Notes
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[1]
Professeur agrégé en sciences économiques et sociales, docteur en sociologie, Olivier Bobineau enseigne la sociologie des religions à Paris 5. Il est membre du Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (CNRS/EPHE).
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[2]
À cet égard, on peut lire dans Le Monde des Religions de mars-avril 2005 l’article sur « le Mal adolescent » (pp. 26-29). Y sont confondus les groupes, les pratiques et les styles musicaux au profit d’un amalgame reposant sur un présupposé : des adolescents sont victimes d’« une manipulation des plus dangereuses ».
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[3]
À cet égard, le dernier album (2004) de Judas Priest, groupe de référence depuis le milieu des années 1970 dans le metal, est éloquent : l’album s’intitule Angel of Retribution et comprend des titres tels Judas rising, Deal with the devil, Demonizer, Angel, Hellrider.
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[4]
Le concert d’Iron Maiden du 22 novembre 2003 au palais omnisports de Paris Bercy met en lumière dès la première chanson le chanteur Bruce Dickinson crucifié, qui se détache progressivement de sa croix placée sur le devant de la scène : il s’agit de fêter sa « résurrection » comme il le déclare, c’est-à-dire sa réintégration réussie au sein du groupe. Dans le même temps, on y voit des marionnettes et des effets pyrotechniques symbolisant un imaginaire diabolique.
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[5]
Le groupe Tourniquet aux États-Unis, groupe de white metal (metal chrétien) reprend des titres ou extraits de la Bible dans leurs chansons. Ils remercient Dieu à chaque concert, y compris avec distribution de Bibles à la fin de leur prestation scénique.
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[6]
Les concerts et textes de Black Sabbath, au milieu des années 1970 ou, plus récem-ment, Marilyn Manson mettent en valeur un univers diabolique (Walzer, 2003).
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[7]
Prenons l’exemple d’AC/DC. Fondé en 1972, ce groupe d’origine australienne ne fait pas que véhiculer auprès d’un public de « fans » un dispositif de représentations provocantes à la fin des années 1980, il met avant tout en lumière son guitariste étonnant : Angus Young. Attirant toute l’attention sur scène, il sidère les spectateurs fascinés par un homme de 1 m 58 capable durant trois heures de donner tout ce qu’il est et ce qu’il a jusqu’à l’essoufflement. Ce n’est pas seulement la performance physique, mais la présence personnelle qui fait l’objet d’une admiration. À plusieurs reprises lors d’un concert, les fans regardent en silence les gestes, mouvements et techniques du guitariste qui impose en soi le respect. Il court, s’arrête, s’agenouille et bondit sur scène tout en dialoguant par l’intermédiaire de sa guitare avec le public ; il joue avec un corps en perpétuelle transe tel un pantin désarticulé et souffrant. Se trouve ici à l’œuvre le charisme tel que le conçoit Max Weber : « la qualité extraordinaire d’un personnage, qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout du moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessible au commun des mortels ; ou encore qui est considéré comme envoyé par Dieu ou comme un exemple, et en conséquence considéré comme un chef » (Weber, 1995, p. 320). Un tel charisme reconnu par les métalleux influence de nombreux groupes (Trust, Dog eat dog, High Voltage, Anthrax, The Angels…) ou guitaristes essayant de reprendre et d’imiter le maître dans le cadre d’une filiation musicale. C’est aussi ce guitariste charismatique qui remplit le Stade de France avec 80 000 personnes rassemblées le 22 juin 2001.
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[8]
Voir les travaux d’Alexis Mombelet (2003, 2004).
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[9]
L’hérésie est spécifique ou générale. Spécifique, lorsqu’un groupe est condamné par les métalleux et la presse spécialisée pour avoir réalisé un album « indigne » du metal. Tel est le cas de Judas Priest qui produit en 1986 l’album Turbo Lover : l’emploi à la mode de synthétiseurs fait immédiatement l’objet d’une désapprobation de la part du public. Générale, quand un groupe est catalogué, stigmatisé dès le départ ou à un moment donné de sa carrière comme n’appartenant pas au metal. Europe est rejeté de la tribu metal au nom d’un « Hard rock FM » dès ses premiers albums ; Scorpions connaît les mêmes difficultés depuis 1984. Pour les métalleux, il n’est pas bon de perdre son identité et de se corrompre par là-même dans le « Hard rock FM ».
