Couverture de SOCO_122

Article de revue

« Ici, on est tous pareils ! »

Fabrique du métier et du groupe dans des services de police judiciaire

Pages 51 à 76

Notes

  • [1]
    Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales.
  • [2]
    Circulaire interministérielle du 22 mai 2002.
  • [3]
    Ce sont les termes employés par les policiers enquêtés.
  • [4]
    Ces effectifs sont théoriques.
  • [5]
    Voir la synthèse de Frédéric Ocqueteau et Dominique Monjardet (2005). La médiatisation de l'ouvrage de Didier Fassin (2011), qui fait état de violences racistes dans une BAC, a créé un climat de défiance généralisé dans l'institution policière vis-à-vis des sociologues.
  • [6]
    Le ministre de l'Intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, le ministre des Affaires sociales, du travail et de la solidarité, le Garde des sceaux, ministre de la Justice, le ministre de la Défense et des anciens combattants, le ministre de l'Outre-mer, le ministre de l'Économie, des finances et de l'industrie.
  • [7]
    « Opérations coup de poing dans les cités de Strasbourg », Le Figaro, 23/05/2002.
  • [8]
    Circulaire interministérielle d'installation des GIR, 22 mai 2002.
  • [9]
    Rapport parlementaire Le Fur, octobre 2003, p. 14.
  • [10]
    Rapport parlementaire Le Fur, octobre 2003, p. 15.
  • [11]
    Synergie officiers et le SNOP officiers, les deux syndicats majoritaires à l'époque.
  • [12]
    « GIR : un syndicat de police dénonce une ‟prise en main” par les gendarmes », dépêche AFP, 22/05/2002.
  • [13]
    « Les syndicats de Bercy face à leurs ministres », Le Figaro, 18/05/2002.
  • [14]
    Il s'agit d'un GIR situé dans une autre région que les GIR Alpha, Beta ou Gamma.
  • [15]
    Les parents sont propriétaires d'une maison d'une valeur de 200 000 euros et y ont réalisé des travaux d'un montant de 50 000 euros. De plus, ils possèdent plusieurs véhicules et effectuent de nombreuses dépenses.
  • [16]
    Les GIR ont saisi 182 millions d'euros en 2016, contre 5 millions d'euros en 2002.
  • [17]
    En l'absence de données sur la première génération, les origines sociales des deux générations ne peuvent être comparées.
  • [18]
    Cette formule est systématiquement employée par les agents des GIR.
  • [19]
    Les victimes sont en réalité difficiles à identifier ou ne se considèrent pas comme telles (Obradovic, 2012 ; Lascoumes et Nagels, 2014).
  • [20]
    Ces termes sont employés par les enquêtés.
  • [21]
    Un document secret signé par des parties pour cacher à une autre partie qu'une vente est en fait un don, par exemple.
  • [22]
    Il s'agit d'un quatrième GIR où j'étais précisément venue rencontrer les nouveaux entrants.
  • [23]
    Les militaires travaillent au GIR 5 jours de 10 heures par semaine et ne sont pas concernés par les astreintes.

