Notes
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Études littéraires, UQAM.
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[1]
Cet article a été rédigé dans le cadre de l’if, l’équipe de recherche sur l’imaginaire de la fin, du département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal; la recherche a été favorisée par une subvention de soutien pour équipe des Fonds FCAR. Je remercie Anne Élaine Cliche et Jean-François Chassay pour leur collabo- ration. L’if possède un site internet consacré aux manifestations de l’imaginaire de la fin, dont l’adresse est : www. er. uqam. ca/ nobel/ imagifin/ index. htm.
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[2]
Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
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[3]
Mircea Éliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963.
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[4]
Claudine Tiercelin, La pensée-signe. Études sur C.S. Peirce, Nîmes, Éditions Jac- queline Chambon, 1993.
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[5]
Le problème de la distension de l’esprit confronté au temps est au centre des trois tomes de Temps et récit de Paul Ricœur (Paris, Seuil). Frank Kermode décrit cette distension en des termes voisins : « Nous réussissons à appréhender le passé comme un livre ou un psaume que nous avons lu ou récité, et à appréhender le présent comme un livre dont les sceaux sont sur le point d’être décachetés ; et la seule facon de le faire est de projeter les peurs, les prévisions et les inférences du passé vers le futur. Saint Augustin a décrit cette situation dans ses Confessions. Ces moments que nous nommons des crises sont des fins et des commencements. Nous sommes prêts, par conséquent, à accepter toutes les évidences que les nôtres sont de véritables fins, de véritables commencements. » (The Sense of an Ending, Oxford, Oxfors U.P., 1966, p. 97.) Je traduis, comme pour toutes les autres citations anglaises.
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[6]
Michael Drosnin, La Bible : le code secret, Paris, Laffont, 1997. Lire aussi de Jeffrey Satinover, Cracking the Bible Code, New York, William Morrow, 1997.
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[7]
Les Témoins de Jéhovah, par exemple, l’ont prophétisée de nombreuses fois, depuis leur création en 1870, utilisant à chaque fois comme base de leurs calculs des textes de la Bible. Ils l’ont ainsi annoncée pour 1874, 1878, 1881, 1910, 1914, 1918, 1925, 1975, 1984, pour devoir ensuite se rétracter, de sorte que maintenant leur politique est de ne plus donner de date. La plupart des groupes adventistes trouvent leur racine chez les millerites, mouvement actif aux États-Unis au XIXe siècle, dont les Témoins de Jéhovah et l’Église adventiste du septième jour, qui compte à elle seule plus de sept millions de membres, répartis en trente deux milles congrégations. Lire à ce sujet l’essai de Russel Chandler, Doomsday. The End of the World — A View Through Time, Ann Harbor, Servant Publications,1993.
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[8]
D’autres, pourtant, et pas les moindres, y ont cru. Ronald Reagan, l’ancien président des États-Unis, était certain que l’apocalypse surviendrait pendant son mandat. En
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[9]
Je développe quelques éléments permettant de penser l’illisibilité dans un cadre sé- miotique, dans « Presbytère, hiéroglyphes et dernier mot. Pour une définition de l’illisibilité », La lecture littéraire, Klincksieck, n° 3, janvier 1999, pp. 205-228.
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[10]
À ce jeu, en fait, deux scénarios doivent être envisagés, qui dépendent des intérêts du sujet en jeu. Si l’ordre menacé est à l’avantage de ce sujet, l’action cherche à annuler ou à reporter cette fin, et, s’il est impossible de l’annuler ou de la reporter, à assurer sa survie, sa permanence dans le monde nouveau. Par contre, si l’ordre menacé n’est pas à l’avantage de ce sujet, l’action consiste alors à l’anticiper et à la provoquer, et à se préparer pour le nouveau monde.
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[11]
Hal Lindsey, The Late Great Planet Earth, Bantam Books, 1980. Parmi ses autres titres, on retrouve Satan Is Alive and Well on Planet Earth, Bantam Books, 1974, The Liberation of Planet Earth, Zondervan, 1974, etc., tous construits sur le même principe, les mêmes stratégies argumentatives. Stratégies que l’on retrouve à l’œuvre chez de nombreux millénaristes. Yvon Lepage cite, dans La fin est proche ?, l’exemple d’un dénommé Régimbald qui déclare bien simplement : « Suivez les événements internationaux et ce qui se passe à Jérusalem. Prenez de l’autre main votre Apoca- lypse. Moi, c’est ce que je fais. Je prends mon Apocalypse d’une main, puis le Time Magazine de l’autre. C’est drôle… Tout est écrit. » (Montréal, Fides, 1987, p. 26.)
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[12]
Hal Lindsey, Blood Moon, Palos Verdes, Western Front Publishing, 1996, pp. 2-3.
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[13]
John Leslie fait un survol des divers scénarios « scientifiques » de fin du monde, dans The End of the World. The Science and Ethics of Human Extinction, Londres et New York, Routledge, 1996.
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[14]
Frank Kermode, The Sense of an Ending, op. cit.; David Ketterer, New Worlds for Old : The Apocalyptic Imagination, Science Fiction and American Literature, Garden City, NY, Anchor Press, 1974 ; Walter W. Wagar, Terminal Visions, Bloomington, Indiana U. P., 1982 ; Douglas Robinson, American Apocalypse : The Image of the End of the World in American Fiction, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1985 ; Joseph Dewey, In a Dark time : The Apocalyptic Temper in the American Novel of the Nuclear Age, West Lafayette IND, Purdue U. P., 1990 ; Stephen O’Leary, Arguing the apocalypse : A Theory of Millenial Rhetoric, NY, Oxford U. P., 1994 ; Richard Dellamora, Postmodern Apocalypse : Theory and Cultural Practice at the End, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1995.
