Notes
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E. Goffman est l’un des premiers à avoir proposé une analyse sociologique du com- portement des gens sur les lieux publics (rues, parcs, restaurants, théâtres, magasins, dancings, salles de cérémonies…) avec l’accent mis sur leur structure (Goffman, E., 1963, pp. 4-5).
1On ne saurait imaginer le quotidien de l’homme sans l’existence d’un cadre équipé d’un certain nombre de settings qui sont liés à certains milieux physiques et qui contiennent, entre autres, quelques décors objectifs. D’après Erving Goffman, la notion de setting, qu’il substitue dans une certaine mesure à celle, plus répandue, de situation, correspond davantage à la conception scénique du quotidien et prend en compte également « les meubles, la décoration, l’agencement physique et d’autres composantes de l’arrière-plan (background) qui complètent la scène et ses décors… » (Goffman, E., 1959, p.22). Goffman met l’accent sur le lien existant entre le setting et le lieu qui devient sa scène, «devant laquelle, à l’intérieur de laquelle et sur laquelle » (ibid) les hommes donnent le spectacle de la vie de tous les jours.
2C’est dans ce sens que nous étudierons les espaces les plus naturels et les plus typiques qui servent de cadre au quotidien de l’homme contemporain. Nous constatons que, de la même façon qu’il y a des centaines et des milliers d’années, l’espace le plus naturel de intimité de l’homme reste son chez-lui, son domicile, home, Heim. Ce chez-soi qui depuis des lustres s’associe à l’image du foyer, de la cheminée, du poêle, bref, de tout ce qui est source de chaleur et, éventuellement, de lumière. Autant d’objets qui réveillent dans nos mémoires ces flammes ancestrales qui attiraient nos aieux pour les réchauffer, pour leur permettre de préparer la nourriture, pour les maintenir en vie.
3L’importance accordée jadis à la chaleur de ce feu eut pour conséquence la naissance et l’installation dans notre conscience collective de l’image du foyer, de la cheminée qui, dans de nombreuses langues, devint synonyme de maison. Et ce ne fut pas par hasard. En effet, la cheminée y occupait la place dominante : destinée non seulement à réchauffer les membres de la famille, elle était également le moyen et le lieu de préparation des repas quotidiens, c’est autour d’elle que se passait la consommation, en commun, de ces derniers. Ce festin collectif, répété quotidiennement, devint, et pour certains peuples demeure toujours, une sorte de rituel sacré, un creuset de la communauté, comme l’avait déjà remarqué Durkheim.
4La communauté des repas, du temps passé à table ou au coin du feu furent à l’origine d’une véritable communion des gens, ainsi que d’une ambiance particulière de solidarité familiale, de ce que Michel Maffesoli appelle « l’esprit de famille » (Maffesoli, M., 1990, p. 80) et dont le noyau est formé par « les sentiments communs, l’expérience partagée, le vécu collectif» (ibid.). Comme si le foyer était un gage d’intimité, indispensable à chaque famille, telle une mesure de son autonomie et de sa souveraineté.
5Il faut cependant remarquer que même dans les sociétés totalement ou relativement non libres, comme ce fut le cas des régimes esclavagistes, du féodalisme ou du capitalisme à ses débuts, l’homme ordinaire, fut-il esclave, sujet ou prolétaire, arrivait malgré tout à s’approprier un espace minime d’intimité domestique. C’est dans son cadre que se mettait en place sa propre hiérarchie des relations grâce à laquelle même le dernier des valets pouvait se sentir «maître » de maison, supérieur aux autres membres du ménage.
6C’est de cette manière qu’est née la structure des relations familiales qui est entrée, quasi inconsciemment, en opposition avec la structure politicoéconomique incarnée par les institutions de l’État. Nous sommes donc tout à fait d’accord avec Maffesoli qui parle « d’une logique du domestique, opposée à la logique du politique » (ibid., p. 83).
