Sociétés 2005/3 no 89

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Article de revue

Le pragmatisme et le sens commun

Pages 29 à 42

Notes

  • [1]
    Tiré de l’ouvrage de William James, Pragmatism, cinquième conférence.
  • [2]
    « Nous ne rentrerons pas avant le matin ».
  • [3]
    De l’anglais “to apperceive” qui, en vertu du passé de psychologue de James, a ici le sens d’une perception conditionnée, dans sa forme, par un concept préliminaire de ce que devrait être la chose à percevoir.
  • [4]
    En anglais “more”. Il s’agit d’un des concepts les plus essentiels de la philosophie jamesienne quant aux structures de la réalité. Il décrit l’ensemble indéterminé et vague qui entoure les « thèmes » de notre perception, autrement dit, les « choses » sur lesquelles notre attention se concentre à un certain moment, occultant pour des raisons pratiques une masse d’autres relations. Le « more » indique la fonction de la « frange » de notre perception, celui de présenter une expérience dont le thème ne suffit pas à accaparer toute notre attention et qui est donc encore investie par la possibilité d’une suite, d’autres directions possibles à entreprendre pour atteindre à une expérience parfaitement fluente et continue où notre intention ou contenu mental ne peut plus être distingué de ce qui se présente à nous, sans que cela n’altère la forme de l’expérience. À ce titre, le fait d’écrire, par exemple, est une expérience de cet ordre dans laquelle notre intention d’écrire suit une perception de l’écriture, et ni l’une ni l’autre ne semblent primer, mais bien participer ensemble à la forme immédiate de cette expérience. Sans l’une ou sans l’autre, l’expérience ne pourrait se produire ou être effectivement présente.
  • [5]
    Le terme « vrai », ici, est à prendre en un sens très particulier. Il ne s’agit pas d’une vérité objective, à savoir, d’une proposition décrivant des propriétés appartenant, par essence, à une chose extérieure à la conscience. Le concept de vérité, chez James, concerne une propriété de nos idées à se connecter avec nos percepts, de telle façon qu’entre le monde et le moi une même continuité semble transparaître. À ce titre, une idée vraie assure d’une appartenance commune, entre l’individu qui la porte et la chose qu’il vise, au même monde, mais en aucun cas ne sous-entend une sorte d’indépendance de l’un ou l’autre. Une idée vraie vérifiée n’a lieu qu’en tant que l’individu et la chose visée entrent effectivement en connexion dans une expérience commune dont ils définissent simultanément la forme, comme dans le cadre du processus décrit plus haut par nos soins de l’expérience d’écrire. À ce titre, si le sens commun est « absolument vrai », ce n’est pas qu’il aurait déniché les seules catégories possibles et réelles d’interprétation de la réalité, mais parce que ces mêmes catégories sont capables de nous mettre en connexion avec le réel de façon extrêmement optimale, plus que certaines idées philosophiques (d’où le sens de la critique jamesienne qu’il ne faut donc surtout pas prendre en un sens positiviste). À ce sujet, consulter l’ouvrage The meaning of truth, ainsi que Pragmatism, “Pragmatism’s conception of truth” qui suit la présente conférence.
  • [*]
    En français dans le texte.
  • [6]
    « Ce que signifie le pragmatisme »
English version

Présentation

1 Par Aymerick-Alexandre Thérie-Chaupin

2 Scientifique et philosophe de la fin du XIXe siècle, William James est surtout célèbre pour son inestimable contribution à la première grande entreprise de synthèse et de critique des conclusions de la psychologie expérimentale. Quoique les Principes de la Psychologie soient encore aujourd’hui son ouvrage le plus étudié et commenté, sa période épistémologique et métaphysique demeure encore obscurément comprise. Bergson en France et Whitehead en Angleterre semblent avoir été les seuls à s’attarder durablement sur cet aspect de ses recherches. Sans doute la publication de ses travaux sous forme d’articles dispersés a-t-elle contribué à fragmenter la cohérence de ses conclusions, l’amenant régulièrement durant les dernières années de sa vie à répondre aux interprétations souvent libres de certains philosophes (notamment dans Pragmatism and Truth Once More).

3 La philosophie de William James surgit d’un double mouvement problématique, portant à la fois sur le sens de l’histoire de la philosophie et sur celui de l’expérience commune de l’espèce humaine. Le problème fondamental de James en ce qui concerne la philosophie est le suivant : pourquoi l’empirisme et le pluralisme ne sont-ils tolérés qu’à un certain point dans l’explication des structures du réel ? Pourquoi sont-ils toujours conduits à donner de l’univers l’image d’un chaos discontinu que nous ordonnerions seulement par artifice ? Les régularités, les continuités, n’y sont présentées que comme des illusions instrumentales sans aucune prise effective sur le monde objectif.

4 Ce problème rejoint celui plus intrinsèquement philosophique. Le sens commun, le quotidien même des penseurs les plus critiques, est mu par un sentiment de continuité avec le monde, d’intensités variables, mais dont la seule coupure totale pourrait être un évanouissement de nos états de conscience, autrement dit la mort. Or, si l’homme parvient à se contenter d’une réalité que le rationalisme assure fragmentaire et fausse tant qu’une connaissance parfaite n’est pas venue l’amender, c’est que l’expérience, aussi incomplète et parfois incohérente soit-elle, doit posséder en elle-même les structures et les fonctions qui assurent un sentiment de continuité quasi constant. De telles structures doivent probablement être les plus visibles dans nos expériences les plus naïves, les moins conceptualisées, d’où la référence constante de William James aux flux de l’expérience dont sont enveloppés les enfants et les animaux inférieurs. Ce type d’expérience, il la nomme « pure ». Dans celle-ci, le moi et le monde ne se différencient pas ; ils appartiennent à la même expérience. Le moi est un faisceau de sensations et se définit entièrement par son extériorité, par le contexte de relations qui lui confère sa forme donnée à cet instant, à savoir, le sentiment qui le pénètre et qui définit tout son être.