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[15]
Lindsey n’est pas le seul à faire de ces fictions à diffraction minimale. On pourrait même croire qu’il a tenté, avec Blood Moon, de s’introduire dans un créneau déjà bien exploité. Ainsi, Time LaHaye et Jerry B. Jenkins ont déjà fait paraître cinq titres de leur série Left Fehind, qui repose sur un scénario apocalyptique simpliste et cal- qué sur les événements de la prophétie de Jean : Left Behind. A Novel of the Earth’s Last Days (Wheaton, Tyndale House Publishers, 1995), Tribulation Force. The Continuing Drama of Those Left Behind (Wheaton, Tyndale House Publishers, 1996), Nicolae. The Rise of Antichrist (Wheaton, Tyndale House Publishers, 1997), Soul Harvest. The World Takes Side (Wheaton, Tyndale House Publishers, 1998), Appolyon. The Destroyer is Unleashed (Wheaton, Tyndale House Publishers, 1999). Un sixième est annoncé, Assassins. Une autre série de ces auteurs porte sur les enfants, Left Behind : The Kids: The Vanishings, Second Chance, Through the Flames, Facing the Future, chez le même éditeur. Ces auteurs ne sont pas les seuls à offrir des séries sur le principe de l’apocalypse. Paul Meier en a commencé une (The Third Millenium, Nashville, Thomas Nelson, 1993), qu’il poursuit avec Rober Wise (The Fourth Millenium. The Sequel, Nashville, Thomas Nelson, 1996 ; Beyond the Millenium, Nashville, Thomas Nelson, 1998). D’autres romans récents jouent sur cet intertexte biblique, quelquefois même sur un mode satirique, dont le Messi@ h de Andrei Codrescu (New York, Simon & Schuster, 1999).
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[16]
Le titre français de ce roman, Le voyage d’Anna Blume, modifie d’ailleurs sensible- ment cette lecture. Ce n’est plus le chronotope apocalyptique qui est posé, mais la référence artistique et dadaïste et l’intertextualité au poème et à l’œuvre de Kurt Schwitters. Les citations proviendront de la traduction française, publiée chez Actes Sud (Arles, 1989). L’original a paru chez Viking Penguin (1987).
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[17]
J’exploite le concept de musement, défini par Peirce, dans Lecture littéraire et explorations en littérature américaine, Montréal, XYZ éditeur, coll. Théorie et litté- rature, 1998, pp. 105 et passim.
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[18]
Cette langue réifiée, devenue aussi lourde et inutile qu’une pierre, une masse opaque qui ne laisse passer ni le regard ni le sens, était d’ailleurs un des leitmotive de la poésie de Paul Auster, poésie qui explorait les limites du langage, de le parole, de la vie et de la mort, de la fin d’un monde. Je pense entre autres à la série des « Dissapearances » (Ground Work, Londres et Boston, Faber & Faber, 1990).
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[19]
Adam Parfrey (éd.), Apocalypse Culture, Venice (Ca), Feral House, 1990 (1987).
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[20]
Il manque à l’essai de Parfrey une troisième partie, qui est sûrement en train de s’écrire, sur la présence de cette culture apocalyptique sur l’Internet. Les sites y abon- dent et la toile du World Wide Web apparaît en effet comme le médium par excel- lence de diffusion de ces discours millénaristes et de fin du monde. C’est que l’Internet permet justement à des communautés virtuelles telles que cette culture apocalyptique de se déployer, car ce sont des groupes qui n’ont d’autre forme de cohésion que les discours qui les rassemblent.
It is a peculiarity of the imagination that it is always at the end of an era.
L’imaginaire de la fin [1]
1 L’imaginaire occidental contemporain est imprégné de la pensée de la fin. L’an 2000 s’inscrit, pour les tenants d’une pensée eschatologique, dans une logique de l’apocalypse, qui est à la fois dévoilement et catastrophe. Cette interprétation trouve un écho dans les discours alarmistes de toutes sortes qui s’alimentent, au gré de l’actualité, de développements scientifiques inquiétants, de catastrophes médicales, écologiques et planétaires, d’impasses collectives, sociales et privées, d’une résurgence des sectes et des religions. Quand ce n’est pas l’histoire ou les idéologies qui sont réputées finies [2], c’est la littérature ou le roman, la musique, la peinture, le livre ou l’imprimé, la culture, l’auteur qui sont déclarés morts, après l’homme, après Dieu.
2 Siècle transitoire s’il en est un, écartelé entre un troisième millénaire et le dix-neuvième siècle, dont la fin a été notable, le vingtième siècle s’est fait de cet imaginaire une spécialité, avec ses deux Guerres mondiales, la Shoah, qui a marqué l’invention d’une véritable industrie de la mort, la menace toujours présente d’une catastrophe nucléaire, les dangers croissants d’une pollution qui a atteint des degrés de toxicité inquiétants, d’une surpopulation toujours en expansion, la fin de la guerre froide, la crainte d’envahisseurs de toutes sortes, etc. Pourtant, cet imaginaire n’est ni nouveau ni spontané, et encore moins homogène. Ses lieux sont multiples et l’espace qu’il occupe est, pour les uns, central, par le caractère essentiel des mythes d’origine et de fin du monde [3], et pour les autres, périphérique, constitué de discours marginaux et sectaires, d’aliénations et de persécutions. La fin qu’il met en scène est tantôt celle du monde, tantôt celle d’un monde, d’une tradition, d’une pratique. Cela fait partie de sa définition d’impliquer un antécédent. La fin est toujours celle d’un ordre préexistant, d’un procès dont la durée est bousculée.
3 Parler d’imaginaire implique, en effet, que la fin doit être conçue avant tout comme une pensée, au sens où, avec Peirce, on peut parler d’une penséesigne [4]. Certains discours, on le sait, l’inscrivent comme un événement : la planète frappée par un astéroïde ou détruite par une bombe atomique, la contamination par un virus décimant la population entière, la pollution détruisant l’équilibre du vivant, ou simplement la mort d’un être. Mais, quoi qu’il en soit de son actualité, de son avènement dans un réel toujours proche, cet événement ne devient signifiant qu’intégré à une pensée, à un imaginaire, où anticipation, rappel et expérience s’imbriquent. La fin est cet objet de la pensée que des discours ou des pratiques interprétatives tentent de cerner, de dépasser ou simplement d’exorciser. Elle participe à un processus sémiotique, qui amène l’esprit à se distendre dans une triple temporalité, essentielle à toute narrativisation : elle est une menace perçue au présent d’un événement futur qui met un terme à ce qui a précédé et dont l’imminence est accréditée par des sources passées [5]. Ces sources, qui jouent le rôle de textes fondateurs, sont l’Apocalypse de Jean et les textes des prophètes de la Bible, dont Isaïe, Ézechiel, Sophonie, Daniel, quand ce n’est pas la Torah tout entière, devenue un code secret qui permet, par des opérations mathématiques complexes faites par ordinateur, d’anticiper sur les événements à venir [6].