7En introduisant dans notre quotidien les dernières découvertes de la technique, l’industrialisation et la révolution technique transforment le concept du foyer en une métaphore, une expression figurée qui n’a plus rien à voir avec ses significations originelles : feu, poêle, fourneau, cheminée… Les radiateurs du chauffage central ne peuvent guère être comparés à un four brûlant, encore moins à une cheminée. La gazinière, certes très utile à une préparation rapide et efficace du banquet, n’assume pas la fonction, complémentaire, de convivialité. Et c’est justement celle-ci, cette Gemütlichkeit, qui correspond au besoin de l’homo domesticus qui même s’il reste inexprimé n’en demeure pas moins existentiel. Le 20e siècle a, dans un certain sens, dépossédé l’homme de son refuge domestique, en le transformant en une créature vulnérable, sans défense qui ne peut plus se mettre à l’abri des attaques du monde extérieur.
8Les déplacements professionnels, les migrations des populations vers les zones d’emplois, aussi bien que les voyages touristiques, que nous entreprenons pour nous faire plaisir ou pour échapper à nos stéréotypes, ont fait de nous – et c’est ce qu’affirme aussi Maffesoli (Maffesoli, M., 1997) – des nomades contemporains.
9Or, des formes contemporaines, inconnues de nos ancêtres, prennent la place du « foyer » oublié. Ces foyers de substitution ne produisent plus la chaleur et ne sont pas appropriés à la préparation ou au service de la nourriture matérielle ; ils sont cependant sources de lumière et nous offrent de la nourriture, ou des jouissances, spirituelles. Ils sont porteurs de contenus et de significations qui s’organisent autour de nous telle une réalité secondaire ; cette réalité virtuelle dans laquelle nous semblons passer notre temps subjectif et réel, tout en menant une vie étrangère, non authentique, qui ne nous appartient pas. Il s’agit pour la plupart de la vie de ceux qu’on voit sur l’écran de télévision et qui n’est pas toujours véritablement la leur, ce qui renforce encore son pouvoir d’attraction. Elle fixe nos horaires, détermine notre régime de travail et impose à notre vie authentique des cadres de jugement et des modèles à imiter.
10Selon la tendance actuelle, la réalité virtuelle serait née dans un passé très proche, lié aux découvertes techniques les plus récentes, dont notamment l’Internet qui a révolutionné la communication mondiale entre les hommes et qui est à l’origine des communautés virtuelles toujours nouvelles. À ce propos, F. Casalegno désigne « la réalité virtuelle comme la méthodologie née de la science informatique, robotique et optique » (Casalegno, F., 2001, p.2).
11Néanmoins, cette approche techniciste et trop étroite ne nous semble pas tout à fait justifiée, si l’on prend en considération l’ensemble de l’histoire de l’humanité. Quel était le sens des pratiques religieuses anciennes mettant les gens en transe, des apparitions, des rituels sacrés simulant le décès et la résurrection des divinités, sinon de permettre de vivre la réalité de l’irréel, cet état mixte à l’« ordre confusionnel» (Maffesoli), que l’on peut nommer «réalité virtuelle » ? Bien qu’à un niveau technique différent, les sociétés primitives savent donc vivre cette réalité de substitution qui semble à la fois réelle et irréelle dans sa forme authentique et qui est très proche de ce qui nous arrive au cinéma ou devant la télévision.
12En effet, toute création d’artefact, comme l’a très tôt observé Jean Baudrillard par rapport à la construction du pseudo-événement (Baudrillard, J., 1970, p.194), est un chemin éventuel vers l’apparition de ce qui reçut, plus tard, le nom de réalité virtuelle.
13Cette même idée du phénomène omniprésent de l’imitation de la réalité a été reprise ultérieurement, de façon encore plus suggestive, dans ses réflexions sur les simulacres et sur l’hyperréalité dans la société postmoderne (Baudrillard, J., 1988, pp. 166-174). L’apparition des produits et des événements virtuels pourrait donc, à notre sens, être située à l’époque où l’homme commence à créer un monde secondaire, de plus en plus éloigné du monde naturel.
14Dans sa création du monde substitutif, l’homme cherche généralement à reproduire les formes inventées antérieurement. Ainsi, nos « foyers » de substitution, dont « l’idole » la plus récente des cuisines contemporaines, le four à microondes, rappellent jusqu’à leur aspect extérieur les cheminées, offrant le spectacle des effets lumineux du bois brûlant, parfois caché derrière un écran de tissu. Et c’est justement cette phosphorescence des écrans, faculté intrinsèque des téléviseurs, qui règne sur nos ménages depuis le début des années 50. Les postes de télévision sont devenus des foyers d’attention audiovisuelle, attirant toute la famille et harmonisant, à leur façon, les modes de vie de ses membres. Le respect des horaires communs de certains programmes « obligatoires », la proximité physique devant le poste, l’échange de commentaires sur le vu et, éventuellement, le fait d’y embarquer même les visiteurs occasionnels, contribuent à la mise en place d’une forme substitutive de l’organisation de la vie en famille, de la vie commune. « L’écran bleu », « la boîte » ou « la télé » ont fini par nous domestiquer, voire par nous asservir. Nous avons, sans nous en rendre compte, quitté la cuisine, avec son énorme foyer ou son fourneau, et sa grande table au centre, pour le salon avec son téléviseur qui nous captive surtout le soir ou aux moments de repos.
