Sociétés 2005/3 no 89

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Article de revue

Don Quichotte et le problème de la réalité

Pages 9 à 27

Notes

  • [1]
    Traduction de l’article intitulé « Don Quichotte et le problème de la réalité », Collected Papers II, op. cit., p. 135-158. Cet article fut dans un premier temps lu devant le « séminaire général » de la Graduate Faculty de la New School for Social Research le 20 mars 1946, et publié par la revue Social Research, vol. 13, n° 4, décembre 1946, p. 463-478.
  • [2]
    Vol. II, p. 287 et s.
  • [3]
    Une première tentative d’analyse de ces problèmes a été réalisée dans l’article intitulé « On Multiple Realities » publié dans les Collected Papers I, The problem of Social reality, Phaenomenologica, The Hague, 1962, p. 229-234. N.d.T. Pour une traduction en langue française de cet article, voir « Sur les réalités multiples », in Le chercheur et le quotidien, op. cit., p. 103-167.
  • [4]
    p. 436-440. Toutes les citations réfèrent à la traduction anglophone réalisée J.M. Cohen, publiée par Penguin Books, Middlesex, 1950.
  • [5]
    Ibid., p. 478.
  • [6]
    Ibid., p. 479.
  • [7]
    Op. cit., p. 198.
  • [8]
    Ibid., p. 98.
  • [9]
    Ibid., p. 158.
  • [10]
    Ibid., p. 80.
  • [11]
    Ibid., p. 582
  • [12]
    Ibid., p. 410.
  • [13]
    Ibid., p. 80.
  • [14]
    Ibid., p. 410.
  • [15]
    Ibid., p. 511. et s.
  • [16]
    Ibid., p. 252.
  • [17]
    Ibid., p. 33.
  • [18]
    Ibid., p. 731.
  • [19]
    Ibid., p. 270.
  • [20]
    Ibid., p. 271.
  • [21]
    Ibid., p. 620.
  • [22]
    Cf. le dialogue entre Pierre se trouvant projectile volant et Paul en attente près du canon, in Durée et simultanéité, Paris, 1922.
  • [23]
    Don Quichotte, p. 126.
  • [24]
    Op. cit., p. 65.
  • [25]
    Ibid., p. 204.
  • [26]
    Ibid., p. 661.
  • [27]
    Op. cit., p. 25.
  • [28]
    Op. cit., p. 204.
  • [29]
    Ibid., p. 890.
  • [30]
    Op. cit., p. 408.
  • [31]
    Op. cit., p. 210.
  • [32]
    Ibid., p. 798 et s.
  • [33]
    Op. cit., p. 670, italiques ajoutées.
  • [34]
    Op. cit., p. 50.
  • [35]
    Ibid., p. 529.
  • [36]
    Ibid., p. 530.
  • [37]
    Ibid., p. 522.
  • [38]
    Ibid., p. 637.
  • [39]
    Ibid., p. 874.
  • [40]
    Ibid., p. 621.
  • [41]
    Ibid., p. 689.
  • [42]
    Op. cit., p. 690.
  • [43]
    Op. cit., p. 643.
  • [44]
    Op. cit., p. 656.
  • [45]
    Op. cit., p. 659.
  • [46]
    Op. cit., p. 730.
  • [47]
    IV, 6.
  • [48]
    Op. cit., p. 733.
  • [49]
    Op. cit., p. 735.
  • [50]
    Op. cit., p. 614.
  • [51]
    Op. cit., p. 936.
  • [52]
    Ibid., p. 169.
English version

1 « Dans quelles circonstances prenons-nous en considération les choses réelles ? » William James pose cette question dans l’un des chapitres les plus remarquables de ses Principles of Psychology[2] et développe à partir de cela sa théorie des différents ordres de réalité. Tout objet, découvre-t-il, qui demeure non contredit (uncontradicted) est ipso facto accepté comme vrai (believed) et considéré (posited) comme étant une réalité absolue. Une chose pensée (thought of) ne peut être contredite par une autre, à moins qu’elle n’entame la querelle en posant quelque chose d’inadmissible au sujet de cette autre chose. Si tel est le cas, l’esprit doit alors choisir celle qu’il soutiendra. Toutes les propositions, qu’elles soient attributives (attributive) ou existentielles, sont acceptées comme vraies du fait même qu’elles sont conçues, à moins qu’elles ne coïncident avec d’autres propositions simultanément acceptées comme vraies, en affirmant que leurs termes sont identiques aux termes de ces autres propositions. La distinction entre le réel et l’irréel, toute la psychologie de la croyance (belief), de l’incrédulité (disbelief), et du doute, est toujours, selon William James, fondée sur deux faits mentaux : premièrement que nous sommes susceptibles de penser différemment au même objet ; et deuxièmement, que lorsque nous l’avons fait, nous pouvons choisir la façon de penser à laquelle nous adhérons et celle que nous ne prenons pas en compte. L’origine et la source de toute réalité, que ce soit du point de vue absolu ou pratique, sont ainsi subjectives, c’est nous-mêmes. Conséquemment, il existe plusieurs, probablement un nombre infini d’ordres de réalité, chacun possédant son style d’existence spécifique et indépendant propre ; ils sont nommés par James « sous-univers ». Parmi eux se trouve le monde des sens ou des « choses » physiques tel qu’il est expérimenté fondamentalement ; par le sens commun, qui est la réalité, le monde de la science ; le monde des relations idéales ; des « idoles de la tribu » ; les mondes surnaturels, tels que le paradis et l’enfer Chrétien ; les nombreux mondes d’opinion individuelle (the numerous worlds of individual opinion) ; et enfin, les mondes de la folie pure et du caprice, également infiniment nombreux. Chaque objet auquel nous pensons est référé à un monde (au moins) ou à un autre figurant sur cette liste ou sur une liste similaire. Chaque monde, pendant qu’on s’en occupe, est réel à sa propre façon, et toute relation avec notre esprit qui a lieu en l’absence d’une relation plus forte à laquelle il se heurterait, suffit à rendre un objet réel.

2 Nous avons jusqu’à présent pris William James en considération. Ce n’est pas le lieu de rechercher les moyens par lesquels l’esprit confère un accent de réalité à l’un de ces sous-univers et le retire aux autres ; ce n’est pas non plus le lieu de rechercher la façon dont la transition d’un domaine de réalité à un autre se produit ; ni, enfin, de rechercher les caractéristiques de la conscience qui définissent les différentes provinces ou sous-univers de réalité [3]. Les quelques phrases de William James citées délimitent notre objet, qui est d’analyser le problème de la réalité à travers le Don Quichotte de Cervantes. La thèse que nous voulons soumettre est que le roman de Cervantes traite systématiquement le Problème même des réalités multiples établi par William James, et que les différentes phases des aventures de Don Quichotte sont des variations soigneusement élaborées d’un thème principal, à savoir comment expérimentons-nous la réalité ? Ce problème présente plusieurs aspects dialectiquement entrelacés. Il y a le monde de la folie de Don Quichotte, le monde de la chevalerie, un sous-univers de réalité incompatible avec la réalité fondamentale de la vie quotidienne, dans laquelle le barbier, le prêtre, la gouvernante et la nièce vivent, la prenant pour allant de soi et au-delà du questionnement. Comment se fait-il que Don Quichotte puisse continuer à accorder l’accent de réalité à son sous-univers imaginaire s’il se heurte à la réalité fondamentale (paramount) dans laquelle il n’existe pas de châteaux, d’armées ni de géants mais simplement des auberges, des troupeaux de moutons et des moulins à vent ? Comment est-ce possible que le monde privé de Don Quichotte ne soit pas un monde solipsiste, qu’il y ait d’autres esprits au sein de cette réalité, pas simplement en tant qu’objets de l’expérience de Don Quichotte, mais partageant avec lui, au moins dans une certaine mesure, la croyance dans sa réalité actuelle ou potentielle ? Et, enfin, ni le sous-univers de folie de Don Quichotte ni la réalité fondamentale des sens, comme William James la nomme, dans laquelle nous, Sancho Pança, vivons nos vies quotidiennes, ne se révèlent être aussi monolithiques qu’ils semblent l’être. Les deux comprennent, pour ainsi dire, des enclaves, l’expérience transcendant les sous-univers pris pour allant de soi par Don Quichotte ou par Sancho Pança, et référant à d’autres domaines de réalité incompatibles avec l’un quelconque d’entre eux. Il y a des bruits nocturnes énigmatiques et effrayants, il y a la mort et le rêve, la vision et la mort, la prophétie et la science. Comment Don Quichotte réussit-il, comment réussirons-nous, Sancho, à soutenir la croyance en la réalité d’un sous-univers clos une fois qu’il a été choisi comme maison-mère (home base) en dépit des multiples irruptions d’expériences qui la transcendent ?

