Notes
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[1]
La création s’est jouée en janvier et février derniers au Hublot, à Colombes. Elle sera reprise en mars et avril à la Ménagerie de Verre à Paris dans le cadre d’un festival « théâtre et nouvelles technologies» puis partira en tournée.
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[2]
Heiner Müller, Fautes d’Impression, l’Arche, 1991, p.248
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[3]
Heiner Müller, op. cit., l’Arche, 1991, p.64.
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[4]
Claude Régy, Espaces Perdus, p. 69.
-
[5]
Jean-François Peyret, Heiner Müller ou le testament introuvable, entretien avec Georges Banu.
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[6]
G. Agamben, L’Homme sans Contenu, in L’Ange mélancolique , Circé, 1996, p. 173.
-
[7]
H.Müller, op.cit., p.190.
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[8]
Titre donné par Michel Haar à un ouvrage consacré à Heidegger.
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[9]
H. Müller, « Adieu à la pièce didactique », in Hamlet-machine p.68.
-
[10]
Hubert Tonka, Architecture & Cie, Paris, les éditions du demi-cercle, 1988.
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[11]
H.Müller, op.cit., p.66
-
[12]
C. Régy, op.cit, p.33
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[13]
Adorno, Alban Berg, le Maître de la Transition Infime, Gallimard, 1968
-
[14]
H.Müller, op.cit. p.248
-
[15]
H. Müller, op.cit., p.67
1En janvier dernier s’est jouée une création théâtrale du metteur en scène Clyde Chabot autour d’Hamlet-Machine de Heiner Müller. Un projet expérimental pour un texte ramassé en treize pages sans dialogues.
2Le texte a été écrit en 1977. Pour Heiner Müller, il y a la Bulgarie, Budapest, puis Berlin. Le point de départ: « Hamlet rentre chez lui après les funérailles nationales de son père et doit continuer à vivre. Hamlet à Budapest». Le projet devient vite une « tête réduite ». Il n’y a plus de dialogues possible. Le texte prend l’aspect d’un « bloc monologique » [2]. Le propos est politique. Hamlet vit l’effondrement du communisme à l’Est et se retrouve au sein d’une société médiatique et marchande. Sans repère. Privé dès lors d’expérience, il se réfugie dans un monde d’écrans qui lui renvoient son reflet et sa blessure dans laquelle il essaie de plonger. Dans la matière du texte, Clyde Chabot a imaginé un principe d’interférence entre le texte, le jeu des acteurs et l’interaction du public.
3Elle cherche à expérimenter le lien au sein de microcommunautés anonymes. Elle propose au public de se constituer non seulement en récepteur de la pièce mais aussi en potentiel émetteur au sein de cette machine théâtrale cherchante. Il s’agit d’un ensemble expérimental au sens où Müller parle d’une part de l’«unité contradictoire entre scène et public » où le spectateur est un «fragment que l’on fait entrer dans le jeu des fragments » et d’autre part de la « scène expérimentale, où l’imagination collective s’exerce à faire danser des rapports sociaux pétrifiés » [3].
4Le metteur en scène m’a conviée à proposer un regard dramaturgique. J’ai donc assisté à des séries de répétitions, de longues journées où le texte cherchait ses gestes, dans une extrême et nécessaire vulnérabilité. Puis sont venues les représentations, chaque soir attendu et inattendu. Celui qui connaît ce texte sait qu’il est d’un abord abrupt, qu’il ne se donne pas facilement malgré les images fortes qu’il évoque d’emblée.
5Hamlet-machine : le mot est né d’un raccourci entre des souvenirs de Warhol et la machine célibataire de Duchamp. Il y a d’abord eu Shakespeare-Factory puis Hamlet-machine.
6La machine, désormais, se décline en nom propre.
Le dispositif
7Il n’y a ni scène ni salle, mais un espace ouvert. Des chaises sont disposées sur l’ensemble du plateau, pas de centralité, pas de limites de la zone de jeu.
8Dans l’espace scénique est installé un dispositif technique qui sert à porter le texte. Avant le début de chaque ensemble, puis pendant toute la durée de la représentation, le public est invité à venir utiliser ce dispositif.