15Un autre phénomène digne d’attention est apparu récemment: les ménages se trouvent de plus en plus sous l’emprise du magnétisme des écrans des ordinateurs personnels qui concurrencent à beaucoup d’égards la télévision. L’Internet, les jeux informatisés, le courrier électronique font du PC un outil remarquable : interactif, communicant et manipulable plus facilement qu’un téléviseur. Ce dernier est, certes, chargé de chaînes, mais reste limité par le menu que l’on peut choisir. L’interaction avec un PC est, elle aussi, limitée par les ressources de l’Internet ; ces dernières sont cependant si pléthoriques et ingérables, qu’elles peuvent être utilisées comme une source d’information ou comme un jeu sans fin, jusqu’à satiété. La différence entre un ordinateur et un téléviseur consiste dans l’utilisation purement individuelle de celui-là : il ne saurait rassembler autour de lui un grand groupe, une famille entière par exemple, et communiquer avec tous en même temps. La convivialité de la famille, qui auparavant pouvait se réunir devant la télévision pour chercher le consensus des opinions et des goûts des uns et des autres, se voit affaiblie par l’ordinateur qui amène les membres de la famille à faire valoir leurs intérêts individuels et égoïstes, ou à respecter un ordre d’utilisation. Mais même là apparaît une sorte de partage de tâches qui sert de fondement aux liens sociaux.
16Aussi, de nos jours, la place du foyer est-elle occupée par deux écrans: l’homme contemporain passe son temps à osciller entre eux. Soit il a un ordinateur au bureau et il se dépêche de rentrer à la maison pour pouvoir s’asseoir devant un autre écran, celui de la télévision. Dans ce cas, l’ordinateur est considéré comme un outil purement professionnel générateur de fatigue, tandis que la télévision devient synonyme de divertissement. Mais il n’est pas rare de voir les gens quitter leur bureau équipé d’un ordinateur moderne et, une fois arrivés à la maison, allumer un ordinateur moins performant utilisé pour se divertir (jeux, travaux plus reposants…). Il peut y avoir aussi le cas de figure contraire : au bureau, nous disposons d’Internet que nous n’avons pas à la maison, et si notre régime de travail n’est pas trop sévère, nous y avons recours pour nous divertir ; parfois nous nous rabattons sur le PC comme sur une représentation du calme et de la convivialité domestiques. Du coup, nous ne sommes pas trop pressés de rentrer chez nous, car nous sommes mieux au travail: nous pouvons mailer, surfer, jouer à loisir, ce qui n’est pas toujours possible à la maison. Au bureau, aussi bien que chez nous, nous apprenons à cohabiter avec la machine comme avec un chien ou un chat, créatures muettes, néanmoins fidèles et conviviales dont on a besoin.
17L’homme moderne retrouve alors la chaleur disparue du ménage, ainsi qu’un refuge dans son appartement aménagé et vide en même temps, qui correspond sans doute à la nouvelle conception du chez-soi, typique du monde postindustriel et postmoderne.