5 Ainsi, à l’état primitif, l’homme connaît, par le biais du simple suivi de ses sensations, une parfaite coexistence avec le monde. Or, notre expérience commune est remplie de distinctions, de coupures symbolisées par les choses qui se différencient les unes des autres. Tout cela est rendu possible par la nuance des qualités qui enveloppent nos expériences et qui se déroulent dans le temps. L’ordre conceptuel apparaît donc comme une façon de signifier la présence de choses s’étant évanouies, et préserver par là l’idée d’une continuité encore possible avec celles-ci. Les concepts sont des « substituts » à nos percepts dont l’immédiateté vient à passer. L’erreur de l’empirisme classique est, pour James, d’avoir congédié la continuité naturelle de l’expérience sensible en prenant le découpage déjà effectué par les concepts comme naturel, là où il n’est que fonctionnel. Il s’agit d’un emprunt à la conception rationaliste de l’existant, pour laquelle tout ce qui peut être nommé pourrait se targuer d’une existence absolue et clôturée par une définition proprement individuelle.

6 Mais le pluralisme de James ne dépend pas de cette définition atomiste du pluralisme. S’il y a pluralité, ce n’est pas celle des « choses », au sens d’entités ontologiquement définies, mais de contextes, d’expériences, de relations, somme toute, de lignes d’influences et de conjonctions entre les divers moments qui fabriquent et rythment la cohérence du monde. C’est pourquoi, dans le Sens Commun, James rappelle que si toutes nos catégories de pensée sont construites, produites par des processus particuliers de mise en relation, elles n’en demeurent pas moins des tentatives intellectuelles de retranscription de la continuité primitive de la sensation, complexifiée par l’extension du champ de notre expérience au fil des siècles ou des années dans le cadre d’un individu. Par conséquent, il existe une multiplicité de modes d’appréhension des invariances du flux de l’expérience, parmi lesquelles il faut compter la dynamique toujours à l’œuvre de cohésion du réel, indépendamment de l’intervention de toute intériorité transcendantale. L’expérience possède en elle-même les moyens de sa cohérence. L’intellect ne fait que concurrencer laborieusement ce pouvoir naturel du réel, quoiqu’il contribue précieusement à vivre les expériences lointaines ou absentes de notre immédiateté.

7 N.B. : Toutes les notes sont du traducteur.

Le pragmatisme et le sens commun (Pragmatism and common sens)

8 William James

9 Dans la dernière conférence, nous nous sommes détournés de la façon usuelle de parler de l’unité de l’univers comme d’un principe, sublime dans toute son absence d’expression, pour nous tourner vers une étude des espèces spéciales d’union que l’univers enveloppe. Nous avons trouvé beaucoup de celles-ci coexister avec des espèces de séparation également réelles. « Jusqu’où suis-je vérifiée ? » est la question que nous pose ici chaque espèce d’union et chaque espèce de séparation ; par conséquent, en tant que bons pragmatistes, nous avons à tourner le visage vers l’expérience, vers les « faits ».

10 L’unité absolue demeure, mais seulement comme une hypothèse, et cette hypothèse est de nos jours réduite à celle d’un connaissant omniscient qui voit sans exception toutes choses comme formant un fait systématique unique. Mais le connaissant en question pourrait encore être conçu soit comme un Absolu, soit comme un Ultime ; et contre cette hypothèse de lui sous l’une ou l’autre forme, on pourrait légitimement tenir la contre-hypothèse que le plus vaste champ de connaissance qui ait jamais été ou sera contient encore de l’ignorance. Quelques morceaux d’informations peuvent toujours échapper.

11 Ceci est l’hypothèse du pluralisme noétique que les monistes considèrent si absurde. Puisque nous sommes tenus de la traiter aussi respectueusement que le monisme noétique, jusqu’à ce que les faits aient fait pencher la poutre, nous découvrons que notre pragmatisme, quoiqu’à l’origine rien qu’une méthode, nous a forcés à être amicaux envers la vue pluraliste. Il se pourrait que certaines parties du monde soient si lâchement connectées avec certaines autres parties qu’elles ne se suivent par rien si ce n’est la copule et. Elles pourraient même aller et venir sans que ces autres parties ne souffrent d’aucun changement interne. Cette vue pluraliste d’un monde de constitution additive est une vue que le pragmatisme est incapable d’exclure d’une considération sérieuse. Mais cette vue nous mène à l’hypothèse plus poussée que le monde actuel, au lieu d’être complet « éternellement », comme les monistes nous l’assurent, pourrait être éternellement incomplet, et sujet à tout moment à addition ou à la perte.

12 Il est incomplet à n’importe quel degré en un sens, et ce de manière flagrante. Le fait même que nous débattions cette question montre que notre connaissance est à présent incomplète et sujette à addition. Eu égard à la connaissance qu’elle contient, le monde change et croît bien authentiquement. Quelques remarques générales sur la façon qu’a notre connaissance de se compléter elle-même – quand elle se complète effectivement – nous mèneront fort commodément à notre sujet qui est le « Sens Commun ».

13 Pour commencer, notre connaissance croît en taches. Ces taches pourraient être grandes ou petites, mais la connaissance ne croît jamais partout : un peu de vieille connaissance demeure toujours ce qu’elle était. Votre connaissance du pragmatisme, supposons, croît à l’instant. Plus tard, sa croissance pourrait impliquer une modification considérable des opinions que vous teniez précédemment pour vraies. Mais de telles modifications sont aptes à être graduelles. Pour prendre l’exemple le plus proche possible, considérez ces conférences qui sont les miennes. Ce que vous acquérez d’elles est probablement une petite quantité d’informations nouvelles, un peu de nouvelles définitions ou de distinctions ou de points de vue. Mais tandis que ces idées spéciales sont en train d’être ajoutées, le reste de votre connaissance demeure immobile, et ce n’est que graduellement que vous « alignerez » vos opinions précédentes avec les nouveautés que j’essaie d’inculquer, et que vous modifierez leur masse à un certain léger degré.