4 La plupart des religions et des sectes qui prophétisent la fin se servent de ces textes fondateurs comme source, que ce soient les Témoins de Jéhovah, ou l’Église adventiste du septième jour. Ils en font une lecture littérale, qui leur permet non seulement d’affirmer que la fin viendra, mais la date exacte de l’événement [7]. Des sectes, telles Heaven’s Gate ou les Branch Davidians de David Koresh, font aussi de ces textes fondateurs la base de leurs doctrines et prophéties. Les Branch Davidians ont vécu d’ailleurs leur fin, lors du siège de leur camp à Waco au Texas. Ils ont péri dans l’incendie provoqué par une attaque des autorités américaines, mais cet incendie répondait parfaitement au discours de Koresh, qui était d’inspiration apocalyptique. Une des conditions de sa reddition aux autorités fédérales était la diffusion radiophonique de son commentaire de l’Apocalypse de Jean, condition qui n’a pas été remplie, avec les conséquences que l’on sait. Koresh se prenait pour un messie, ce que son nom indique, lequel est le nom hébreu donné au roi Cyrus, qui a permis aux Juifs exilés à Babylone de retourner chez eux et qui était considéré comme un roi-messie.
5 Cette croyance au millénarisme apparaît peut-être marginale, les principales religions de l’Occident ayant abandonné cette ligne de pensée depuis Saint Augustin, mais un livre comme The Late Great Planet Earth de Hal Lindsey, sur lequel je reviendrai et qui fait de l’Apocalypse son texte fondateur et les événements qui y sont décrits, un véritable scénario, peut se vanter d’être le troisième livre le plus vendu en Occident, après la Bible et le Coran. Si cet imaginaire est diffus, présent avant tout dans les marges de nos sociétés, il y est malgré tout bien ancré. Nous en avons tous entendu parler, même si nous n’y avons donné aucun crédit [8]. Ils constituent même, pour certains,une culture en soi. J’y reviendrai en conclusion.
Les sémiotiques apocalyptiques
6 Tout autant qu’un objet, qui sert à masquer le vide ouvert par sa seule possibilité, la fin apparaît comme une hypothèse interprétative. Elle sert à comprendre, à interpréter le monde, un monde du moins dont les signes ne s’interprètent pas d’emblée, et à lui fournir une direction, un sens, même si c’est celui négatif de sa clôture. La fin permet de lire ce qui normalement reste illisible, à savoir le futur ou le proche avenir, et ce qu’il en est de la destinée humaine. En fait, la fin est un principe de lisibilité [9]. Elle est une règle d’interprétation qui permet à l’activité sémiotique de se déployer de façon dynamique et donne lieu à ce qu’on peut nommer une sémiotique apocalyptique.
7 Comme principe de lisibilité, la fin permet de comprendre le présent comme signe de l’avenir, qui s’impose alors comme son indispensable interprétant. Ce qui se déroule sous nos yeux ne se comprend pas en soi, mais dans la perspective d’une destinée sur le point de se réaliser. Seule façon peut-être de rendre ce présent acceptable, de lui donner une signification qui dépasse la contingence. Face à la persécution, à l’exil ou à l’humiliation, elle apparaît comme ce lieu de la sanction et de la rétribution. Là où les torts sont réparés.
8 En contexte religieux, cette lecture d’un monde porteur des signes de sa fin apparaît dans le cadre d’une activité prophétique, qui lie sémiotique et éthique. La fin approche, le monde en est le signe, il faut agir en conséquence. Les signes découverts sont l’occasion d’un appel à l’action. Mais à quoi sert-il de prophétiser une telle fin ? À assurer évidemment son autorité, afin d’imposer des conduites et de fidéliser sa communauté d’adeptes. Et s’il y a une autorité à sauvegarder, c’est bien parce que la fin en question n’est jamais qu’une transition, une étape dans un processus et l’occasion d’un renouvellement. La fin d’un monde est le début d’un autre, qui vient le remplacer. Elle est donc un passage, une frontière qu’il s’agit à la fois de savoir habiter et de traverser. Annoncer la fin n’implique pas que tout soit perdu, au contraire, c’est affirmer que seuls les justes seront sauvés. La fin est donc un argument, voire un argument d’autorité, et son 1971, il voyait même, dans les agissements de la Lybie, un signe que le jour de l’Armagueddon n’était plus loin (The Millenium Myth de Michael Grosso, Wheaton (IL), Quest Books, 1994, p. 8). En fait, face à cet imaginaire eschatologique et à sa persistance dans nos sociétés, il faut distinguer deux formes d’adhésion, deux types de communautés qui subissent ses effets différemment, à savoir des communautés d’adeptes et des communautés de passage. Pour les premières, cet imaginaire est accepté d’emblée, il est le seul cadre de référence, la vérité. Ses adeptes se retrouvent dans les sectes et les mouvements millénaristes, apocalyptiques, etc. Les communautés de passage sont constituées, elles, des lecteurs de fictions eschatologiques et de tous ceux qui croisent sporadiquement cet imaginaire et pour qui il constitue un élément parmi d’autres du paysage culturel. annonce est l’affirmation d’une situation de crise. Or, la crise, c’est ce qui requiert une action. Un agir, qui consiste à survivre à la fin, à s’y préparer et à assurer sa permanence dans le passage à un nouvel ordre [10]. Mais surtout, et avant tout, un acte sémiotique, qui consiste à identifier les signes de la fin, afin d’en tirer les inférences qui s’imposent. La pensée de la fin suscite une intensification de l’activité sémiotique : recherche de signes et d’indices, mises en relation, interprétations multiples, exégèse, etc. C’est à ce titre qu’elle s’impose non seulement comme un objet et un prétexte à l’action, mais encore un principe de lisibilité.
9 La logique est simple. Il faut poser la fin pour en reconnaître les signes. Il faut faire l’hypothèse qu’elle est sur le point d’advenir pour en rechercher les indices. Comment comprendre ce que nous avons sous les yeux et qui apparaît initialement insaisissable, inaccessible, voire illisible sinon en faisant des inférences, en établissant des mécanismes d’anticipation, des scénarios qui viendront donner une certaine cohérence aux événements interprétés ? C’est que la fin, pour devenir principe de lisibilité, ne doit pas être un vague concept, une idée générale, mais se déployer en une structure stable et aisée à manipuler. À ce titre, les textes de la Bible, ceux des prophètes de l’ancien testament, celui essentiel de l’Apocalypse de Jean jouent le rôle de pierre de Rosette dans ces entreprises de déchiffrement d’un monde opaque comme des hiéroglyphes. Devenus fondement d’une hypothèse interprétative, ces écrits ne sont plus perçus comme des allégories, leur portée ne se limite pas à leur contexte initial d’écriture et de lecture, ils apparaissent au contraire comme des systèmes explicatifs, une façon de comprendre le monde, de l’interpréter et de lui donner un sens. Ils sont pris au premier degré comme des lois qui s’appliquent à notre monde, directement. La séquence d’événements de l’Apocalypse, par exemple, n’a pas valeur d’illustration, elle s’impose plutôt comme un script, tel que le définissent les sciences cognitives, une séquence fixe d’événements permettant de reconnaître des situations et d’anticiper leur déroulement et leur fin. Ces textes agissent comme savoirs dûment constitués, comme opérateurs d’interprétation et, par la suite, de lisibilité. Leur utilisation repose, par contre, sur un renversement des conventions habituelles de nos régies de lecture, qui font prendre des discours allégoriques d’un point de vue littéral et, inversement, des discours d’usage d’un point de vue symbolique.