18C’est justement en évoquant l’intrusion dans nos ménages des différents appareils à écran, qui nous offrent des images numériques et rendent possible la présence virtuelle d’autres personnes et événements chez nous, que l’on peut parler de la virtualisation de notre domicile. Les limites de ce dernier s’élargissent considérablement grâce à la télévision, au télétexte, à l’Internet et au courrier électronique, tout en devenant en grande partie virtuelles. L’amour par Internet dépasse l’anecdote pour devenir un ersatz sérieux du sexe et devance même le sexe par téléphone. Les frontières de la famille s’étendent aux proches inconnus, qui ont envahi nos existences sans avoir été invités, mais qui n’en sont pas moins les bienvenus. Il s’agit de moments passionnants de prise de contact avec des étrangers qui nous deviennent soudain proches. La télévision, quant à elle, nous permet de vivre le quotidien des autres, par l’intermédiaire de feuilletons essentiellement étrangers que nous suivons régulièrement et qui nous font voir les soucis et les plaisirs d’autres gens, même si ce n’est que sous une forme très allégée. Allégée par le fait qu’ils ne sont pas réels, tout en étant réalistes. Les séries télévisées programment notre vie, décident de ses horaires et l’attachent à notre maison non pas comme au lieu où se déroule notre quotidien, mais comme au point qui nous sert à observer, dans le flux de notre propre conscience, le vécu des autres. L’unité de ma perception de ces événements produit un effet particulier : j’ai l’impression de vivre réellement ce qui ne me concernait pas, mais qui, une fois au centre de mon intérêt, commence à me concerner.
19Quand l’homme parle de son chez-lui, il ne pense pas forcément à son appartement ou à son ménage. À notre sens, le chez-soi correspond davantage à l’endroit où se trouve déposée la partie la plus intime de la personnalité. De ce fait, nous distinguons volontiers le petit et le grand chez-nous, la petite et la grande patrie. Aussi provisoire, modeste et discret soit-il, le petit chez-soi est souvent considéré comme le vrai et estimé plus que le grand qui peut être notre maison, notre commune ou notre région natale. Ainsi, un internat, un orphelinat et même une caserne peuvent remplir, pendant un certain temps, la fonction du chez-soi, car ils offrent non seulement un gîte, ce qui n’est pas négligeable, mais également un minimum de ce qui sera temporairement considéré comme notre espace privé. L’homme peut alors établir une frontière fixe entre son espace vital et celui « des autres », voire défendre son territoire contre les intrusions. L’attachement au « site » dans ces conditions exiguës s’avère très persistant et existentiel, même si l’on pourrait s’étonner du peu qui suffit à l’homme pour marquer son territoire. Celui-ci se limite parfois à son lit et à sa table de chevet, à la parcelle de table où il peut s’asseoir pour faire ses devoirs ou pour déjeuner, à l’étagère suspendue au-dessus de son lit ou encore à la partie de l’armoire réservée à ses vêtements. Ce minimum peut quelquefois devenir le fondement de la sécurité interne, de la conviction que l’on a une place sur cette terre et que personne n’a le droit de toucher à notre territoire privé.
20Cela ne vous rappelle-t-il pas un séjour à l’hôtel où l’on vient de passer quelques jours pour soi-disant nous reposer de notre monotonie domestique, mais où nous continuons par moments à la reproduire par une disposition particulière de nos affaires dans les armoires et les tiroirs de la chambre ? Finalement, même chez vous, là où vous êtes maître, vous êtes obligé de partager l’espace et les emplacements dans les placards et les bibliothèques avec d’autres membres de la famille, qui ne sont pas toujours si tolérants que vos collocataires de l’internat. Ne serait-on pas, en fin de compte, moins autonome dans notre propre maison que dans ces foyers de remplacement que sont les internats, les pensions, les casernes… ?
21Placé hors sa maison, dans des conditions provisoires, l’homme conserve le besoin de reproduire ses modèles de l’ordre domestique qui n’est rien d’autre qu’un micro-modèle de l’ordre social. Il est comme une tortue qui se promène partout avec sa maison sur le dos et se contente du strict minimum.
22Enfin, le chez-soi stable n’est pas remplacé uniquement par des gîtes provisoires : dans certains cas la rue, les magasins, le marché, l’église, le cinéma, le théâtre, les cafés et d’autres lieux publics deviennent une maison pour l’homme [1] du moment où ils lui procurent le sentiment de sécurité, de proximité et de familiarité.
23L’époque actuelle se caractérise par le fait que ce sentiment de calme et de sécurité peut naître devant un téléviseur ou un ordinateur qui peuvent même devenir une sorte de « gîte » : ils se substituent au canapé ou à la bibliothèque à l’ombre de laquelle l’homme avait grandi, en compagnie de laquelle il se sentait en sécurité, voire pris en charge à titre viager.