14 Vous m’écoutez en ce moment, je suppose, avec certaines impressions favorables concernant ma compétence, et celles-ci affectent votre réception de ce que je dis, mais si soudainement je devais casser net le cours de la conférence, et me mettre à chanter « We won’t go home till morning » [2] dans une riche voix de baryton, non seulement ce nouveau fait serait ajouté à votre stock, mais il vous obligerait à me définir différemment, et cela pourrait altérer votre opinion de la philosophie pragmatique, et provoquer en général un réarrangement d’un nombre de vos idées. Dans de tels processus, votre esprit est tiraillé, et ce parfois douloureusement, entre ses plus anciennes croyances et les nouveautés que l’expérience apporte avec elle.

15 Par conséquent, nos esprits croissent en taches ; et comme des taches de graisse, les taches s’étendent. Mais nous les laissons s’étendre aussi peu que possible : nous gardons inaltérés autant de notre vieille connaissance, autant de nos vieux préjugés et croyances que nous le pouvons. Nous rapiéçons et faisons des retouches plus que nous ne renouvelons. La nouveauté est absorbée ; elle teint l’ancienne masse mais elle est aussi nuancée par ce qui l’absorbe. Notre passé a-perçoit [3] et coopère ; et dans le nouvel équilibre dans lequel s’achève chaque pas en avant dans le processus de l’apprentissage, il arrive relativement rarement que le nouveau fait soit ajouté cru. Plus habituellement, il est scellé cuisiné, comme on pourrait dire, ou mijoté dans la sauce du vieux.

16 Les nouvelles vérités sont donc les résultantes de nouvelles expériences et de vieilles vérités combinées et qui se modifient mutuellement l’une l’autre. Et puisque ceci est le cas dans les changements d’opinion aujourd’hui, il n’y a aucune raison d’affirmer qu’il n’en a pas été ainsi à toutes les époques. Il s’ensuit que de très anciens modes de pensée pourraient avoir survécu au travers de tous les derniers changements dans les opinions des hommes. Les façons les plus primitives de penser pourraient ne pas être encore totalement effacées. Comme nos cinq doigts, le cartilage de nos oreilles, notre appendice caudal rudimentaire, ou nos autres particularités « vestigiales », elles pourraient demeurer comme des marques indélébiles des événements dans notre histoire-race. Nos ancêtres pourraient avoir interrompu des façons de penser qu’ils n’auraient pas en théorie découvertes. Mais une fois le fait posé, l’héritage se poursuit. Quand vous commencez un morceau de musique dans une certaine tonalité, vous devez conserver la même tonalité jusqu’à la fin. Vous pouvez altérer votre maison ad libitum, mais le plan au sol du premier architecte persiste, vous pouvez faire de grands changements, mais vous ne pouvez pas changer une église gothique en un temple dorique. Vous pouvez rincer et rincer la bouteille, vous ne pouvez pas totalement enlever le goût du médicament ou du whisky qui la remplissait d’abord.

17 Ma thèse est maintenant la suivante : nos façons fondamentales de penser à propos des choses sont des découvertes d’ancêtres excessivement lointains, qui ont été capables de se préserver à travers l’expérience de tout temps postérieur. Elles forment un grand stade d’équilibre dans le développement de l’esprit humain, le stade du sens commun. D’autres stades se sont greffés par dessus ce stade, mais n’ont jamais réussi à le supplanter. Considérons ce stade du sens commun d’abord, comme s’il était final.

18 Dans le langage courant, le sens commun d’un homme signifie son bon jugement, son dégagement de toute excentricité, sa jugeote, pour employer le mot vernaculaire. En philosophie cela signifie quelque chose de totalement différent : son usage de certaines formes intellectuelles ou catégories de pensée. Serions-nous des homards ou des abeilles, il se pourrait que notre organisation nous ait amenés à utiliser des modes d’appréhension de nos expériences fort différents de celles-ci. Il se pourrait aussi (nous ne pouvons pas dogmatiquement le nier) que de telles catégories, inimaginables par nous aujourd’hui, aient été prouvées sur le tout comme fonctionnelles pour maîtriser mentalement nos expériences, comme celles que nous employons en vérité.

19 Si ceci paraît paradoxal à quiconque, qu’il pense à la géométrie analytique. Les mêmes figures qu’Euclide définissait par des relations intrinsèques furent définies par Descartes par les relations de leurs points aux coordonnées adventices, le résultat étant une façon absolument différente et nettement plus convaincante de manipuler les courbes. Toutes nos conceptions sont ce que les Allemands appellent Denkmittel, des moyens par lesquels nous manions les faits en les pensant. L’expérience simplement en tant que telle ne vient pas numérotée et étiquetée, nous devons d’abord découvrir ce qu’elle est. Kant en parle comme étant dans sa première intention un gewühl der erscheinungen, une rhapsodie der wahrnehmungen, un simple assortiment disparate que nous devons unifier par nos ruses. Ce que nous faisons d’abord habituellement, c’est encadrer un certain système de concepts mentalement classés, sérialisés, ou connectés d’une certaine façon intellectuelle, et ensuite utiliser cela comme un mètre grâce auquel nous « gardons un œil » sur les impressions qui se présentent. Quand chacune est référée à une place possible dans le système conceptuel, elle est par ce moyen « comprise ». Cette notion de « multiplicités » parallèles avec leurs éléments se tenant réciproquement dans des « relations d’un-à-un » se montre aujourd’hui si commode en mathématiques et logique qu’elle dépasse de plus en plus les anciennes conceptions classificatoires. Il existe de nombreux systèmes conceptuels de cette sorte ; et la multiplicité des sens est aussi un tel système. Trouvez une relation d’un-à-un pour vos impressions-sens n’importe où au milieu des concepts, et ainsi de suite, vous rationalisez vos impressions. Mais évidemment vous pouvez les rationaliser en utilisant des systèmes conceptuels variés.

