Sociétés 2001/4 no 74

Couverture de SOC_074

Article de revue

La conversion comme sacralisation du monde

Pages 81 à 91

Notes

  • [1]
    Michel Maffesoli, Le temps des tribus : le déclin de l’individualisme dans les socié- tés de masse, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988.
  • [2]
    Zygmunt Bauman, Intimations of postmodernity, London, Routledge, 1991.
  • [3]
    Il est important de souligner que ce capitalisme utopique, au contraire du socialisme utopique, est vide. C’est le capitalisme sans l’idéologie. L’homme n’est plus con- fronté à une altérité comme la bourgeoisie pour le socialisme, il n’y a plus d’apparte- nance à un corps collectif historique comme une classe sociale. L’homme reste tout seul.
  • [4]
    Max Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996.
  • [5]
    Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999, p. 121-124.
  • [6]
    Ibid., p. 124.
  • [7]
    Selon Mircea Eliade, « le sacré se manifeste, se montre comme quelque chose de tout à fait différent du profane. » (Le sacré et le profane, Paris, Folio/essais, 1990, p. 17). Max Weber distingue l’opposition entre ordinaire (quotidien) et extraordi- naire, et Rudolf Otto appelle le sacré le mysterium tremendum, majestas, mysterius fascinans, ce qui exprime bien son caractère.
  • [8]
    Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Livre de Po- che, 1991 (p. 538).
  • [9]
    Stanislas Breton, La prière, la mystique, l’extase, dans : L’État des religions dans le monde Dir. M. Clévenot, Paris, La Découverte, 1987, (p. 394).
  • [10]
    Mircea Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes, Paris, Gallimard, 1992.
  • [11]
    Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997, (p. 31).
  • [12]
    Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994, (p. 218).
  • [13]
    Op. cit. (p. 29). Selon lui, l’axis mundi, le pilier cosmique ne peut pas résider en moi mais seulement en nous.
  • [14]
    Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Folio/essais, 1990, (p. 65).
  • [15]
    Op. cit. (p. 162).
  • [16]
    Dilbar Alijevová, La « désignification » de la vie humaine dans les pays post- socia- listes. Les Cahiers de l’imaginaire n°14-15, Paris, L’Harmattan 1997 et Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flam- marion, 1999.
  • [17]
    Stanislas Breton, La prière, la mystique, l’extase, in L’État des religions dans le monde, Dir. M. Clévenot, Paris, La Découverte, 1987.
  • [18]
    Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Folio/essais, 1990, (p. 16).
  • [19]
    Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997, (p. 40).
  • [20]
    Max Weber, Sociologie de la musique. Les fondements rationnels et sociaux de la musique, Paris, Éditions Métailié, 1998.
  • [21]
    Michel Maffesoli, Le temps des tribus : le déclin de l’individualisme dans les socié- tés de masse, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, (p. 107).
  • [22]
    Op. cit. (p. 110).
  • [23]
    Michel Maffesoli, La transfiguration du politique. La tribalisation du monde, Pa- ris, Bernard Grasset, 1992, (p. 228).
  • [24]
    Michel Maffesoli, La connaissance ordinaire. Précis de sociologie compréhensive, Paris, Libraire des Méridiens, 1985.
English version