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[10]
Alexis Mombelet distingue trois publics différents au sein de la tribu metal : le public metal alternatif, le public metal souche ainsi que le public metal extrême. Ces trois publics se différencient selon des affinités singulières : styles musicaux, tenues vestimentaires, âges des publics, etc. (Mombelet, 2003).
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[11]
Voir les travaux d’Alexis Mombelet (Mombelet, 2004) et de Nicolas Walzer (Walzer, 2004).
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[12]
Au mois de février 2005, les membres d’un groupe obscurantiste de jeunes Italiens âgés de 23 à 30 ans, dénommé Bêtes de Satan, sont condamnés par la justice italienne pour le meurtre de trois membres de leur propre groupe et pour incitation au suicide d’un quatrième. Le leader du groupe Andrea Volpe, féru de musique metal et de rites sataniques est condamné à 30 ans de prison ferme.
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[13]
À la fin de l’émission C dans l’air, diffusée le 18 mars 2005 sur France 5, un journaliste invité ne peut s’empêcher de faire une confusion entre AC/DC et le satanisme ambiant. Amalgame qui manifeste, certes, une méconnaissance du groupe mais nous interroge quant à l’absence de toute rigueur intellectuelle de certains observateurs s’affichant dans l’espace public.
1 Quand un journaliste ou un observateur non avisé s’intéresse au metal, à ses manifestations sociales et qu’il fait l’effort d’aller à un concert, il ne retient au prime abord que le fait spectaculaire : sur fond sonore, les mises en scène incorporent une symbolisation et une ritualisation organisées faisant appel à l’affect des auditeurs. Au mieux, il voit une provocation de jeunes qui arborent des croix chrétiennes, des pentagrammes inversés et portent le chiffre 666 avec des images ensanglantées sur leurs tee-shirts. Il identifie lors de concerts des phénomènes de transe combinés à la présence de musiciens charismatiques contribuant également à galvaniser un public. Dans cette optique, trois observateurs, qui sont des prêtres catholiques, y voient tantôt « le Diable incarné », « une mode violente », une « branche politique maléfique » ou encore un « mal extrême » (Regimbald, 1983 ; Balducci, 1994 ; Domergue, 2000). Au pire, l’observateur non avisé se fait l’avocat ou le pourfendeur d’un jeu spectaculaire dans lequel l’amalgame devient la grille de lecture et la confusion des genres, un critère d’analyse. Par là-même, la rigueur intellectuelle laisse place à la stigmatisation d’une pratique musicale sous couvert de propos psychologisants ou sociologisants stigmatisant une contre-culture dans son ensemble [2]. Ce sont autant d’appréciations qui soulignent la prégnance de jugements de valeurs, non de faits, portés sur cette musique et sur les pratiques sociales qu’elle génère, et ce, malgré tous les avertissements des fondateurs de la discipline sociologique (Durkheim, 1968, 1996 ; Weber, 1992 ; Simmel, 1984).
2 Néanmoins, de telles erreurs intellectuelles sont compréhensibles au regard des manifestations historiques et sociologiques de la musique metal. En effet, émergeant à la fin des années 1960, le metal, terme générique d’origine anglo-saxonne comme le rock, désigne un style musical (guitares électriques, sons saturés) qui se conçoit comme une radicalisation du rock, à la fois sur le plan musical et sur celui des pratiques sociales. Et justement, telle est l’impasse dans laquelle se trouvent ceux qui s’intéressent subrepticement ou superficiellement à cette musique : ils n’y voient qu’une radicalisation musico-sociologique qui prend appui sur des provocations, parfois violentes, et des exhortations à la rébellion contre une autorité (parentale, politique) ou une institution (famille, Église, école). Or, à la lumière de nos recherches et questionnements théoriques, ce phénomène musical actuel populaire (il n’en a pas toujours été ainsi) doit faire l’objet d’une autre compréhension. En l’occurrence, pour saisir le metal d’un point de vue sociologique loin de caricatures journalistiques, il convient de considérer ce phénomène en prenant pour grille analytique les acquis épistémologiques de la sociologie des religions. En ce sens, depuis ses débuts avec des auteurs classiques tels que Tocqueville, Durkheim, Weber, Simmel ou Troeltsch, ce champ de la sociologie s’interroge sur ce qu’est la religion et ce qui fait d’un fait social une religion. Aujourd’hui encore, le débat est loin d’être tranché, on parle à cet égard d’une « tour de Babel » des définitions (Lambert, 1991) ou d’une « nébuleuse » (Dubuisson, 1998) dans la mesure où la question demeure complexe et ambitieuse et qu’il existe une myriade d’approches (Caillé, 2003). Cela étant, il est possible de dresser un horizon de lecture de ces définitions et d’en dégager quelques éléments permettant une compréhension sociologique nouvelle du fait social qu’est le metal.
