Sociétés 2002/3 no 77

Couverture de SOC_077

Article de revue

Le risque comme adjuvant, l'exemple des raves parties

Pages 69 à 81

Notes

  • [1]
    CANETTI E., Masse et puissance, Gallimard, 1995.
  • [2]
    Dépositaire en 04/2002 d’un amendement réglementant les free parties d’une fa- çon telle qu’il devait entraîner l’interdiction légale de fait de tous ces rassemblements.
  • [3]
    Entretien avec l’auteur.
  • [4]
    Entretien avec l’auteur.
  • [5]
    PERETTI-WATEL P., Sociologie du risque, Armand Colin, 2000, p. 8.
  • [6]
    O.F.D.T., Drogues et dépendances, OFDT 2002.
  • [7]
    Difficiles à obtenir puisque le ministère de l’Intérieur ne les différencie pas des autres délits du même type qui n’ont eux aucun lien avec les raves. Nous nous basons surtout sur notre connaissance personnelle d’un milieu somme toute assez restreint pour que toute arrestation reçoive un écho.
  • [8]
    DURKHEIM E., La division sociale du travail, PUF, 1996.
  • [9]
    XIBERRAS M., Les théories de l’exclusion, Armand Colin, 1998.
  • [10]
    LE BRETON D., Passion du risque, Métaillié, 1984.
  • [11]
    MAFFESOLI M. Le temps des tribus, LdP, 1988.
  • [12]
    BOURDIEU P., Questions de sociologie, Minuit, 1984 ; FIZE M., Le deuxième homme, Presses de la Renaissance, 2002.
  • [13]
    LE BRETON D., Op. cit.
  • [14]
    CAILLOIS R. Les jeux et les hommes, Folio, 1967.
  • [15]
    In Dictionnaire des drogues et des dépendances, Larousse, 2001. VALLEUR M. & BUCHER C., Le jeu pathologique, PUF, 1997.
  • [16]
    CAILLOIS R., Op.Cit., p. 175.
  • [17]
    BECK, 1994.
  • [18]
    QUETELET A., « Sur la statistique morale et les principes qui doivent en former la base » [1835], Déviance et société, 8 (1), 1984, pp. 13-41
  • [19]
    DOUGLAS M. & VIDAL VSKI A., Risk and culture, University of California Press, Berkeley, 1982
  • [20]
    FREUD S., Malaise dans la culture, PUF, 1995
« L’instant de survivre est instant de puissance »
Elias Canetti [1]

1Lorsque l’intérêt politico-médiatique se porta sur les raves-parties, une question devint récurrente : que trouvent les jeunes dans ces rassemblements ? Que motive la fascination de notre société pour cette partie de sa jeunesse qui semble préférer la boue, une musique à peine audible et parfois la drogue à l’ambiance feutrée des maisons individuelles suréquipées de télévision, vidéo ou hi-fi. Pour faire la fête il y a les discothèques où tout est prévu pour leur confort. Pour l’ivresse il y a l’alcool, testé et approuvé par leurs aînés depuis des milliers de générations, au degré notifié et aux cocktails maîtrisés. Pourtant ces recettes bien connues semblent ne plus suffire à une partie de la nouvelle génération qui a choisi une forme radicale : la rave clandestine, la free party. Dans ces lieux le confort n’est plus de mise. La rareté des soirées oblige les afficionados à faire plusieurs heures de route pour atteindre ces Rendez-vous dont ils découvriront parfois au dernier moment qu’ils sont annulés. Si la soirée a lieu, encore faut-il la découvrir car voulant et arrivant parfois à être discrète, on peut la chercher sans jamais la trouver. Même une fois sur place, une logistique aux faibles moyens entraînera sans doute des arrêts répétés de la musique. L’hiver, il y fait froid ; rien ou presque n’est prévu contre la pluie. Ici, point de moelleux canapé ou sofa pour se reposer, juste la terre ou le béton. Il n’y a pour toilette que la nature. Si certains font le choix de prendre des psychostimulants, il n’y a pas d’étiquette pour indiquer le dosage. De plus dans les raves de taille modeste, les dealers peuvent être présents ou pas. Or certains n’imaginent pas plus une soirée sans drogue que d’autres un repas de fête sans vin. Si un accident arrive, parce que ces soirées sont traquées et donc se cachent, les secours peuvent mettre du temps à intervenir. Même si la soirée se passe bien, les musiciens à l’origine du rassemblement peuvent se faire arrêter, voire leurs biens saisis, et être condamnés par les tribunaux à des amendes et à des peines de prison. Sur place, si les forces de l’ordre paniquent et chargent, d’autres risques se rajoutent : coups et blessures et destruction des productions artistiques.