Une révolte sectaire

1L’étude de la nouvelle religiosité dans les pays post-communistes peut offrir la possibilité de comprendre la logique de transformation des nouvelles sociétés, qui se sont trouvées tout à coup, après la chute du mur de Berlin, dans la condition postmoderne des pays occidentaux. Il est aussi possible de l’utiliser pour la comparaison avec les pays d’Amérique du Sud ou d’Asie où on peut observer une augmentation de l’importance de nouvelles formes de vie religieuse. Ce sont des pays qui ont subi des transformations et des changements plus radicaux et plus profonds que les pays d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord. Il me semble qu’on peut y distinguer deux types essentiels de transformation. D’une part la transformation par « le haut », c’est-à-dire la transformation des institutions politiques et économiques dominées par les structures du pouvoir officiel, la transformation dirigée par les gouvernements. D’autre part la transformation par « le bas », la transformation par l’irruption de divers types de collectivités non officielles qui s’organisent spontanément, ce que M. Maffesoli appelle les « tribus ». [1] Je parlerai du second type de transformation, par « le bas ». Bien que l’étude porte sur un groupe religieux particulier en Slovaquie, je présuppose que ce modèle pourrait décrire toutes les dimensions fondamentales de la conversion, notamment dans les pays où a été faite la grande expérience de la modernité. Modernité qui a été selon M. Weber désenchantement du monde, c’est-à-dire désacralisation et rationalisation. Comme dit Bauman [2], le communisme a été la forme de modernité la plus forte et la plus radicale, qui a éliminé tous restes de chaos, d’irrationalité, de spontanéité et tout l’imprévisible. Et l’athéisme en tant que programme politique d’État était l’instrument de désacralisation de la vie des individus. Mais à mon avis l’esprit de modernité perdure encore. Par ailleurs, après la chute du « socialisme réel» en 1989, l’idée du communisme a été remplacée par une idée aussi moderne, l’idée d’individualisme. Cette nouvelle valeur officielle est fondée sur le même principe que l’idée du communisme. On peut aussi y trouver le principe d’un but à atteindre, l’idéal de la société démocratique fondée sur « le libre marché » et les institutions démocratiques. Mais on oublie que les sociétés occidentales ne sont pas statiques. Elles sont toujours en mouvement. Dans cette situation de construction d’un «capitalisme utopique »  [3], de l’idée politique de transformation par « le haut », sont apparus divers groupes religieux qui n’ont aucun lien avec le pouvoir politique ou avec les Églises traditionnelles (en Slovaquie les plus grandes sont: l’Église catholique romaine – environ 60% de la population – et l’Église Luthérienne – environ 12% de la population). La scientologie, Krishna (ISKON), la Méditation transcendantale, Sri Chimnoy, la Mission de la Lumière divine, l’Église de l’unification de Sun Myung Moon, le bahaïsme, le chamanisme, le New Age et le pentecôtisme sont apparus discrètement. Dans les années 1990 est apparue également une deuxième vague d’influence des Églises étrangères, notamment américaines, qui avait été interrompue après 1948 : les baptistes (selon Max Weber la forme la plus proche du type idéal de la secte), les méthodistes, les adventistes et les mormons. Toutes ces influences ont provoqué aussi des changements dans les Églises traditionnelles en Slovaquie. Ainsi le phénomène de la nouvelle religiosité (appelé également sectarisme) est apparu dans les Églises déjà établies. Donc, on peut comprendre la conversion comme la révolte contre la totalité du processus de discipline et du contrôle du sujet par les divers types de modernistes.

Sectarisme dans les Églises traditionnelles

2J’étudierai le processus de conversion d’après les résultats de ma recherche dans un groupe de jeunes Luthériens. Par cet exemple on peut décrire le caractère et les divers paradoxes de la nouvelle religiosité. D’abord il est utile de présenter le caractère de ce groupe. Bien que les membres du groupe se déclarent Luthériens et que leur objectif soit de rechristianiser le monde, ils sont critiques envers le clergé de leur Église. Cette tension illustre le paradoxe auquel sont aujourd’hui confrontés les croyants dans le domaine religieux et les citoyens dans le domaine politique. C’est un dilemme entre favoriser une rechristianisation par « le haut » ou par « le bas ». C’est-à-dire conserver et diffuser les dogmes, les rites, les symboles déjà établis (rechristianisation par « le haut » ) ou dissoudre les structures de l’Église en réseaux de groupes plus autonomes, de formes plus sectaires.

3Je n’utilise pas ici le terme de secte dans le sens du discours quotidien. Je l’utilise dans le sens idéaltypique de M. Weber, en le distinguant de l’Église. Selon M. Weber, le type idéal de la secte, c’est la communauté «des individus qualifiés religieusement et uniquement de ces personnes » [4], des virtuoses dans le domaine religieux, qui constitue une formation spécifiquement antipolitique ou apolitique. Au contraire de la secte, l’Église est une institution hiérocratique, c’est-à-dire qu’elle dispose de modes de pouvoir sur ses membres. De même on peut dire qu’au contraire des prêtres dans l’Église qui sont « agents patrimoniaux des seigneurs », connaisseurs, spécialistes de la divinité, gardiens de la légende, professionnels dans l’organisation bureaucratique, le leader de la secte idéaltypique est un prophète légitimé comme sorcier par la force du miracle ou par la possession d’un charisme magique. J’appelle le groupe que j’ai étudié sectaire parce qu’il était dirigé par des non-professionnels. C’est aussi un groupe apolitique par le programme. Comme dit le chef du groupe, «la démocratie c’est très beau, mais pour nous la priorité c’est la Bible ». Et la troisième caractéristique, plus importante, de ce groupe est le fait que la plupart de ses membres sont des convertis. Ils sont qualifiés religieusement.