1Les Groupes d'intervention régionaux (GIR) de la police judiciaire ont été créés en 2002 pour rassembler des professionnels de différentes institutions liées à l'ordre et au contrôle : policiers, gendarmes, douaniers, inspecteurs des impôts et de l'URSSAF [1]. Ils devaient mener des interpellations massives dans les « quartiers sensibles » pour y réprimer « l'économie souterraine » [2] issue des petits trafics de drogue. Pour préparer ces interventions, les agents des GIR devaient recouper les données provenant de leur administration (antécédents judiciaires, comptes bancaires, déclarations fiscales). Ce projet politique a été fort mal accueilli dans les administrations mobilisées dans ce « partenariat », inhabituel pour l'époque. Mais ces nouvelles recrues sont parvenues à élaborer conjointement, et par la pratique, une nouvelle spécialité qui puise dans leurs savoir-faire pourtant très divers a priori (Muel-Dreyfus, 1983). Plus étonnant encore, l'autonomisation des GIR repose sur un changement des populations cibles. En effet, les GIR visent désormais la saisie des richesses et biens illicites de grande valeur (comptes bancaires, biens immobiliers) possédés par des milieux aisés (chefs et cadres d'entreprises, médecins, banquiers) ou des membres du « crime organisé ». Cette transformation radicale de l'activité des GIR demeure cependant fragile : les services de police et les magistrats du parquet hésitent encore trop souvent à les solliciter ou à donner suite à leurs investigations et les préfectures ont tendance à continuer à les mobiliser pour intervenir dans les cités où les saisies potentielles sont faibles. C'est particulièrement le cas dans les GIR de la région parisienne où j'ai enquêté (voir encadré ci-dessous). Ainsi, les membres des GIR luttent pour imposer la légitimité de leur travail, faire reconnaître son utilité publique auprès des diverses hiérarchies concernées et, enfin, pour se fabriquer une bonne réputation collective (Payet, 1997). Dans cette configuration, une « identité de groupe GIR » se profile, identité que revendiquent les différents professionnels qui la composent. Ces équipes hétérogènes se rassemblent autour d'une « culture de rebelles », l'attachement à une forme de « justice sociale » [3] pour valoriser leur travail.

2S'intéresser au maintien de ce dispositif singulier qui contribue, au moins en son sein, à flouter les frontières entre des institutions différentes et souvent très réticentes à collaborer, donne des pistes pour comprendre les logiques de légitimation institutionnelle et de consolidation d'un groupe.

3Premièrement, les conflits entre ces administrations ont déjà été fort bien documentés : entre les policiers et les acteurs privés de « la sécurité » (Ocqueteau, 2005), entre police, gendarmerie et douane (Lévy, 2008), entre les grades ou encore entre les diverses spécialités policières (Proteau et Pruvost, 2008). Comment ces dispositifs fabriquentils l'alliance improbable et inattendue entre des professionnels aux trajectoires différentes, et issus d'institutions (ou de services) en conflit ou concurrentes ? Cet article s'inscrit dans la lignée des travaux analysant la solidarité entre policiers comme le produit des épreuves et des dangers partagés sur le terrain, entre autres (Jobard et de Maillard, 2015). Les groupes se stabilisent en affrontant la mauvaise image de la profession ou du service à l'extérieur, en contournant ensemble les consignes hiérarchiques et en apprenant à « se couvrir » pour éviter les sanctions (Pruvost, 2011) ou en étiquetant les positions et les tâches dévalorisées par l'humour (Lemaire, 2016 ; Mainsant, 2008). Ici, les agents sont confrontés à la précarité de la position des GIR dans l'espace institutionnel et à un fort risque de dévalorisation. Les membres des GIR ont donc tout intérêt à construire et à entretenir la « bonne réputation » de ce service en s'instituant promoteurs de la confiscation pénale au nom de la justice sociale. Cette cause, partagée par l'ensemble des membres, explique en partie l'importance de « faire corps » pour donner ses lettres de noblesse à leur position professionnelle, par le dépassement ­ localisé et réglementé ­ des frontières entre leurs institutions respectives.

4Deuxièmement, il s'agit de comprendre comment cet objectif commun s'adosse à une proximité « d'être » et de pratiques que l'on peut résumer sous l'expression maintes fois entendue sur le terrain : « Ici, on est tous pareils ». À quelles conditions les divisions habituelles, de métier, de corps, de genre ou de niveau d'étude s'estompent-elles aux yeux des agents pourtant forgés à les faire respecter ? Les professionnels du GIR se prennent au jeu de la solidarité et développent des liens forts, quitte à se détacher, au moins temporairement, de leur institution originelle. La fabrique de cet entre-soi s'observe notamment dans l'uniformisation frappante des postures, des langages, des tenues vestimentaires. Cette standardisation interroge d'autant plus que, dans le cas des GIR, aucun agent n'aspire à changer d'institution. À l'inverse des pompiers étudiés par Romain Pudal, la socialisation au travail dans les GIR ne repose pas davantage sur « l'effroi et la brutalisation », ni sur le « dressage des corps » (Pudal, 2011, p. 12). Le travail de construction de cette perception par la socialisation des nouveaux entrants mérite d'être pris au sérieux et analysé comme l'a fait Christel Coton à propos des officiers de l'armée de terre (Coton, 2008). Cela permet de s'intéresser aux dispositions des agents à endosser un ethos qu'ils puissent valoriser, d'une part (Proteau et Pruvost, 2008), et au pouvoir de séduction et d'attraction que les « valeurs » du GIR exercent sur les nouveaux entrants, d'autre part.