10 Les stratégies argumentatives de Hal Lindsey, par exemple, dans The Late Great Planet Earth reposent sur cette règle simple d’une correspondance directe entre les événements de l’Apocalypse et ceux de notre quotidien, correspondance qui permet aux uns évidemment d’expliquer les autres [11]. Le quotidien y est allégorisé et la prophétie littéralisée. La Bible, dit-il, permet de savoir ce qui se passe actuellement, avec la même exactitude qu’autrefois. Les prophètes qui avaient annoncé avec justesse la venue du Messie ont aussi prophétisé son retour. S’ils ont eu raison la première fois, pourquoi se tromperaient-ils la seconde ? D’autant plus que tous les signes pointent dans la même direction, celle d’une fin imminente de notre monde. Pouvons-nous commettre l’erreur, dit l’auteur, de ne pas prendre ces prophètes au sérieux ? De ne pas appliquer leurs prédictions à notre situation, sachant que leur exactitude est garantie par la parole de Dieu ? Ces prédictions sont, pour lui, des vérités en devenir. Leur validité peut être démontrée par une présentation d’événements mondiaux dont la seule explication est leur rattachement à la logique du retour du Christ. Le premier de ces événements est la création d’Israël. Elle est un signe prophétique de l’imminence du retour du Messie et la preuve que nous sommes entrés dans la période de sept années dont l’apothéose ne peut être que le retour du Christ. Attestée par une kyrielle de références, les unes à des fragments de prophéties trouvés chez Matthieu, Ézéchiel ou Zacharie, les autres à des extraits d’exégèses passées, extraits toujours sommaires, pris hors contexte et littéralisés, la création de l’État d’Israël ouvre la voie à des correspondances qui, toutes, confirment l’inéluctable, notre arrivée à la fin des temps. Et, une fois cette hypothèse posée, tout sert de preuve à sa démonstration : la Russie, qui joue le rôle de Gog, le monde arabe, le « péril jaune », la prééminence renouvelée de Rome, d’autant plus fausse qu’elle repose sur un dictateur, un Antéchrist, la ré-émergence d’une Babylone toujours impie, l’éclatement prochain d’une troisième guerre mondiale. Lindsey lit, à la lumière des prophéties, le monde qui de ce fait devient d’une transparence éclatante. Et il a le dernier mot sur tout. Le retour d’Israël en Palestine est une première étape qui autorise à rechercher activement les suivantes : la reconquête de Jérusalem, l’ascension des croyants et des justes, les sept ans de tribulations, le reconstruction du Temple, la prise de pouvoir de l’Antéchrist, le culte qui lui est rendu, la bataille de l’Armagueddon, le retour victorieux du Messie et ainsi de suite. Les faits se tordent aisément pour prendre leur place dans le tableau et offrir au lecteur une preuve de sa justesse.
11 Grâce au coup de force de la fin et de son imaginaire, et sous les coups de masse d’une rhétorique opportuniste, le monde est devenu enfin lisible. Si le livre de Lindsey s’ouvre sur un constat, l’illisibilité du monde et le besoin de plus en plus pressant d’une voyance capable d’en déchiffrer la lettre, il se clôt sur un appel à l’observation. Les consignes du dernier chapitre sont claires : il faut rechercher les signes de la fin, garder ses yeux sur les événements mondiaux, qui deviennent éloquents, évidemment, dès qu’un regard informé les saisit pour ce qu’ils sont. Au lecteur, maintenant rompu aux arcanes des prophéties apocalyptiques, de scruter le monde et d’y trouver les signes de la vérité.
Les poétiques apocalyptiques
12 Non content de diffuser ses interprétations millénaristes sous forme de sermons et d’exégèses pseudo-philologiques, Lindsey s’est même mis à la fiction, faisant publier en 1996 un premier roman, Blood Moon. La sémiotique apocalyptique laisse la place à une poétique apocalyptique. Ce choix d’un nouveau genre, explique Lindsey en introduction, n’implique pas un abandon de sa mission principale, mais l’ajout d’une nouvelle corde à son arc, soit l’utilisation du narratif à des fins argumentatives. Comme il le dit lui-même :
Ce que j’essayais de faire dans mes autres livres était simplement d’illustrer comment les principaux événements prophétiques se réalisent devant nos yeux. On les voit se déployer à la une de nos journaux. On les voit se déployer aux nouvelles du soir. (…) Bien que ce soit ma voie privilégiée, il y a des faiblesses à cette approche. Malgré la prépondérance des évidences, il reste des sceptiques qui ne croient pas que nous vivons au temps des derniers jours. Ils ont de la difficulté à se convaincre que les prédictions sensationnelles de la Bible sont en train de se réaliser dans notre monde moderne et rationnel.
Et quels sont les principaux événements ?
– Le monde entier sera séduit, terrifié ou soumis à accepter un chef politique mondial, de même qu’un système religieux mondial, gouvernant initialement depuis Rome, puis depuis Jérusalem.
– Ce leader charismatique mondial va hypnotiser la population, faisant des « miracles ». Lui-même sera ressuscité des morts et il réglera en apparence la plupart des graves problèmes mondiaux.
[…] – Plus de la moitié de la population mondiale mourra de la guerre, de la maladie et des désastres naturels.
– Les croyants connaîtront une persécution sans précédent.
Quelle que soit l’importance de l’imagination du lecteur, il n’est pas surprenant qu’il y ait des sceptiques. Après tout, cela en fait beaucoup à avaler – surtout pour ceux qui ne sont pas familiers avec l’incroyable exactitude des prophéties de la Bible dans l’Histoire. Aussi la raison de ce roman prophétique est d’offrir un tel scénario hypothétique. C’est mon intention avec Blood Moon [12].