La conversion

4Pour les besoins de cette étude on peut utiliser le modèle de Danièle Hervieu-Léger qui distingue trois modalités de la figure du converti. « La première est celle de l’individu qui “change de religion”, soit qu’il rejette expressément une identité religieuse héritée et assumée pour en prendre une nouvelle. …La seconde modalité de la conversion est celle de l’individu qui, n’a jamais appartenu à une tradition religieuse quelconque, après un cheminement personnel plus ou moins long. …La troisième modalité de la figure du converti est celle du “réaffilié”, du “converti de l’intérieur” : celui qui découvre ou redécouvre une identité religieuse demeurée jusque-là formelle, ou vécue a minima de façon purement conformiste » [5]. Dans le groupe que j’ai étudié il y avait les trois types de croyants. Ceux qui n’avaient pas de religion avant, ceux qui étaient catholiques (formels) ou Calvinistes avant la conversion et aussi ceux qui avaient été baptisés et éduqués dans la tradition Luthérienne mais sans «la vraie foi». « Dans tous les cas de figure, la conversion marque l’entrée dans un “régime fort” d’intensité religieuse. » [6] Pour décrire leur conversion propre, les jeunes Luthériens ont utilisé aussi de multiples expressions. Ils ont décrit ce processus comme « renaissance en Jésus-Christ », « révélation », « se tourner vers la face de Dieu », « quitter le chaos pour le monde de l’ordre », « passage de la vie du mal et du péché à la vie de la foi et du bonheur ». Ils ont décrit la vie avant la conversion comme «un état de nervosité », de « dépression », comme « la période du vide, du chaos », « sans lieu stable », ou comme « l’étape d’égoïsme ». Par contre dans la vie nouvelle ils ont trouvé « la stabilité », « le calme », « l’amour de Dieu », c’est selon eux « une épo- que très positive, formidable, belle », c’est « chouette ». Ils avouent : « j’ai trouvé le vrai esprit, la stabilité et je suis heureux maintenant », « c’est indescriptible ». Donc, en résumé, on peut constater que la conversion est l’acceptation de l’ambiguïté du monde, c’est la création d’une double réalité, la création d’un autre monde. C’est le processus qui permet de trouver ou de réaliser le sacré.

5Le terme de sacré est défini, dans toute la tradition de la sociologie religieuse, en opposition avec le profane. [7] Selon É. Durkheim, « le monde sacré soutient avec le monde profane un rapport d’antagonisme. Ils répondent à deux formes de vie qui s’excluent, qui, tout au moins, ne peuvent être vécues au même moment avec la même intensité.» [8] Mais il est nécessaire de tenir à distance ces deux milieux puisqu’ils ne sont fermés ni l’un ni l’autre. Le sacré ne peut pas être atteint indépendamment des rites d’entrée et de sortie qui sont en même temps les moyens de communication entre les deux. De même, comme on peut trouver diverses dimensions dans le monde sacral complexe, on peut trouver diverses formes de frontières correspondantes.

6D’après mon étude des jeunes Luthériens, j’ai pu distinguer quatre sortes de frontières qui séparent ces mondes, qui sont des ruptures dans la vie quotidienne et qui aident les gens à trouver une orientation dans la vie sociale. Ce sont les limites qui séparent le banal de l’extraordinaire, le connu de l’inconnu, l’horrible et le danger de l’ordinaire, ce qui est permis des interdits, etc. Pour maintenir ces frontières, pour entrer dans le monde sacral, le groupe emploie de multiples rites collectifs.

La sacralisation par les rites

7Si on peut considérer la conversion comme la nouvelle sacralisation du monde, c’est en conséquence du fait que le converti a fait connaissance avec les nouvelles dimensions de la vie et qu’il a la possibilité par les rites de pénétrer dans le monde de l’éternité, le monde de la monstruosité ou simplement dans le monde de la fascination. Il existe plusieurs rites réguliers dans le groupe d’après lesquels on peut illustrer diverses dimensions du sacré. Dimensions dans lesquelles le croyant ne peut entrer qu’au moyen du corps collectif.