20 L’ancienne façon du sens commun de les rationaliser se fait par un assortiment de concepts dont voici les plus importants :

  • Chose ;
  • Le même ou différent ;
  • Espèces ;
  • Esprits ;
  • Corps ;
  • Un temps ;
  • Un espace ;
  • Sujets et attributs ;
  • Influences causales ;
  • L’imaginaire ;
  • Le réel.
Nous sommes désormais si familiers avec cet ordre que ces notions ont tissé pour nous à partir du climat incessant de nos perceptions que nous trouvons difficile de réaliser combien petite est fixée la routine que nos perceptions suivent lorsqu’elles sont prises en elles-mêmes. Le mot climat est un bon mot à employer ici. À Boston, par exemple, le climat n’a presque aucune routine, la seule loi étant que si vous avez eu n’importe quel climat pendant deux jours, vous aurez probablement, mais pas certainement, un autre climat le troisième jour. L’expérience-climat, telle qu’elle vient donc à Boston, est discontinue et chaotique. En termes de température, de vent, de pluie ou d’ensoleillement, il pourrait changer trois fois par jour. Mais le bureau climatique de Washington intellectualise ce désordre en rendant épisodique chaque bout successif du climat de Boston. Il le réfère à son lieu et son moment dans un cyclone continental, dont les changements locaux sont partout attachés à son histoire comme des perles sont attachées à une ficelle.

21 Maintenant, il semble presque certain que les jeunes enfants et les animaux inférieurs prennent toutes leurs expériences à peu près comme les Bostoniens non instruits prévoient leur climat. Ils n’en savent pas plus du temps, ou de l’espace, comme des réceptacles-monde, ou de sujets permanents et de prédicats changeants, ou des causes, ou des espèces, ou des pensées, ou des choses, que nos gens du commun n’en savent des cyclones continentaux. Le hochet d’un bébé tombe de sa main, mais le bébé ne le cherche pas. Il s’est « éteint » pour lui, comme la flamme d’une bougie s’éteint ; et il revient, quand vous le replacez dans sa main, comme la flamme revient quand rallumée. L’idée qu’il soit une « chose », dont il pourrait interpoler l’existence permanente par elle-même entre ses apparitions successives, ne lui est évidemment pas venue à l’esprit. C’est la même chose avec les chiens. Hors de la vue, hors de l’esprit, avec eux. Il est bien évident qu’ils n’ont aucune tendance générale à interpoler des « choses ». Laissez-moi citer ici un passage du livre de mon collègue G.Santayana.

22

« Si un chien, tandis qu’il renifle alentour avec contentement, voit son maître arriver après une longue absence, il ne demande pas pourquoi son maître est parti, pourquoi il est revenu, pourquoi il devrait être aimé, ou pourquoi alors qu’il est allongé à ses pieds il l’oublie et se met à grogner et rêver de la chasse ? Ceci est un mystère complet, complètement inconsidéré. Une telle expérience a de la variété, du décor, et un certain rythme vital ; son histoire pourrait être racontée en vers dithyrambiques. Elle se meut totalement par inspiration ; chaque événement est providentiel, chaque acte non prémédité. La liberté absolue et l’impuissance absolue se sont rencontrées : vous dépendez totalement de la faveur divine, cependant cet insondable agencement n’est pas distinguable de votre propre vie. (…). [Mais] même les figures de ce drame désordonné ont leurs sorties et leurs entrées ; et leurs répliques peuvent être graduellement découvertes par un être capable de fixer son attention et de retenir l’ordre des événements. (…) En proportion à de telles hausses de compréhension, chaque moment de l’expérience devient conséquent et prophétique du reste. Les lieux calmes de la vie sont remplis de puissance et ses spasmes de ressource. Aucune émotion ne peut submerger l’esprit, car la base ou l’issue d’aucune n’est totalement cachée ; aucun événement ne peut le déconcerter complètement, parce qu’il voit au-delà. Des moyens peuvent être recherchés pour échapper à la pire situation ; et tandis que chaque moment avait été auparavant rempli par rien si ce n’est ses propres aventures et son émotion surprise, chacun maintenant fait place à la leçon de ce qui se passait avant et conjecture de ce qui pourrait être l’intrigue du tout. »

23 Même les sciences d’aujourd’hui et la philosophie essaient encore laborieusement de séparer dans notre expérience les fantaisies des réalités ; dans les temps primitifs, elles ne faisaient dans cette ligne que les plus timides distinctions. Les hommes croyaient tout ce qu’ils pensaient avec vivacité, et ils mélangeaient inextricablement leurs rêves avec leurs réalités. Les catégories de « pensée » et de « chose » sont ici indispensables ; au lieu d’être des réalités nous appelons maintenant certaines réalités des « pensées » seulement. Il n’y a pas de catégorie, parmi celles énumérées, dont nous ne pouvons imaginer par conséquent l’usage d’avoir pris source historiquement et de s’être étendue seulement graduellement.