3 Dans cette optique, notre hypothèse est que la musique metal devient compréhensible au regard des acquis définitionnels de la sociologie des religions, une telle perspective permettant d’expliquer pourquoi cette musique suscite engouements et inquiétudes, pratiques sociales toujours attirantes bien que vilipendées, dispositifs de sens et de symboles cohérents bien que condamnés socialement. Une telle démarche nous fera toucher du doigt une question de fond : y a-t-il une spécificité sociologique de la musique metal au regard de sa longévité (trois générations déjà concernées) par rapport à d’autres styles musicaux et pratiques sociales observés dans la société contemporaine ?
Un détour par les définitions de la sociologie des religions
4 Première approche définitionnelle d’une religion : les définitions fonctionnelles (Willaime, 1995). Celles-ci mettent en évidence les fonctions de régulation, d’intégration et de socialisation d’une religion, laquelle offre des modes de significations et des cadres sociaux d’inscription à des individus dans une communauté ou une collectivité (Geertz, 1966 ; Yinger, 1970 ; Luckmann, 1967). De ce point de vue, le metal depuis la fin des années 1970 génère en direction de différentes générations une sociabilité communautaire, une socialisation visant à la transmission de codes, de référents et de comportements s’affichant aussi bien dans un espace public (la rue, un concert) que dans la sphère privée (entre amis, chez soi). Un mode de signification et un cadre normatif, pluriel aujourd’hui, prennent ainsi corps dans la musique metal. De fait, comme d’autres musiques (punk, rap) ou pratiques sociales (football…), le metal correspond aux caractéristiques proposées par les définitions fonctionnelles de la religion. Ces définitions, à force d’inclure tout le social et le culturel dans la religion, à force d’étendre le champ opératoire de la religion aboutissent à diluer le phénomène religieux qui perd alors toute spécificité (Hervieu-Léger, 1993 ; Willaime, 1995). Dès lors, elles ne permettent pas de comprendre la spécificité du metal et d’en préciser les logiques et manifestations, la plupart du temps mal comprises.
5 Deuxième approche de la religion : les définitions considérées comme « substantives » ou « exclusivistes » (Hervieu-Léger, 1993 ; Willaime, 1995). Ainsi, des sociologues des religions proposent, en contrepoint des définitions fonctionnelles, une manière de concevoir la religion comme à part des autres activités sociales, dans la mesure où elle met en jeu des êtres suprahumains, une dimension transcendante ou une réalité supra-empirique (Spiro, 1966 ; Robertson, 1970 ; Dobbelaere, 1981 ; Wilson, 1982). Dans cette optique, on peut considérer le metal comme une forme de religion, car il met en scène des imaginaires et des symboliques se référant à une réalité méta-sociale et à des êtres suprahumains, que cela soit des dieux, des monstres ou des esprits maléfiques. Un imaginaire supranaturel y est véhiculé de manière continue dans des textes [3] ou lors de théâtralisations scéniques, que cela prenne la forme de scarifications, de représentations sacrificielles ou de prosternations devant des images, ou encore d’une gestuelle symbolisant des démons ou des dieux selon des codifications prédéterminées. À ce titre, la musique metal opère une instrumentalisation variée de références chrétiennes : les acteurs (auditeurs et musiciens) font référence de manière récurrente soit à un imaginaire ambivalent à la fois satanique et chrétien [4], soit chrétien [5], soit satanique [6]. Concrètement, cette musique repose sur des rites et pratiques supra-empiriques constituant une liturgie au sens où l’entendent les sociologues et théologiens (Bobineau, 2004). Cependant, si le metal correspond aux critères transcendants posés par les définitions substantives de la religion, cela ne suffit pas à caractériser cette musique par rapport à d’autres genres ou styles, qui font également référence au sacré, à un univers dans lequel circulent des représentations suprahumaines culturellement postulées : musique classique sacrée, musique contemporaine d’Olivier Messiaen… En outre, les définitions exclusivistes (ou essentialistes) mettent au second plan les processus de socialisation intergénérationnelle et d’intégration sociale et communautaire codifiée que l’on trouve dans les pratiques sociales religieuses et dans le metal. Avec cette approche, on gagne en précision mais on perd en extension compréhensive.