2On le voit, les raves sont « des soirées à haut risque » pour reprendre l’intitulé d’une circulaire ministérielle. Mais ces risques sont très éloignés, on le devine à travers notre inventaire à la Prévert, de ceux envisagés par le ministère de l’Intérieur auteur de la circulaire susnommée. Se pose donc la question du risque réel, de sa perception individuelle et de ses représentations sociales. Le risque « réel» est déjà en soi une notion discutable. Le réel étant ici la vision culturelle dominante, nous garderons donc sa part la moins discutable : présence ou absence de la fête et la mort.

3Les deux autres éléments sont plus difficilement séparables. Le risque est une question culturelle or, nous le verrons, parce que la communauté technoïde répond en partie aux critères d’une sous-culture au sens qu’a pu lui donner Howard Becker, sa perception des risques est partiellement différente de celle de la société globale. Selon la valorisation ou la dévalorisation collective ou sociale de l’action entraînant un risque, ce dernier sera jugé plus ou moins important, plus ou moins significatif.

4Trois dimensions du risque : le risque réel, la construction identitaire individuelle et la construction identitaire collective seront ici développés à travers deux aspects : La free party et le rapport à la loi.

1 La Free party

1) La Free party, un lieu dangereux ?

5La notion de risque est une arme politique. Au nom de la protection qu’une société en général et un État en particulier doivent apporter aux membres de sa population, les autorités morales ou administratives peuvent interdire un comportement en le décrétant dangereux pour ceux qui pratiquent cette activité. En France c’est cette base de mortalité qui permet de justifier l’interdiction par la société globale de la free party. Pour l’été 2001, il y a eu 2 morts en free party, 1 par accident (une chute) et 1 par overdose. Selon le ministère de l’Intérieur, durant cette période il y eut 276 raves réunissant près de 340 000 personnes. On le voit, rien ne permet de parler d’une hypothétique morbidité des free parties. Mais cela permet cependant d’imposer et de justifier des choix coercitifs à la population amateur de ces phénomènes. De plus la loi de Tocqueville nous rappelle que « plus on fait reculer l’insécurité, plus le résidu semble insupportable à sa population ». Ainsi pour le député RPR Thierry Mariani [2] :
« Il y a régulièrement des morts dues à des accidents ou à des overdoses. Nous devons protéger notre jeunesse, malgré elle, de ce danger [3] ».

6Mais cette mortalité est aussi si ce n’est revendiquée du moins présentée par les amateurs. Ainsi J. [4], raveur de 26 ans, explique à ceux qu’il est sur le point d’initier :
« Tu dois savoir que parfois on peut en mourir. C’est rare mais ça peut arriver. Ca fait partie du jeu. On fait tout pour l’éviter mais ce sera toujours à côté de toi. D’une certaine façon cela fait partie du charme.

7» Ainsi, que ce soit pour l’interdire ou pour en faire une présentation que l’on juge positive, le risque mortifère est présenté. Aussi peu justifié que ce soit d’un point de vue statistique, la mort est un argument, de prohibition ou d’incitation. C’est une qualité intrinsèque du risque : selon les individus, il est élément de répulsion ou d’attraction.

8Les raves ont une mauvaise réputation. Lorsqu’on ne connaît pas cet univers, on n’en connaît que sa réputation. Elle a deux origines, ce que les ignorants en disent et qui ne correspond qu’à une lointaine vérité et ce qui est engendré par l’introduction de certaines réalités sorties de leur contexte. Celui qui va en rave pour la première fois ne peut faire le tri. Il accepte donc le risque, voire il le recherche.

2) Types de risque

9On peut les regrouper en deux familles :