24 Ce Temps unique auquel nous croyons tous et dans lequel chaque événement a sa date définie, cet Espace unique dans lequel chaque chose a sa position, ces notions abstraites unifient incomparablement le monde. Mais qu’elles sont différentes dans leur forme finie de concepts des expériences flottantes et désordonnées de temps-et-espace des hommes naturels ! Tout ce qui nous arrive apporte sa propre durée et étendue, et toutes deux sont vaguement entourées par un « plus » [4] marginal qui court dans la durée et l’étendue de la prochaine chose à venir. Mais nous perdons bientôt toutes nos orientations définies ; et non seulement nos enfants ne font aucune distinction entre hier et avant-hier, la totalité du passé étant bouillie, mais nous adultes faisons toujours de même quand les temps sont grands. C’est la même chose pour les espaces. Sur une carte, je peux distinctement voir la relation de Londres, Constantinople et Pékin du lieu où je me trouve ; en réalité, j’échoue complètement à sentir les faits que la carte symbolise. Les directions et distances sont vagues, confuses et mélangées. L’espace cosmique et le temps cosmique, loin d’être les intuitions que Kant disaient qu’ils étaient, sont des constructions aussi manifestement artificielles que n’importe laquelle des constructions dont la science peut faire montre. La grande majorité de la race humaine n’utilise jamais ces notions, mais vit en des temps et des espaces pluriels, interpénétrants et durcheinander.

25 Les « choses » permanentes encore ; la « même » chose et ses diverses « apparences » et « altérations » ; les différentes « espèces » de chose ; avec « l’espèce » utilisée finalement comme un « prédicat » dont la chose demeure le « sujet » : quel ajustement du fouillis du flux immédiat de notre expérience et de la variété sensible cette liste de termes suggère-t-elle ! Et ce n’est que la plus petite partie du flux de son expérience que quiconque met effectivement en ordre en lui appliquant ces instruments conceptuels. En dehors d’eux, tous nos plus bas ancêtres n’utilisaient probablement, et alors plutôt vaguement et inexactement, que la notion du « même encore ». Mais auquel cas, si on leur avait demandé si le même était une « chose » qui durait tout le long de l’intervalle invisible, ils auraient probablement été perdus, et auraient dit qu’ils ne s’étaient jamais posé cette question ou considéré les choses sous cet angle.

26 Les espèces et la similitude d’espèce, quel denkmittel colossalement utile pour trouver notre chemin parmi le multiple ! Le multiple pourrait en théorie avoir été absolu. Les expériences pourraient toutes avoir été singulières, aucune d’entre elles ne se produisant par deux fois. Dans un tel monde, la logique n’aurait aucune application, car l’espèce et la similitude d’espèce sont les seuls instruments de la logique. Une fois que nous savons que quoi que ce soit qui est d’une espèce est aussi de l’espèce de cette espèce, nous pouvons voyager à travers l’univers comme avec des bottes de sept lieues. Les animaux n’utilisent à coup sûr jamais ces abstractions, et les hommes civilisés les utilisent dans les quantités les plus variées.

27 L’influence causale, encore ! Ceci, si ce n’est rien d’autre, semble avoir été une conception antédiluvienne, car nous trouvons les hommes primitifs penser que presque tout est signifiant et peut exercer une influence d’une certaine sorte. La recherche pour les influences les plus définies semble avoir commencé avec la question : « Qui, ou quoi, est à accuser ? », ceci pour n’importe quelle maladie ou désastre ou chose fâcheuse. À partir de ce centre, la recherche pour les influences causales s’est étendue. Hume et la « Science » ensemble ont essayé d’éliminer la notion entière d’influence, lui substituant le denkmittel totalement différent de « loi ». Mais la loi est une invention comparativement récente, et l’influence règne suprêmement dans le plus vieux royaume du sens commun.

28 Le « possible », comme quelque chose de moins que l’actuel et de plus que le totalement irréel, est une autre de ces notions magistrales du sens commun. Même critiquées, elles persistent et nous revolons vers elles dès que la pression critique se relâche. Le « soi », le « corps », dans le sens substantiel ou métaphysique, personne n’échappe à la soumission à ces formes de pensée. En pratique, les denkmittel du sens commun sont uniformément victorieux. Tout le monde, quelle que soit son instruction, pense encore à une « chose » à la façon du sens commun, comme un sujet-unité permanent qui « soutient » ses attributs de façon interchangeable. Personne n’utilise avec stabilité ou sincèrement les notions plus critiques d’un groupe de qualités-sens unifiées par une loi. Avec ces catégories en mains, nous faisons nos plans, déterminons ensemble et connectons les parties les plus reculées de l’expérience avec ce qui est devant nos yeux. Nos plus récentes et critiques philosophies sont de simples manies et des fantaisies comparées à cette langue maternelle naturelle de la pensée.

29 Le sens commun apparaît donc comme un stade parfaitement défini dans notre compréhension des choses, un stade qui satisfait d’une façon extraordinairement réussie les intentions pour lesquelles nous pensons. Les « choses » existent bien, même lorsque nous ne les voyons pas. Leurs « espèces » existent de même. Leurs « qualités » sont ce par quoi elles agissent, et sont ce sur quoi nous agissons ; et celles-ci existent aussi. Ces lampes diffusent leur qualité de lumière sur tous les objets dans cette pièce. Nous l‘interceptons sur son chemin dès que nous tenons un écran opaque. C’est le son même que mes lèvres émettent qui voyage jusqu’à vos oreilles. C’est la chaleur sensible du feu qui migre dans l’eau dans laquelle nous faisons bouillir un œuf ; et nous pouvons passer de la chaleur à la fraîcheur en y laissant tomber un glaçon. À ce stade de la philosophie, tous les hommes non européens, sans exception, sont demeurés. Il est suffisant pour toutes les fins pratiques nécessaires de la vie ; et au sein de notre race elle-même, ce ne sont seulement que les spécimens hautement sophistiqués, les esprits débauchés par l’enseignement, comme Berkeley les appelle, qui ont même toujours suspecté le sens commun de n’être pas absolument vrai. [5]