6 Pour sortir du dilemme de ces deux types de définitions, de nombreux auteurs suggèrent d’autres conceptions de la religion. En France, deux sociologues, Jean-Paul Willaime et Danièle Hervieu-Léger, élaborent des conceptions sociologiques de la religion tout en tenant compte des mutations culturelles affectant la société moderne. Le premier considère, dans un premier temps, la religion comme une communication symbolique de rites et de croyances se rapportant à un charisme fondateur, générant une filiation (Willaime, 1995). Dans un second temps, suite aux travaux de Camille Tarot sur le don et Marcel Mauss (Tarot, 1998, 1999), il définit la religion comme un lien social articulé au don qui se déploie selon trois dimensions. À savoir, la religion est une activité symbolique traditionnelle postulant une donation originaire (dimension verticale) qui engendre d’autres dons, à la fois dans la filiation, la transmission (dimension longitudinale) et dans la solidarité qui se tisse entre celles et ceux qui se reconnaissent dans une même filiation (dimension horizontale) (Willaime, 2003). Quant à Danièle Hervieu-Léger, elle définit la religion comme un mode spécifique du croire reposant sur une lignée croyante, laquelle véhicule des symboles et des rites selon une référence légitimatrice à une mémoire autorisée, traditionnelle : « Comme nos pères ont cru, nous aussi nous croyons » (Hervieu-Léger, 1993, 2003). Ces définitions de la religion nous permettent d’appréhender le fait social et culturel qu’est le metal. En effet, si cette musique développe une activité symbolique selon des rites, des croyances au travers d’une filiation musicale à partir d’un charisme fondateur [7], elle met en sens, au fil de rencontres régulières de métalleux, une histoire de dons qui se tissent selon une sociabilité avec un point d’orgue : les concerts [8]. Par ailleurs, le metal n’est pas tant une mode, avec ses allers et retours, mais un style faisant l’objet d’une socialisation touchant déjà trois générations, de sorte qu’une lignée s’établit. Plus encore, une mémoire autorisée naît et relate soit les exploits des fondateurs et de leurs continuateurs, soit les déconvenues des hérétiques [9]. De fait, si des sensibilités apparaissent au sein du metal avec des comportements ou codes sociaux faisant l’objet de communautés différentes selon les périodes considérées [10], l’ensemble des acteurs de cette musique se reconnaissent, s’identifient et se comparent avec les fondateurs des années 1970, acceptés par tous : Led Zeppelin, Deep Purple, Black Sabbath, AC/DC.
7 Cependant, considérer le metal avec ces approches et grilles de lecture ne nous permet pas d’expliquer la difficulté qu’ont tous les observateurs aujourd’hui à appréhender et comprendre cette musique. Au-delà du fait social ayant non seulement des contours mais aussi des caractéristiques relevant d’une religion, le metal doit faire l’objet d’une autre analyse qui, s’enracinant dans la recherche en sociologie des religions, ouvre de larges horizons de compréhension.