8Le premier rite est pratiqué par le petit groupe d’organisateurs qui aménage avant la réunion l’espace profane pour le changer en espace sacral. C’est-à-dire qu’ils transforment la salle de conférence en espace de prières et de cérémonies religieuses. Les rencontres elles-mêmes commencent par la prière collective, toujours à haute voix. Comme dans toutes les religions, dans ce groupe cette « élévation de l’âme vers Dieu » [9] est un des éléments fondamentaux tant de la structure de la religion que de la vie de ses fidèles.

9Les réunions continuent par le discours du chef du groupe ou d’un autre membre du groupe des organisateurs. Leurs discours sont consacrés à l’interprétation de la Bible en la reliant avec les divers événements de leur vie quotidienne. En utilisant le mythe de la résurrection de Jésus-Christ, ils offrent à tous les membres la possibilité de participer au salut, et en même temps ils construisent le « mythe du quotidien » fondé sur l’ambiguïté de la vie humaine. Dans leur mythologie, ils distinguent le mal du bien, ce qui est permis des interdits, les choses importantes et signifiantes des choses sans importance, les objets ordinaires des objets extraordinaires, la vraie foi de la foi fausse. Les sujets fréquemment rencontrés dans les discours ont été l’écologie, la pornographie, la violence et la guerre dans les médias, la mort, l’envie et la jalousie, le danger du sexe avant le mariage pour la relation entre l’homme et la femme, la nécessité de travailler pour les autres et de soutenir l’Église par les dons, etc.

10Le rite le plus important pour comprendre le caractère sectaire de ce groupe est celui des « témoignages ». Le double sens du témoignage est d’une part d’exprimer en face de tous et « en face de Dieu » l’expérience de la conversion (ou comme ils disent la renaissance); d’autre part c’est le rite d’initiation dans la communauté des « qualifiés religieusement » parmi les nouveaux chrétiens. C’est, comme l’appelle M. Eliade, «l’initiation dans la société secrète ». [10] Chaque témoignage dans le groupe de jeunes Luthériens comporte une très forte dichotomie entre la vie avant la conversion et après. Pour la description de la vie avant la « nouvelle naissance » ils ont utilisé des expressions du type : « J’étais mauvais, méchant, coléreux ; je buvais beaucoup ; j’étais pécheur ; j’étais égoïste ; je jurais ; je pensais souvent au sexe ; je pratiquais le sexe sans vraiment aimer mon partenaire ; c’était une vie vide de sens ». Au contraire, après la « mort » de la « vieille vie » ils sont entrés dans la vie de « stabilité » et « de la connaissance ». Les derniers rites sont de caractère ludique. Une partie inséparable de chaque rendez-vous est un spectacle de musique et de chants religieux. Ils n’utilisent pas le rythme de la musique traditionnelle de l’Église, mais ils jouent de la guitare et de la flûte comme moyen de transmettre des messages religieux. En jouant des « négro spirituals et gospels » et de la musique presque populaire, ils créent des émotions fortes chez ceux qui y assistent, des émotions qui sont le fondement de la mémoire collective. Comme l’a bien montré M. Halbwachs, en partageant les émotions communes se forme l’image, l’impression d’une situation qui crée un nouveau langage. Ici, dans ce groupe, c’est le langage musico-religieux, et en tant que tel « c’est un langage comme les autres, c’est-à-dire qu’il suppose un accord préalable entre ceux qui le parlent». [11] Le rythme, sans lequel aucun langage ne peut exister ni être compréhensible, est, d’après lui, produit par la vie en société. La dernière partie des réunions est consacrée à divers types de jeux collectifs. Ce sont notamment des jeux de hasard, avec un résultat imprévisible, c’est-à-dire des activités ludiques. L’objectif des organisateurs est d’engager tous les participants dans ce petit jeu.

11Il est nécessaire de souligner que sans les rites il n’est pas possible de maintenir la mémoire religieuse. On peut encore une fois citer M. Halbwachs selon lequel les rites, à l’origine, répondent «au besoin de commémorer un souvenir religieux » [12]. La mémoire, d’après lui, ne conserve pas le passé mais à l’aide des traces matérielles, des rites et des données psychologiques, elle reconstruit le passé avec le présent.