5Dans un premier temps, je reviendrai sur les premiers mois d'existence de ces groupes, marqués par les luttes entre institutions et corps professionnels. Je montrerai comment les « pionniers des GIR », ayant en commun d'être issus de spécialités valorisées dans leurs institutions respectives, s'allient pour fabriquer une nouvelle spécialité à partir de leurs savoir-faire variés. Dans une seconde partie, je montrerai comment les GIR se consolident lorsque de nouvelles générations d'agents aux nouveaux profils, héritent à la fois de ces nouvelles formes d'expertise professionnelle et des modalités de socialisation permettant de les unifier autour d'un ethos partagé.

L'enquête ethnographique : être socialisée au GIR « comme les autres »

Les GIR se composent en 2020 de 37 groupes et de 429 personnes [4]. Ils sont commandés soit par un policier, soit par un gendarme et sont placés sous l'autorité des préfets et des procureurs. Dans le cadre de ma recherche doctorale (Guenot, 2018), de 2014 jusqu'au début 2017, j'ai réalisé un travail ethnographique dans trois GIR : l'un situé en ÿle-de-France (Alpha, 14 membres) et deux autres en Province (Beta, 9 membres ; Gamma, 11 membres). Mon matériel se compose de longues observations, d'entretiens, d'analyse d'archives et de la participation à la formation « enquêteur-GIR » de 2016, à l'occasion de laquelle j'ai administré un questionnaire ethnographique (Soutrenon, 2015) aux 34 participants présents, ce qui m'a également ouvert les portes d'autres GIR. Au total, ce dispositif d'enquête m'a permis de recueillir des informations sur une centaine d'agents répartis dans 27 GIR, grâce à de nombreuses conversations informelles, ainsi qu'à 75 entretiens formels.
Le fait que les rapports entre l'institution policière et la sociologie soient parfois conflictuels [5] est très intéressant pour ethnographier les GIR. Cela permet de comprendre comment une nouvelle venue, qui incarne une institution ayant « un passif » avec une ou plusieurs autres institutions représentées dans le GIR ­ comme nombre de recrues ­, parvient malgré tout à dépasser ces contradictions pour être considérée comme « une vraie [sociologue] de terrain », « l'amie du GIR », « une [sociologue] sympa, pas comme les autres ». Ma présence, réglementée par la signature de conventions de stage avec l'école doctorale m'a permis d'être accueillie comme « stagiaire officielle de la police ». Ce statut a été pris très au sérieux par les membres des GIR qui m'ont fait suivre « les étapes habituelles de la familiarisation au GIR » (chef du GIR Alpha, été 2014). Ce n'est qu'au terme de ces initiations aux subtilités des procédures, des perquisitions judiciaires et des interrogatoires que j'ai pu accéder aux archives et réaliser des entretiens approfondis.
Mon insertion a aussi été facilitée par ma proximité sociale avec les agents du GIR. De la génération de mes parents (décennie 1960 et 1970), ils ont, comme eux, connu une mobilité sociale ascendante et souhaitent, tout autant, que leurs enfants fassent des études supérieures et poursuivent la mobilité sociale entamée, comme ils me l'ont constamment répété. Rapidement, je me suis rendu compte qu'ils étaient très sensibles à mon parcours qui les confortait dans leurs croyances, notamment celles relatives à l'investissement scolaire. Ils ont alors eu à c ur de m'aider à réussir ma recherche. En contrepartie, cette insertion aisée aux différents temps de l'activité des GIR comme aux moments de sociabilité plus relâchée, a exigé un travail plus important de distanciation après coup (Lemaire, 2017).