9Le texte de la pièce est projeté sur un mur par un rétroprojecteur. Le public est invité à y insérer des réflexions que les acteurs peuvent utiliser comme matériau pour leur jeu. Une liste de questions leur est adressée dans le but de stimuler leurs réactions (« De quelles figures historiques avez-vous été contemporain ? » ou bien « Qu’est-ce qui vous manque ? »)
10Une caméra est placée au centre de l’espace. Le public peut ainsi filmer ce qu’il désire voir apparaître sur un moniteur. L’image qui apparaît est la cristallisation des ensembles, soir après soir. L’idée d’une subreptice fixation d’un instant. Une table sonore est reliée à la régie. Les spectateurs sont invités à créer un climat sonore qu’un musicien reprend, en écho avec le sens qui se produit au sein du texte.
11Ce dispositif permet des interférences improbables, productrices d’événements ou de catastrophes. Il y a eu quinze ensembles présentés au Hublot, à Colombes, quinze soirées où le texte est devenu une matière d’exploration dans un laboratoire théâtral.
Le processus de répétition
12La première phrase du texte, « J’étais Hamlet », est reprise en écho par quatre comédiens. D’emblée, ce « J’étais Hamlet » imparfait (« Mon drame n’a pas eu lieu » dit-il) montre que l’on parle d’une histoire historienne, que le « Que sais-je ? » a fait disparaître le « Qui suis-je ? ». Qu’il n’y a plus d’action possible. Müller parle de Matthias Langhoff écrivant, à propos de sa pièce Philoctète que « le personnage qui a le plus grand rayon d’action est celui qui en sait le moins». C’est aussi la problématique d’Hamlet, « Plus on sait, plus le rayon d’action se rétrécit » écrit Müller. On sait de mieux en mieux ce qui nous attend mais on peut de moins en moins avoir de l’influence dessus. Les acteurs prononcent cette première phrase comme s’il se l’arrachaient, réclamant chacun leur identité (dépassée). Les acteurs ont un premier rapport au texte qui s’apparente à ce que le metteur en scène Claude Régy évoque : « Reconnaître en soi d’où ça parle, à partir de là où on se tient par nécessité : soi-même » [4]. Le texte est éclaté aux quatre coins de l’espace scénique, comme un prisme sonore. On sait dès lors qu’il n’y aura d’Hamlet que des images multiples, des fractions. Le point de vue est éclaté. Dans cet éclatement sans doute se re-connaît un trait postmoderne de la mise en scène. L’installation du texte est plurivoque, elle laisse entendre le texte non pas dans son unité mais dans ses articulations problématiques. C’est une manière de faire l’aveu que d’un texte, il n’y aura jamais de fin, pas même après sa fin. Jean-François Peyret dit à ce propos : « C’est fini et ça n’en finira pas de finir ». À propos de Müller, il dit : « Il regarde le cheminement des vers dans le cadavre mais ce corps en décomposition est en même temps pétrifié, momifié » [5]. À la fin du spectacle est figurée cette double image du pansement et de la momie : une femme est bandée et continue à parler derrière ses bandages. Müller fait ici écho à l’ange de l’Histoire dont parle Benjamin, évocation du tableau de Klee, l’Angelus Novus. Sa parole se transforme en bâillon sonore. L’idée de fin qui n’en finit pas de finir est éminemment politique mais aussi très théâtrale. Comme l’évoquait Daniel Mesguisch dans L’Éternel Éphémère, ce qui fait la mort d’Antigone est le fait qu’il va falloir y revenir. C’est dans ce processus de répétition que se joue la mort du héros. Il n’y a pas de définitif du personnage, pas de résolution. Peut-être, dans ce cadre, peut-on parler de théâtre politique : privés de résolution, il nous reste la mise en jeu.
13La mise en jeu du texte dans sa plasticité permet au spectateur d’y trouver une place. Le public est invité à une écoute engageante. Les premiers ensembles sont des « répétitions publiques ». Le texte y est encore en recherche. Comme une certaine littérature romanesque du XXe siècle amène le lecteur « à la cuisine », le public est ici invité à la répétition.
La récupération
14Dans le mot récupération sonne une polyphonie : la régénération, le repos, la reprise, le recyclage. Les acteurs récupèrent les mémoires et les propositions du public. La présence du public est la régénération du texte. Le public, qui n’a pas de forme particulière, par opposition aux acteurs qui ont toujours déjà une forme déterminée (celle du jeu), vient informer le texte. Le texte laisse des espaces ouverts, vides, au sein desquels le public peut s’approprier le texte, intervenir, s’il lui en vient l’impulsion.