Les frontières de l’espace

12Les membres du groupe de nouveaux chrétiens, avant chaque séance, installent les chaises en rond dans la salle pour créer «le cercle de famille ». Pendant la séance ils s’assoient en cercle fermé, ils prient en cercle. De même, quand ils chantent ils se tiennent la main en cercle complètement fermé. Ils utilisent régulièrement comme symboles la Bible et ce cercle, mais pas d’autres symboles en général. Étant donné qu’ils n’ont pas à leur disposition d’espace religieux propre pour leurs rencontres, (comme une église par exemple), ils doivent toujours recréer l’espace sacral dans la salle de conférence. Ainsi, la façon la plus simple de délimiter l’espace spécifiquement signifiant est d’utiliser leur corps. Ainsi la porte de la salle n’a pas ici la même fonction que la porte d’une église mais les corps des gens installés en rond forment la frontière entre les espaces sacral et profane. Par l’effet de la domination du corps social sur les symboles matériels, ils peuvent déménager l’espace sacral très simplement lorsque c’est nécessaire. Leur cercle est leur « église mobile ». Ce caractère mobile de l’espace sacral distingue la nouvelle religiosité de celle des tribus primitives ou de la religiosité populaire des paysans. La nouvelle religiosité est la religiosité des citadins contemporains, ces nomades postmodernes. Pour décrire l’importance de l’espace sacral on peut citer M. Eliade selon qui chacun distingue l’espace sacré, qui est «fort » et significatif, de l’espace non-consacré, sans structure et sans consistance, c’est-à-dire l’espace amorphe. L’espace profane est « chaos », sans le « point fixe » qui est nécessaire pour établir le Monde. Ainsi le sacré est l’axe central de toute orientation future, qui forme la rupture dans l’homogénéité de l’espace et montre sa continuité.

13L’image du cercle, de l’espace sacral, comme tout ce qui est sacré, a un caractère ambigu pour les croyants. Il est fermé à la dimension horizontale, fermé au monde du quotidien, à la banalité et à ce qui n’a pas de signification. Mais il est ouvert verticalement pour la communication avec Dieu, pour entrer dans l’au-delà, c’est « une porte vers le haut, par où Dieu peut descendre sur la Terre et l’homme monter symboliquement au ciel» [13]. Dans le cercle, au milieu duquel existe l’axe central clairement posé et dont les frontières sont évidentes, il y a la démocratie absolue en face de Dieu. Personne n’a d’endroit ou de position privilégiée, la distance à Dieu est la même pour tous. Le cercle comme symbole magique est ainsi l’incarnation (personnification) du sectarisme par excellence. Mais malgré la limitation des enjeux de l’espace pour entrer dans le monde sacral, l’homme peut passer, transgresser d’autres types de frontières entre le profane et le sacré.

Les frontières du temps

14Pour tous les hommes religieux, le temps de vivre n’est pas non plus homogène, non seulement le temps social qui est mesuré par le calendrier et qui est organisé par le système de la civilisation, mais le temps individuel aussi. Le temps subjectif qui est vécu subjectivement peut subjectivement changer sa vitesse. Mais les intervalles de temps, les ruptures dans l’homogénéité de la durée ne sont pas seulement le propre des hommes de la religion. Les sociétés sans religion explicite ont un temps périodisé aussi, elles ont un point «zéro » (le jour, l’événement) dans leurs calendriers. Les points zéro peuvent être de deux types : 1. le point de fondation du monde, d’origine de la culture ou de la tradition religieuse, c’est-à-dire le début du temps linéaire, 2. le point de séparation des périodes, des cycles de la nature. Ce deuxième type est le point zéro où un cycle finit et l’autre commence, c’est-à-dire que c’est le point de circularité du calendrier. C’est le jour du début de la semaine, du mois ou de l’année, le jour de la revitalisation de l’organisme biologique et social.

15On peut considérer ces points de rupture, ces frontières entre deux types de perception comme des véhicules pour atteindre le sacré. Selon M. Eliade, le temps sacré « se présente sous l’aspect paradoxal d’un temps circulaire, réversible et récupérable, sorte d’éternel présent mythique que l’on réintègre périodiquement par le truchement des rites » [14]. Par les rites collectifs sont créés et maintenus ces moments d’éternité et les rites collectifs sont, comme l’a bien montré M. Eliade, des moyens pour « passer » sans danger de la durée temporelle ordinaire au temps sacré. Dans le groupe de jeunes Luthériens a été établi, par les rites que j’ai déjà décrits, un nouveau calendrier symbolique. D’une part, la commémoration de Jésus-Christ et de la création du monde selon la Bible a fondé le jour d’origine, de l’histoire. D’autre part, le jour de la séance, le moment cyclique, a remplacé la sacralité et la domination absolue du dimanche.