3 Considérons tout d’abord le monde de la chevalerie de Don Quichotte. C’est sans aucun doute un sous-univers fermé, et il lui confère sans aucun doute l’accent de réalité. Le chevalier ingénieux réfute encore que les étrangers doutent que les héros dont les livres de chevalerie rendent compte aient jamais vécu et que leurs aventures aient eu lieu de la façon dont elles sont décrites dans les livres. Il a de bons arguments à présenter. L’institution des chevaliers errants, explique-t-il au chanoine de Tolède [4], est universellement reconnue et authentifiée. L’histoire de Fierrabras se déroule à l’époque de Charlemagne, les actes du roi Arthur sont enregistrés dans les histoires et les annales anglaises, dans l’arsenal royal de Madrid la corne de Roland peut être vue même de nos jours. En outre, les livres qui traitent de l’histoire des chevaliers décrivent avec force détails la famille, l’époque, le lieu, l’action de tel ou tel chevalier et ce jour après jour. Se fondant sur ces comptes rendus, Don Quichotte peut décrire Amadis de Gaule avec tous ses traits, ses caractéristiques, ses actions de façon telle qu’il pourrait dire qu’il l’a vu de ses propres yeux. Il qualifie cela de « preuve infaillible » de son existence [5]. De plus, est-il pensable que les livres imprimés avec autorisation royale mentent ?

4 Et comment quelqu’un peut-il douter du fait que les géants existèrent réellement ? Dans l’île de Sicile,des tibias et des omoplates d’une taille telle qu’elle montre que leurs propriétaires étaient des géants aussi grands que des tours, ont été découverts. De même, les Saintes Écritures, qui ne peuvent s’éloigner de plus d’un pouce (so much as an inch) de la vérité, connaissent également des géants tel que Goliath [6]. Si nous examinons pourquoi, au sein de la réalité de notre attitude naturelle, nous croyons aux évènements historiques, nous pouvons seulement nous référer à des arguments similaires à ceux de Don Quichotte : à des documents, des monuments, des comptes rendus authentifiés par des témoins et une tradition ininterrompue. Il peut y avoir des controverses fondées entre historiens spécialistes du monde de Don Quichotte, telle que sa propre controverse avec le fou Cardenio concernant la question de savoir si Maître Elisabat était ou n’était pas l’amant de la reine Madasima [7].

5 L’errance chevaleresque est tout d’abord un mode de vie. Elle remplit une mission céleste. Les chevaliers errants sont les « ministres de Dieu sur terre et les bras par lesquels Sa justice est exécutée ici bas » [8]. En cet âge du fer (iron age), leur profession est de parcourir le monde, redressant les torts et réparant les injustices [9]. Mais la chevalerie n’est pas seulement un mode de vie, c’est une science, plus encore, la reine de toutes les sciences, qui comprend toutes ou la plupart des sciences du monde. Celui qui fait profession d’errance chevaleresque doit être un juriste et connaître le droit de la personne et de la propriété ; il doit être théologien de façon à pouvoir donner les raisons des règles chrétiennes qu’il professe ; un physicien et plus spécialement un herboriste de façon à préparer un flacon du baume de Fierrabras, baume dont quelques gouttes guérissent un chevalier coupé en deux (cut through the middle) à condition que les parties soient accolées avant que le sang ne coagule [10] ; un astronome pour savoir par l’observation des étoiles combien d’heures se sont écoulées et dans quelle partie du monde il se trouve ; il doit savoir comment ferrer un cheval, comment réparer une selle, comment nager. Et par dessus tout, il doit être un gardien (maintener) de la vérité, bien que sa défense puisse lui coûter la vie [11].

6 Le monde de la chevalerie a son propre système légal et économique. Les chevaliers errants sont exemptés de toute juridiction, leur loi est leur sabre, leur charte leur courage, leur statut leur volonté propre [12]. Où avez-vous déjà entendu parler d’un chevalier errant conduit devant un juge, quel que soit le nombre d’homicides qu’il ait pu commettre ? [13] Quel chevalier errant paya jamais (ever paid) les taxes, la douane ou le péage ? Quel tailleur fut jamais payé par un chevalier pour un habit ? Quel châtelain qui le reçut dans son château le fit jamais payer pour son hospitalité [14] ? Et la plupart d’entre eux ne payaient très certainement pas de salaire à leurs écuyers. Ils les nommaient gouverneurs d’îles ou dirigeants de l’un ou l’autre des royaumes conquis [15].

7 Ce sous-univers est caractérisé par des modifications spécifiques des catégories de pensée fondamentales (basic), à savoir l’espace, le temps et la causalité. Le royaume de Micomicona en Éthiopie [16], l’empire de Trapezunt [17] sont des concepts géographiques bien définis ; la seconde région de l’air, où la grêle et la neige naissent, et la troisième de feu, où les éclairs et la foudre sont créés [18], sont établis par la physique céleste. Et toutes ces places peuvent aisément être mises à portée : le sage, nécromancien ou magicien qui s’occupe des affaires du chevalier, et certainement chaque chevalier, pour en être un véritable, a un semblable ami [19], vient le cueillir dans son lit et il sera le jour suivant à un millier de miles de ce lieu ; où il lui envoie un chariot de feu, ou un hippogriffe, ou Clavileno, le cheval de bois, ou un bateau enchanteur. Autrement, il serait impossible pour un chevalier combattant un dragon dans les montagnes arméniennes d’être sauvé par son ami qui était un moment auparavant en Angleterre [20]. Don Quichotte passe quatre nuits dans la caverne de Montesinos, bien que ceux qui l’attendent à l’entrée de la caverne affirment qu’il a été absent un peu plus d’une heure [21] – un problème similaire à celui que, de nos jours, Bergson a analysé dans sa discussion du concept de temps tiré de la conception einsteinienne de la théorie de la relativité [22]. Tout ceci est dû au travail des enchanteurs, amicaux et hostiles, qui occupent dans le sous-univers de Don Quichotte le rôle de la causalité et de la motivation. Leur activité est la catégorie fondamentale (basic) de l’interprétation du monde par Don Quichotte. C’est leur fonction que de traduire l’ordre du domaine de l’imagination dans les domaines de l’expérience de sens commun, que de transformer les géants réels attaqués par Don Quichotte, par exemple, en fantômes de moulins à vent. Les enchanteurs, apprenons-nous, peuvent transformer toutes les choses et changer leurs formes naturelles. Mais, à strictement parler, ce qu’ils changent est le schème d’interprétation prévalant dans un sous-univers en un schème d’interprétation valide dans un autre sous-univers. Les deux réfèrent à la même chose, qui est, dans les termes du sous-univers privé de Don Quichotte, le casque miraculeux de Mambrino, et, dans les termes de la réalité fondamentale de la vie quotidienne de Sancho Pança, une cuvette ordinaire de barbier. Ainsi, c’est la fonction des activités des enchanteurs que de garantir la coexistence et la comptabilité de plusieurs sous-univers de signification référant aux mêmes états de fait, et d’assurer le maintien (the maintenance) de l’accent de réalité conféré à chacun de ces sous-univers. Rien ne demeure inexpliqué, paradoxal ou contradictoire, aussitôt que les activités de l’enchanteur sont reconnues en tant qu’élément constitutif du monde. Mais, pour Don Quichotte, l’existence d’enchanteurs est beaucoup plus qu’une simple hypothèse. C’est un fait historique établi par tous les livres sacrés (the sacred source books) traitant de questions de chevalerie. Ce fait n’est bien évidemment pas vérifiable par les moyens ordinaires de la perception sensorielle. Car les magiciens ne se permettent jamais d’être vus [23], et il est clair que l’axiome de l’enchantement, qui rend possible la réconciliation entre les sous-univers de l’imaginaire et la réalité fondamentale, ne peut lui-même être soumis à un test trouvant son origine dans un de ces sous-univers.