14 Le scénario utilisé par Lindsey est inscrit explicitement dans cette introduction (je n’ai reproduit que quatre des neuf entrées). Les événements énumérés sont bel et bien ceux que le lecteur retrouve dans le roman, à peine maquillés. Les premiers chapitres jouent même la carte du renversement et de l’aplatissement du littéral et de l’allégorique. D’un chapitre à l’autre, nous passons des temps bibliques, présentés de façon réaliste avec mises en situation, dialogues et interprétations psychologiques, à un monde à peine fictionnalisé par une anticipation de quelques années (le chronotope est l’an 2007). Gianfranco Carlo, l’Antéchrist, prend le pouvoir, avec l’aide du pape et du Premier ministre de l’État d’Israël, pouvoirs corrompus s’il en est dans l’esprit de Lindsey, mais heureusement, les bons chrétiens veillent au grain et le vrai Christ apparaît pour rétablir l’équilibre et imposer son royaume au monde resté fidèle.
15 Les poétiques apocalyptiques sont rarement aussi crues dans leur application des scénarios de fin du monde. Mais il faut dire qu’elles ne cherchent pas à persuader, par des moyens détournés, de la vérité de ce qui est représenté. La littérature n’a pas pour objet de convaincre, sauf peut-être de la vraisemblance de son univers. Cela ne veut pas dire que des scénarios plus ou moins convenus ne sont pas utilisés comme canevas, mais plutôt que leur présence est la plus diffuse possible. Toute mise en intrigue qui se respecte requiert que les événements qui en constituent la trame ne deviennent un tout qu’à la fin. Si la configuration narrative apparaît trop rapidement dans sa totalité, c’est toute la structure d’attente, qui est le fondement même de l’attention du lecteur, qui s’écrase et avec elle l’intérêt du récit. Hal Lindsey contrevient de façon explicite à cette loi du récit, en donnant en introduction à Blood Moon les éléments qui en constituent l’intrigue. C’est qu’il ne tient pas, malgré tout, à ce que son livre se lise comme un roman, mais plutôt à ce que son récit se comprenne comme un traité. Les poétiques apocalyptiques se démarquent du fait de leur utilisation de situations et de déroulements d’actions liés à une fin du monde, que celle-ci suive un scénario d’inspiration biblique ou scientifique (astéroïdes, guerres nucléaires, bactériologiques [13], etc.). Elles procèdent par la projection d’un cadre ou d’un chronotope de fin (« endtimes », en anglais), et la perspective y est pré- ou post-apocalyptique, selon que la fin est sur le point d’arriver ou déjà survenue. Ce chronotope se caractérise souvent par une grande confusion sociale ou politique, par des excès de toutes sortes, de la destruction, des morts, une entropie généralisée… Et bien sûr, un renouvellement plus ou moins accéléré. Des travaux comme l’essai de Frank Kermode, qui a ouvert un véritable paradigme dans les études littéraires américaines, et ceux subséquents de David Ketterer, de Walter W. Wagar, de Douglas Robinson, de Joseph Dewey, de Stephen O’Leary, de Richard Dellamora [14], pour ne nommer que ceux-là, ont bien montré, pour les États-Unis du moins, comment l’imaginaire de la fin s’est inscrit en littérature et comment une telle poétique apocalyptique a pu se déployer, depuis les écrits de Mary Shelley (The Last Man, 1826) ou de H.G. Wells (The War of the Worlds, 1898).
16 Les poétiques apocalyptiques se distinguent par le degré de diffraction des composantes des scénarios préétablis qu’elles utilisent, dont la source est habituellement l’Apocalypse. Quand cette diffraction est minimale, comme avec Blood Moon de Lindsey, dont la mise en intrigue respecte une lecture littéralisante des épisodes de l’Apocalypse, on a en main une œuvre stéréotypée et sans grande originalité, qui applique sa recette sans discernement. On s’inscrit dans la répétition, une cohérence déjà déterminée dont les grands principes sont respectés [15].
17 Plus cette diffraction est grande, à l’autre extrême, et plus l’œuvre tend à une véritable esthétique apocalyptique. Un roman comme In the Country of Last Things de Paul Auster, par exemple, s’éloigne des scénarios apocalyptiques traditionnels. Le lieu même de cette fiction est, à n’en pas douter, un chronotope de la fin – ce que dit bien le titre : au pays des toutes dernières choses [16] –, mais le récit qui s’ensuit développe sa propre logique. Il invente des comportements, de nouveaux enjeux, une façon originale de représenter ce temps de la fin, marqué d’abord et avant tout par la confusion. Auster exploite l’instabilité des choses, dont la disparition ne laisse pas intacts les sujets qui la vivent. « Ce sont les dernières choses », dit Anna Blume dès l’incipit.
L’une après l’autre elles s’évanouissent et ne reparaissent jamais. […] Une maison se trouve ici un jour et le lendemain elle a disparu.Une rue où on a marché hier n’est plus là aujourd’hui. Même le climat varie constamment. […] Quand on habite dans la ville, on apprend à ne compter sur rien. On ferme les yeux un instant, on se tourne pour regarder autre chose, et ce qu’on avait devant soi s’est soudainement évanoui. (p. 9)
19 C’est que ce pays des dernières choses ne se déploie pas selon la logique traditionnelle de l’excès et de l’accumulation des événements, selon une ontologie en pleine croissance, exponentielle, faite de l’irruption de nouveaux monstres ou des combats répétés d’anges et de diables, livrés à des luttes aux conséquences toujours plus grandes ; il se déploie plutôt selon une logique de la disparition, de l’épuisement, d’un monde se vidant littéralement de ses objets. Or, cette élimination des choses est vécue de façon absolue. Comme le monde se dépeuple, ce sont les pensées mêmes de ses habitants qui s’épuisent : « Rien ne dure, vois-tu, pas même les pensées qu’on porte en soi. Et il ne faut pas perdre son temps à les rechercher. Lorsqu’une chose est partie, c’est définitivement. » (p. 9) En fait, en se vidant de toutes pièces, le monde se désémiotise. Les objets disparaissent, puis ce sont les mots qui servaient à les décrire et enfin les pensées auxquelles ces derniers renvoyaient. De sorte qu’il ne reste plus à la fin qu’un musement sans attaches, une errance de l’esprit [17].
20 Cette confusion qui s’inscrit à même la langue et son fonctionnement atteste d’un fort degré de diffraction par rapport aux scénarios habituels. Car elle correspond non pas à une reprise d’éléments du contenu de l’écrit de Jean, par exemple, mais de la forme même de cet écrit. Dans les applications simples de scénarios apocalyptiques, la confusion est d’abord et avant tout sociale et événementielle. C’est une confusion attendue dans cette sorte de récits, faite de guerres et de révoltes, de panique et de mouvements de foule. La catastrophe englobe l’humanité entière et elle est présentée comme un événement objectif, sans implications par exemple sur la conscience des sujets, au-delà des manifestations de peur ou de détresse normales en les circonstances. Dans Blood Moon, la seule confusion envisagée porte sur les dimensions géopolitiques, économiques, voire morales des êtres et des clans qui s’opposent. C’est que la confusion recherchée reprend l’architecture complexe des événements de l’Apocalypse, interprétés de façon littérale.