16Le rite le plus important pour la construction du nouveau calendrier collectif des jeunes Lutheriens, comme de l’individuel est la cérémonie du témoignage, c’est-à-dire le fait de raconter l’histoire de la renaissance. Bien que le processus de conversion ait duré longtemps, les convertis l’interprètent comme une rupture immédiate, un instant très important de leurs vies. C’est l’an zéro de leurs histoires personnelles de chrétiens. C’est la rupture entre la période de l’enfance (de la foi de chrétien) et la période de l’adolescence (être un vrai chrétien). Sans le témoignage, sans la mort symbolique de la vieille vie, sans montrer la monstruosité cachée à l’intérieur de soi, le néophyte ne peut pas devenir un membre de la « société secrète ». Pour ce rite les néophytes sont préparés à l’aide d’exemples de discours, d’autres témoignages ou en partageant les émotions et les mythes communs. Le sens du rite d’initiation a été bien décrit par M. Eliade, selon lequel « l’initié n’est pas seulement un “nouveau-né” ou “ressuscité” : il est un homme qui sait, qui connaît les mystères, qui a eu des révélations d’ordre métaphysique » [15]. L’expérience de la mort, de la même manière que dans les tribus archaïques, est la condition pour entrer dans le groupe, sujet qui a été ignoré, qui a été tabou à l’époque de la domination de la modernité. On ne parle pas de la mort dans les sociétés modernes.

17Donc le rite des témoignages chez les jeunes Luthériens indique que le novice a accédé à un autre mode d’existence, inaccessible à ceux qui n’ont pas connu la mort. Comme conséquence de l’initiation, il n’est pas uniquement plus qualifié. Sa vie s’enrichit subjectivement, mais également aux yeux des autres. Il devient meilleur, non seulement à ses yeux, mais les autres lui disent également qu’il est l’un des leurs. Pour caractériser ce processus, on peut utiliser les termes de D. Alijevová qui l’appelle «re-signification de la vie de l’individu » ou « la reconstruction, la redéfinition de la perception de soi d’un individu » ou le terme d’« autovalorisation » de D. Hervieu-Léger. [16] Pareils rites initiatiques ont existé également dans les systèmes communistes où l’homme a pu passer au niveau supérieur dans la hiérarchie du parti (le Parti communiste, l’Union des Jeunes Socialistes, etc.), qui avait un caractère de « société secrète », tout comme les groupes religieux. L’hyper-individualisme officiel de notre temps n’offre pas de rituels collectifs par lesquels s’effectue le passage de l’enfance, ou l’adolescence, à l’âge adulte. De tels rituels n’existent pas pour tous les membres de la société. Et sans les rituels d’initiation dans une société, l’individu manque le fait de la mort, de la rupture dans son autobiographie, le sentiment d’être membre de la société, confirmé par les autres. Il manque le sentiment de participer à l’histoire du Monde, il manque tout simplement l’accès au sacré.

Les frontières de la vie quotidienne

18Pendant les séances des groupes de la nouvelle religiosité on peut souvent observer chez le converti (et ils en ont parlé) le phénomène de l’extase, le même phénomène qui était typique du christianisme primitif. Dans le groupe de jeunes Luthériens ce phénomène est surtout lié à la prière, au témoignage et à la partie musicale. Par les connotations de son étymologie c’est «sortir hors de soi», selon la phénoménologie c’est la situation où la conscience «éclate en quelque chose qui n’est pas elle ». Par rapport à son contraire – la normalité ou le « sens commun », l’extase est « l’extériorité », « l’être vers autrui» ou « la pression d’un dehors ». [17] Ce n’est là que l’ouverture très large d’un horizon sur lequel se découpe l’extase selon les limites qui en déterminent la spécificité. C’est l’exception, la rupture dans la continuité du quotidien, dont l’essence est la régularité du réel, du normal. L’extase est violence contre la normalité ou comme dit M. Eliade, c’est quand l’homme éprouve le sentiment de sa nullité, celui de «n’être qu’une créature ». [18] L’extase pour les jeunes Luthériens signifie le moment d’union avec Jésus-Christ, quand ils peuvent sentir sa présence. Ce sont les sentiments évoqués par les activités communes quand le contrôle collectif s’arrête et que chacun peut exprimer toutes ses émotions, le rire, les pleurs, les souffrances, etc. L’état d’extase est pour eux « le signe de la nouvelle spiritualité ».