8 Notre époque éclairée n’est certainement pas préparée à accepter l’entremise dans la structure causale du monde, d’enchanteurs invisibles comme principe d’explication des évènements (occurrences) et faits. Nous reconnaissons certes l’existence de virus invisibles, ou de neutrinos ou d’un « ça » (Id) au sens psychanalytique en tant que source causale des phénomènes observes. Mais qui oserait comparer ces découvertes réalisées par nos scientifiques avec les activités des enchanteurs du fou Don Quichotte ? Cependant, dans la théorie de ce dernier, l’activité des enchanteurs invisibles possède un grand avantage sur les principes explicatifs de la science moderne précédemment mentionnée : les enchanteurs eux-mêmes ont leur raison pour agir comme ils le font et ces motifs nous sont compréhensibles à nous êtres humains. Certains d’entre eux supportent (bear) la méchanceté du chevalier parce qu’ils savent par leur art, et annoncent qu’avec le temps Don Quichotte vaincra en combat l’un de leurs chevaliers favoris et qu’ils ne seront pas à même de contrecarrer ou de prévenir ce que le ciel a décrété [24]. Mais les enchanteurs amicaux interfèrent également : le sage qui est du côté de Don Quichotte montre une rare prévoyance en faisant apparaître à tous le casque de Mambrino, cet objet de valeur immense, comme étant une cuvette de barbier, protégeant ainsi son propriétaire de la persécution de tous ceux qui comprendraient sa véritable signification [25]. Et il arrive également, par exemple dans l’aventure miraculeuse avec le bateau enchanté, que deux puissants enchanteurs s’opposent, l’un faisant échouer les desseins de l’autre [26]. Nous avons ici tous les éléments de la théologie grecque du temps d’Homère : l’envie (The envy) des dieux, leur intervention en faveur de leur protégés, leur combat pour le pouvoir, leur soumission au destin inéluctable. Certes, si nous introduisons les enchanteurs dans la chaîne causale, nous ne pouvons résoudre le doute cartésien concernant le fait de savoir si le monde est gouverné par la malin génie ou par Dieu. Mais nous sommes sûrs que quoi qu’il arrive, cela arrive raisonnablement, c’est-à-dire dans le cadre de la motivation des enchanteurs. Nous pourrions être tentés de parler d’une dialectique non hégélienne d’une façon similaire à la façon dont nous parlons d’une géométrie non euclidienne.

9 Ce sont les caractéristiques principales du sous-univers fermé de Don Quichotte sur lequel il a porté l’accent de réalité, sa maison-mère (home-base) à partir de laquelle il interprète toutes les autres provinces de réalité. Mais, par cela, son monde privé entre en contact avec le monde de ses semblables, et ensemble, Don Quichotte et les autres doivent faire face aux conflits émergents entre eux. Dans la description des différentes aventures de Don Quichotte dans ses trois expéditions, Cervantes montre d’une façon très systématique les solutions typiques à ce problème, et ce serait une tâche assez tentante que de les analyser étape par étape. Ce but ne peut être atteint dans le cadre du présent article. Nous devons nous restreindre à une inspection générale de l’œuvre de Cervantes et à l’analyse de quelques aventures.

