Notes
-
[1]
Huntington S., « Political development and political decay », World Politics, XVII, 3, avril 1965, p. 386-430.
-
[2]
Huntington S., Le choc des civilisations, Odile Jacob, 1997
-
[3]
Huntington S., Qui sommes-nous ?, Odile Jacob, 2004, p. 11
-
[4]
Ibid.
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[5]
WASP : White Anglo-Saxon Protestant
-
[6]
Huntington S., Op.cit., p 260
-
[7]
Huntington S., Op.cit., p 26
-
[8]
Chargé d’enseignement à l’université Paris-V - Sorbonne, chercheur au CEAQ
Antida GAZZOLA, Claudio PUCCETTI, Metaferìa. Dialogo sulla città, L’Harmattan Italia, Torino, 1999, p. 191
1 En la regardant de la colline de Montenero, la ville de Livourne est un patchwork de couleurs froides et chaudes, allant du vert-brun-grisâtre de la partie naturelle au blanc-jaune-ocre-rouge de la partie construite. La ville se dissout dans la campagne et l’unique frontière nette est la mer, à l’ouest, origine historique et visuelle, limite et ressource. Les coudes appuyés à la balustrade, face au panorama ouvert au-dessous, un homme et une femme, lui habitant Livourne et elle en visite. Lui, penché sur ce qui fait son quotidien et elle, intéressée par les faits sociaux, observent l'espace scénique dans lequel s’est effectuée une recherche sur les significations de cette ville. Tous les deux y ont vagabondé durant neuf mois afin de comprendre comment les éléments spatiaux, sociaux et culturels s'entrecroisent, quelle communication et quelles interactions contribuent à former l’image urbaine. Il s'agit de la scène finale de Metaferìa, écrit avec la complicité de Claudio Puccetti.
2 Le mot italien metaferìa signifie, en biologie, « transfert d’un organe d’une position à une autre », comme l’œil de Polyphème situé au milieu du front. Mais le mot suggère aussi l’idée de métaphore, c’est à dire de transposition d’un concept, capable de rendre clair, par une analogie, ce qui était obscur. Il peut rappeler aussi, par consonance ou par opposition, ce qui existe entre la « périphérie » – en marge de la ville – et le « centre », la position centrale du sujet, le lieu physique et virtuel d’où l’observateur exerce sa perception de la société.
3 Fondamentalement, il y a une idée de mouvement, de dépaysement, de prise en compte d’un regard différent par rapport au contexte urbain. Le regard est différent parce que, d'une certaine manière, il s’agît d’un « regard conjoint » : les yeux qui regardent la ville n’appartiennent pas à une seule personne mais à deux personnages mis en scène, entre lesquels le dialogue se construit dans le déroulement de l’enquête. Dans le livre, l'un des deux tient le rôle d'un « expert de vie quotidienne », racontant sa ville et sa vie, en voix off, parlant seulement de lui-même et de la spécificité de sa propre histoire, mais détenteur en même temps d’un savoir qui a son origine dans la culture collective et porteur d’une expérience forgée dans la société à laquelle il appartient. La femme est un chercheur engagé dans le processus de va-et-vient entre pratique et réflexion, désireuse d'évoquer l’image de la ville présente dans les esprits des citadins. Une image, comme l’écrit Alfredo Mela dans sa préface, « qui ne se présente jamais dans sa forme définitive, mais qui se montre par étapes successives, par additions et soustractions et aussi par corrections, parfois dans une forme directe et concrète et plus souvent dans une forme indirecte, à travers les métaphores, le recours à la poésie ou à la littérature, en évoquant atmosphères ou associations quasiment psychanalytiques ». Au lieu d’une conclusion en un seul bloc, plusieurs possibilités d’interprétations et stimulations différentes sont offertes au lecteur afin de le pousser à réfléchir sur sa propre expérience urbaine.
4 Un dialogue « compréhensif » comme le discours qui se tient entre l’expert et le chercheur déploie une double maïeutique : il va chercher des informations en profondeur chez l’interviewé (l’expert), mais aussi chez celui qui interview (le chercheur), entraîne le lecteur dans le jeu des évaluations et le fait réagir.
5 Pour l’acteur social, pour chacun de nous, les possibilités d’actions et de perceptions sont innombrables : la ville est l’héritage de la culture à laquelle nous appartenons et aussi d'autres cultures. La ville est un écran géant, comme l’écran de Times Square à New York, sur lequel chacun fait passer le film historique de son passé – plus ou moins partagé avec d’autres acteurs – et le film de science-fiction de son futur, avec ses désirs, ses craintes, ses connaissances, ses émotions. Mais c’est aussi un écran sur lequel on vit, on marche, que l'on peut toucher, qui est chaud, froid, climatisé, coloré, sale, propre, dans lequel on entre et d’où l'on sort, que l'on peut utiliser, construire, détruire.