  • Ceux liés au rassemblement de plusieurs milliers voire plusieurs dizaines de milliers de personnes sur un site non prévu pour cela. Autogérées et d’inspiration libertaire, les free parties n’ont pas d’organisateurs à proprement parler. Un collectif de musiciens donne un rendez-vous valable aussi bien pour d’autres collectifs de musiciens que pour le public. Chacun est responsable de soi, de ses biens et de son matériel. Ici pas de norme administrative, de commission ou de services de sécurité. On fait appel au bon sens et à la sagesse de chacun. Là encore, observons que cela fonctionne globalement bien mais il peut y avoir et il y a des accidents. Les volumineux murs d’enceintes mal installés peuvent tomber. Les accidents sur les parkings sauvages existent. Parfois le lieu choisi pour son cachet révélera des dangers insoupçonnés. Ainsi une usine désaffectée peut encore servir à stocker des produits toxiques ou une carrière de pierres soumise à des kilowatts de son pendant des dizaines d’heures peut partiellement s’écrouler. Ce type de danger n’est pas prévu, les participants cherchent même à totalement l’éviter. En ce sens, il correspond à la définition du péril, risque diffus et attribué à l’environnement selon la distinction de Niklas Luhman. L’annulation de la rave ou son interruption par la police font partie de cette famille.
  • Ceux choisis par les raveurs. La prise de psychostimulants en est le meilleur exemple. Mais on peut rajouter aussi pour les organisateurs le jeu du chat et de la souris avec les forces de police. On ne consomme pas des drogues pour, consciemment, vouloir mourir. Mais on sait qu’il y a une possibilité et qu’au fur et à mesure où on augmente les doses pour optimiser les effets, ce danger peut s’accroître. Le danger pour les musiciens-organisateurs d’être inculpés et condamnés croît aussi avec la répétition des soirées.

3) Risques réels & risques perçus

10Certes, ce type de divisions n’est pas entièrement satisfaisant et les critiques et les limites posées à cette façon de faire par Patrick Peretti-Watel [5] sont justifiées. Il n’en reste pas moins que, sans faire de phénoménologie facile, on doit faire cette différence pour comprendre la part propre du fantasme et donc de la représentation dans la perception du fait. Quels éléments objectifs avons-nous pour comparer risque réel et risque perçu ? La lecture est aussi biaisée par les arrièrepensées politiques. Ainsi lorsqu’un individu meurt dans un accident de voiture en rentrant de rave, son décès est-il lié à la rave ou à la route ? S’il meurt d’overdose suite à une prise de drogue sur le site de la rave alors qu’il avait coutume de consommer de la drogue, est ce un drame lié à la toxicomanie ou aux rave ? Problème difficilement soluble. Mais les chiffres, quelle que soit la définition que l’on choisisse, viennent à notre aide car dans tous les cas ils sont si faibles qu’ils n’ont aucune valeur statistique. Ainsi selon l’Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies [6], les décès liés à la consommation de stupéfiants en 2000 sont au nombre de 267. Or même en prenant la causalité la plus large (décès par overdose ou de personnes lors d’une rave ou ayant participé depuis moins d’un an à des raves), le nombre « imputable » aux raves est de 2. Si l’on rajoute les accidents mortels intervenus en allant, en étant ou en quittant une rave (accidents de la route, chute dans les escaliers, etc.), il faut en rajouter 4. Mais ce chiffre est fragile. En effet comment identifier qu’un accident de la route (autour de 8000 morts par an) est le fait de quelqu’un allant en rave ? Mais de toute façon tout cela reste maigre, surtout mis en rapport avec les centaines de milliers de personnes qui fréquentent annuellement les raves. Le risque réel est donc sans commune mesure avec la place de la mort dans la représentation que les amateurs comme les détracteurs se font de la dangerosité de la rave.

11Les risques réels de poursuites judiciaires pour organisation de raves sont encore plus difficiles à cerner. Jusqu’en 05/2002, l’organisation de free party n’était pas un délit en soi. Les condamnations étaient faites sur des délits périphériques liés à l’aspect non-déclaré des soirées : bar clandestin puisqu’on pouvait acheter sur place des boissons, travail clandestin puisqu’il y avait des gens pour vendre les dites boissons, mise en danger de la vie d’autrui puisque nulle commission de sécurité ne venait valider le choix du site ou encore agression sonore. Jusqu’en 2001, les condamnations étaient rares. Après la médiatisation de l’été de cette année-là, elles se multiplient. D’après nos propres chiffres [7], entre septembre 2001 et mai 2002, c’est une douzaine de tribus technos qui ont été mises en examen soit plus que sur les 5 dernières années. Mais là aussi, mis en corrélation avec la vingtaine de free parties ayant lieu chaque week-end en France, le risque réel est minime bien que rapidement croissant.

12Nous venons de le voir, le risque réel de mortalité ou d’arrestation lié aux free parties est faible. Il tient pourtant une grande place dans les représentations collectives aussi bien chez les participants que chez les observateurs extérieurs. C’est donc à sa fonction que nous allons maintenant nous intéresser.