10 Le monde social que Don Quichotte rencontre à chacune de ses trois expéditions appelle une attitude radicalement différente de son monde privé imaginaire, qui est pour lui un monde éminemment signifiant, mais qui est un monde de folie pour ses semblables. Lors de la première brève expéditions, Don Quichotte est seul. Il est simplement impliqué dans un dialogue interne avec le sage inconnu, quel qu’il soit, qui transmettra la chronique de ses actes aux générations futures. Mais, à part cela, Don Quichotte demeure le maître imperturbé de son sous-univers ; il n’est pas contredit par le comportement de ses semblables qui, comme Cervantes le déclare, « s’adaptent à son humour » (fall in with his humour) [27]. Pour Don Quichotte, il y a réellement une forteresse avec des tours en argent brillant, une trompette de nain annonçant le chevalier approchant, de sublimes jeunes filles prenant l’air à la porte du château et un châtelain. C’est aux seuls yeux de l’observateur qu’il y a un hôtel, un porcher soufflant dans sa corne, deux femmes de petite vertu et un aubergiste. Rien ni personne cependant – pour revenir à la citation de William James réalisée au début de ce travail – n’entame une querelle en disant quelque chose d’inadmissible qui contredirait l’expérience tenue par Don Quichotte pour vraie. L’aubergiste le reçoit d’une façon adaptée à la réception d’un chevalier, lui permet de réaliser une veillée d’armes, accomplit la cérémonie l’anoblissant ; tout comme ne le contredisent pas les marchands de soie (silk-merchants) à cheval, qui répugnent à reconnaître sans preuve que Dulcinea est la plus sublime jeune fille, ou leur muletier qui ne se comporte de façon incompatible avec le modèle interprétatif pris pour allant de soi dans le monde de la chevalerie. Ainsi, les actions de Don Quichotte demeurent réalisables au sein de la réalité fondamentale de la vie quotidienne en dépit de ses motifs invraisemblables (phantastic), et aucun enchanteur n’est nécessaire pour concilier les schèmes d’interprétation incompatibles (disparate). L’activité des enchanteurs, apparaît pour la première fois pendant l’intervalle entre la première et la seconde expédition, lorsque le prêtre et le barbier essayent de guérir Don Quichotte en brûlant ses livres et en murant sa bibliothèque. Cet événement est expliqué comme étant le travail de l’ennemi juré (archenemy) de Don Quichotte, le magicien Freston, et le chevalier comprend cela parfaitement bien, en le considérant comme événement réel. À partir de cela, il utilise le fait de l’enchantement afin de maintenir l’accent de réalité sur son sous-univers privé de chevalerie si ce monde se heurte à la réalité fondamentale de ceux de ses semblables qui entrent en contact ou en conflit avec lui. Pour sa seconde expédition, Don Quichotte n’est plus seul. Il doit établir « un sous-univers de discours » avec les semblables avec lesquels il partage une relation de face-à-face au sein du monde du sens commun. Cela renvoie en tout premier lieu à Sancho Pança, son écuyer, le représentant de la pensée de tous les jours qui a toujours un trésor de proverbes à disposition afin de tout expliquer en termes de connaissance simplement prises pour allant de soi (just taken fo granted). Mais si les choses et les faits expérimentés par eux deux sont interprétés conformément à différents schèmes d’interprétation, sont-ils toujours des expériences communes des mêmes objets ? Notre relation avec le monde social est basée sur l’hypothèse selon laquelle en dépit de toutes les variations individuelles, les mêmes objets sont expérimentés par nos semblables de façon en grande partie identiques qu’ils le sont par nous et vice versa, et également que nos schèmes et les leurs présentent la même structure typique de pertinences. Si cette croyance dans l’identité substantielle de l’expérience intersubjective s’écroule, alors la possibilité même d’établir la communication avec nos semblables est détruite. Dans une telle situation de cris, nous nous persuadons que chacun de nous vit dans la coquille impénétrable de sa prison solipsiste ; les Autres deviennent pour nous de simples mirages, nous le devenons pour les autres, nous le devenons pour nous-mêmes. Il y a deux possibilities : ou bien les expériences du monde objectif se révèlent être de simples illusions (et dans la terminologie de Don Quichotte, cela signifie que l’enchanteur a transformé le monde objectif) ; ou j’ai moi-même changé mon identité (et cela signifie que je suis moi-même enchanté). D’autre part, c’est précisément l’activité supposée des enchanteurs qui change et altère tous nos actes et les transforme selon leur bon vouloir ; ceci conduit à ce que ce qui semble à Don Quichotte être le casque de Mambrino apparaît à Sancho comme une cuvette de Barbier, et à un autre comme quelque chose d’autre [28]. Ce n’est pas du goût de Sancho. Pour lui l’empiriste néo-positiviste, les douleurs qu’il ressent à l’épaule, causées par le fait d’avoir été chahuté à l’auberge garantissent la réalité de ses persécuteurs, les aubergistes et le muletier, et il refuse d’accepter l’explication de Don Quichotte selon laquelle il s’agit de fantômes dans un château enchanté. Lorsqu’on commence à reconnaître des personnes qui ont des noms, il n’y a pas d’enchantement qui soit concerné, dit-il. Mais, lentement, Sancho accepte le schème d’interprétation du chevalier. L’enchantement est pour Sancho au moins plausible, et à la fin de la deuxième partie, après la défaite de Don Quichotte contre le chevalier de la lune, cela devient fait. « Car tout cet épisode lui apparut comme se déroulant dans un rêve et la totalité de l’affaire comme relevant d’un phénomène d’enchantement. » [29] Avec une grande habileté, Cervantes montre cette transition et les moyens par lesquels un sous-univers de discours commun est établi entre le chevalier et l’écuyer. Les deux ont de bons arguments pour justifier les divergences. Don Quichotte admet que Sancho n’est pas un chevalier et qu’il est donc soumis à d’autres lois (p. 890) ; sa peur l’empêche peut-être de voir et d’entendre correctement (p. 128) ; si Sancho suivait furtivement les deux troupeaux de moutons pendant une courte période, il découvrirait qu’ils ont été transformés en deux armées, comme l’assure Don Quichotte (p. 138). D’autre part, Sancho est enclin à croire que les mésaventures du chevalier sont dues au fait qu’il a brisé un serment solennel (p. 142) ; ou peut être possède-t-il du pouvoir contre les géants réels mais pas contre les fantômes (p. 252). Et, ayant découvert qu’il doit accepter l’enchantement en tant que chaîne d’interprétation afin d’établir un univers de discours avec Don Quichotte, Sancho apprend à s’exprimer comme un disciple des philosophes sceptiques grecs. Il corrige à plusieurs reprises sa position première selon laquelle ce que Don Quichotte déclare être le casque de Mambrino n’est qu’une cuvette de barbier, et peut valoir beaucoup, s’il vaut peu (worth a real if its worth a farthing). « Cela ne ressembla à rien d’autres plus qu’à une cuvette de barbier, cela y ressemble, donc ça l’est (just like it, it is). » (p. 162). Et plus tard (p. 395), il parle même d’une « cuvette casque ». Vers la fin de la première partie ( p. 404 et s. ), l’histoire de cette aventure est utilisée pour développer, comme dans la strette d’une fugue musicale compliquée, le thème central de la réalité intersubjective dans de nouvelles élaborations. Tous les principaux acteurs de l’histoire sont rassemblés dans l’auberge – pour Don Quichotte un château enchanté. Le barbier, l’ancien propriétaire du casque cuvette, que Don Quichotte a conquis dans un combat en bonne et due forme, apparaît et revendique sa propriété et également le bât que Sancho a, à cette occasion, dérobé à sa mule. Les personnes présentes dans l’auberge décident de pousser plus loin la plaisanterie et confirment au désespoir du propriétaire volé que l’objet en question est, comme Don Quichotte le soutient, un casque et pas une cuvette de barbier. Une opinion d’expert fournie par Maître Nicolas, l’ami du barbier de Don Quichotte, corrobore ce propos. L’ancien propriétaire ne peut comprendre comment autant de messieurs honorables peuvent dire que ce n’est pas une cuvette mais un casque. Mais si c’est exact, argumente-t-il, alors le bât de sa mule doit être un harnais, puisque Don Quichotte soutient qu’il l’a rencontré chevauchant un destrier argenté. En termes de logique formelle, cet argument est parfaitement correct. Don Quichotte refuse d’intervenir en ce qui concerne le bât parce que cela ne relève pas d’une question de chevalerie, et qu’étant un chevalier, il pourrait être victime d’un sortilège dans ce château enchanté. Il admet que la chose lui semble plutôt ressembler à un bât, mais il laisse la décision aux autres, parce que leur compréhension sera libre, et qu’ils seront capables de juger les affaires de ce château telles qu’elles sont réellement, et non telles qu’elles lui apparaissent. Ceux qui participent au complot affirment par un vote secret que l’objet n’est pas le bât d’une mule, mais le harnais d’un cheval. L’ancien propriétaire, sous les yeux duquel les objets se sont transformés en un casque et en un harnais, est plus que perplexe, mais, en bon démocrate, il se soumet au vote de la majorité, déclarant : « La raison du plus fort est la meilleure. » (Might is right). Un spectateur, prenant le rôle d’un observateur scientifique n’est, cependant, pas satisfait. S’il ne s’agit pas d’une plaisanterie concertée, il ne peut comprendre comment des hommes intelligents peuvent soutenir que ces choses ne sont pas une cuvette et un bât. Une telle déclaration va à l’encontre de la vérité évidente et du bon sens, le monde entier ne le convaincra pas du contraire. En tant que méthode solide pour trancher un tel argument, une bataille générale débute entre les parties prenantes. « En définitive, commente Cervantes, le tumulte fut étouffé pour un moment, le bât demeurerait un harnais jusqu’au jour du jugement dernier, et dans l’imagination de Don Quichotte, la cuvette resterait un casque, et l’auberge un château [30]. » L’abîme entre les deux sous-univers ne peut ni être surmonté par la logique formelle, ni par le consentement de la majorité, ni par la victoire militaire.

11 La seconde partie du roman, écrite dix ans plus tard, transpose la dialectique de l’intersubjectivité dans une nouvelle dimension. Si lors des deux premières expéditions, Don Quichotte a rencontré des semblables, il les a rencontrés dans une relation de face-à-face, et aucun des partenaires n’avait de connaissance préalable de l’autre. Mais avant que Don Quichotte ne parte pour sa troisième expédition, l’histoire de ses aventures antérieures a été décrite dans un livre lu par la majeure partie des personnes [qu’il devait rencontrer]. Cette assistance anonyme de lecteurs a formé un idéal type de comportement de la personne de Don Quichotte et de ses façons d’agir et de réagir ; ils attendent de lui un certain type de comportement, qui comprend ses attentes et leurs réactions, et ils sont préparés à orienter leur comportement envers le chevalier de telle façon qu’il l’interprète comme une réponse adéquate à ses propres actions. De façon à lui faire plaisir et à établir avec lui un univers de discours, ils développent au sein de la réalité de leur monde de la vie quotidienne un monde du jeu, de la plaisanterie, de la fantaisie et du faux semblant (let’s pretend), qui, espèrent-ils, sera considéré par Don Quichotte comme correspondant à la réalité dans les termes de son sous-univers privé. Mais puisqu’ils ne prêtent jamais à leur monde de la fantaisie l’accent de la réalité, ils ne peuvent réussir à établir un univers de discours avec Don Quichotte, et, conséquemment, ils ne peuvent entamer une véritable relation sociale avec lui. Cela conduit, comme nous le verrons, à la tragédie personnelle et à la chute du chevalier.

12 Sa tragédie personnelle est tout d’abord due à l’affaiblissement de sa foi dans la réalité de Dulcinea. Lorsque Sancho apprend que la dame du chevalier, Dulcinea de Toboso, n’est personne d’autre que la fille du fermier Aldonza Lorenza, il doute de tout ce que le chevalier amoureux a dit à son sujet. « Penses-tu Sancho, répond le chevalier, que les Amarylisses, Phylisses, Sylvias… et toutes les autres dames dont les livres… regorgent, étaient des dames réelles de chair et de sang, et les maîtresses des écrivains qui écrivirent à leur sujet ? Pas du tout. La plupart d’entre elles furent inventées pour servir de matières à vers (verses)… Je suis donc assez satisfait d’imaginer et de croire que la bonne Aldonza Lorenza est ravissante et vertueuse et, pour ce qui me concerne, je pense à elle comme à la plus grande princesse de notre monde. » [31] Don Quichotte fait ici une déclaration qui est au centre de notre problème et qui surpasse dans sa logique hardie tous les paradoxes de la théorie russellienne des classes qui peut également être décelé dans le roman de Cervantes [32], comme Hermann Weyl l’a déjà souligné. « Pour clore le sujet, j’imagine que tout ce que je dis est vrai, ni plus ni moins. » C’est l’axiome de base qui identifie la vérité à l’existence dans le sous-univers particulier sur lequel l’accent de réalité à été porté.