15Le texte est récupéré comme on aurait récupéré une vieille machine dont on ne sait pas se servir et que l’on exerce sur scène. Que l’on secoue. Un jeu dont personne n’aurait plus les règles. D’une histoire éclatée, les comédiens viennent exhiber des morceaux sans en connaître l’usage. Lors de l’ensemble 15, une actrice porte sur la tête un sac en papier sur lequel est dessiné au fusain le visage d’un homme politique. Figuration du spectre, si présent dans une société de trans-parence.
La transmission
16Agamben, dans L’Homme sans Contenu, montre que Baudelaire fait de la transmissibilité même de la culture une nouvelle valeur, en plaçant l’expérience du choc au centre du travail artistique. Ce choc est «la force de heurt dont se chargent les choses quand elles perdent leur transmissibilité et leur compréhensibilité à l’intérieur d’un ordre culturel donné » [6]. René Char écrit dans le contexte de la Résistance en 1944 : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament». Les quatre acteurs qui présentent la pièce appartiennent à la génération qui a suivi celle du metteur en scène. Pour celle-ci, ils incarnent une certaine jeunesse, « stase nouvelle de l’être occidental proche des machines », plus proche de la mémoire programmatique. Müller dit que la «technicisation des sens a pour résultat qu’on n’est plus obligé de voir» [7]. Il évoque Walter Benjamin montrant que la photo touristique conduit à l’extinction de la mémoire. Et celui qui ne peut plus se souvenir ne fait plus d’expériences.
17L’histoire se répète. Mais l’histoire se rompt. Cette fracture de l’histoire [8], cette brèche entre le passé et le futur dont parle Hannah Arendt en pensant à Kafka dans La Crise de la Culture, est celle d’une histoire qui n’arrive pas à s’approprier son cours. La mémoire est désormais « trouée » comme l’écrit Müller [9]. Cette co-naissance porte un héritage inappropriable.
18Sur scène, les acteurs mettent en jeu leur propre engagement dans cet héritage. Il y a des figures qui hantent le texte : Marx, Lénine, Mao, en tant que spectres. Les acteurs en font une lecture plus qu’une incarnation. Une lecture littérale : des articles de 1977, qui sont distribués au public. Ces documents sont un appui à la pièce que l’on travaille, dans un ensemble. Ensemble, public et acteurs. La pièce proprement nous travaille plus que nous pourrions la travailler. Les acteurs engagent le texte dans la mémoire du public. Parmi celui-ci, des hommes, des femmes qui portent (peut-être intimement) les marques de l’histoire. C’est de leur regard que se nourrit le jeu des acteurs. C’est pour eux que se vit l’expérience. Le public se fait vigile du texte, plus vigilant dans la mesure où il sait qu’il n’est pas seulement venu voir mais qu’il peut aussi inter-venir. Ce principe d’inter-vention nous amène à penser la médiation dans la réception d’une œuvre théâtrale. Comme l’écrit l’architecte Hubert Tonka, « les media résultent de l’art, tiennent de lui son importance : montrer. Médiatiser la chose afin de faire porter le regard sur la chose, stricto sensu : l’a-percevoir » [10]. Là est la profondeur de l’inter-action. Le public n’est pas en attente du/de spectacle mais de son propre potentiel de création face au texte (qu’il ne connaît pas forcément). Il peut donc se laisser aller à la surprise (l’étonnement pensant du taumazein) d’une co-naissance). Il s’agit d’impliquer le spectateur dans une histoire qui est la sienne.
19À la question que pose un visiteur en uniforme de la Wehrmacht à Picasso devant Guernica : « Est-ce vous qui avez fait cela ? », le peintre répond : « Non, c’est vous.