21 Dans In the Country of Last Things, la confusion ne se limite plus à du contenu, à un chronotope marqué par le désordre, mais s’étend à des éléments formels. Elle devient sémiotique, affecte les pensées, ce qu’il y a de plus intime chez les sujets et s’étend jusqu’au langage lui-même, dans ses mécanismes de signification et de désignation. Comment s’inscrit la confusion dans le langage ? Comment jeter le trouble dans la langue, ou faire en sorte que le désordre extérieur de ce monde sur le point de finir ait sa contrepartie intérieure, dans le langage, la faculté de penser et de communiquer ? En procédant à une désémiotisation. En jetant le trouble dans les interprétants, c’est-à-dire en créant le désordre dans cette fonction essentielle du signe qui permet l’attribution d’un objet de pensée à un signe donné. Marquer à même le langage le désordre de la fin revient, en termes sémiotiques, à neutraliser les interprétants requis par toute sémiose. Leur élimination provoque une suppression des attributions et, par suite, un effacement des objets de pensée, de sorte qu’il ne reste plus que des vestiges de mots, des signes coupés des renvois qui les constituent véritablement comme signes. La désémiotisation les transforme en débris inutiles. Résidus de mots qui disent à la fois ce qui manque et ce qui reste malgré tout inaltérable. Nous restons dans du sémiotique, même s’il a été désémiotisé. Les mots ne sont plus des signes, parce qu’ils n’ont plus ni objet ni interprétant, mais ils restent malgré tout, virtuellement, des signes, le fondement nécessaire de toute sémiose. Dans le roman de Paul Auster, de la même façon que la ville se transforme inéluctablement en un amas de ruines, un grand dépotoir nettoyé par les charognards, la langue se jonche de détritus en décomposition, de détritus qui ne seront bientôt plus que poussière de mots, souvenirs ténus. Comme le dit Anna, « ce n’est pas seulement que les choses disparaissent – mais lorsqu’elles sont parties, le souvenir qu’on en avait s’évanouit aussi» (p. 98). Les mots deviennent des objets inutiles, désémiotisés, qui ne renvoient plus à aucun objet de pensée. Le processus est graduel, mais implacable :
Comment parler à quelqu’un d’avions, par exemple, s’il ne sait pas ce qu’est un avion ? C’est un processus lent, mais inéluctable, d’effacement. Les mots ont tendance à durer un peu plus que les choses, mais ils finissent aussi par s’évanouir en même temps que les images qu’ils évoquaient jadis. Des catégories entières d’objets disparaissent – les pots de fleurs, par exemple, ou les filtres de cigarettes, ou les élastiques – et pendant quelque temps, on peut reconnaître ces mots même si on ne peut plus se rappeler ce qu’ils signifient. Mais ensuite, petit à petit, les mots deviennent uniquement des sons, une distribution aléatoire de palatales et de fricatives, une tempête de phonèmes qui tourbillonnent, jusqu’à ce qu’enfin le tout s’effondre en charabia. (p. 99-100)
23 Les mots rabattus à leur sonorité ne renvoient plus à rien, plus rien ne leur est attribué, aucun objet de pensée. Leurs interprétants dissipés dans l’oubli, ils deviennent des choses clivées de ce qui auparavant les identifiait. L’oreille les capte, l’esprit les entend, mais il les enregistre « comme quelque chose d’incompréhensible » (p. 100). Sa propre langue s’embarrasse graduellement de ces épaves, qui entravent la voie, la pensée, de sorte qu’il « devient de plus en plus difficile de communiquer avec qui que ce soit » (p. 100). Pas étonnant que le principal état d’esprit de la narratrice soit la confusion, une mémoire qui ne cesse de défaillir, une compréhension des choses de plus en plus lacunaire. Comment se souvenir de sa propre situation, de son histoire, quand les mots qui la décrivent ne sont plus que des pierres opaques qui ne laissent plus rien filtrer [18] ?
24 Tout comme les autres fléaux, la désémiotisation est un symptôme du désordre annonciateur de la fin. Et son lien à l’Apocalypse est avant tout formel. La désémiotisation est une opération voisine des sémiotiques hermétiques à l’œuvre dans les allégories, genre auquel appartient l’Apocalypse. L’allégorie repose sur une confusion des interprétants d’un signe, telle qu’un texte peut signifier autre chose que ce qu’il dit de prime abord. Le sens du texte se trouve ailleurs que dans les mots qui le constituent, dans un code au-delà du langage, qui relève moins d’une fonction sémiotique que d’une fonction herméneutique, d’où son hermétisme. Son illisibilité, toute relative, sert de révélateur permettant de distinguer les élus, qui savent comment la neutraliser, des damnés. La désémiotisation est à ce titre la reprise, sous forme diffractée, de la sémiotique particulière à l’œuvre dans l’allégorie. Les interprétants ne sont plus simplement brouillés, ils sont effacés, de sorte que l’hermétisme est devenu illisibilité. La diffraction n’est pas répétition, mais reprise, réactualisation. Des procédés peuvent être reconduits, voire poussés à la limite, mais c’est leur singularité qui est à chaque fois sollicitée.
25 La confusion langagière présente chez Auster pointe donc du côté d’un imaginaire de la fin beaucoup plus complexe et vécu ou représenté pour ainsi dire, non pas dans ses phénomènes superficiels, désordres sociaux et politiques, catastrophes et cataclysmes, mais dans ses conséquences intimes. Le désordre de la fin est avant tout un désordre intérieur, un désordre de la pensée et de la parole, d’un sujet dont le rapport au monde est fait d’opacité et de confusion. Le « endtimes » n’est pas qu’un cadre, un monde dans lequel se débattre, mais devient, par une osmose nécessaire, un état d’esprit, un imaginaire.
Pour la fin : la culture apocalyptique
How do you grind a sequel out of the End of the World ?
27 Et si l’Apocalypse n’était plus seulement une sémiotique ou une poétique, mais un mode de vie, une vérité qui n’a plus à être recherchée mais vécue ? Quels en seraient les indices et les symptômes ? Comment se marquerait dans le discours social et dans les comportements le désordre imputable au temps de la fin ?