13 Dans la seconde partie du roman, la duchesse reçoit Don Quichotte dans le monde du « faux-semblant » qu’elle a prudemment bâti pour lui. Elle réfère à la proposition précédemment mentionnée du chevalier, qu’elle a lue dans la première partie publiée, tout aussi bien qu’au fait que Don Quichotte n’a jamais rencontré Dulcinea, et elle émet des doutes au sujet de l’existence réelle de Dulcinea. « Dieu seul sait, répond Don Quichotte, si Dulcinea existe ou non sur terre et si elle est imaginaire ou pas. Ce ne sont pas des sujets dont la vérification peut être pleinement réalisée. Je n’engendre ni ne donne naissance à ma dame, bien que je la contemple dans sa forme idéale, comme une dame possédant toutes les qualités requises pour que sa renommée se répande dans tous les coins du monde. » [33] Seuls les marchands de Tolède allant chercher de la soie à Marcia veulent que le chevalier leur montre Dulcinea, ou au moins un portait d’elle, avant qu’ils ne se disposent à admettre qu’elle est la plus belle jeune fille [34]. Seul un Sancho ose avouer à Don Quichotte pendant la troisième expédition, lorsqu’ils cherchent en vain le palais de Duclinea à Toboso, que lui non plus n’a jamais vu l’incomparable dame, et que sa vision de cette dame et la réponse qu’il apporta au chevalier, étaient de son invention. Mais ce n’est pas suffisant. Trois filles de la campagne sur leurs ânes viennent sur la route, et Sancho les décrit à Don Quichotte comme étant la princesse Dulcinea dans toute sa splendeur, accompagnée par ses demoiselles, chevauchant des destriers aussi blancs que la neige. Mais Don Quichotte, à son grand désespoir, ne peut voir que des villageoises sur leurs ânes – tout du moins lui semble-il l’être [35] – et il est enclin à douter de sa propre expérience immédiate. Les enchanteurs ont très certainement brouillé son regard et déposés des cataractes sur ses yeux, et pour eux seuls et pour personne d’autre ont changé Dulcinea en une pauvre paysanne. Il existe cependant une possibilité plus horrible encore. Peut-être que l’enchanteur lui a en même temps donné l’apparence d’un spectre quelconque de façon à le rendre abominable aux yeux de Dulcinea [36]. C’est le même problème que celui posé par Kafka dans son roman La métamorphose, dans lequel un homme se retrouve transformé, un matin, en un gigantesque cafard. Don Quichotte commence à douter de sa propre identité. La situation devient plus compliquée du fait que plus tard, Don Quichotte, dans la vision qu’il a dans la grotte de Montesinos, voit Dulcinea transformée en une paysanne et en conclut qu’elle doit être enchantée, transformée, non seulement pour lui, mais également pour Sancho et pour tout le monde [37]. Cependant, il doute et demeure dans le doute pour ce qui concerne le fait de savoir si ce qu’il a vu dans la grotte de Montesinos était réalité, rêve ou pure fiction personnelle. Il demande au singe prophète de Maître Pedro [38] et plus tard à la tête enchantée [39] si le récit qu’il a donné de ses expériences dans la grotte était vérité ou rêve, imaginé ou réel et reçoit par deux fois la réponse qu’il s’agissait d’un mélange des deux. Car même dans le sous-univers privé de Don Quichotte, la possibilité du rêve et de l’imagination existe, la possibilité d’un monde fantastique dans le monde de la fantaisie ; même dans ce sous-univers, les frontières de la réalité s’estompent, même ici il y a des enclaves d’autres sous-univers qui se reflètent.

14 Pour Sancho qui sait que l’histoire de sa première et de sa seconde rencontre avec Dulcinea ne relève que de sa propre invention, la situation semble parfaitement claire, et le récit par Don Quichotte de sa vision dans la grotte de Montesinos le convainc définitivement, sans que cela ne fasse de doute, que son maître avait perdu l’esprit, qu’il était fou à lier [40]. Mais sa conviction justifiée (righteous) est ébranlée lorsqu’il confesse, un peu plus tard [41], à la Duchesse qu’il vient de faire croire Don Quichotte à la réalité de ses rencontres avec Duclinea et que son enchantement n’est pas plus vrai que la lune est un fromage frais. La Duchesse répond qu’à son avis le propos astucieux (tricking scheme) de Sancho est une invention des enchanteurs, que la paysanne est réellement, véritablement, Dulcinea, et que c’était le bon Sancho qui était trompé bien qu’il puisse penser qu’il était le trompeur. La Duchesse adopte ainsi le point de vue hégélien de la « ruse de la raison », qui fait de l’homme sans qu’il le veuille et sans qu’il en ait connaissance, un outil de son but supérieur. Sancho doit admettre cette possibilité, et il doit également admettre que si la Duchesse a raison, il doit croire ce que Don Quichotte prétend qu’il a vu dans la grotte. Mais, répond Sancho, cela n’a pas dû se passer comme le dit la Duchesse. On ne peut supposer que lui, Sancho, ait pu inventer un propos aussi astucieux dans l’impulsion du moment avec sa médiocre intelligence, et son maître ne peut être assez fou pour accepter quelque chose d’aussi éloigné de toute probabilité, du seul fait de l’intervention de sa faible capacité de persuasion. La vérité peut être que ce qu’il a vu était une paysanne, il l’a prise pour une paysanne et il a jugé qu’il s’agissait d’une paysanne. Mais si c’était Dulcinea, cela ne peut lui être reproché (it can’t be laid to his account), mais seulement au très actif et excessivement indiscret enchanteur au travail [42]. L’admission par Sancho de la possibilité que sa paysanne empirique (empirical peasant girl), qu’il a transformée en une Dulcinea fictive, était peut-être effectivement la Dulcinea nouménale (noumenal), clôt la dialectique de l’expérience intersubjective de la réalité.

15 Nous avons préalablement mentionné que le monde de l’imaginaire (phantasy) n’est pas un domaine unifié, qu’il y a des actes imaginaires au sein des actes imaginaires, des sous-univers au sein des sous-univers, qui peuvent coïncider les uns avec les autres et avec la réalité de la vie quotidienne. Un exemple d’une telle situation peut être trouvé dans l’un des chapitres les plus profonds du travail de Cervantes, dans lequel Don Quichotte assiste au spectacle de la maisonnette de Maître Pedro, « La libération de Melisandra ». Par des livres de chevalerie, Don Quichotte connaît tous les détails de la façon dont Dob Gaiferos libère dame Melisandra de l’esclavage mauresque, qui est pour lui un fait historique. Au début du spectacle de marionnettes, il critique certains détails de la représentation comme étant en contradiction avec les faits, par exemple, que le roi maure donne les signaux d’alarme pour la persécution des fugitifs en sonnant les cloches de toutes les tours des mosquées, alors qu’en réalité, les maures utilisent des trompettes et des timbales. Mais, rapidement, la pièce envahit Don Quichotte et crée chez lui peur et compassion sur le mode aristotélicien. Ce qu’il connaissait par ses livres comme faits historiques se produit maintenant, représenté par les marionnettes de Maître Pedro, sous ses yeux dans le cadre du présent vivant. Pendant qu’il s’achève, le cours des événements est toujours incertain et peut être influencé par son intervention. Voyant la bande des maures persécutant les fugitifs, il pense qu’il est de son devoir d’aider un roi aussi célèbre et une dame aussi belle. Il dégaine son sabre et, furieux, la marionnette païenne, ne tenant pas compte de l’exhortation du désespéré Maître Pedro à réfléchir au fait que ce ne sont pas des Maures réels mais seulement des petites figurines de carton-pâte (pasteboard). Par la suite, lorsque Maître Pedro exige réparation du dommage causé à sa marionnetterie, Don Quichotte lui assure [43] que tout ce qui s’est passé lui a semblé relever d’un événement réel. Melisandra était Melisandra, Gaiferos Gaiferos, Charlemagne Charlemagne. Il était donc stimulé par la colère et conscient de sa mission, voulant qu’en tant que chevalier errant, il porte et accorde protection aux persécutés.