2 L’usage du risque dans la construction identitaire personnelle

1) Le voisinage avec la mort

13Les sociétés contemporaines sont de type organique [8]. C’est à dire que les individus y ont des activités différenciées les uns des autres à la différences des sociétés traditionnelles dites mécaniques où chaque élément répond à des fonctions identiques. Or force est de remarquer avec Durkheim que les sentiments d’identité, de densité morale sont largement plus forts dans celles-ci que dans celles-là. Martine Xiberras rappelle que la densité morale désigne à la fois le degré de cohérence d’une représentation collective, ainsi que le degré d’adhésion qu’elle induit chez les sujets sociaux [9]. C’est donc dans l’Occident développé que les individus cherchent à refonder leur identité diluée dans une société gigantesque qui en se mondialisant a dissout toute marque traditionnelle de différenciation. Avec la fin des grands récits propres à la postmodernité, l’individu tend de plus en plus à s’autoréférencer. Conséquence, le sentiment d’identité devient de plus en plus précaire, de plus en plus fragile. Donc l’acteur en quête de sens et de valeur à donner à son existence interroge le signifiant ultime, le signifiant maître, la mort. La mort sollicitée symboliquement, à la manière d’un oracle, peut dire la légitimité d’exister et nourrir le goût de vivre d’un second souffle.

14« Le défaut d’emprise sur le monde, à travers la difficulté d’en symboliser les données, amène à la recherche effrénée d’une emprise physique intense sur un registre limité et provisoire où l’acteur peut établir sa souveraineté menacée partout ailleurs [10] ».

15Peu importe en fait que le risque soit contrôlé, incontrôlé ou absent. Ce qui compte c’est de pouvoir faire un choix à un âge et à une époque où la majorité des discours dominants renvoie à l’impuissance ou à la fatalité. Avec la prise de risque revient la possibilité de faire un choix. La décision est un acte, le contrôle fut-il limité à l’initiative. Après, « Alea jacta est ». Certes mais on fait le choix de jeter les dés. Le risque existe toujours et tout le temps mais par la prise de risque, il passe de subi à choisi.

16La première ivresse est un instrument de passage. Les psychanalystes y voient une satisfaction régressive du stade oral. De plus ces conduites symbolisent aussi l’appropriation par le sujet d’attributs des adultes : puissance virile, courage, convivialité, etc.

2) Construction identitaire et ordalie

17Pour David Le Breton, le risque contemporain est une pratique ordalique. Selon Jean-Pierre Poly, le mot vient du latin médiéval ordalium qui dériverait de l’anglosaxon ordëal signifiant sans division, sans partage. La pratique ordalique intervenait dans les situations où la gravité des faits interdisait les arrangements et les médiations humaines. Face au silence des espaces idéologiques et symboliques infiniment vides qui l’effraie, l’individu cherche à se construire par quelque chose qui ne lui semble pas marqué ou connoté, qu’il espère éternel et neutre : la mort. Le fantasme ordalique s’en remet en un Autre, un autrui, au hasard, au destin pour le maîtriser ou en être élu. La survie prouve le droit à la vie, voire son caractère exceptionnel, et peut-être même un droit à l’immortalité. C’est donc un acte de fatalisme.

18L’ordalie moderne n’est plus un rituel culturel mais un recours individuel même si dans le cas qui nous intéresse il est pratiqué en même temps que d’autres personnes. Ce paradoxe a été résolu par Maffesoli [11]. L’ordalie contemporaine s’ignore comme telle. Survivre a une valeur de garantie et suscite une intensité d’être provisoire ou durable. L’ordalie moderne n’a pas de téléologie, elle ignore (dans les deux sens du terme : méconnaître et mépriser) son but, elle est action pure, provoque de façon radicale l’avenir de celui qui se juge sans racine et dont le futur n’est pas la préoccupation. L’ordalie moderne ne répond qu’à celui qui la suscite.

19La construction se fait par la circonscription d’espaces et la définition de limites. Puisque les consignes sociétales déclarées se réduisent pour une part (dans les sociétés libérales) ou sont disqualifiées d’autre part (évolution postmoderne), le jeune homme ou la jeune femme cherche autour de lui des limites de fait, tangibles. À travers la recherche d’obstacles, de reliefs externes il obtient des repères qui vont lui permettre d’édifier une identité personnelle. La dérégulation sémantique est d’autant plus forte que les sociétés contemporaines font de la jeunesse leur âge d’or. Toutes les autres classes d’âge projettent sur la tranche 18-30 ans leurs fantasmes d’idéalité. Certes, cette apologie est hypocrite. Derrière la mise en valeur de l’image se cache une véritable ségrégation sociale [12] et une exclusion de fait des responsabilités sociales. Mais dans la mise en scène médiatique, esthétique ou publicitaire, tout renvoie le jeune à chercher en lui les signes de son identité puisqu’il est « LA » référence.