20» Un cinquième comédien, septuagénaire, figure tour à tour le Père, l’Histoire, la mémoire, l’auteur de la pièce. Comme l’œil est circulaire, il forme un cercle autour de l’espace scénique, au début de l’installation du texte. Il prononce des dates, 1900, 1901, 1902…2001, 2002…Le public entend ces dates, peut-être pas immédiatement, peut-être au bout d’un certain temps, et ne sait pas que ça a déjà commencé. Évocation du siècle. On voit, dans un coin, un livre qui porte cette inscription : LE SIÈCLE. Avec celui-ci, notre lien d’appartenance devient étrange, dans la mesure où il est en jeu, où il devient un terrain d’exploration. Dans la première partie de l’ensemble, nous sommes aux funérailles nationales du grand homme (en l’occurrence le Roi du Danemark, mais plus largement la figure du grand homme). La rumeur gronde. Un des acteurs demande : « pour qui ces pleurs et tout ce tintamarre ? » Et la réponse : « Le corps est celui d’un assassin qui ne prenait TOUT QU’À TOUS ». « Tout qu’à tous » est repris, accéléré, amplifié. Les mots, peu à peu, ne disent plus leur sens mais deviennent un bruit. Un bruit de train, un exercice (prononcez tout qu’à tous de plus en plus vite). Le mot est une machine qui gronde, « Mes mots n’ont plus rien à me dire » déclare Hamlet. La répétition est un risque à prendre de ne plus rien entendre qu’un bruit. Les mots viennent avant leur sens – «words, words, words » disait Hamlet – et la machine s’emballe, fanatique.
21Word, le traitement de texte (la question de savoir pourquoi mon PC a toujours spontanément corrigé les éditions Millon en Million, et je viens encore d’en faire l’expérience est une vraie question de traitement de texte. Elle entre dans la problématique de l’interprétation machine d’Hamlet). Il y a une correction du mot. Le mot se doit d’être correct. C’est sans doute cette vanité qui pousse Hamlet à l’incivilité qu’on lui connaît, c’est dans un dégoût profond pour les mots qui ne lui disent plus rien qu’il accomplit son destin.
22Les acteurs se passent les mots qui circulent dans leur corps sans qu’ils sachent quoi en faire. Une actrice fait le geste de manger les mots qui sont projetés sur son corps par un rétroprojecteur.. Il y a là l’idée d’une absorption des mots. Non pas une in-gestion mais une di-solution, une disparition par la digestion. La pièce imagine une machination au sein d’un laboratoire qui tenterait de chercher à dire le sujet (théâtral). « Je…Je suis…Je…Je…Je suis » balbutient les acteurs au début du spectacle alors qu’ils tiennent le livre de la pièce très proche devant le visage, puis entre leurs dents. Ils sont ainsi accrochés au texte. Müller parle de la disparition de l’auteur dans cette accroche au sens où il devient matériau, objet pour le spectateur [11].
23Cet héritage de mots, de discours, d’idé(es)ologies vient de lui-même. Ce n’est pas vrai que les comédiens vont vers le texte. Ici, le texte, toujours, vient au devant de vous. Il (nous/vous) arrive. Il arrive comme un medium, au sens jungien du terme. Il passe à travers nous sans nous appartenir mais il vient cependant nous donner de nos nouvelles. Le mythe d’Hamlet nous agit plus que nous le vivons.
24Les mots viennent animer les corps des acteurs. Ils leur viennent comme un langage codé qu’ils mettent en geste pour le dé-couvrir. Le texte est comme un message crypté. Que l’on ne peut pas s’empêcher de dire. Sans le com-prendre peut-être. Ils le miment (littéralement), plongent dans l’organe-texte.
Le laboratoire
25À Colombes, au Hublot, il y a une porte qui ouvre sur un escalier de fer amenant à un couloir. Au bout du couloir, une porte sur laquelle est inscrit le mot Atelier. Dans l’atelier, les acteurs savent que le texte ne sera jamais prêt mais qu’il faudra toujours continuer à proposer des matériaux pour le machiner ensemble, pour le partager dans son expérience. De prêt, il n’y a que le temps du ready-made de Duchamp, le futur antérieur. Duchamp avait un jour transformé un numéro de série gravé sur une pièce d’usine en cette formule : RMUTT : ready-made eût été. Ce temps est celui d’un futur(isme) qui vient parler du passé. Le temps de la représentation n’est pas ici le présent mais un futur proche, qui fait retour sur le passé comme terrain d’une exploration prospective.