28 L’idée d’une culture apocalyptique, d’une sémiosphère dont la particularité serait non pas de poser cette fin pour en anticiper les effets, mais d’en intégrer le principe et de la vivre comme réalité, provient d’un livre édité par Adam Parfrey, intitulé justement Apocalypse Culture [19].
29 Répertoire des comportements marginaux, excessifs, apocalyptiques, ce livre se divise en deux parties, dont la première rend compte des symptômes « thanatoxiques » des théologies apocalyptiques, et la seconde regroupe des essais sur la guerre invisible ou sur « les conséquences psychopolitiques des convergences particulières au soubassement de cette culture apocalyptique » (p. 8).
30 Les articles qui se succèdent et qui peignent un portrait halluciné d’une culture dont la marginalité est exacerbée portent tour à tour sur la lycanthropie, la nécrophilie, les psychopathes, la violence sexuelle extrême, les performances aux limites de l’art faites d’épreuves physiques proches du démembrement, les fétichismes, la castration, le masochisme, le satanisme, etc. La seconde partie est faite de délires de conspiration, qui vont des boîtes de céréales et des méfaits de la télévision, jusqu’aux marques de la bête, présentes dans le code-barre, l’eugénique, les complots et les génocides, la technologie satanique, etc. [20] Certains discours sont critiques et rendent compte de délires sectaires et des excès des millénaristes, dont Hal Lindsey… Ils sont présents dans la seconde partie surtout. D’autres, par contre, sont des discours participatifs, qui s’adressent à une communauté d’adeptes. Leur juxtaposition font de Apocalypse Culture un livre hybride, qui marie la connivence et la critique. Cela en fait une œuvre postmoderne, qui projette à la fois son propre univers de référence et les moyens pour en prendre la mesure. Une œuvre qui, en mêlant les genres, en semant à son tour la confusion, le désordre, s’inscrit bel et bien comme une manifestation de la fin des temps. Masi à quoi peut servir une telle démonstration ? Parfrey l’explique en introduction :
Un de mes jeux d’enfance consistait à croire que je pouvais éviter les catastrophes (accidents d’auto, bombes atomiques, etc.), en imaginant le désastre tout en retenant ma respiration. Il est tout à fait possible que Apocalypse Culture soit une excroissance de cette sorte de superstition puérile. Il est important alors de noter que rien dans Apocalypse Culture n’est une fiction ; la réalité s’est moulée en une figure d’une telle intensité fantasmagorique que toute fictionnalisation est devenue super-flue. La forme de l’essai a supplanté le roman comme façon de suggérer la prédominance de la gestalt apocalyptique, et comme talisman le plus apte à repousser le début d’une terreur paralysante. (p. 8)
32 Une réalité plus forte que toute fiction. Une culture plus vraie que toutes les sémiotiques et poétiques imaginées pour en anticiper l’expérience. Nous serions déjà là où nous craignions le plus d’être. Mais une culture aussi qui nous est inoculée en guise de vaccin. Comme si l’expérience de cet univers, transmis à petites doses, un article à la fois, pouvait nous protéger contre son éclosion. De l’imaginaire de la fin à la culture apocalyptique, le pas est franchi. La fin n’est plus un événement dont on doit anticiper la venue, elle est une réalité qu’il faut décrire, afin d’en prendre la mesure. Les feux sont braqués sur tout ce qui dit le désordre inévitable d’un monde sur le point de s’arrêter, tout ce qui confirme l’état de crise. Les marges de la société s’imposent alors comme source de vérité, comme révélateur nécessaire d’un mal qui nous gruge jusqu’à l’épuisement et la disparition. Les pratiques déviantes, les délires de persécution, les formes extrêmes de violence ne sont plus des phénomènes isolés et indépendants les uns des autres, mais des symptômes qui convergent tous vers une même apocalypse. Et ce qu’ils dessinent, ce n’est pas une contre-culture, voire même une culture virtuelle, mais plutôt une anti-culture. Un fantasme devenu principe identitaire.
Notes
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[*]
Études littéraires, UQAM.
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[1]
Cet article a été rédigé dans le cadre de l’if, l’équipe de recherche sur l’imaginaire de la fin, du département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal; la recherche a été favorisée par une subvention de soutien pour équipe des Fonds FCAR. Je remercie Anne Élaine Cliche et Jean-François Chassay pour leur collabo- ration. L’if possède un site internet consacré aux manifestations de l’imaginaire de la fin, dont l’adresse est : www. er. uqam. ca/ nobel/ imagifin/ index. htm.
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[2]
Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
-
[3]
Mircea Éliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963.
-
[4]
Claudine Tiercelin, La pensée-signe. Études sur C.S. Peirce, Nîmes, Éditions Jac- queline Chambon, 1993.
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[5]
Le problème de la distension de l’esprit confronté au temps est au centre des trois tomes de Temps et récit de Paul Ricœur (Paris, Seuil). Frank Kermode décrit cette distension en des termes voisins : « Nous réussissons à appréhender le passé comme un livre ou un psaume que nous avons lu ou récité, et à appréhender le présent comme un livre dont les sceaux sont sur le point d’être décachetés ; et la seule facon de le faire est de projeter les peurs, les prévisions et les inférences du passé vers le futur. Saint Augustin a décrit cette situation dans ses Confessions. Ces moments que nous nommons des crises sont des fins et des commencements. Nous sommes prêts, par conséquent, à accepter toutes les évidences que les nôtres sont de véritables fins, de véritables commencements. » (The Sense of an Ending, Oxford, Oxfors U.P., 1966, p. 97.) Je traduis, comme pour toutes les autres citations anglaises.
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[6]
Michael Drosnin, La Bible : le code secret, Paris, Laffont, 1997. Lire aussi de Jeffrey Satinover, Cracking the Bible Code, New York, William Morrow, 1997.
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[7]
Les Témoins de Jéhovah, par exemple, l’ont prophétisée de nombreuses fois, depuis leur création en 1870, utilisant à chaque fois comme base de leurs calculs des textes de la Bible. Ils l’ont ainsi annoncée pour 1874, 1878, 1881, 1910, 1914, 1918, 1925, 1975, 1984, pour devoir ensuite se rétracter, de sorte que maintenant leur politique est de ne plus donner de date. La plupart des groupes adventistes trouvent leur racine chez les millerites, mouvement actif aux États-Unis au XIXe siècle, dont les Témoins de Jéhovah et l’Église adventiste du septième jour, qui compte à elle seule plus de sept millions de membres, répartis en trente deux milles congrégations. Lire à ce sujet l’essai de Russel Chandler, Doomsday. The End of the World — A View Through Time, Ann Harbor, Servant Publications,1993.
