Circé/Poche, 1996, p. 40.
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[2]
Communication au 7e Colloque de l’association Politica Hermetica, Paris, 21 novembre 1991.
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[3]
Pour n’en citer qu’une, dont l’adresse http est déjà tout un programme : www. surfingtheapocalypse. com/ goddess. html.
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[4]
Christian Losson. « Petit bréviaire de désobéissance », Libération, vendredi 23 octobre 2004. p. 38-39.