26Entré dans la matrice, le texte s’entend comme une machination. Il vient, comme de lui-même, comme viendrait une sorte de monstre frankensteinien, tel qu’on pouvait le concevoir après-guerre. Hamlet est pris d’effroi devant la machine : elle n’a pas à subir la dislocation (qui tue Hamlet), la fracture entre pensées et action. Elle inspire la terreur dans le sens où elle est adéquate à elle-même, terroriste. Müller parle d’un humanisme terroriste au sens où P. Sloterdijk parle d’un humanisme programmatique.
27Le laboratoire théâtral est le lieu pour traiter la matière plastique du texte. Matière plasmique. Sorte de bombe artisanale. Ce laboratoire a trois compréhensions.
28– Un laboratoire neuronal, approprié au travail de mémoire qu’opère le public, et à travers le public, les acteurs. Une actrice étend, détend et retend son corps enveloppé d’une sorte de cocon. Elle se vautre dans des mots de sable. Il y a là l’image de la gestation, de la forme qui se forme, encore saurienne, un terrain d’exploration de soi-même. La matière est celle de l’esprit qui se détend, se déforme, se joue de nous. Comme le rappelle Blanchot, la mémoire nous surprend. C’est cette surprise que vise Hamlet-machine. Le metteur en scène m’expliquait qu’elle voyait l’espace scénique comme un cerveau dont le public et les acteurs, ensemble, sont les neurones. L’acteur septuagénaire qui initie la pièce, l’âge de tous, serait la stimulation de cette mémoire.
29– Un laboratoire machinique servi par un dispositif technique qui donne une lecture concrète et vive du texte. Une caméra, un écran qui projette le texte de la pièce, une caméra qui projette le film qu’une vidéaste a réalisé pour la création, une table sonore et des documents sur papier.
30– Un laboratoire politique. Les acteurs motivent en eux une recherche de leur lien avec la problématique éminemment politique du texte. Ce lien est le lien qui les tournent vers le public. Ce lien est politique, en ce que le théâtre peut en proposer la mise en jeu.
31D’un soir à l’autre, les perspectives changent. Lors de l’ensemble, un spectateur vient faire sonner son téléphone portable à la table sonore. Le surlendemain, un téléphone portable sonne et le spectateur, confus, se précipite pour l’éteindre. Les deux convocations du même instrument montrent des interventions différentes. Le premier soir, le portable est un signe du temps, inévitable, souligné, provoqué, re-présenté, le surlendemain, il est un signe du temps, inévitable, dont on fait taire la présence inévitable.
Le spectacle en train de se faire
32Comment échapper au sens qui vient, toujours, tout de suite? À l’information ? L’intérêt que souligne l’utilisation des machines est celui d’une «création d’ensemble ». Les machines : caméra, moniteur, ordinateur, table sonore sont un support pour l’approche d’Hamlet. Pour entrer dans ce devenir machine d’un Hamlet à l’ère technologique, il convient d’en trouver l’accès par l’utilisation de machines.
33Le spectacle garde le ton d’un texte en train de s’écrire, encore en fabrique, pas prêt. Il n’y a pas de prêt-à-porter du texte. L’expérience correspond à un moment d’effervescence, particulièrement souligné dans une partie appelée scherzo. Dans ce moment paroxystique, les acteurs figurent des excès (cris, danses frénétiques, travestissement, streap-tease). Cette figure de la décadence fait écho aux dysfonctionnements de la machine, à un circuit qui disjoncte. Ce temps d’éclatement où l’on pousse à bout l’improbable se joue sur un rythme techno. Cet éclatement figure l’impossibilité de rassembler les miettes («Je distribuai le géniteur mort » dit le texte). Le beat technique vient porter l’électrisation d’Hamlet. Une actrice propose l’image d’une madone au néon, son voile est un cellophane surmonté d’un diadème électrique. L’espace scénique, de laboratoire, devient boîte de nuit, lieu de confusion et de viscosité, comme l’entend M. Maffesoli. Claude Régy soutient qu’« il faut chercher en soi comment aller trop loin ». Et de cette attitude de jeu, il tire le sens : « Nous vivons tout le temps au-delà de l’extrême, mais en l’occultant de toutes nos forces. C’est peut-être ça, la maladie : que le dépassement soit frappé d’interdiction » [12]. Figurer la boîte de nuit comme lieu de ce dépassement, avec une musique liée à la technique n’était pas encore possible en 1977. C’est aujourd’hui qu’il y a lieu d’ouvrir cette perspective.