20Or quand le jeune sujet se rend compte que le contenu de l’image magnifiée qu’on lui renvoie est vide, la tentation est grande de chercher des élément de sens dans l’indiscutable de la radicalité, dans les explorations de l’extrême. Pour Le Breton, « Quand la société échoue dans sa fonction anthropologique d’orientation de l’existence, il reste à interroger le signifiant ultime, la mort, pour savoir si vivre a encore un sens [13] ».

3) La pratique ordalique

21Un des intérêts de cette notion est de permettre d’affiner les analyses sur le comportement suicidaire. L’origine de la notion est psychanalytique, il s’agissait de réagir aux hypothèses de Sandor Rado, Mélanie Klein ou Herbert Rosenfeld qui en faisaient l’équivalent du suicide mélancolique, recourant à une métaphore maniaco-dépressive de la toxicomanie. Dans cette optique, la toxicomanie collective serait une attitude sacrificielle d’une partie de la jeunesse. Or il doit y avoir une fonction positive de la prise de drogue. Non pas juste un « je me drogue officiellement pour profiter des sensations et officieusement pour me détruire », cela existe mais n’est pas la seule position. Mais peut-être aussi un « je me drogue pour profiter des sensations et aussi parce que cela m’aide à me construire ». C’est un jeu, un de ces jeux que R Caillois [14] baptise Ilinx. Le but est d’y poursuivre le vertige. Cela consiste en une tentative de détruire pour un instant ou un temps limité la stabilité de la perception et d’appliquer à la conscience lucide une sorte de panique voluptueuse. On cherche à rendre possible une immersion au sein du vertige en même temps que la maîtrise de ses effets. Le groupe joue toujours un rôle majeur dans l’obtention de la transe. La technique (musique électronique, pharmaco-chimie) alliée à l’inventivité inlassable des acteurs et de l’histoire, redouble les ressources de l’Ilinx dont les prises de risques se nourrissent avec prédilection. L’Ilinx contemporain offre la possibilité de contrôler l’intérieur du vertige et des techniques exorcisant à leur manière la solitude née du sentiment de chaos du champ social. Avec l’Ilinx, l’individu a le sentiment que le monde entre en lui sans l’anéantir. La free party correspond à la définition qu’en donne Caillois. Il signale les éléments servant d’adjuvants à l’Ilinx : jeûnes, drogues, hypnose, musique monotone ou stridente, tintamarre, paroxysmes de bruit et d’agitation ; ivresses, clameurs et saccades conjuguées.

22L’overdose présente dans l’imaginaire de la rave synthétise les contradictions apparentes des conduites ordaliques : risquer sa vie, s’en remettre au hasard, à la chance pour sortir victorieux, prêt pour une nouvelle vie, une mort suivie d’une résurrection. Pour M. Valleur [15], l’échec de la symbolisation de cette épreuve peut être à l’origine de la répétition, parfois doublée d’une escalade dans la prise de risque.

23Mais la force de la free party est d’offrir un terreau culturel suffisamment riche pour que la symbolisation s’investisse bien au-delà du produit. Le risque devient dans le cas qui nous intéresse autant un élément de construction identitaire personnelle que collective.

3 Le risque comme élément de différentiation identitaire collective

24« La fête, la dilapidation des biens accumulés durant un long intermède, le dérèglement devenu règle, toutes normes inversées […] font du vertige partagé le point culminant et le lien de l’existence collective. Il apparaît comme le fondement dernier d’une société au demeurant peu consistante [16] ».

1) Disqualification du discours de l’autorité pour cause de disqualification de l’autorité

25Certaines personnes trouvent dans la toxicomanie une façon détournée d’avoir un comportement suicidaire. Ici il s’agit d’un suicide anomique. C’est à dire que l’emprise du groupe s’affaiblit et sa capacité de régulation sur les individus aussi. Dans la division du travail social, l’anomie caractérise une situation où « la division du travail ne produit pas la solidarité car les relations des organes ne sont pas réglementés. Cette situation renvoie au manque de contiguïté entre ces organes, c’est à dire au fait que les organes entre lesquels le travail est divisé ne sont pas suffisamment en contact ou bien que ce contact n’est pas suffisamment prolongé pour produire les relations sociales nécessaires au bon fonctionnement de sociétés différenciées.