6 La ville est encore une mosaïque composée et modifiée sans cesse par des millions de petites actions quotidiennes. Nous ne pourrions jamais toutes les connaître – ne serait-ce que parce que nous les modifions en les observant – mais nous pouvons en saisir des essaims qui traversent l’expérience de l’autre parce que cette expérience, dans la durée du dialogue, devient aussi la nôtre.
7 Le parcours initiatique des deux personnages, l’un avec les mots de l’autre, l’un avec l’expérience de l’autre est un parcours qui monte, avec beaucoup de virages étroits, qui doit aborder des descentes dangereuses et qui, enfin, ne donne aucune certitude de se retrouver, à la fin sur une route idéalement plane, ouverte, lumineuse : c’est donc un parcours dont il faut assumer le risque.
8 Pendant le voyage à la re-découverte – étroitement liée à la re-cherche – de la réalité urbaine, l’expert et le chercheur se sont offert l’un à l’autre, dans un échange profond, comprenant des mécanismes conscients et inconscients, les résultats de leurs observations et de leurs sentiments. Non seulement tous les deux ont été changés par l’expérience, mais l’objet même de la recherche a été éclairé d'une lumière différente, comme après une tempête qui dégage l’horizon et nous montre des détails qui avaient toujours été là mais qui avaient été cachés « par le préjugé opaque du brouillard ».
9 Dans leur vagabondage, la richesse et la complexité des sollicitations qui naissent de la ville, plutôt qu'un penchant pour l’éclectisme, les a poussés à traverser les différentes régions des signes et des significations : la mémoire et le rêve, l’architecture et la forme urbaine, l’imagination sociologique et la réflexion philosophique, la musique et les arts, la poésie et la narration.
10 Des traces de ce parcours sont lisibles dans les incipit des chapitres qui forment, à leur tour, un petit labyrinthe où, celui qui le veut peut se retrouver ou trouver les points de repère d’émotions partagées et partageables. Ces citations ne sont pas descriptives mais métaphoriques, allusives : elles ne se présentent pas comme des tableaux dans une galerie d’exposition mais comme des indices dans un film d’action.
11 Si on accepte l’idée que la ville peut être lue comme un livre, chacun peut le feuilleter selon ses intérêts, ses attitudes, sa sensibilité. Le lecteur – curieux ou utilisateur de la recherche sociologique – est impliqué volontairement, comme volontaire a été la décision de ne pas séparer les rôles de l’« expert » et du « chercheur », en les considérant comme faisant parties d’une même expérience sociale dont le but est l'interprétation. L’interviewé – pendant le déroulement de l’enquête – n’a pas été l’objet de la recherche mais un sujet autre et le vrai but du travail a été, en même temps, la lecture sociologique de la ville et la lecture de l’interaction entre les deux sujets et de leur regard conjoint qui modifie la lecture de l’urbain.
12 Il ne s’agît donc pas d’un expérimentation comme Alfredo Mela le souligne, mais d’une expérience sociologique : il n’y a rien dans ce travail de la présupposée neutralité d’un laboratoire, bien qu’il y ait évidemment un choix méthodologique précis, des procédures d’enquête et un background de références conceptuelles qui ont leur racines, entre autre, dans Simmel et Weber, en Benjamin et Baudrillard, en Goffman et Sennet, en Augé et Giddens. Mais les auteurs ont accepté de se mettre en jeu comme analystes, comme personnes et comme personnages, en utilisant, dans leur démarche, les effets de la serendipity – de la découverte casuelle – dont la ville est le scénario privilégé.
13 Antida GAZZOLA
HUNTINGTON Samuel, Qui sommes-nous ?, Odile Jacob, 2004, 400 p.
Une pensée devenue nationaliste et apeurée
14 Voilà quarante ans que Samuel Huntington est un politiste américain majeur. Ceux qui ont lu ses excellents travaux sur l’importance des processus d’institutionnalisation dans le développement politique [1] voient le chemin, inquiétant, parcouru par l’auteur. Alors qu’il a bâti l’essentiel de son œuvre sur l’étude des mécanismes politiques, Huntington doit d’être devenu connu du grand public par son célèbre Choc des civilisations [2] », analyse culturaliste où il avançait l’hypothèse d’une recomposition prochaine des alliances géopolitiques dans le cadre polémogène de grands blocs civilisationnels, le monde occidental, le monde islamique, le monde confucéen, etc. Ses théories avaient déjà entraîné des polémiques quant à la nature un peu simpliste de ses recoupements. La dernière guerre en Irak lui a d’ailleurs donné tort. Et si certains acteurs comme Mrs Bush et Ben Laden essaient de lui donner raison, d’autres comme l’Europe ou les dirigeants modérés au pouvoir dans le monde arabe arrivent à lui donner tort. Dans son dernier ouvrage que nous présentons ici, sur l’identité états-unienne, nous pouvons voir où le mène cette perception de la politique dans un cadre national : au nationalisme culturel et à la peur de l’étranger.