34Les comédiens, les spect-acteurs circulent. Cette circulation qui fait du texte un environnement à l’expérience dit quelque chose des modifications épistémologiques qu’opère le virtuel. Le mode de réception du texte n’est pas unidirectionnel, le public n’est pas frontalement placé en rapport aux acteurs. Mais en circulant, le public explore différentes focales. C’est lui qui (se) déplace. Réaliser cela dans un espace scénique est une sorte de révolution copernicienne du spectateur. L’ordre traditionnel est cependant inévitable : certains soirs, le public déplaçait les chaises posées sans ordre sur le plateau de manière à restituer un ordre quadri-frontal autour des acteurs. Mais peut-être est-ce là une problématique inévitable de la modernité. Comme l’explique Adorno [13], le principe organisateur, rationnel, ne supprime pas le chaos, mais l’accentue en vertu de sa propre articulation. Il y a là la marque de l’expressionnisme ainsi qu’un trait de la modernité tel que l’écrivait Baudelaire : la recherche de l’éternel dans le transitoire. Le transitoire où la forme synthétise l’inconciliable, combine le disparate.
La mise en jeu
35Avant d’écrire ce texte, Müller se représentait une pièce de deux cents pages, « tout le problème exploré » [14]. Le texte, au final, est une masse compacte de treize pages elliptiques. Cette traversée révélante met en jeu, théâtralement le devenir d’Hamlet à l’ère technologique. Le jeu, parce qu’il a pour fin (et non pour moyen) la jouissance, reste une alternative à l’instrumentalisation, au jeu commercialisé. Dans les écrits posthumes de Nietzsche, on trouve un texte où il pose la question de savoir si l’humanité parviendra à s’unir dans l’ivresse d’une fête collective, c’est-à-dire à développer une conscience de l’espèce et à faire de la fin du monde une fête ? Müller évoque cette idée qu’il trouve excellente parce qu’elle pense le plaisir comme but, à la fin.
36Dans le jeu, il y a le joueur. Müller montre que jouer est une possibilité subjective de rester un sujet. Il prête à Dostoïevski cette prescience d’un monde d’objets. Son joueur s’éprouve comme sujet mais est aussi un objet. En tant que joueur, il est l’objet d’une machine.
37Cependant, l’enjeu politique de la pièce est lourd. Müller déclare qu’il ne pourrait pas écrire une pièce sur Auschwitz car « quand l’effroi se pétrifie, le jeu s’arrête » [15]. Dans Hamlet-machine, un acteur déclare « Je ne joue plus ». La tentative a pourtant été proposée par Roberto Begnigni avec sa Vita e bella. Cette mise en jeu rend une existence au monde en parlant de l’homme. Dans cette parole, il n’y a aucune résolution, Müller écrit: « Le rideau se ferme et les questions restent ouvertes ».
Notes
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[1]
La création s’est jouée en janvier et février derniers au Hublot, à Colombes. Elle sera reprise en mars et avril à la Ménagerie de Verre à Paris dans le cadre d’un festival « théâtre et nouvelles technologies» puis partira en tournée.
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[2]
Heiner Müller, Fautes d’Impression, l’Arche, 1991, p.248
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[3]
Heiner Müller, op. cit., l’Arche, 1991, p.64.
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[4]
Claude Régy, Espaces Perdus, p. 69.
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[5]
Jean-François Peyret, Heiner Müller ou le testament introuvable, entretien avec Georges Banu.
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[6]
G. Agamben, L’Homme sans Contenu, in L’Ange mélancolique , Circé, 1996, p. 173.
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[7]
H.Müller, op.cit., p.190.
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[8]
Titre donné par Michel Haar à un ouvrage consacré à Heidegger.
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[9]
H. Müller, « Adieu à la pièce didactique », in Hamlet-machine p.68.
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[10]
Hubert Tonka, Architecture & Cie, Paris, les éditions du demi-cercle, 1988.
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[11]
H.Müller, op.cit., p.66
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[12]
C. Régy, op.cit, p.33
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[13]
Adorno, Alban Berg, le Maître de la Transition Infime, Gallimard, 1968
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[14]
H.Müller, op.cit. p.248
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[15]
H. Müller, op.cit., p.67