30 Mais lorsque nous regardons derrière nous et spéculons à propos de la manière dont les catégories du sens commun pourraient avoir atteint leur formidable suprématie, il n’apparaît pas de raison selon laquelle ce n’aurait pu être par un processus comme celui par lequel les conceptions dues à Démocrite, Berkeley ou Darwin, ont atteint leurs triomphes similaires en des temps plus récents. En d’autres mots, elles pourraient avoir été découvertes avec succès par des génies préhistoriques dont les noms ont été recouverts par la nuit de l’antiquité ; elles pourraient avoir été vérifiées par les faits immédiats de l’expérience auxquels elles ont correspondu en premier ; et ainsi, de fait en fait et d’homme à homme, elles pourraient s’être étendues, jusqu’à ce que tout langage repose sur elle et que nous soyons maintenant incapables de penser naturellement en d’autres termes. Une telle vue ne ferait que suivre une règle qui s’est ailleurs démontrée si fertile, celle de supposer que le vaste et reculé se conforme aux lois de formation que nous pouvons observer à l’œuvre dans le petit et le proche.

31 Pour toutes les intentions pratiques utilitaristes, ces conceptions suffisent amplement ; mais qu’elles n’aient commencé qu’à des points spéciaux de découverte et ne se soient étendues d’une chose à une autre que graduellement, semble être prouvé par les limites excessivement suspectes de leur application à ce jour. Nous supposons, pour certaines intentions, un Temps « objectif », ce fluit aequabiliter, mais nous n’y croyons pas vivement ou ne réalisons pas, un tel temps s’écoulant également. « L’Espace » est une notion moins vague mais les « choses », que sont-elles ? Une constellation est-elle proprement une chose ? ou une armée ? ou une ens rationis comme l’espace ou la justice sont une chose ? Un couteau dont la poignée et la lame sont changés est-il le « même » ? « L’enfant changé », dont Locke discute si sérieusement, est-il de « l’espèce humaine » ? La « télépathie » est-elle une « fantaisie » ou un « fait » ? Le moment passé par-delà l’utilisation pratique de ces catégories (une utilisation suffisamment suggérée par les circonstances du cas spécial) à une façon simplement curieuse ou spéculative de penser et vous vous trouvez dans l’impossibilité de dire juste dans quelles limites de fait devra s’impliquer n’importe laquelle d’entre elles.

32 La philosophie péripatéticienne, obéissant à des propensions rationalistes, a essayé de porter les catégories du sens commun à l’éternité en les traitant de façon très technique et articulée. Une « chose », par exemple, est un être, ou ens. Un ens est un sujet où les qualités « sont inhérentes ». Un sujet est une substance. Les substances sont des espèces, et les espèces sont définies en nombre, et discriminées. Ces distinctions sont fondamentales et éternelles. Elles sont en effet magnifiquement utiles comme termes de discours, mais ce qu’elles signifient n’apparaît pas. Quand on demande à un philosophe scolastique ce qu’une substance pourrait être en elle-même, mis à part le fait qu’elle soutient des attributs, il dit simplement que votre intellect sait parfaitement ce que signifient les mots.

33 Mais ce que connaît clairement l’intellect, c’est seulement le mot lui-même et sa fonction de direction. Il arrive donc que des intellects sibi permissi, des intellects seulement curieux et inactifs, abandonnent le stade du sens commun pour ce que nous pourrions appeler en termes généraux le stade « critique » de la pensée. Non seulement de tels intellects comme Humes, Berkeley et Hegel mais des observateurs pratiques des faits comme Galilée, Dalton, Faraday, ont trouvé cela impossible de traiter comme absolument réels les termini-sens naïfs du sens commun. De même que le sens commun interpole ses « choses » constantes entre nos sensations intermittentes, la science extrapole son monde de qualités « primaires », ses atomes, son éther, ses champs magnétiques, et le pareil, au-delà du monde du sens commun. Les « choses » sont maintenant des choses impalpables invisibles ; et les vieilles choses visibles du sens commun sont supposées résulter d’une mixture de ces invisibles. Autrement toute la conception naïve de chose se fait dépasser, et le nom d’une chose est interprété comme dénotant seulement de la loi, ou regel der verbindung, par laquelle se succèdent ou coexistent habituellement certaines de nos sensations.

34 La science et la philosophie critique font donc sauter les limites du sens commun. Avec la science le réalisme naïf cesse : les qualités « secondes » deviennent irréelles ; les primaires seules demeurent. Avec la philosophie critique, tout est ravagé. Les catégories du sens commun cessent une et toutes de représenter quoi que ce soit dans la manière de l’être ; elles ne sont que des tours sublimes de la pensée humaine, nos façons d’échapper à la confusion au milieu du flot irrémédiable de nos sensations.

35 Mais la tendance scientifique dans la pensée critique, bien qu’inspirée au départ par des motifs purement intellectuels, a ouvert, à notre étonnement, une gamme d’utilités pratiques entièrement inattendue. Galilée nous a donné des horloges précises et une pratique précise de l’artillerie ; les chimistes nous ont inondés de nouveaux médicaments et teintures ; Ampère et Faraday nous ont dotés du métro new-yorkais et des télégrammes Marconi. Les choses hypothétiques que de tels hommes ont inventées, définies comme ils les ont définies, montrent une fertilité extraordinaire en conséquences vérifiables par les sens. Notre logique peut déduire d’elles une conséquence due sous certaines conditions ; nous pouvons dès lors provoquer les conditions, et rapidement, la conséquence est là devant nos yeux. La portée du contrôle pratique de la nature, nouvellement mise entre nos mains par les façons scientifiques de penser, excède largement la portée du vieux contrôle basé sur le sens commun. Son taux d’accroissement s’accélère de façon telle que personne ne peut tracer la limite ; on pourrait même avoir peur que l’être de l’homme ne soit écrasé par ses propres pouvoirs, que sa nature fixe en tant qu’organisme puisse ne pas se démontrer adéquate pour tenir le coup des fonctions de plus en plus énormes, des fonctions créatives presque divines, que son intellect lui permettra d’exercer de plus en plus. Il pourrait se noyer dans sa richesse comme un enfant dans une baignoire qui a ouvert l’eau et qui ne peut la fermer.