24Les dimensions ou les repères les plus importants du ménage sont constitués par celles de ses composantes qui offrent à l’individu gîte et sécurité et qui réunissent la famille. Le ménage est alors dominé par «le foyer », les sources lumineuses, la table avec les repas communs, et le lit comme lieu de repos physique et de liberté individuelle. Le sommeil fait partie des manifestations fondamentales de la liberté éthique de l’homme : il est mal vu de manipuler le sommeil, de le perturber, interrompre ou empêcher. En ce qui me concerne, j’ai depuis toujours considéré le sommeil non seulement comme un besoin physiologique, mais aussi comme un besoin moral, comme une possibilité de se libérer des pressions extérieures, de se consacrer à ses propres problèmes, à la réflexion, à la rêverie, bref de restaurer son potentiel éthique et son intégrité.
25Or, les repères des ménages contemporains n’existent plus ou moins que dans leur forme substitutive, imparfaite. Le foyer a pratiquement disparu après avoir pris la forme d’une gazinière placée dans la cuisine. La table de la salle à manger s’est également transformée en un meuble de cuisine ; souvent, nous ne nous réunissons plus pour partager nos repas autour de cette planche qui s’est substituée à la grande table. Le lit est aussi devenu provisoire : il s’agit bien des fois d’un canapé ou d’un fauteuil convertible que nous faisons disparaître dans la journée afin que personne ne puisse se douter de leur existence, tellement nous avons honte des formes stables qui dévoilent la façon dont nous passons les moments intimes. Cette expulsion des repères du domicile ne fait que contribuer à sa virtualisation.
26La bibliothèque qui, avec d’autres meubles, sert à ranger nos affaires, nos documents, nos photographies, les archives familiales et autres témoignages de notre mémoire de famille fait partie des repères essentiels. Cette possibilité de ranger, de classer des objets et de les contempler constitue chez certains un but dans la vie, puisqu’elle est génératrice de sécurité, de calme, du sentiment d’être chez soi. Nombre de gens acceptent volontiers de changer souvent de place, à condition de pouvoir construire leur petit chez-eux avec certains éléments de base qui leur rappellent la maison parentale et qui instaurent une continuité entre l’ancien et le nouveau domicile.
27Dans ce sens, la bibliothèque est la meilleure consigne de nos goûts et de nos connaissances, de nos impressions et de nos consolations occasionnelles. C’est là que nous déposons les moments les plus heureux de notre vie. C’est pour cela que nous refusons de nous séparer de nos vieux livres dont nous attendons qu’ils nous fassent revivre ce que nous avons ressenti lors de leur première lecture et qu’ils nous permettent de retourner à l’époque où nous étions plus jeunes.
28Heidegger a dit de la langue qu’elle était le domicile de l’être. Il soulignait justement cette perception du chez-soi comme quelque chose qui est à nous, qui nous est propre et identique. Ainsi, la maison incarne ce qui est le plus cher, le plus agréable à l’homme. L’expulsion des gens de leurs domiciles au moment des bouleversements sociaux, des guerres, des révolutions ou des conflits internationaux qui produit des masses de réfugiés, d’émigrés ou de sans-abris, est un crime contre le milieu naturel dont nous provenons et auquel nous sommes accrochés. La capacité de rendre son existence plus conviviale, et cela même dans un environnement technicisé et déshumanisé, comme celui des sous-marins ou des vaisseaux spatiaux, prouve que l’homme moderne demeure un être domestique avec le besoin de renfermer son ego intime dans des objets familiers, proches, parfois archaïques, ou dans leurs substituts, qui donnent satisfaction à son besoin existentiel de gîte et de refuge. Aussi introduit-il son « essence ronde » dans les « formes carrées » de l’existence technicisée.
29La virtualisation du domicile, dernier bastion capable de résister aux attaques d’un monde technicisé grâce à la conservation et à l’archaïsation du ménage, gagne du terrain partout dans le monde. Elle ne fait qu’accélérer la virtualisation de notre vie quotidienne en condamnant l’accès à l’espace, jadis encore plus ou moins ouvert, qui nous donnait une certaine autonomie et la possibilité de décider du degré de modernisation de notre ménage. Bien que voué à une virtualisation progressive depuis les années 50 sous l’influence de la télévision, le quotidien domestique laissait à l’homme plus de temps pour satisfaire ses vrais besoin en vaquant à des occupations réelles.