Du fait social au fait religieux : la spécificité du metal insaisissable
8 Cette analyse prend appui sur les derniers travaux de l’anthropologue des religions, Albert Piette, et notamment son ouvrage Le fait religieux. Une théorie de la religion ordinaire, publié en 2003. De quoi s’agit-il ? L’auteur prend pour point de départ de son raisonnement le fait que la sociologie des religions s’intéresse soit aux manifestations de la religion lorsqu’elles sortent des sentiers battus (sectes, ésotérisme, cultes en rupture avec la modernité occidentale), soit aux tendances religieuses nouvelles (sécularisation, privatisation, recomposition). Tout se passe comme si la recherche privilégiait la dimension extraordinaire du religieux, laissant de côté le quotidien, en focalisant sur l’étrangeté et les changements étonnants que connaissent les religions depuis ces dernières décennies. Fort de ce constat, Albert Piette souhaite développer une approche à « contre-courant » du fait religieux en mettant au centre de sa réflexion la spécificité du religieux ordinaire. Le matériau à considérer consiste donc en des activités anodines et contingentes qui construisent au jour le jour le fait religieux, les moments spécifiquement vides, les pauses dans les coulisses et les gestes des acteurs ainsi que les objets secondaires co-présents par rapport aux séquences d’actions focalisatrices de l’attention du chercheur. Il s’agit de pratiquer une sociologie ou une anthropologie « pragmatico-réaliste » proche des acteurs, en suivant les aspérités concrètes et ordinaires des situations, en regardant en amont et en aval du fait religieux, trop souvent dissous dans ses déterminations sociales ou ses effets socio-politiques (Piette, 2003, pp. 1-13).
9 Dans cette perspective, l’auteur en vient à développer sa thèse centrale sur la spécificité du religieux. L’activité religieuse est de fait « un entre-deux » se manifestant continuellement au quotidien par le jeu de négations : « Il y a des hommes qui en sont et qui n’en sont pas », de la présence et de l’absence, du vrai et de la fiction, du croire et du doute voire du rejet, de la fidélité et de la colère. De ce point de vue, il y a de la réalité et de la non-réalité, de la fiction et de la non-fiction. Si l’on peut trouver certaines de ces caractéristiques dans d’autres activités sociales, la spécificité du religieux tient précisément dans le fait d’articuler ces dimensions de manière continue, de les mettre en circulation interactionnelle par le jeu de la négation et de l’hésitation selon des « médiations interminables ». L’activité religieuse se trouve par conséquent dans un entre-deux permanent : « Les hommes, comme les dieux, n’y sont qu’en déplacement, en oscillation et en équivocité » (Piette, 2003, pp. 75-82).
10 Cette hybridation ordinaire réalisée, propre au fait religieux selon cet anthropologue, peut justement nous servir à spécifier le metal. Reprenons les dimensions développées par Albert Piette, qui combinées constituent la singularité sociale du fait religieux.
11 La première, fiction-réalité, nous fait entrer de plain-pied dans le sujet. Le metal offre des imaginaires, des récits et des mises en scène lors de concerts relevant à la fois de la fictionnalité et de la réalité. Les décalages, les contrastes et les provocations participent en effet au rituel collectif qui prend parfois une certaine démesure, spectaculaire. Les comportements fictifs aboutissent à une excitation générale, mais ils demeurent avant tout des actes non achevés, provisoires qui, s’ils étaient effectivement achevés, arrêteraient aussitôt le concert (invocation de démons, de puissances, de Dieu). Pour reprendre Piette, on est ici dans l’expression de signes du « pas vraiment », dans l’entre-deux fiction/réalité.
12 La deuxième a trait à la présence-absence de l’invisible. Les métalleux (musiciens, auditeurs) mobilisent des charismes, des références à des êtres ou à des puissances surnaturelles dans les textes, lors de rassemblements ou dans les iconographies. Un processus de construction situationnelle de l’être surnaturel émerge et met en œuvre des co-présences humaines et suprahumaines, ou du moins revendiquées comme telles. À cet égard, les métalleux font état à la sortie de concerts d’expériences physiques, musicales et collectives les dépassant ; ils décrivent l’événement concert comme un moment leur échappant profondément et, si ce n’est pas le cas, le concert, la messe n’a pas été donnée. Pris au sérieux ou non, spectacle réussi ou pas, le concert fonctionne comme un rite qui en toute authenticité doit provoquer une transe chez ceux qui y participent, une communion avec « autre chose » pour les fans.