36 Le stade philosophique de la critique, bien plus complet dans ses négations que le stade scientifique, ne nous donne jusqu’ici aucun nouveau champ de pouvoir pratique. Locke, Hume, Berkeley, Kant, Hegel, ont tous été complètement stériles pour projeter quelque lumière sur les détails du fonctionnement de la nature, et je ne peux penser à aucune invention ou découverte qui puisse être directement reliée vers quoi que ce soit dans leur pensée particulière, car ni [tarwater] de Berkeley, ni l’hypothèse nébulaire de Kant n’avaient quoi que ce soit à voir avec leurs principes philosophiques respectifs. Les satisfactions qu’ils procuraient à leurs disciples sont intellectuelles, non pratiques ; et même alors, nous devons avouer qu’il y a un large côté minime au bout du compte.

37 Il y a par conséquent au moins trois niveaux, stades ou types de pensée bien caractérisés concernant le monde dans lequel nous vivons, et les notions d’un stade ont une sorte de mérite, ceux d’un autre stade une autre sorte. Il est impossible, cependant, de dire que le moindre stade jusqu’ici en vue est absolument plus vrai qu’un autre. Le sens commun est le stade le plus consolidé parce qu’il a eu ses tours en premier, et fait de tout langage son allié. Que ce soit lui ou la science qui soit le stade le plus auguste peut être laissé au jugement privé. Mais ni la consolidation, ni le caractère auguste ne sont des marques décisives de vérité. Si le sens commun est vrai, pourquoi la science aurait-elle eu à cataloguer les qualités secondes, auxquelles notre monde doit tout son vivant intérêt, comme fausses, et à inventer un monde invisible de points et de courbes et des équations mathématiques à la place ? Pourquoi aurait-elle eu le besoin de transformer les causes et les activités en lois de « variation fonctionnelle » ? C’est vainement que la scolastique, la plus jeune sœur du sens commun entraînée à l’université, cherche à stéréotyper les formes avec lesquelles la famille humaine a toujours parlé, pour les rendre précises et les fixer pour l’éternité. Les formes substantielles (en d’autres mots nos qualités secondes) ont difficilement survécu à l’an de grâce 1600. Les gens étaient déjà fatigués d’elles alors ; et Galilée et Descartes, avec leur « nouvelle philosophie », ne lui ont donné qu’un peu plus tard leur coup de grâce. [*]

38 Mais si maintenant les nouvelles espèces de « choses » scientifiques, le monde corpusculaire et étherique, étaient essentiellement plus « vraies », pourquoi auraient-elles excité autant de critiques au sein du corps de la science elle-même ? Les logiciens scientifiques disent à chaque étage que ces entités et leurs déterminations, combien précisément conçues, ne devraient pas être tenues pour littéralement réelles. C’est comme si elles existaient ; mais en réalité elles sont comme des coordonnées ou des logarithmes, seulement des raccourcis artificiels pour nous amener d’une partie à une autre du flux de l’expérience. Avec elles nous pouvons fructueusement chiffrer ; elles nous servent merveilleusement ; mais nous ne devons pas être leurs dupes.

39 Il n’y a pas de conclusion retentissante possible quand nous comparons ces types de pensée avec une vue pour dire laquelle est la plus absolument vraie. Leur naturalité, leur économie intellectuelle, leur caractère fructueux, démarrent tous comme des tests distincts de leur véracité, et pour le résultat, nous nous embrouillons. Le sens commun est meilleur pour une sphère de la vie, la science pour une autre, la critique philosophique pour une troisième ; mais que l’un ou l’autre soit absolument plus vrai, seul le Ciel le sait. À l’instant, si je comprends bien la question, nous sommes en train d’assister à une curieuse réversion de la façon qu’à le sens commun de regarder la nature physique dans la philosophie de la science préférée par des hommes tels que Mach, Ostwald et Duhem. D’après ces professeurs, nulle hypothèse n’est plus vraie qu’aucune autre, au sens d’être une copie plus littérale de la réalité. Elles ne sont que des façons de parler de notre côté, à n’être comparées que du point de vue de leur usage. La seule chose littéralement vraie est la réalité ; et la seule réalité que nous connaissions est, pour les logiciens, la réalité sensible, le flux de nos sensations et les émotions tandis qu’elles passent. « L’énergie » est le nom collectif (d’après Ostwald) pour les sensations juste comme elles se présentent elles-mêmes (le mouvement, la chaleur, l’attraction magnétique, ou la lumière, ou tout ce que ça pourrait être) quand elles sont mesurées de certaines façons. Ainsi, en les mesurant, nous sommes autorisés à décrire les changements corrélés qu’elles nous montrent en formules incomparables pour leur simplicité et leur caractère fructueux pour l’usage humain. Elles sont des triomphes souverains pour l’économie de la pensée.

40 Nul ne peut échouer à admirer la philosophie « énergétique ». Mais les entités hypersensibles, les corpuscules et les vibrations, ne s’en laissent pas remonter avec la plupart des physiciens et des chimistes, en dépit de son attrait. Elle semble trop économique pour être totalement suffisante. La profusion, pas l’économie, pourrait être après tout la note fondamentale de la réalité.