26Il y a une émancipation progressive des individus à l’égard des institutions (c’est une donnée de ce que l’on appelle la postmodernité), cet affranchissement implique une perte de repères. Ces institutions procuraient aux individus des certitudes. Aujourd’hui, l’individu livré à lui-même doit développer de nouvelles capacités. Il lui faut faire face seul à une multitude de risques, sans pouvoir se replier ou s’appuyer sur des institutions traditionnelles [17] médiatrices de risques (religions). D’où l’accroissement du côté ténébreux du fatalisme. Le discours scientifique lui-même est désormais plus une source d’angoisse qu’un appel à des lendemains qui chantent. Après avoir désenchanté le monde, il s’est désenchanté lui-même. Ainsi quand l’Institution appelle au respect de certaines interdictions, de certaines précautions, qu’elle prenne l’apparence de l’État, de l’École, de l’Église ou de la Médecine, elle est ignorée. Plus grave, l’Index romain était au XVIIIe siècle sensé déconseiller des lectures jugées dangereuses pour l’âme. En fait, il servait de guide de lecture. Dans le même esprit de contradiction, ce qu’interdit l’Institution est un indicateur de valeur.

2) Un acte de défiance

27Les dissonances entre les discours institutionnels et l’expérience individuelle affaiblissent la capacité des premiers à convaincre le second. Lorsque le sujet lit ou entend que la prise de drogue est mortelle ou destructrice à plus ou moins long terme et qu’il s’aperçoit vivre très correctement sa consommation, deux effets se produisent :

  • Disqualification du discours prohibitionniste et de ceux qui le tiennent.
  • Si le discours institutionnel est pris au sérieux, le sujet se considère comme un survivant et risque encore plus puisqu’il se sent protégé.

28Les deux comportements peuvent se juxtaposer. Cyclothymie et dissonance vont souvent de pair.

29Il y a des analogies entre certains comportements de consommation de psychostimulants et l’ordalie. La première fois qu’une personne se trouve devant un trait de speed (amphétamine), devant un comprimé d’ecstasy, il transporte avec lui toute l’imagerie plus ou moins exacte que la société globale produit sur la toxicomanie : les crises de nerfs en état de manque, les corps diaphanes des héroïnomanes, et surtout l’overdose, non seulement la mort mais une mort honteuse. Il est inexact de dire que l’attraction pour le produit et l’effet doit être plus forte que la répulsion engendrée par les risques. L’attraction est intrinsèquement liée à la répulsion. L’adversaire, c’est l’obéissance, la dépendance aux normes, le respect des consignes, un rapport à l’ordre social qui, hic et nunc, doit être discuté en faisant appel à quelque chose d’encore plus fort que le monde, la vie. Cette logique est d’autant plus renforcée et enténébrée par la rave que le rite y a un plus grand rôle dans la prise de psychostimulants. L’environnement est étrange, exotique. Des musiques assourdissantes, des flashs de lumière, des peintures psychédéliques encadrent et potentialisent l’aura de l’acte de transgression. La prise de psychostimulants, surtout collective est un problème pour l’Institution. En s’adressant à un Autre pour décider de son propre droit à la vie, le sujet pose à travers cet équivalent de « jugement de Dieu », la question de la légitimité de la loi. On ne choisit pas d’entrer dans la société (voir l’arrêt Perruche, les difficulté d’instaurer la pilule puis l’avortement), on ne choisit pas non plus d’en sortir (le suicide est illégal, l’euthanasie aussi). Les toxicomanies et les conduites à risques sont un scandale car il s’agit en fait de tenter de rencontrer l’Autre, de fonder la légitimité de sa propre existence sur une démarche solitaire si ce n’est autonome. Or par consécution, cela vaut aussi comme invalidation des dépositaires institués de la loi, et des formes admises de passage ou d’intégration. Or l’Institution se dit que si elle ne maîtrise pas les passages, elle ne maîtrisera peut-être pas les arrivées. La conduite ordalique comporte en elle une dimension transgressive. Quand la santé, la jeunesse, la vie sont des valeurs dominantes et quand la maladie et la mort sont équivalentes au Mal absolu, les conduites de risque ou « d’autosabotage » (expression de Philippe Jeammet) sont condamnées et interdites.

30Pour Adolphe Quetelet [18], la société est conçue comme un système mécanique, dont le centre de gravité est l’homme moyen. Ainsi la déviance peut-elle être statistiquement définie comme un écart significatif à la moyenne observée sur l’ensemble de la population. Ainsi pour ces jeunes occidentaux à la recherche de construction identitaire, les conduites à risque offrent l’occasion de marquer leur différence par rapport à une société globale sur laquelle ils ont un regard critique et qui leur inspire soit de l’indifférence en tant que modèle, soit un certain mépris.