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[8]
D’autres, pourtant, et pas les moindres, y ont cru. Ronald Reagan, l’ancien président des États-Unis, était certain que l’apocalypse surviendrait pendant son mandat. En
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[9]
Je développe quelques éléments permettant de penser l’illisibilité dans un cadre sé- miotique, dans « Presbytère, hiéroglyphes et dernier mot. Pour une définition de l’illisibilité », La lecture littéraire, Klincksieck, n° 3, janvier 1999, pp. 205-228.
-
[10]
À ce jeu, en fait, deux scénarios doivent être envisagés, qui dépendent des intérêts du sujet en jeu. Si l’ordre menacé est à l’avantage de ce sujet, l’action cherche à annuler ou à reporter cette fin, et, s’il est impossible de l’annuler ou de la reporter, à assurer sa survie, sa permanence dans le monde nouveau. Par contre, si l’ordre menacé n’est pas à l’avantage de ce sujet, l’action consiste alors à l’anticiper et à la provoquer, et à se préparer pour le nouveau monde.
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[11]
Hal Lindsey, The Late Great Planet Earth, Bantam Books, 1980. Parmi ses autres titres, on retrouve Satan Is Alive and Well on Planet Earth, Bantam Books, 1974, The Liberation of Planet Earth, Zondervan, 1974, etc., tous construits sur le même principe, les mêmes stratégies argumentatives. Stratégies que l’on retrouve à l’œuvre chez de nombreux millénaristes. Yvon Lepage cite, dans La fin est proche ?, l’exemple d’un dénommé Régimbald qui déclare bien simplement : « Suivez les événements internationaux et ce qui se passe à Jérusalem. Prenez de l’autre main votre Apoca- lypse. Moi, c’est ce que je fais. Je prends mon Apocalypse d’une main, puis le Time Magazine de l’autre. C’est drôle… Tout est écrit. » (Montréal, Fides, 1987, p. 26.)
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[12]
Hal Lindsey, Blood Moon, Palos Verdes, Western Front Publishing, 1996, pp. 2-3.
-
[13]
John Leslie fait un survol des divers scénarios « scientifiques » de fin du monde, dans The End of the World. The Science and Ethics of Human Extinction, Londres et New York, Routledge, 1996.
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[14]
Frank Kermode, The Sense of an Ending, op. cit.; David Ketterer, New Worlds for Old : The Apocalyptic Imagination, Science Fiction and American Literature, Garden City, NY, Anchor Press, 1974 ; Walter W. Wagar, Terminal Visions, Bloomington, Indiana U. P., 1982 ; Douglas Robinson, American Apocalypse : The Image of the End of the World in American Fiction, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1985 ; Joseph Dewey, In a Dark time : The Apocalyptic Temper in the American Novel of the Nuclear Age, West Lafayette IND, Purdue U. P., 1990 ; Stephen O’Leary, Arguing the apocalypse : A Theory of Millenial Rhetoric, NY, Oxford U. P., 1994 ; Richard Dellamora, Postmodern Apocalypse : Theory and Cultural Practice at the End, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1995.
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[15]
Lindsey n’est pas le seul à faire de ces fictions à diffraction minimale. On pourrait même croire qu’il a tenté, avec Blood Moon, de s’introduire dans un créneau déjà bien exploité. Ainsi, Time LaHaye et Jerry B. Jenkins ont déjà fait paraître cinq titres de leur série Left Fehind, qui repose sur un scénario apocalyptique simpliste et cal- qué sur les événements de la prophétie de Jean : Left Behind. A Novel of the Earth’s Last Days (Wheaton, Tyndale House Publishers, 1995), Tribulation Force. The Continuing Drama of Those Left Behind (Wheaton, Tyndale House Publishers, 1996), Nicolae. The Rise of Antichrist (Wheaton, Tyndale House Publishers, 1997), Soul Harvest. The World Takes Side (Wheaton, Tyndale House Publishers, 1998), Appolyon. The Destroyer is Unleashed (Wheaton, Tyndale House Publishers, 1999). Un sixième est annoncé, Assassins. Une autre série de ces auteurs porte sur les enfants, Left Behind : The Kids: The Vanishings, Second Chance, Through the Flames, Facing the Future, chez le même éditeur. Ces auteurs ne sont pas les seuls à offrir des séries sur le principe de l’apocalypse. Paul Meier en a commencé une (The Third Millenium, Nashville, Thomas Nelson, 1993), qu’il poursuit avec Rober Wise (The Fourth Millenium. The Sequel, Nashville, Thomas Nelson, 1996 ; Beyond the Millenium, Nashville, Thomas Nelson, 1998). D’autres romans récents jouent sur cet intertexte biblique, quelquefois même sur un mode satirique, dont le Messi@ h de Andrei Codrescu (New York, Simon & Schuster, 1999).
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[16]
Le titre français de ce roman, Le voyage d’Anna Blume, modifie d’ailleurs sensible- ment cette lecture. Ce n’est plus le chronotope apocalyptique qui est posé, mais la référence artistique et dadaïste et l’intertextualité au poème et à l’œuvre de Kurt Schwitters. Les citations proviendront de la traduction française, publiée chez Actes Sud (Arles, 1989). L’original a paru chez Viking Penguin (1987).
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[17]
J’exploite le concept de musement, défini par Peirce, dans Lecture littéraire et explorations en littérature américaine, Montréal, XYZ éditeur, coll. Théorie et litté- rature, 1998, pp. 105 et passim.
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[18]
Cette langue réifiée, devenue aussi lourde et inutile qu’une pierre, une masse opaque qui ne laisse passer ni le regard ni le sens, était d’ailleurs un des leitmotive de la poésie de Paul Auster, poésie qui explorait les limites du langage, de le parole, de la vie et de la mort, de la fin d’un monde. Je pense entre autres à la série des « Dissapearances » (Ground Work, Londres et Boston, Faber & Faber, 1990).
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[19]
Adam Parfrey (éd.), Apocalypse Culture, Venice (Ca), Feral House, 1990 (1987).
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[20]
Il manque à l’essai de Parfrey une troisième partie, qui est sûrement en train de s’écrire, sur la présence de cette culture apocalyptique sur l’Internet. Les sites y abon- dent et la toile du World Wide Web apparaît en effet comme le médium par excel- lence de diffusion de ces discours millénaristes et de fin du monde. C’est que l’Internet permet justement à des communautés virtuelles telles que cette culture apocalyptique de se déployer, car ce sont des groupes qui n’ont d’autre forme de cohésion que les discours qui les rassemblent.