41 J’ai ici affaire à des problèmes hautement techniques, difficilement appropriés pour une conférence populaire, et dans lesquels mes propres compétences sont maigres. Ce n’en est que d’autant meilleur pour ma conclusion, cependant, qui est la suivante. Toute la notion de vérité, que nous affirmons naturellement et sans réflexion ne signifier que la simple duplication par l’esprit d’une réalité toute faite et donnée, se montre difficile à comprendre clairement. Il n’y a pas de test simple disponible pour décider de but en blanc entre les divers types de pensée qui clament la posséder. Le sens commun, la science commune ou la philosophie corpusculaire, la science ultra-critique, ou la philosophie énergétique, et critique ou idéaliste, tous semblent insuffisamment vrais à certains égards et laissent de l’insatisfaction. Il est évident que le conflit de systèmes si vastement différents nous oblige à remanier l’idée même de vérité, car pour le moment nous n’avons aucune notion précise de ce que le mot pourrait signifier. J’aurai à faire face à cette tâche dans ma prochaine conférence, et je n’ajouterai que peu de mots en conclusion de celle-ci.

42 Il n’y a que deux points que j’aimerais retenir de la présente conférence. Le premier se rapporte au sens commun. Nous avons vu des raisons de le suspecter, de suspecter qu’en dépit d’être si vénérables, d’être si universellement employées et construites dans la structure même du langage, ses catégories pourraient être, après tout, seulement une collection d’hypothèses extraordinairement fructueuses (découvertes ou inventées historiquement par des hommes seuls, mais graduellement communiquées et utilisées par tout le monde) par lesquelles nos aïeux ont, depuis des temps immémoriaux, unifié et rangé la discontinuité de leurs expériences immédiates et se sont mis en équilibre avec la surface de la nature si satisfaisant pour des buts pratiques ordinaires qu’elles auraient probablement duré toujours, sans la vivacité intellectuelle excessive de Démocrite, Archimède, Galilée, Berkeley, et d’autres génies excentriques dont l’exemple enflammait. Retenez, je vous prie, cette suspicion à propos du sens commun.

43 L’autre point est celui-ci. L’existence des divers types de pensée que nous avons examinés, chacun si splendide pour certaines intentions, quoique toujours contradictoires, et aucun d’entre eux capable de soutenir une déclaration d’absolue véracité, ne devrait-elle pas éveiller une présomption favorable à l’égard de la vue pragmatiste que toutes nos théories sont instrumentales, sont des modes mentaux d’adaptation à la réalité, plutôt que des révélations ou des réponses gnostiques à une sorte d’énigme-monde instituée divinement ? J’ai exprimé cette vue aussi clairement que je le pouvais dans la seconde de ces conférences. [6] Certainement, l’agitation de l’actuelle situation théorique, la valeur pour certaine intentions de chaque niveau de pensée, et l’incapacité de chacune à évacuer décisivement les autres, suggèrent cette vue pragmatiste, que, je l’espère, les prochaines conférences pourront bientôt rendre entièrement convaincante. Ne pourrait-il pas y avoir, après tout, une ambiguïté dans la vérité ?

Notes

  • [1]
    Tiré de l’ouvrage de William James, Pragmatism, cinquième conférence.
  • [2]
    « Nous ne rentrerons pas avant le matin ».
  • [3]
    De l’anglais “to apperceive” qui, en vertu du passé de psychologue de James, a ici le sens d’une perception conditionnée, dans sa forme, par un concept préliminaire de ce que devrait être la chose à percevoir.
  • [4]
    En anglais “more”. Il s’agit d’un des concepts les plus essentiels de la philosophie jamesienne quant aux structures de la réalité. Il décrit l’ensemble indéterminé et vague qui entoure les « thèmes » de notre perception, autrement dit, les « choses » sur lesquelles notre attention se concentre à un certain moment, occultant pour des raisons pratiques une masse d’autres relations. Le « more » indique la fonction de la « frange » de notre perception, celui de présenter une expérience dont le thème ne suffit pas à accaparer toute notre attention et qui est donc encore investie par la possibilité d’une suite, d’autres directions possibles à entreprendre pour atteindre à une expérience parfaitement fluente et continue où notre intention ou contenu mental ne peut plus être distingué de ce qui se présente à nous, sans que cela n’altère la forme de l’expérience. À ce titre, le fait d’écrire, par exemple, est une expérience de cet ordre dans laquelle notre intention d’écrire suit une perception de l’écriture, et ni l’une ni l’autre ne semblent primer, mais bien participer ensemble à la forme immédiate de cette expérience. Sans l’une ou sans l’autre, l’expérience ne pourrait se produire ou être effectivement présente.
  • [5]
    Le terme « vrai », ici, est à prendre en un sens très particulier. Il ne s’agit pas d’une vérité objective, à savoir, d’une proposition décrivant des propriétés appartenant, par essence, à une chose extérieure à la conscience. Le concept de vérité, chez James, concerne une propriété de nos idées à se connecter avec nos percepts, de telle façon qu’entre le monde et le moi une même continuité semble transparaître. À ce titre, une idée vraie assure d’une appartenance commune, entre l’individu qui la porte et la chose qu’il vise, au même monde, mais en aucun cas ne sous-entend une sorte d’indépendance de l’un ou l’autre. Une idée vraie vérifiée n’a lieu qu’en tant que l’individu et la chose visée entrent effectivement en connexion dans une expérience commune dont ils définissent simultanément la forme, comme dans le cadre du processus décrit plus haut par nos soins de l’expérience d’écrire. À ce titre, si le sens commun est « absolument vrai », ce n’est pas qu’il aurait déniché les seules catégories possibles et réelles d’interprétation de la réalité, mais parce que ces mêmes catégories sont capables de nous mettre en connexion avec le réel de façon extrêmement optimale, plus que certaines idées philosophiques (d’où le sens de la critique jamesienne qu’il ne faut donc surtout pas prendre en un sens positiviste). À ce sujet, consulter l’ouvrage The meaning of truth, ainsi que Pragmatism, “Pragmatism’s conception of truth” qui suit la présente conférence.
  • [*]
    En français dans le texte.
  • [6]
    « Ce que signifie le pragmatisme »
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