31On lie drogue et délinquance par le besoin impérieux de se procurer à tout prix le produit et d’entrer en contact avec des délinquants qui font, entre autres, commerce de ces produits. Les logiques de « guerre à la drogue » ou de « guerre aux raves » sont sensées éloigner un public X de ces objets risqués en augmentant le risque et le danger. Mais si le risque est recherché en soi, ces mesures sont contre-productives. Nombre de toxicomanes ou de raveurs recherchent la substance mais aussi et peut-être surtout le style de vie qui va avec. Dans cette façon de vivre, la déviance implique aussi des épreuves dangereuses, répétées, souvent considérées comme exaltantes.

3) Le risque comme élément d’identité collective

32Mary Douglas [19] a proposé une analyse liant risque et catégories culturelles :

figure im1
4 pôles culturels du risque selon Mary Douglas Hiérarchie interne + Exclus dépendants Hiérarchie Bureaucrate Participants Limite externe – Limite externe +aux raves Individualisme entrepreneur SSYSTEM Égalitaire communauté, enclave, secte Hiérarchie interne –

La grille demande dans le cas qui nous intéresse à être adaptée pour s’avérer significative. Nous appelons « technoïdes » les personnes qui estiment que leur participation au milieu techno est l’élément majeur de leur représentation identitaire au sein de la Société globale (car même s’ils estiment qu’ils ne font pas partie de la Société Globale et si de fait ils se placent à sa périphérie, ils restent significativement liés à elle). Le milieu techno fonctionne de façon différente selon la place que chacun y cherche. C’est pour les organisateurs de free party que l’implication est maximale. Leur fréquente organisation en communauté regroupant une quinzaine de personne vivant ensemble et partageant une part significative et en même temps leur indépendance farouche envers les systèmes de subventions ou de production, les institutions publiques ou privées de la musique, et l’esprit d’entreprendre (fut-il anti-commercial) nécessaire à la création d’une free party permet un positionnement cohérent sur la grille de Douglas. Dans un Sound System, le sentiment identitaire est fort, les adeptes sont motivés, égaux entre eux (faible hiérarchie interne). Ils entretiennent un sentiment identitaire fort et rejettent en partie le reste de la société (forte limite externe). Cela implique de renoncer à la prospérité car la meilleure façon de s’assurer que les membres demeurent égaux est encore de veiller à ce que les richesses restent modestes. Il y a un ennemi à combattre, un anti-modèle. Mais ils sont aussi des entrepreneurs : devenir un sound system demande du temps, des moyens et de l’investissement.

33Pour d’autres, le milieu techno permet de donner une couleur un peu plus valorisante à des comportements sociaux qui sont proches de la définition de l’exclusion classique : vie essentiellement solitaire et inactive dans un camion allant de free party en free party pour n’y participer que de façon passive. Lorsque leur exclusion a été renforcée par une consommation de drogue suffisamment forte et régulière pour engendrer des modifications indiscutables de leurs comportement, on les appelle les « chépers » (verlan de « perché » signifiant qu’ils ont eu une montée de drogue les mettant dans un étant second dont ils ne sont jamais redescendu totalement ; ils sont restés perchés, chépers).

34Notons que ces deux catégories ne représentent qu’une minorité numérique par rapport au nombre de personnes qui fréquentent ces rassemblement. Mais ce sont eux qui donnent l’image et qui construisent la culture techno au fur et à mesure que les années passent. Les participants moins impliqués, pour qui aller en free party est surtout un loisir plus original et plus typé que les autres, ne font que se servir dans le lot symbolique et culturel mis à leur disposition par la culture techno pour enrichir leur propre identité. Bien qu’ils aient aussi un sentiment d’appartenance à la mouvance. Ce pôle, peut-être le plus nombreux est inorganisé, fataliste et donc non-mobilisable. C’est aussi chez eux que la prise de risque est minimale. Leur consommation est modérée ce qui est essentiel au maintien de leurs activités au sein de la Société globale. De plus, n’étant pas organisateurs, ils échappent au risque propre à la législation anti-rave. La prise de risque et l’identification à la culture minoritaire techno se développent en parallèle. Présence de la mort, participation à une minorité active, opposition à une majorité jugée oppressante, martyrologie, autant d’éléments qui favorisent l’émergence d’un corps de valeurs commun. Les histoires individuelles particulières se lient pour former une histoire collective où le groupe mineur est valorisé et la Société globale dévalorisée. La construction identitaire se fait classiquement en s’identifiant à une minorité et en se différenciant de la majorité.