16 Don Quichotte touche ici le problème profond et non résolu de la réalité du travail artistique, et plus spécialement du théâtre. Nous, Sancho Pança du monde du sens commun, en prenant place dans l’assistance, voulons déplacer l’accent de réalité du monde environnant de notre vie quotidienne vers le monde de la scène aussitôt que le rideau se lève. Nous vivons également dans un domaine de réalité différente tandis que la pièce se poursuit et pendant l’entracte. Pour nous également, Lear est Lear, Regan Regan, Kent Kent. Mais cette réalité des événements sur scène est d’un type entièrement différent de celle de notre vie quotidienne. Cette dernière est le seul sous-univers dans lequel nous pouvons intervenir par nos actions (gear with our actions), que nous pouvons transformer et changer par celle-ci, et dans laquelle nous pouvons établir la communication avec nos semblables. Cette caractéristique fondamentale de la réalité de notre vie quotidienne – ou est-ce simplement un axiome qui dérive du fait que nous y portons l’accent de réalité ? – est précisément la raison pour laquelle ce sous-univers est expérimenté par nous comme étant la réalité suprême (paramount) constituée des circonstances et de l’environnement auxquels nous devons faire face. Nous, l’assistance, les spectateurs, sommes sans pouvoir à l’endroit de la réalité du travail artistique ou du théâtre ; en tant que spectateurs, nous devons la subir ou l’apprécier, mais nous ne sommes pas en position d’y interférer, de la changer par nos actions. Ici se trouve peut-être une des racines de la structure phénoménologique spécifique à l’expérience esthétique. Poursuivre cette idée nous mènerait trop loin. Toujours est-il que Don Quichotte, qui prend un autre sous-univers que la réalité fondamentale de la vie quotidienne comme maison-mère (home-base), ne peut « réaliser » que le monde du théâtre est distinct de celui de son univers imaginaire privé. Melisandra et sa libération sont également des circonstances environnementales dans son monde chevaleresque. À strictement parler, nous dégageons dans son aventure avec le spectacle de marionnettes l’affrontement entre trois domaines de réalité : celui du monde fantastique de la chevalerie, dans lequel un chevalier doit intervenir afin d’aider une dame ; celui du théâtre, dans lequel tout ceci est simplement représenté comme une illusion par des acteurs vivants ou des marionnettes, sans admettre une quelconque intervention du public ; et troisièmement, la triste réalité de la vie quotidienne, dans laquelle les figurines de carton-pâte peuvent être brisées, et dans laquelle le maître du spectacle (master of show) présente la note pour les dommages que l’intrusion de nos rêves dans le monde de la réalité a causés.

17 Une autre aventure, celle du bateau enchanté, révèle l’affrontement entre trois autres domaines de la réalité : le monde de la chevalerie, du sens commun et de la science. Don Quichotte et Sancho, chevauchant le long de la rivière Ebro, découvrent un petit bateau sans rame, rapidement fabriqué à partir du tronc d’un arbre. Don Quichotte pense que ce bateau « sans possibilité d’erreur [44] » l’invite à embarquer et à traverser en un clin d’œil mille miles de façon à secourir une noble personne en détresse. Ils attachent Rosinante et Dappel, l’âne de Sancho, à un arbre, embarquent et lèvent l’ancre. Tandis que Sancho a peur et est désespéré parce qu’il entend Dappel braire, Don Quichotte pense qu’ils ont déjà parcourus deux mille miles ou plus, et ont passé ou passeront bientôt la ligne d’équinoxe qui, selon Ptolémée, le meilleur cosmographe connu, divise et coupe les pôles opposés à égale distance. De façon à vérifier cette croyance, Don Quichotte se tourne vers les méthodes exactes des sciences naturelles. La première méthode serait la mesure exacte avec l’aide d’un astrolabe, mais un tel instrument n’est pas à sa disposition. La seconde méthode est celle d’une expérimentation basée sur une loi empirique qui semble avoir supporté jusqu’à présent l’épreuve (stood the test) et a donc, comme nous le dirions dans notre langage moderne, été accepté dans le corpus de la science géographique. La loi, découverte et testée par les « Espagnols et ceux qui embarquent à Cadix pour aller dans les Indes orientales » établit « qu’aussitôt que la ligne d’équinoxe a été passée, tous les poux à bord meurent ». Sancho n’a qu’à réaliser cette expérience scientifique. S’il passe sa main sur sa cuisse et attrape n’importe quoi de vivant, ils ne devront avoir aucun doute sur le sujet, et si ce n’est pas le cas, alors ils seront passés. Cependant, Sancho, pendant dans les termes du sens commun, proteste vigoureusement. Il n’est pas nécessaire de réaliser cette expérience, car il peut voir de ses propres yeux qu’ils n’ont pas dépassé de deux yards l’endroit où Dappel et Rosinante se trouvent. Face à cette objection éminemment non scientifique, Don Quichotte adopte la position du scientifique empiriste rigoureux, qui, retranché dans son sous-univers de réalité scientifique, réclame la vérification de toute assertion empirique : « Réalise la recherche que je te demande, Sancho, et ne te préoccupe d’aucune autre, car tu ne sais rien des colures, lignes, parallèles, zodiacs, éclipses, pôles, solstices, équinoxes, planètes… qui sont les unités de mesure dont les sphères célestes et terrestres sont composées. Mais si tu possédais cette connaissance, ou une partie de celle-ci, tu verrais clairement combien de parallèles nous avons coupé, combien de signes nous avons vu, quelles constellations nous avons dépassées et quelles constellations nous quittons maintenant. Une fois de plus je te le demande, palpe et ramasse ! » (feel and fish !). Sancho obéit, lève la tête, regarde son maître et dit : « Ou le test est négatif (false) ou nous ne sommes pas arrivés, votre Seigneurie (rour Worship) le dit. » [45]

18 Le sous-univers de l’interprétation scientifique du monde entre ici clairement en conflit avec celui du sens commun. Mais nous avons besoin de recourir à l’activité d’enchanteurs pour les réconcilier. La possibilité soulignée par le grand méthodologue Sancho demeure : le test peut s’avérer faux (false). Si la théorie selon laquelle tous les poux meurent lorsque le bateau traverse la ligne d’équinoxe est une loi empirique, et s’il se révèle que la ligne a été effectivement traversée, bien que l’on trouve des poux, alors la loi a été invalidée par ce simple fait contradictoire et doit être éliminée du corpus de la science et être remplacée par une loi mieux fondée. Il en est ainsi parce que le sous-univers fermé de la réalité scientifique, quoique nécessairement différent de celui du sens commun, de la vie quotidienne, est également nécessairement lié au processus de la vérification empirique dans le monde du sens commun dans lequel nous vivons et que nous prenons pour allant de soi notre réalité fondamentale. D’autre part, notre vue par nos propres yeux de Rosinante et Dappel, n’est pas une objection au réquisit scientifique d’établir notre situation dans l’univers dans les termes des réalités scientifiques exprimées par les colures, lignes, éclipses, etc. Et s’il se révèle que notre vision de Rosinante n’était qu’une illusion, une simple apparence ou un fantôme, alors l’explication scientifique, afin d’être valide et réelle dans les termes du sous-univers de la science, doit laisser ouverte, si elle ne l’explique pas, la possibilité d’une telle illusion au sein de la réalité fondamentale du sens commun. Mais l’intuition du fait que le sous-univers fictionnel de Don Quichotte connaît des « états de faits » (matters of fact) et des croyances, permettant une analyse contrôlée et une vérification empirique, et que ceci est compatible ou incompatible avec le sous-univers de la science dans la même mesure que notre monde de sens commun, est encore plus intéressante. Certes, dans les termes de ce dernier, les « états de faits » dans le monde de l’espace fictif de Don Quichotte dans lequel nous pouvons voyager plusieurs milliers de miles en un clin d’œil, sont toujours une position dans l’univers, cet univers même qui peut être décrit dans les termes du système scientifique en recourant aux notions de colures, de lignes, d’éclipses, etc.