30L’accumulation d’une multitude d’écrans dans nos ménages semble nous diriger vers un autre type de contacts et de liens sociaux que ceux pratiqués dans les temps anciens. Le parteniare virtuel sur Internet occupe mon ami réel, mon voisin, mon collègue, mon parent… Celui-ci est encore avec moi quand nous regardons la même émission à la télévision, ou quand nous nous retrouvons samedi à table… Mais dès que ces liens sont interrompus, nos vies se séparent et chacun de nous continue sur son propre ordinateur, devant son propre poste, à son propre bureau…
31Aujourd’hui il n’est pas rare qu’une famille possède plusieurs ordinateurs, de la même façon que dans le passé elle possédait plusieurs postes de télévision. Non pas qu’elle soit riche ; simplement, à l’achat d’un appareil plus moderne, elle garde l’ancien. Certaines familles finissent par avoir un ordinateur pour chaque membre, en plus d’un notebook pour les «sorties ». D’après le sociologue tchèque Z. Konopasek, certains vont jusqu’à installer dans leurs appartements de petits réseaux locaux qui leur permettent de communiquer d’une pièce à l’autre. Nous savons tous qu’il s’agit là d’une habitude très courante dans les bureaux, mais le fait que des familles préfèrent les contacts par l’intermédiaire de l’ordinateur à la communication directe est révélateur de beaucoup de choses, pas forcément négatives. La correspondance contribue en quelque sorte à cultiver la communication entre les gens, même les plus simples, qui parviennent ainsi aux formes supérieures du discours et de l’autoréflexion. D’autant plus qu’ils utilisent l’anglais ou des expressions très techniques dans la langue maternelle pour communiquer avec l’ordinateur. L’ordinateur permet de mieux résoudre les conflits en revenant sans cesse aux points de discorde, aux problèmes non évacués, jusqu’à leur épuisement. Ceci n’est pas toujours possible dans une conversation directe où les crises ont vite tendance à basculer dans les disputes. Ce n’est pas par hasard si le genre épistolaire fut l’un des plus nobles et des plus cultivés dans la littérature des 18e et 19e siècles.
32En réalité, nous revenons au mode de communication et d’interprétation mutuelle largement pratiqué par nos ancêtres qui les aidait non seulement à franchir des différences de conception du monde, mais aussi à construire et à consolider les relations au sein de la famille (souvenons-nous des romans dits épistolaires), à éduquer leur progéniture ou à transmettre leurs expériences. Nous assistons sans doute à un boom sans précédent du genre épistolaire, bien qu’il ne soit plus pratiqué sur papier, mais sur écran. Nous composons nos récits à partir de lettres réelles, de mots de la langue vivante, seul leur transfert est quelque peu différent, inhabituel et comme incertain. D’où cette impression de communiquer dans un monde virtuel, seulement possible, mais irréel. Le bien-fondé de ce problème n’est toutefois que partiel, le reste tient du préjugé, du manque d’habitude ou du retard intellectuel. Même si dans un avenir proche nos sources d’énergie, traditionnelles ou pas, restent préservées, nous aurons de plus en plus à combattre les idées reçues et l’aversion pour la modernisation de la communication : nous serons amenés à nous virtualiser.
Bibliographie
- BAUDRILLARD Jean, La société de consommation, Paris, Éditions Denoël, 1970.
- BAUDRILLARD Jean, Selected Writings, Ed. by Mark Poster, Stanford Univ. Press, Stanford 1988.
- CASALEGNO F., Entre Réel et Virtuel. Nouvelles architectures dans la complexité de la co-évolution, hhttp :// www. mimeeting. com/ front-fr/ …/ read. php ? f= 3i=30 t=3, 2001.
- GOFFMAN E., Behavior in Public Places, The Free Press of Glencoe, N.Y., 1963.
- GOFFMAN E., Presentation of Self in Everyday Life, Doubleday Anchor Books, Garden City, N.Y. 1959.
- MAFFESOLI M., Aux creux des apparences, Paris, Plon, 1990.
- MAFFESOLI M., Du nomadisme. Vagabondages initiatiques, Paris, Le livre de poche, 1997.
Notes
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E. Goffman est l’un des premiers à avoir proposé une analyse sociologique du com- portement des gens sur les lieux publics (rues, parcs, restaurants, théâtres, magasins, dancings, salles de cérémonies…) avec l’accent mis sur leur structure (Goffman, E., 1963, pp. 4-5).