19La musique (en général et dans les groupes religieux aussi) fonctionne comme moyen plus visible de sortir hors de soi (ou au-dessus de soi-même), en même temps qu’elle est le fondement de la création de la mémoire collective. Selon M. Halbwachs, la musique est loin de nous isoler dans la contemplation de nos états internes. « La musique nous fait sortir de nous. Elle nous replace dans une société bien plus exclusive, exigeante et disciplinée que tous les autres groupes qui nous comprennent. »  [19] D’après lui, la musique offre à ceux qui le veulent une possibilité de penser plus librement à un sujet qui les occupe et rend leur imagination active. Ou pour illustrer le caractère de la musique dans la vie sociale, il est possible d’utiliser l’approche de M. Weber [20] qui souligne le double caractère de la musique – rationnel et irrationnel. La dimension rationnelle se développe notamment avec la modernisation et l’intellectualisation. La dimension irrationnelle est présente surtout dans la musique non moderne, c’est-à-dire la musique traditionnelle ou la musique des tribus contemporaines. Cette deuxième dimension a un rapport avec la religion, avec la magie, l’extase et le domaine de la transe. Ce n’est pas une musique intellectuelle, elle exprime la dimension irrationnelle et l’érotisme de l’homme. La musique non moderne ne sépare pas les musiciens et les auditeurs, ceux qui jouent de ceux qui écoutent, mais elle engage activement tous les participants. En bref, l’extase est le signe visible de l’état dans lequel l’individu entre, dans n’importe quelle dimension du sacré.

Les frontières d’autrui

20Les rites des groupes, en utilisant un langage plus conventionnel, plus univoque aident à construire l’image de Dieu, l’image de nous-même (qui sommes-nous), et des autres (qui sont-ils). D’après mes analyses, je peux constater qu’autrui n’est pas seulement les conservateurs «sans foi» dans l’Église Luthérienne mais tous ceux sans « la nouvelle spiritualité ». Donc tous les barbares, les païens sont des objets de missions pour ces nouveau-nés. Tous ceux qui ont besoin d’aide pour trouver « le chemin du salut». Toutes les caractéristiques qu’ils ont utilisées pour l’identification d’eux-mêmes ont été construites en opposition avec les caractéristiques « des autres ». Les caractéristiques propres du groupe, surtout positives, peuvent être adoptées par le converti pour se caractériser lui-même. Cette double altérité, la tension entre « le monde des pécheurs » et « le monde de Dieu » place le croyant à la frontière entre eux et Lui, et par cette tension il obtient l’énergie vitale et créatrice, énergie pour intervenir dans le monde profane mais aussi pour essayer de se rapprocher de Dieu. Par l’image de l’autre, l’homme peut créer son « moi» complet. Si l’homme doit trouver un mauvais moi pour se compléter, il doit pour se compléter trouver également « des autres », différents de « nous ». L’image du monde des pécheurs est comme le bouc émissaire, qui aide à unifier le groupe. Par la description des autres, des non-chré-tiens, ils constituent l’image de souillure qui est typique de tous les systèmes religieux. Cette image de l’interdit imprègne des endroits comme les bars, les boîtes, mais aussi les programmes de télé, et l’érotisme, la pornographie, l’homosexualité qui y prédominent. De même font partie de l’interdit des pratiques de vie, par exemple, avoir des relations sexuelles avant le mariage.

La puissance du sacré

21Ce groupe, à l’instar de beaucoup de groupes de « nouvelle religiosité » n’a pas d’organisation institutionnelle visible ni d’appareil bureaucratique. Il suffit, comme dit M. Maffesoli, que cette communauté locale «se sente partie prenante de la communion invisible des croyants » [21]. C’est le groupe de sentiments, de mémoire émotionnelle, le groupe sectaire qui « peut être compris comme une alternative à la pure gestion rationnelle de l’institution » [22]. Ainsi, la conversion à l’époque de la postmodernité peut être comprise comme une réécriture de l’autobiographie personnelle, comme reconstruction d’identité (D. Alijevová) par les tribus actuelles. La conversion est la forme de « l’autovalorisation » de l’homme (D. Hervieu-Léger) dans la société de masse, dans la société où il reste seul, dépourvu du sens de l’existence, sans partager son émotion avec les autres. Ainsi l’individu peut tirer l’énergie et le sens de l’existence dans le «nous » par la conversion. Pour caractériser brièvement la forme de ce groupe, on peut dire, en citant M. Maffesoli, que c’est « une religion du quotidien, c’est-à-dire une religion de la perpétuelle mise en relation, “reliance” des uns avec les autres, et bien sûr liaison à ce “monde-là”» [23]. Dans la conversion, en appliquant l’approche de M. Maffesoli, le « moi» égoïste ou critique est remplacé par le « je » qui s’épuise dans l’autre. Le rapport conflictuel, consensuel ou contractuel qui a existé entre le « moi» autonome et ce « tous » qui est le social est remplacé par le rapport entre le « je » de la personne qui se perd dans le « nous » de la tribu. Ainsi on peut constater que la tribu est source de sacré, de puissance qui rend actif l’individu, c’est la source où « je » puise une énergie nouvelle.

