Théâtre, oui mais qu’est-ce qui n’est pas théâtre pour le délire baroque ?
1Les découvertes scientifiques et les voyages maritimes font croire à l’homme européen qu’il est au centre du monde. Nous sommes au seizième siècle et l’Europe se trouve transformée par la contre-réforme et la conquête des nouveaux mondes. Le style de vie et de projection du monde par les voyageurs est baroque, et celui-ci est la manière de conquérir l’inconnu. La séduction baroque débarque au nouveau monde.
2Le baroque ne se limite pas à un style artistique, c’est un état d’esprit; il s’agit d’une vision vertigineuse, apte à créer de nouvelles images du monde. C’est l’invasion des formes et des êtres métamorphosés qui annonce une nouvelle existence. Une explosion de formes douces et arrondies ; des ailerons en forme de volute, des feuilles d’acanthe, des corps d’anges et chérubins, des fruits, des fleurs et des drapés, la scénographie de l’extase, de l’effervescence de la poésie. Les volutes baroques avec leurs courbes et leur douceur représentent le mouvement du cosmos.
3Devant ces formes, l’existence devient un spectacle et les éléments du baroque vont recréer l’espace. À son tour le temps s’arrête pour faire place à l’observation des détails. À cet égard Michel Maffesoli rappelle que « il y a dans l’artifice et le fantastique baroques un immanentisme évident dont la vertu essentielle est d’arrêter la course du temps » (MAFFESOLI, 1990, p.157).
4Les églises offrent un espace où la scène baroque s’installe. Au Brésil, l’Église catholique réaffirme l’esthétique baroque. Les églises, en effet, sont placées au point de rencontre entre la vie urbaine et l’affluence de la vie sociale. Elles incarnent des repaires pour les processions des confréries, composées par plusieurs éléments d’un défilé baroque : bannières, croix, palanquins et châsses, serpentant à travers les rues, féeriques, comme un «mouvement spiralesque » (M. Maffesoli).
5Ces processions, qui satisfaisaient l’émotion des fidèles, constituaient une forme importante de manifestation baroque de la période coloniale. Les processions sont à l’origine des écoles de samba, et celles-ci gardent encore quelques traces mystiques, qui reprennent ces moments de fêtes religieuses de l´époque. La séduction exercée par les allégories d’un défilé d’écoles de samba rappelle les églises baroques qui séduisaient les fidèles par leur teatrum sacrum. Supposons un monument baroque : soit une église, un palais, la fontaine d’une place ; il suffit d’ajouter des roues à leur base, et de les faire rouler et les voilà prêts pour le défilé.
6L’état d’esprit baroque peut réapparaître à plusieurs moments de l’existence humaine : selon Eugène D’ors, il existe vingt-deux «espèces du genre Baroque les plus connues » (ORS, 2000). En voici quelques-unes :
Genre : Barocchus Bar. Romanus, Bar. Gothicus, Bar. Franciscanus, Bar. manuelinus (Portugal), Bar. orificencis (Espagne), Bar. nordicus (Nord de l’Europe), Bar. palladianus (Italie-Angleterre), Bar. « Rococo » (France-Autriche), Bar. romanticus.
8D’après le même auteur, l’univers baroque et le sentir baroque sont toujours ouverts à toutes les inspirations, puisqu’il s’agit d’un style culturel, c’est-à-dire qu’il peut revenir à plusieurs époques différentes, sans toutefois être une copie du style caractéristique du XVIIe et du XVIIIe siècles. Pour l’auteur, dans la représentation d’une nouvelle existence, «les décors baroques » sont prêts pour « le nouveau drame et le nouveau rôle humain ». Michel Maffesoli ajoute à cela que « le mythe baroque aussi est tel: il a une base constante et des modulations qui sont tributaires des moments où elles s’expriment» (MAFFESOLI, 1990, p.177). Nous pouvons alors considérer qu’au Brésil existe le Barocchus Carnavalus, lié au sens d’une rupture avec la dure réalité du reste de l’année. La mémoire émotionnelle de la séduction baroque se fait présente pendant le carnaval; la frénésie des sens, l’exaltation de la fête, l’union des opposés, la vénération de la beauté, le monumental, les illusions, la fantaisie, sont quelques aspects de la fête brésilienne.