19 L’analyse la plus pénétrante du problème de l’illusion, de la perception, de l’intersubjectivité en tant qu’élément constitutif de la réalité se trouve dans le chapitre qui décrit le voyage de Don Quichotte et de Sancho Pança sur Clavileno, le cheval de bois. Malheureusement, l’espace réservé à ce texte ne permet pas une description détaillée des événements ayant eu lieu à la cour du duc et de la duchesse, qui, en établissant un monde du « faux-semblant » (let’s pretend), préparent soigneusement cette extraordinaire aventure, qui, à mon avis, constitue l’acmé de l’épopée de Don Quichotte. Don Quichotte est informé du fait qu’un cheval de bois, Clavinelo, a été envoyé par un magicien pour transporter le chevalier et son écuyer à travers les airs vers un royaume lointain où une dame accablée doit être réintégrée dans ses droits. Don Quichotte et Sancho sont installés sur le dos du cheval de bois et ont les yeux bandés. Suivant les instructions, le chevalier tourne la patère de bois qui est supposée mettre le cheval en marche, et le voyage commence. De la façon la plus raffinée, les moyens sont préparés pour rendre plausible l’illusion de voler pour nos voyageurs, qui bien sûr, ne quittent pas le sol. Les gens crient : « Maintenant vous commencez à vous élever à notre grande surprise à tous ! » « Maintenant vous êtes déjà dans les airs, fendant l’air plus rapidement qu’une flèche ! » [46] Sancho, pensant toujours dans les termes du sens commun, s’étonne : « Comment peuvent-ils dire que nous volons si haut alors que leurs voix nous parviennent, et qu’ils semblent nous parler juste derrière nous ? » « Ne prête aucune attention à cela, répond Don Quichotte, car comme ces questions de vols sortent du cours ordinaire des choses, tu verras et tu entendras ce que tu voudras à un millier de miles. » Don Quichotte souligne à juste titre que le schème d’interprétation énoncé dans les termes de la réalité de sens commun n’est plus applicable aux situations, qui en transcendant cette réalité, invalident les fondations axiomatiques de toutes les explications valides dans le sous-univers qui vient d’être quitté. Aveuglés ou les yeux bandés comme nous le sommes lorsque nous sommes plongés dans le domaine transcendantal, nous ne pouvons vérifier le témoignage de nos semblables par nos propres perceptions sensorielles. C’est le même problème dont, presque à la même époque que Cervantes, Shakespeare s’est occupé dans la grandiose scène du Roi Lear dans laquelle l’aveugle Gloucester est incité par Edgar à croire qu’il a sauté de la falaise de Douvres pour mettre fin à ses jours mais qu’il a survécu [47].

20 Don Quichotte, sur son cheval immobile (imovable), sent une brise qui le frappe, causée par des soufflets actionnés par les serviteurs du Duc ; il a chaud, grâce à des morceaux de filasse (tow) qu’ils ont facilement enflammés. Appliquant cette connaissance scientifique pour expliquer ses impressions sensorielles dans les termes du domaine imaginaire, Don Quichotte indique à Sancho sa conclusion selon laquelle ils doivent avoir atteint la troisième région des airs, la région de feu où les éclairs et la foudre sont préparés. Sancho décide d’ôter le bandage couvrant ses yeux, lorsqu’une explosion se produit, après laquelle les voyageurs se retrouvent à leur point de départ. Le duc et la duchesse ont suivi avec grand plaisir le dialogue des voyageurs et sont, après la fin de ce voyage, impatients d’apprendre d’eux ce qu’ils ont expérimenté en chevauchant Clavinelo. Ils sont exactement dans la position d’un psychologue moderne dans son laboratoire qui réalise des expériences avec ses sujets, utilisant ce que l’on nomme phénomène auto-kinésique. Par exemple, le fameux psychologue Mazafer Sherif informe ses sujets du fait que dans un laboratoire plongé dans l’obscurité, une lumière (qui est physiquement stationnaire) se déplacera vers la droite ou vers la gauche selon le cas ; par la suite, il vérifie la réponse donnée par l’individu et répète enfin la même expérience dans des situations de groupe, dans lesquelles chaque sujet énonce son jugement à haute voix, influençant ainsi les affirmations des autres et étant influencé par eux. Tout d’abord Sancho doit faire un rapport et son histoire ressemble énormément à un extravagant récit de science-fiction de notre temps. Il soutient, entre autres choses, qu’ils ont atteint la constellation céleste du Capricorne et qu’il joua pendant une heure avec les « 7 chèvres » (shegoats) dont il est composé, tandis que Clavileno l’attendait, etc. Mais Don Quichotte était avec lui. Comme dans l’expérience du professeur Sherif, il a entendu le récit de Sancho. Peut-il le confirmer ? « Comme toutes ces questions et les questions semblables sont en dehors de l’ordre de la nature, dit-il, cela n’a pas d’importance qu’il dise ce qu’il dit. Je peux seulement répondre pour moi-même. » [48] Pour atteindre une constellation céleste, ils auraient dû passer au-delà de la région du feu. Ils peuvent l’avoir touchée, mais il est impensable qu’ils l’aient passée. « Cela ne peut se produire sans être brûlé, conclut Don Quichotte, ou bien Sancho ment ou Sancho rêve. » Il est extrêmement intéressant que Don Quichotte, qui est complètement conscient du fait que toute l’aventure est en dehors de l’ordre de la nature, réfère à ce même ordre de la nature pour établir les prémisses de sa conclusion parfaitement logique. Ne serait-il pas possible que les magiciens qui construisirent Clavinelo lui permirent de traverser la région brûlante sans qu’il brûle ? C’est un point très important : de façon à expliquer les incompatibilités entre deux sous-univers, nous devons avoir recours aux règles interprétatives constitutives d’un troisième, bien que nous sachions très bien que chaque domaine est distinct et irréductible au troisième. Mais Don Quichotte garde toujours ouverte la possibilité que Sancho ait rêvé. Il a appris de sa propre vision dans la grotte de Montesinos combien il est difficile d’établir la ligne de frontière entre la fiction et la réalité. Il s’approche de Sancho et lui souffle à l’oreille : « Sancho, si tu veux que je croie ce que tu as vu dans le ciel, je souhaite que tu acceptes mon récit de ce que j’ai vu dans la grotte de Montesinos. Je ne dis rien d’autre. » [49]

21 Miguel Unanumo, dans son merveilleux commentaire sur Don Quichotte, interprète cette déclaration du chevalier comme l’expression de la grande magnanimité de son âme candide, puisque Don Quichotte est absolument convaincu que ce qu’il a expérimenté dans la grotte de Montesinos était vrai et que ce que Sancho dit ne peut être vrai. Mais une autre interprétation est possible. Don Quichotte est convaincu que seul le soi expérimentant peut juger du sous-univers sur lequel a porté l’accent de réalité. L’expérience intersubjective, la communication, le partage de quelque chose de commun présupposent ainsi, en dernière analyse une foi dans la véracité (truthfullness) d’autrui, une foi animale au sens de Santayana ; elle présuppose que je prenne pour allant de soi la possibilité pour autrui de porter, sur l’un des innombrables sous-univers, l’accent de réalité, et d’autre part, qu’il, l’autre, prenne pour allant de soi que j’ai également des possibilités ouvertes de définir ce qu’est mon rêve, mon imaginaire, ma vie réelle. C’est le dernier aperçu de la dialectique intersubjective de la réalité, me semble-t-il, et ainsi l’apogée de l’analyse de ce problème dans l’œuvre de Cervantes.