22L’augmentation du nombre des groupes similaires au groupe présenté dans ce texte exprime le changement des fondements de la civilisation moderne. D’après les résultats de mon étude, je peux confirmer la thèse de M. Maffesoli [24] selon lequel les symptômes de la vie sociale contemporaine dans le domaine religieux sont des formes mineures du sacré (que j’ai appelé le sectarisme); dans le domaine social c’est la multiplicité des réseaux et dans le domaine politique c’est le désengagement. De plus, l’orientation des croyants vers l’expérience « présentéiste » signifie et souligne le caractère postmoderne de la nouvelle religiosité. Ou inversement on peut dire que l’augmentation des nouvelles religiosités exprime un caractère propre, c’est la forme pure de la postmodernité.

Notes

  • [1]
    Michel Maffesoli, Le temps des tribus : le déclin de l’individualisme dans les socié- tés de masse, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988.
  • [2]
    Zygmunt Bauman, Intimations of postmodernity, London, Routledge, 1991.
  • [3]
    Il est important de souligner que ce capitalisme utopique, au contraire du socialisme utopique, est vide. C’est le capitalisme sans l’idéologie. L’homme n’est plus con- fronté à une altérité comme la bourgeoisie pour le socialisme, il n’y a plus d’apparte- nance à un corps collectif historique comme une classe sociale. L’homme reste tout seul.
  • [4]
    Max Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996.
  • [5]
    Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999, p. 121-124.
  • [6]
    Ibid., p. 124.
  • [7]
    Selon Mircea Eliade, « le sacré se manifeste, se montre comme quelque chose de tout à fait différent du profane. » (Le sacré et le profane, Paris, Folio/essais, 1990, p. 17). Max Weber distingue l’opposition entre ordinaire (quotidien) et extraordi- naire, et Rudolf Otto appelle le sacré le mysterium tremendum, majestas, mysterius fascinans, ce qui exprime bien son caractère.
  • [8]
    Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Livre de Po- che, 1991 (p. 538).
  • [9]
    Stanislas Breton, La prière, la mystique, l’extase, dans : L’État des religions dans le monde Dir. M. Clévenot, Paris, La Découverte, 1987, (p. 394).
  • [10]
    Mircea Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes, Paris, Gallimard, 1992.
  • [11]
    Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997, (p. 31).
  • [12]
    Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994, (p. 218).
  • [13]
    Op. cit. (p. 29). Selon lui, l’axis mundi, le pilier cosmique ne peut pas résider en moi mais seulement en nous.
  • [14]
    Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Folio/essais, 1990, (p. 65).
  • [15]
    Op. cit. (p. 162).
  • [16]
    Dilbar Alijevová, La « désignification » de la vie humaine dans les pays post- socia- listes. Les Cahiers de l’imaginaire n°14-15, Paris, L’Harmattan 1997 et Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flam- marion, 1999.
  • [17]
    Stanislas Breton, La prière, la mystique, l’extase, in L’État des religions dans le monde, Dir. M. Clévenot, Paris, La Découverte, 1987.
  • [18]
    Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Folio/essais, 1990, (p. 16).
  • [19]
    Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997, (p. 40).
  • [20]
    Max Weber, Sociologie de la musique. Les fondements rationnels et sociaux de la musique, Paris, Éditions Métailié, 1998.
  • [21]
    Michel Maffesoli, Le temps des tribus : le déclin de l’individualisme dans les socié- tés de masse, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, (p. 107).
  • [22]
    Op. cit. (p. 110).
  • [23]
    Michel Maffesoli, La transfiguration du politique. La tribalisation du monde, Pa- ris, Bernard Grasset, 1992, (p. 228).
  • [24]
    Michel Maffesoli, La connaissance ordinaire. Précis de sociologie compréhensive, Paris, Libraire des Méridiens, 1985.
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