9C’est pendant le défilé du carnaval que le baroque entraîne absolument sa force de séduction ; les sculptures et les déguisements des chars allégoriques défilent majestueusement leurs splendeurs de plumes, paillettes et pierreries. De là émanent leur magie et leur féerie. Le Brésil a construit sa propre identité baroque à partir du baroque apporté par les colonisateurs. Ce dernier se présente dans son intégralité au carnaval.
10L’imaginaire baroque s’exprime dans tous les événements religieux et profanes du pays. C’est ce que nous appelons l’esprit baroque des fêtes brésiliennes. Tous les excès, le monumental, l’esprit de contradiction, le plaisir de la fête, les gloires, la magie des rêves, l’espérance, les contrastes et l’union culturelle font partie de l’amplitude baroque brésilienne. Voici le baroque métis, sensuel et tropicaliste.
11Le carnaval représente alors un moment de révélations, où les symboles, les rêves et les images tourbillonnent autour des allégories, des déguisements et de tous les éléments qui composent la fête. C’est un moment intermédiaire, c’est le monde où l’imagination prend corps et peut centraliser les désirs, en d’autres termes, le monde matériel accède au monde de la fantaisie. Le carnaval fonctionne alors comme une forme de recréation de l’existence ordinaire.
12L’imagination est la grande richesse du carnaval. Tel l’art baroque, le carnaval utilise un univers imaginaire composé par des sirènes, hommes-queues, poissonsdragons et toute une faune anthropomorphique (MILAN, 1998, p.11). Les chars allégoriques, les objets portés par les danseurs et les déguisements s’inspirent de motifs paradisiaques. La composition allégorique du carnaval s’instaure alors comme une «masse d’éléments » (M. Maffesoli) que traduit la forme picturale caractéristique de la peinture baroque.
13Dans le baroque, les écoles de samba ont trouvé leur propre espace de réalité : complètement hors du temps et hors de l’espace, dit réel, il existe une rencontre sociale dans un espace féerique, effectuant ainsi, comme le signale Roberto da Matta, «l’entrecroisement des identités sociales ».
14Le visuel, voici l’objectif de la création carnavalesque pour le défilé des écoles de samba. L’imaginaire baroque est exploité à l’infini, pour ainsi créer l’ensemble des éléments d’une allégorie. Le rassemblement des éléments ornementaux a pour objectif de remplir l’espace, le regard, sans laisser aucun vide. Le carnaval de Rio de Janeiro développe ces allégories comme étant une suprématie de la rêverie, une alliance entre l’homme et la fantaisie.
15Les fêtes baroques ont toujours fait partie de la culture brésilienne. On pourrait citer entres autres l’arrivée de Dom João VI et de sa cour, en 1808, à Rio de Janeiro et le mariage de Dom Pedro I, en 1817 avec l’Autrichienne de Habsbourg, Maria Leopoldina. Selon la description de l’essayiste littéraire Walnice Galvão citant l’historien Manuel de Oliveira Lima, ces fêtes étaient composées de plusieurs chars allégoriques, de fanfares, de courses de taureaux et de chevaux, de décors monumentaux, danse des caboclos, de façades en trompe-l’œil et de déguisement (NOUGUEIRA GALVADO, 2000, p.61).
16Roger Bastide, quant à lui, décrit aussi magistralement les fêtes baroques à Bahia : « les Vénus roses et blondes, avec leur cortège de cupidons morenos, leurs carquois en bois doré et les frimousses effilées des gamins, les soleils, les lunes et les étoiles disposés dans la nuits de grands draps sombres… » et continue, « … et tout cela dans un tourbillon de chevaux, des cris d’admiration, de gerbes de feux d’artifice, de guitares gémissantes, et de poussière rouge et noire » (BASTIDE, 1995, p.39).
17Le Brésil lui-même a toujours été présenté aux européens comme étant un grand spectacle baroque de la nature resplendissante, le théâtre des choses naturelles ; cette vision du pays a été illustrée par Eckhout, artiste hollandais, dont 800 dessins intitulés « Pictura do theatrum do theatrum rerum naturalium brasiliae » ont été publiés en 1664. Ce thème a été développé pour le défilé du carnaval de 1999 par l’école Imperatriz Leopodinense. Il abordait la période d’occupation hollandaise au Nordeste du Brésil. Cette vision a été centrée sur la géographie exubérante et sur Dieu, « le créateur de toutes les merveilles ».
18Le comportement du brésilien reflète sa formation culturelle où le baroque entre comme élément perpétuel. Depuis la période coloniale où dominaient plusieurs type de privations, le baroque a servi d’instaurateur de la foi. Cette formation culturelle est une spirale qui rend propice l’invasion baroque caractérisée elle-même par l’exubérance, la pompe liturgique et ornementale.