13 La dernière dimension parcourt l’axe croyance /non-croyance. Dans la musique metal et chez ses fidèles, on ne sait pas très bien quand commencent la croyance et la non-croyance, où se situent les frontières entre le croire et le voir. Entre l’adresse au surnaturel, l’émotion intériorisée, la présence intime et physiquement ressentie de la puissance supra-empirique, la transe lors de concerts, tous ces comportements et attitudes de certains métalleux ne lassent pas d’interroger. De nombreux musiciens et spectateurs croient au metal : ils s’en réclament fidèles, prêts à transmettre une manière d’agir, de sentir à d’autres générations. Des entretiens montrent en l’occurrence comment cette croyance amène quelques-uns à prendre le metal pour une religion, un musicien pour un dieu ou une idole, à considérer intimement tel groupe, tel symbole comme l’objet d’un culte, individuel et collectif [11]. Des dérives existent [12], des métalleux croient avec une fidélité à toute épreuve en leur musique, d’autres pas du tout… Ce qui nous semble intéressant là est précisément le spectre du croire (de la foi au doute, du credo au rejet) que propose cette musique. En s’inspirant d’Albert Piette, on peut dire que toute une dynamique sociale et personnelle s’élabore chez des (métalleux) croyants entre l’ensemble des mises en phase avec eux-mêmes et la puissance supra-empirique, surnaturelle, convoquée par le dispositif de représentations proposé par le metal.
14 In fine, la musique metal est un fait social qui, selon des processus de socialisation intergénérationnels depuis les années 1970, distille une culture spécifique dans la société occidentale. Est-ce une contre-culture qui diffuse des représentations et des textes subversifs, organise des mises en scène théâtrales reposant sur des imaginaires ambivalents et équivoques qui marquent, « choquent » les esprits ? Pour certains journalistes non avertis, cela semble être le cas : quand ils ne s’arrêtent pas aux dérives violentes et condamnables de quelques-uns, ils opèrent des amalgames entre le metal et les groupuscules sataniques ou d’extrême droite [13]. Il ne s’agit pas ici de nier ces manifestations inacceptables, mais de poser une autre grille de lecture qui permette de mieux comprendre la spécificité de ce fait social dont on ne saisit pas encore l’ampleur. En ce sens, le metal, contre-culture ou pas (telle n’est pas notre question), peut s’envisager comme un fait social et musical qui combine et articule trois dimensions (fiction-réalité, absence-présence, croyance-non-croyance) au travers d’une sociabilité intergénérationnelle. Sans cesse, le metal joue, fait circuler en son sein codes, pratiques et imaginaires insaisissables parce que variés, équivoques, réels et fictionnels. Concrètement, vie ordinaire et concerts extraordinaires, stabilité de la fidélité musicale et versatilité des émotions, matérialité de la musique et expériences supra-empiriques des métalleux, croyances en autre chose et doutes multiples se côtoient ainsi de manière continue, parfois jusqu’à l’excès, déstabilisant les personnes extérieures à cette musique. Dès lors, considérer le metal dans sa spécificité sociale comme un fait religieux tel que le propose l’anthropologue Albert Piette peut aider à comprendre d’un point de vue heuristique, avec plus de justesse et d’adéquation, ce fait social. En tous les cas, cela éviterait bien des caricatures, des réductions et confusions antinomiques à toute recherche scientifique.
Bibliographie
Bibliographie
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- Yinger, J. M., 1970, The Scientific Study of Religion. New York, Macmillan.
Notes
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[1]
Professeur agrégé en sciences économiques et sociales, docteur en sociologie, Olivier Bobineau enseigne la sociologie des religions à Paris 5. Il est membre du Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (CNRS/EPHE).
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À cet égard, on peut lire dans Le Monde des Religions de mars-avril 2005 l’article sur « le Mal adolescent » (pp. 26-29). Y sont confondus les groupes, les pratiques et les styles musicaux au profit d’un amalgame reposant sur un présupposé : des adolescents sont victimes d’« une manipulation des plus dangereuses ».
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[3]
À cet égard, le dernier album (2004) de Judas Priest, groupe de référence depuis le milieu des années 1970 dans le metal, est éloquent : l’album s’intitule Angel of Retribution et comprend des titres tels Judas rising, Deal with the devil, Demonizer, Angel, Hellrider.
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[4]
Le concert d’Iron Maiden du 22 novembre 2003 au palais omnisports de Paris Bercy met en lumière dès la première chanson le chanteur Bruce Dickinson crucifié, qui se détache progressivement de sa croix placée sur le devant de la scène : il s’agit de fêter sa « résurrection » comme il le déclare, c’est-à-dire sa réintégration réussie au sein du groupe. Dans le même temps, on y voit des marionnettes et des effets pyrotechniques symbolisant un imaginaire diabolique.