15 La matière et les données sont globalement de bonne qualité. Huntington propose beaucoup de statistiques parlantes. D’un point de vue scientifique, on s’étonnera quand même du recours fréquent aux citations de passants et de citoyens lambda issues de micros-trottoirs journalistiques. Mais comme dans son opus précédent, l’apport théorique est faible. Celui qui était jadis un producteur de concepts sophistiqués et efficaces ne produit plus que peu d’idées nouvelles. Ici tout tient autour d’une différentiation, pour comprendre cette identité US, entre la saillance et la substance. La première signifie l’importance que les citoyens de ce pays apportent à leur identité nationale par rapport à leurs nombreuses autres identités. La seconde désigne ce qu’ils ont en commun et qui les différencie d’autres peuples. Soit. Là où cela commence à devenir gênant, c’est lorsque l’auteur nous explique que l’on est un Américain dangereux si l’on n’a pas beaucoup des deux. Deux ennemis en effet menacent pour lui l’identité américaine, les cultures infranationales et la culture transnationale.
16 Les premières sont le produit du multiculturalisme traditionnel américain depuis les années soixante pour culminer dans ces dénominations composites que sont les afro-américains, hispano-américains ou asio-américains. Si le multiculturalisme est porteur de sérieux questionnements et de vrais risques, le procès fait par Huntington est uniquement à charge, en particulier pour les hispaniques. En même temps, il a l’honnêteté de présenter clairement son idéologie de départ. Il écrit que ce livre « a été influencé par mon désir patriotique de trouver un sens et de la noblesse dans le passé de l’Amérique et dans son avenir [3]» et plus loin que « cet ouvrage, je tiens à le préciser, vise à défendre l’importance de la culture anglo-protestante [4] ». C’est dit. La domination wasp [5] doit perdurer, le métissage culturel est un danger pour l’identité.
17 La seconde, la culture transnationale, est l’autre grande menace. Elle intoxique « les élites » et « l’establishment » cosmopolites qui, l’auteur le regrette, détiennent le contrôle des médias et des grandes entreprises. Les « âmes mortes ou mourantes » comme les appelle Huntington, « ne sont encore que peu nombreuses, mais elles progressent parmi les élites des professions économiques, libérales, intellectuelles et universitaires américaines. Dotés, selon les termes de Scott, “de titres de pouvoir et de richesses”, ces hommes entretiennent également des liens de plus en plus distendus avec la nation américaine [6] ». Ils ont ainsi les moyens de s’opposer à la bonne volonté du peuple qui lui veut plus de nationalisme.
18 L’outil de ce retour à plus de nationalisme est la religion : « Pratiquement tous les peuples du monde, hormis ceux d’Europe de l’Ouest, se tourne vers la religion comme vers un guide, une source de réconfort et un facteur d’identité [7]. » On notera que l’auteur ne semble pas remarquer la contradiction qu’il y a à, d’un côté, critiquer le multiculturalisme, dont la différence de religion est un moteur, et de l’autre voir dans le plus de religiosité la source d’une refondation de l’identité nationale. À moins qu’il pense ce retour au religieux dans le simple cadre du protestantisme, ce qui n’est cependant pas expressément écrit.
19 Si ce genre de discours était tenu en Europe, son auteur serait immédiatement, et peut-être pas à tort, placé à l’extrême droite du spectre de la pensée politique. Il ne s’agit pas ici de qualifier Huntington d’extrémiste de droite. Ce serait injuste. Mais de voir que la figure du juif est une figure parmi d’autre d’un archétype plus vaste qui est celui du cosmopolite. Et c’est bien cette « cosmopolitophobie » qui imprègne la vision apeurée de notre auteur.
20 Le livre conclut sur le nouvel ennemi des États-Unis après la chute du bloc soviétique. Sans surprise, il s’agit évidemment de l’islam politique. L’ombre du 11 septembre 2001 pèse sur ce Qui sommes-nous. Il y est fait référence des dizaines de fois. L’idéologie nationaliste commence à gangrener un des derniers sanctuaires de la liberté américaine qu’était sa pensée intellectuelle. Nul besoin de commissaire politique à la soviétique, l’air du temps suffit.
Notes
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[1]
Huntington S., « Political development and political decay », World Politics, XVII, 3, avril 1965, p. 386-430.
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Huntington S., Le choc des civilisations, Odile Jacob, 1997
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[3]
Huntington S., Qui sommes-nous ?, Odile Jacob, 2004, p. 11
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[4]
Ibid.
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[5]
WASP : White Anglo-Saxon Protestant
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[6]
Huntington S., Op.cit., p 260
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[7]
Huntington S., Op.cit., p 26
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Chargé d’enseignement à l’université Paris-V - Sorbonne, chercheur au CEAQ