19L’importance du visuel et des allégories dans le carnaval de Rio est une conséquence de cette racine baroque brésilienne. D’après l’anthropologue Maria Laura Viveiros de Castro Cavalcanti, l’impact, la force des allégories lors d’un défilé est « …attribuée à la possibilité d’expression de l’expérience fragmentée de la vie des habitants de la grande ville qui l’apprécient et l’applaudissent. Ces allégories correspondent à l’une des formes trouvées par les écoles de samba, pour exprimer les transformations de leur temps et de leur ville » (CAVALCANTI, 1995, p.156). Si nous considérions ces allégories comme des œuvres d’art, Jean Duvignaud nous dirait que «l’art ne serait pas le concept ni le miroir passif d’une société, mais qu’il émerge, parfois convulsivement, jamais harmonieusement, des tensions, des conflits, des mouvements qui composent son histoire temporaire » (DUVIGNAUD, 1997, p.51).
20Les carnavalesques, à partir des années soixante au Brésil, ont commencé à transformer le défilé des écoles de samba. Le carnavalesque est le metteur en scène responsable de la création et de la réalisation d’un enredo – histoire, trame, récit, lequel est modifié toutes les années – pour le défilé des écoles de samba. Chaque école de samba doit posséder son propre carnavalesque qui travaille toute l’année avec son équipe pour réaliser les costumes, les chars allégoriques, et tous les accessoires nécessaires pour créer un grand défilé. Parmi tous les artistes du carnaval, Joãosinho Trinta est la figure rénovatrice et innovatrice de l’esthétique du défilé des écoles de samba de Rio de Janeiro. Celui qui a apporté l’imaginaire au défilé des écoles de samba. Avant lui, les thèmes choisis étaient d’origine historique (Fernando Pamplona). [1] Les allégories sont construites pour une lecture facile et rapide, mais en même temps, elles ne cessent d’être belles et riches en détails. En utilisant toujours des symboles et des archétypes, ces allégories ont un langage universel. Ce langage est le résultat de l’intégration du corps et de la composition des allégories. Composition qui correspond à une relation fragmentée de substances imaginaires. Une autre caractéristique du baroque est la dialectique : il joue avec les extrêmes, en créant une tension entre les éléments qui le composent, instaurant un dynamisme particulier. Les manifestations allégoriques sont une expression de cette dialectique. L’allégorie est «la loi stylistique qui gouverne en particulier le baroque à son apogée» (CYSARZ, cité par BENJAMIN, 1985, p.175). L’allégorie se présente alors comme une libération, la joie de la forme, de la permissivité baroque. Le rire libérateur de la vie quotidienne, catharsis d’émotions figurées par la création carnavalesque. Le moment carnavalesque est une apothéose baroque.
21Les adaptations introduites dans les défilés des écoles de samba sont étroitement liées aux progrès technologiques, à la découverte de nouveaux matériaux. La télévision, qui transmet en direct le défilé, et la construction du sambodrome (avec 800 mètres de long, ce lieu est destiné au défilé des écoles de samba, il est construit en béton, inauguré en 1984, et constitué de gradins et de loges), ont entraîné des changements et des innovations dans les allégories; c’est pourquoi elles deviennent toujours plus légères et monumentales. Voilà qui explique les raisons du gigantisme dans le visuel du défilé.
22D’après Maria Isaura Pereira de Quéiroz, la fête carnavalesque est « le produit baroque le plus pur de la société et de la civilisation brésiliennes». Au sens esthétique, le défilé devient un grand miroir de la société : l’exhibition du pouvoir de ceux qui parviennent à payer leurs places dans les loges et le cortège qui passe, débordant de magie et de joie ; tout cela questionne et confirme à la fois les codes sociaux. Mais en même temps les dynamise. Ne s’agit-il pas ici de la genèse de la carnavalisation, état baroque de la vie ?
23L’attente pendant toute l’année du défilé des écoles de samba, confirme son prestige aux yeux de la population. Cette attente est liée en grande partie au visuel. Les questions qui émergent autour des allégories sont infinies, (on se demande combien d’allégories présentera telle ou telle école, combien d’argent a été dépensé pour tout fabriquer ou quelle star sera présente dans l’allégorie). La fabrication des allégories est maintenue secrète jusqu’à l’ultime minute avant le défilé. Elles représentent donc l’attraction principale du défilé, point culminant de chaque école de samba.