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Le groupe Tourniquet aux États-Unis, groupe de white metal (metal chrétien) reprend des titres ou extraits de la Bible dans leurs chansons. Ils remercient Dieu à chaque concert, y compris avec distribution de Bibles à la fin de leur prestation scénique.
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[6]
Les concerts et textes de Black Sabbath, au milieu des années 1970 ou, plus récem-ment, Marilyn Manson mettent en valeur un univers diabolique (Walzer, 2003).
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Prenons l’exemple d’AC/DC. Fondé en 1972, ce groupe d’origine australienne ne fait pas que véhiculer auprès d’un public de « fans » un dispositif de représentations provocantes à la fin des années 1980, il met avant tout en lumière son guitariste étonnant : Angus Young. Attirant toute l’attention sur scène, il sidère les spectateurs fascinés par un homme de 1 m 58 capable durant trois heures de donner tout ce qu’il est et ce qu’il a jusqu’à l’essoufflement. Ce n’est pas seulement la performance physique, mais la présence personnelle qui fait l’objet d’une admiration. À plusieurs reprises lors d’un concert, les fans regardent en silence les gestes, mouvements et techniques du guitariste qui impose en soi le respect. Il court, s’arrête, s’agenouille et bondit sur scène tout en dialoguant par l’intermédiaire de sa guitare avec le public ; il joue avec un corps en perpétuelle transe tel un pantin désarticulé et souffrant. Se trouve ici à l’œuvre le charisme tel que le conçoit Max Weber : « la qualité extraordinaire d’un personnage, qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout du moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessible au commun des mortels ; ou encore qui est considéré comme envoyé par Dieu ou comme un exemple, et en conséquence considéré comme un chef » (Weber, 1995, p. 320). Un tel charisme reconnu par les métalleux influence de nombreux groupes (Trust, Dog eat dog, High Voltage, Anthrax, The Angels…) ou guitaristes essayant de reprendre et d’imiter le maître dans le cadre d’une filiation musicale. C’est aussi ce guitariste charismatique qui remplit le Stade de France avec 80 000 personnes rassemblées le 22 juin 2001.
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Voir les travaux d’Alexis Mombelet (2003, 2004).
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L’hérésie est spécifique ou générale. Spécifique, lorsqu’un groupe est condamné par les métalleux et la presse spécialisée pour avoir réalisé un album « indigne » du metal. Tel est le cas de Judas Priest qui produit en 1986 l’album Turbo Lover : l’emploi à la mode de synthétiseurs fait immédiatement l’objet d’une désapprobation de la part du public. Générale, quand un groupe est catalogué, stigmatisé dès le départ ou à un moment donné de sa carrière comme n’appartenant pas au metal. Europe est rejeté de la tribu metal au nom d’un « Hard rock FM » dès ses premiers albums ; Scorpions connaît les mêmes difficultés depuis 1984. Pour les métalleux, il n’est pas bon de perdre son identité et de se corrompre par là-même dans le « Hard rock FM ».
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Alexis Mombelet distingue trois publics différents au sein de la tribu metal : le public metal alternatif, le public metal souche ainsi que le public metal extrême. Ces trois publics se différencient selon des affinités singulières : styles musicaux, tenues vestimentaires, âges des publics, etc. (Mombelet, 2003).
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Voir les travaux d’Alexis Mombelet (Mombelet, 2004) et de Nicolas Walzer (Walzer, 2004).
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Au mois de février 2005, les membres d’un groupe obscurantiste de jeunes Italiens âgés de 23 à 30 ans, dénommé Bêtes de Satan, sont condamnés par la justice italienne pour le meurtre de trois membres de leur propre groupe et pour incitation au suicide d’un quatrième. Le leader du groupe Andrea Volpe, féru de musique metal et de rites sataniques est condamné à 30 ans de prison ferme.
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À la fin de l’émission C dans l’air, diffusée le 18 mars 2005 sur France 5, un journaliste invité ne peut s’empêcher de faire une confusion entre AC/DC et le satanisme ambiant. Amalgame qui manifeste, certes, une méconnaissance du groupe mais nous interroge quant à l’absence de toute rigueur intellectuelle de certains observateurs s’affichant dans l’espace public.