Conclusion

35

Je hais la mort, mais il y a des choses que je hais bien plus
Confucius

36On lie drogue et délinquance par le besoin impérieux de se procurer à tout prix le produit et d’entrer en contact avec des délinquants qui font, entre autres, commerce de ces produits. Les logiques de « guerre à la drogue » ou de « guerre aux raves » sont sensés éloigner un public X de ces objets risqués en augmentant le risque et le danger. Mais si le risque est recherché en soi, ces mesures sont contre-productives. Nombre de toxicomanes ou de raveurs recherchent la substance mais aussi et peut-être surtout le style de vie qui va avec. Dans cette façon de vivre, la déviance implique aussi des épreuves dangereuses, répétées, souvent considérées comme exaltantes. Il paraît impossible d’affirmer que la déviance et les conduites à risques, voire la délinquance ne constituent chez les raveurs qui en font montre qu’un simple signe de dépendance ou de recherche de drogues. Le risque en est peut-être la causalité commune. Ceci est peut-être le commencement d’une réponse aux discours expliquant le succès des raves par la présence de drogue. En interdisant l’usage d’un certain nombre de substances, la Société offre ainsi à des jeunes en quête de défis des outils pour s’opposer : transgression de la loi, prise de risques, demande de reconnaissance des pairs. Dans des sociétés matérialistes, la mort physique est devenue le mal absolu. La mort vise donc à être interdite. L’idée que la mort puisse être préférée à autre chose, que le risque de la mort soit tolérable pour certains est considérée comme une preuve de maladie mentale. Pourtant la place du risque dans notre société, avec tous les paradoxes qui vont avec, est certes diabolisée mais aussi valorisée, sacralisée. Aux jeunes qu’on veut à tout prix protéger du risque et de la mort, on propose des sportifs de l’extrême, des héros policiers, bandits ou aventuriers. « L’homme a besoin de plus que l’assurance d’un repas et d’un toit. Notre vie est trop pauvre, elle perd en intérêt dès lors que nous ne pouvons en risquer l’enjeu suprême, c’est à dire la vie même [20] » nous rappelle Freud. La théorie culturelle du risque tente de comprendre et d’expliquer comment les individus appréhendent les risques selon leurs valeurs et leurs croyances. Elle rejoint en cela la tradition compréhensive et la famille des études sociologiques consacrées aux valeurs.


Mots-clés éditeurs : Rave, Jeunesse, Toxicomanie, Risque

https://doi.org/10.3917/soc.077.0069

Notes

  • [1]
    CANETTI E., Masse et puissance, Gallimard, 1995.
  • [2]
    Dépositaire en 04/2002 d’un amendement réglementant les free parties d’une fa- çon telle qu’il devait entraîner l’interdiction légale de fait de tous ces rassemblements.
  • [3]
    Entretien avec l’auteur.
  • [4]
    Entretien avec l’auteur.
  • [5]
    PERETTI-WATEL P., Sociologie du risque, Armand Colin, 2000, p. 8.
  • [6]
    O.F.D.T., Drogues et dépendances, OFDT 2002.
  • [7]
    Difficiles à obtenir puisque le ministère de l’Intérieur ne les différencie pas des autres délits du même type qui n’ont eux aucun lien avec les raves. Nous nous basons surtout sur notre connaissance personnelle d’un milieu somme toute assez restreint pour que toute arrestation reçoive un écho.
  • [8]
    DURKHEIM E., La division sociale du travail, PUF, 1996.
  • [9]
    XIBERRAS M., Les théories de l’exclusion, Armand Colin, 1998.
  • [10]
    LE BRETON D., Passion du risque, Métaillié, 1984.
  • [11]
    MAFFESOLI M. Le temps des tribus, LdP, 1988.
  • [12]
    BOURDIEU P., Questions de sociologie, Minuit, 1984 ; FIZE M., Le deuxième homme, Presses de la Renaissance, 2002.
  • [13]
    LE BRETON D., Op. cit.
  • [14]
    CAILLOIS R. Les jeux et les hommes, Folio, 1967.
  • [15]
    In Dictionnaire des drogues et des dépendances, Larousse, 2001. VALLEUR M. & BUCHER C., Le jeu pathologique, PUF, 1997.
  • [16]
    CAILLOIS R., Op.Cit., p. 175.
  • [17]
    BECK, 1994.
  • [18]
    QUETELET A., « Sur la statistique morale et les principes qui doivent en former la base » [1835], Déviance et société, 8 (1), 1984, pp. 13-41
  • [19]
    DOUGLAS M. & VIDAL VSKI A., Risk and culture, University of California Press, Berkeley, 1982
  • [20]
    FREUD S., Malaise dans la culture, PUF, 1995
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