22 C’est également le tournant de la tragédie personnelle de Don Quichotte. Avec l’explosion de Clavinelo – ou plutôt avec l’impossibilité d’établir l’intercommunication dans le sous-univers de l’imaginaire (phantasy) –, il perd son pouvoir magique d’auto-enchantement. Confronté aux mensonges de Sancho, il sent la démesure de ce qu’il a réalisé en mélangeant réalité et imaginaire dans le récit de ses aventures dans la grotte, les termes « réalité » et « imaginaire » étant ici utilisés du point de vue de la réalité privée de Don Quichotte. Il sent qu’il a transgressé les frontières de sa province privée qu’il a lui-même établies, et qu’il a eu la faiblesse d’introduire dans ses limites le rêve, mélangeant ainsi deux domaines de réalité, pêchant contre l’esprit de vérité dont la défense est la tâche première du chevalier errant. Lorsqu’il revint de la grotte de Montesinos, Don Quichotte parla comme son plus jeune frère Segismundo dans La vida es sueno de Calderon : « Dieu vous pardonne mes amis, dit Don Quichotte, car vous m’avez dérobé la plus douce existence et la plus charmante vision dont aucun être humain ne put jouir ou qu’il put apprécier. Maintenant, je sais véritablement que les plaisirs de cette vie passent comme une ombre et comme un rêve. » [50] Cependant, l’expérience transcendantale du fait que la vie pourrait être un rêve ne met pas seulement en question la réalité de sens commun de la vie quotidienne de tout sous-univers pris pour allant de soi jusqu’à présent. La véritable tragédie de Don Quichotte est sa découverte du fait que même son sous-univers privé, le domaine de la chevalerie, pourrait n’être qu’un rêve et que ses plaisirs passent comme des ombres. Cela crée non seulement un conflit de conscience (consciousness) qui devient ainsi, selon les termes de Hegel, une conscience malheureuse, mais également de conscience morale (conscience), tout spécialement lorsque l’aventure de Clavileno prouve que même les Sanchos sont capables de mélanger les éléments de rêve avec leur réalité de la vie quotidienne. L’intuition de Don Quichotte selon laquelle seule la confiance mutuelle dans les termes de réalité d’autrui garantit l’intercommunication, sa demande à Sancho de croire à ses visions s’il veut que les siennes soient crues, est une sorte de déclaration de banqueroute et constituent les derniers mots du chevalier à ce sujet. « Je n’en dis pas plus », accroît la tragédie de cette conscience malheureuse et de cette conscience morale malheureuse (consciousness and conscience). C’est sa mauvaise foi qui dans les chapitres restants conduit à sa chute et à la destruction de son sous-univers. Il devient conscient de la réalité de la vie quotidienne, et aucun enchanteur ne l’aide à la transformer. Sa capacité à interpréter la réalité du sens commun dans les termes de son sous-univers privé est anéantie. Tandis que le désenchantement de Dulcinea échoue, le sien réussit complètement. Le grand processus de désillusion consiste en un retrait par morceau de l’accent de réalité de son sous-univers privé, le monde de la chevalerie. Ce monde – pour revenir à la proposition de William James par laquelle cette étude a débuté – entre finalement en conflit avec les réalités de la vie quotidienne dans une mesure telle que cet esprit a à choisir à quelle réalité s’en tenir. Après avoir soutenu vigoureusement son choix originel à travers toutes ses aventures, après avoir développé un système scientifique – ou peut-être même une sorte de théologie – traitant des activités magiques des enchanteurs, et dont l’objet était de réconcilier les schèmes d’interprétations contradictoires, il perd sa foi dans ce principe fondamental de sa métaphysique et de sa cosmogonie. Il se retrouve à la fin comme un être humain qui rentre à la maison dans un monde auquel il n’appartient pas, inséré dans la réalité quotidienne comme dans une prison, et torturé par le plus cruel des geôliers : la raison de sens commun qui est consciente de ses propres limites. L’intrusion du transcendantal dans ce monde de la vie quotidienne est ou bien niée, ou bien dissimulée par la raison commune. Mais elle révèle sa force invincible dans notre expérience commune, du fait que le monde de la vie quotidienne avec ses choses et ses événements, ses connexions causales de lois naturelles, ses faits sociaux et institutions nous est imposé, que nous ne pouvons le comprendre et le maîtriser que dans une mesure limitée, que le futur demeure ouvert, non révélé et invérifiable, et que notre seul espoir et notre seul guide (guidance) sont la croyance que nous pourrons faire face à ce monde pour tous les buts (purposes) pratiques, si nous nous comportons comme les autres se comportent, si nous prenons pour allant de soi ce que les autres croient être hors du questionnement. Tout cela présuppose notre foi dans le fait que les choses continueront à être ce qu’elles ont été jusqu’à présent et que ce que notre expérience d’elles nous a enseigné supportera également l’épreuve dans le futur. Ayant perdu avec son essence chevaleresque sa mission céleste, Don Quichotte doit se préparer après sa mort spirituelle, à sa fin physique. Et il meurt ainsi, n’étant plus Don Quichotte de la Mancha, mais Alonso Quixano le Bon, un homme qui pense avoir le jugement clair, être libre des ombres brumeuses de l’ignorance par lesquelles son séjour dans la province de l’imaginaire a été obscurci [51]. Samson Carrasco, dans son épitaphe dit de lui qu’il a vécu comme un idiot et que, cependant, il est mort sage. Mais la signification de la sagesse et de la folie ne dépend-elle pas du sous-univers dans lequel ces instruments de mesure sont valides ? Qu’est-ce que l’idiotie, qu’est-ce que la sagesse dans la totalité de l’univers qui est la somme de tous ces sous-univers ? « Nous devons seulement nous recommander à Dieu et laisser la chance de suivre le cours qu’elle suivra », dit Sancho [52], qui, en dépit de toutes les tentations du transcendantal, demeure profondément enraciné dans l’héritage du sens commun.

23 Traduit de l’anglais par Henri Leroux.

Notes

  • [1]
    Traduction de l’article intitulé « Don Quichotte et le problème de la réalité », Collected Papers II, op. cit., p. 135-158. Cet article fut dans un premier temps lu devant le « séminaire général » de la Graduate Faculty de la New School for Social Research le 20 mars 1946, et publié par la revue Social Research, vol. 13, n° 4, décembre 1946, p. 463-478.
  • [2]
    Vol. II, p. 287 et s.
  • [3]
    Une première tentative d’analyse de ces problèmes a été réalisée dans l’article intitulé « On Multiple Realities » publié dans les Collected Papers I, The problem of Social reality, Phaenomenologica, The Hague, 1962, p. 229-234. N.d.T. Pour une traduction en langue française de cet article, voir « Sur les réalités multiples », in Le chercheur et le quotidien, op. cit., p. 103-167.
  • [4]
    p. 436-440. Toutes les citations réfèrent à la traduction anglophone réalisée J.M. Cohen, publiée par Penguin Books, Middlesex, 1950.
  • [5]
    Ibid., p. 478.
  • [6]
    Ibid., p. 479.
  • [7]
    Op. cit., p. 198.
  • [8]
    Ibid., p. 98.
  • [9]
    Ibid., p. 158.
  • [10]
    Ibid., p. 80.
  • [11]
    Ibid., p. 582
  • [12]
    Ibid., p. 410.
  • [13]
    Ibid., p. 80.
  • [14]
    Ibid., p. 410.
  • [15]
    Ibid., p. 511. et s.
  • [16]
    Ibid., p. 252.
  • [17]
    Ibid., p. 33.
  • [18]
    Ibid., p. 731.
  • [19]
    Ibid., p. 270.
  • [20]
    Ibid., p. 271.
  • [21]
    Ibid., p. 620.
  • [22]
    Cf. le dialogue entre Pierre se trouvant projectile volant et Paul en attente près du canon, in Durée et simultanéité, Paris, 1922.
  • [23]
    Don Quichotte, p. 126.
  • [24]
    Op. cit., p. 65.
  • [25]
    Ibid., p. 204.
  • [26]
    Ibid., p. 661.
  • [27]
    Op. cit., p. 25.
  • [28]
    Op. cit., p. 204.
  • [29]
    Ibid., p. 890.
  • [30]
    Op. cit., p. 408.
  • [31]
    Op. cit., p. 210.
  • [32]
    Ibid., p. 798 et s.
  • [33]
    Op. cit., p. 670, italiques ajoutées.
  • [34]
    Op. cit., p. 50.
  • [35]
    Ibid., p. 529.
  • [36]
    Ibid., p. 530.
  • [37]
    Ibid., p. 522.
  • [38]
    Ibid., p. 637.
  • [39]
    Ibid., p. 874.
  • [40]
    Ibid., p. 621.
  • [41]
    Ibid., p. 689.
  • [42]
    Op. cit., p. 690.
  • [43]
    Op. cit., p. 643.
  • [44]
    Op. cit., p. 656.
  • [45]
    Op. cit., p. 659.
  • [46]
    Op. cit., p. 730.
  • [47]
    IV, 6.
  • [48]
    Op. cit., p. 733.
  • [49]
    Op. cit., p. 735.
  • [50]
    Op. cit., p. 614.
  • [51]
    Op. cit., p. 936.
  • [52]
    Ibid., p. 169.

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