24C’est le caractère extravagant, l’ambiguïté, l’équivoque qui sont les consignes de l’allégorie baroque (BENJAMIN, 1985). Le domaine des rêves, les vastes champs de significations, apportés par les allégories lors de ce spectacle, ont transformé celui-ci en un des plus grands portraits de l’imaginaire brésilien. Les images poétiques représentées par chaque composition allégorique sont un témoignage en couleurs, en rythmes et en formes du Brésil.
25Les éternels changements de l’économie brésilienne renforcent la créativité dans tous les sens. D’abord, il s’agit d’un très bon sujet de critique qui peut être développé par les images allégoriques. Ensuite, la créativité est renforcée pour réaliser le carnaval avec peu d’argent. À ce sujet, Joãosinho Trinta relate : « les pauvres aiment le luxe, tandis que les intellectuels, eux, aiment la misère, cette phrase m’est venue justement, au sujet des Mines du Roi Salomon, quand j’étais encore au Salgueiro. Sans argent, et sans siège pour les répétitions, avec une mauvaise administration. Les bandits du coin menaçaient les directeurs du club Maxwell où avaient lieu nos répétitions. J’étais obligé de demander de l’argent aux amis, de dépenser mon propre argent et de récupérer dans les poubelles les matériaux de l’année précédente. Cela m’a révolté. Puisque moi, j’utilisais des matériaux pas chers, recyclés et que j’étais accusé de faire du luxe. Je parle de ma vérité. Si cela entraîne des polémiques, c’est une conséquence» [2].
26Le faux ou une représentation poétisée de la société brésilienne ? Voici le carnaval, voici l’imaginaire transportant ces images tous les ans, essence du brésilien, de la libération de l’inconscient, de sa mémoire émotionnelle.
27Le carnaval, au Brésil, dynamise les relations sociales en reprenant les identités et en les travaillant dans l’univers du Barocchus Carnavalus. De nouvelles idées et des nouveaux rapports entre les habitants et la ville permettent une fusion du quotidien avec le rêve. Dans ce sens, tout ce qui arrive pendant ces moments de fantaisie du carnaval a des effets sur la ville et la vie quotidienne.
Bibliographie
- BASTIDE Roger, Images du Nordeste mystique en noir et blanc, BABEL, Paris, Actes
- Sud, 1995.
- BENJAMIN Walter, Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 1985.
- Catalogue de l’exposition Brésil baroque, entre ciel et terre, présentée au Petit Palais du 4 novembre 1999 au 6 février 2000, Union Latine, 1999.
- CAVALCANTI Maria Laura Viveiro de Castro, Carnaval carioca. Dos bastidores ao desfile, Rio de Janeiro, UFRJ, 1995.
- DA MATTA Roberto, Carnavals, bandits et héros, ambiguïtés de la société brésilienne, (Titre original: Carnavais, malandros e herois. Para uma sociologia do dilema brasileiro), Paris, Seuil, 1983.
- DUVIGNAUD Jean, B.-K., Baroque et Kitsch, imaginaires de rupture, Paris, Actes Sud, 1997.
- FABRE D., Carnaval ou la fête à l’envers, Paris, Gallimard, 1992.
- FREYRE Gilberto, Casa grande e senzala, Rio de Janeiro, Record, 2000.
- MAFFESOLI Michel, No fundo das aparências, Petrópolis, Vozes, 1999. (Titre original: Au creux des apparences : pour une éthique de l’esthétique, 1re édition : 1990).
- MILLAN Betty, Rio dans les coulisses du carnaval, (Titre original: Brasil, os bastidores do carnaval), Paris, L’Aube, 1998.
- NOUGUEIRA GALVÃO Walnice, Le carnaval de Rio, (Titre original: Chandeigne), Paris, 2000.
- ORS Eugenio d’, Du Baroque, (Titre original: Lo Barroco), Paris, Gallimard, 2000.
- QUEIROZ Maria Isaura Pereira de, Carnaval brasileiro, o vivido e o mito, São Paulo, Brasiliense, 1990.
- SANT’ANNA, Affonso Romano de, Baroque, âme du Brésil, (Titre original: Barroco, alma do Brasil), Rio de Janeiro, Comunicação Máxima, 1997.
- SOARES PINHEIRO, Marlene, Sob o Signo do carnaval, São Paulo, Annablume, 1996.