Le premier âge du GIR (2002-2009) : une génération de « bidouilleurs »

6Les enquêtés ­ policiers, gendarmes, fiscalistes, douaniers et magistrats ­ concernés par l'installation des GIR, ont tous été surpris par la rapidité avec laquelle ceux-ci ont été mis en place. Le 17 mai 2002, soit neuf jours après avoir été nommé ministre de l'Intérieur, Nicolas Sarkozy annonce leur création par voie de circulaire interministérielle. Le lendemain, les directeurs généraux de la police nationale et de la gendarmerie ont déjà achevé la rédaction de ce document. Deux jours plus tard, l'ensemble des ministres concernés [6], réunis pour la circonstance en conseil de sécurité intérieure, y ont apposé leur signature et la circulaire est publiée le 22 mai. Le même jour, au petit matin, commence la première opération médiatique destinée à populariser les GIR : une cinquantaine de fonctionnaires, policiers, gendarmes, agents des impôts et de la douane perquisitionnent simultanément dans trois quartiers populaires de Strasbourg. Ils saisissent des armes, du matériel informatique et interpellent dix hommes. Le soir, le ministre se réjouit lors d'une conférence de presse du « coup dur porté aux mafias qui se servent, comme bouclier, des voyous qui rendent la vie difficile aux habitants des cités » [7]. Le 8 juin, à la veille des élections législatives, l'ensemble des 28 GIR sont déclarés opérationnels. Tout se passe comme si ce projet avait suscité une adhésion massive dans toutes les institutions.

La mise en place des GIR : photographie d'un mariage imposé

7Cette chronologie officielle de la genèse des GIR doit bien sûr être rapportée aux enjeux politiques d'affichage d'une « frénésie sécuritaire » (Mucchielli, 2008). Cependant, les institutions concernées ont dû inventer et bricoler dans la précipitation. La circulaire d'installation du dispositif, conçue par « en haut », présente les GIR comme une unité intervenant en « urgence », mais aussi « de façon durable » [8]. Les GIR sont des unités de police judiciaire, dirigées à ce titre par le magistrat et le préfet et rattachées aux services régionaux de la police ou de la gendarmerie. Pour la même raison, ces groupes seront gérés au quotidien par des binômes composés, selon les régions, d'un commissaire de police assisté d'un adjoint gendarme, ou à l'inverse, d'un officier de gendarmerie secondé par un officier de police. Enfin, la rubrique « cadre juridique de l'exécution des missions » ne mentionne aucun texte juridique ou réglementaire permettant de recruter et de gérer le quotidien des agents.

8La circulaire précise que la charge de désigner des agents et les modalités concrètes de leur travail échoient aux directeurs généraux des administrations concernées. Avant cela, leur priorité doit être de recruter et de placer au plus vite des agents à disposition des GIR. Toutes commencent par publier des appels à candidature. Dans les commissariats et services de police judiciaire comme dans les sections de recherche et les brigades territoriales de la gendarmerie, l'appel rencontre un franc succès. Pour bon nombre de sous-officiers de gendarmerie et d'officiers de police, le GIR est l'occasion de muter dans la région souhaitée, de quitter une affectation peu appréciée, ou encore de monter en grade. Dans l'administration fiscale, l'intitulé de la mission ­ la lutte contre « l'économie souterraine » ­, intéresse de nombreux inspecteurs des impôts en charge du contrôle des entreprises. La tâche est bien moins aisée pour la Direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI), où aucun volontaire ne se manifeste : aucun agent n'aspire à travailler seul au sein d'un service de police ou de gendarmerie, dans des postes éloignés des frontières françaises. Mais sur fond de démantèlement de la douane aux frontières françaises en raison de l'ouverture des frontières européennes (Lévy, 2008), les recrues des GIR sont affectées d'office par leur direction [9]. À l'URSSAF et à l'inspection du travail, bon nombre de places en GIR restent vacantes.

Tableau 1. Provenance institutionnelle des agents placés au sein des GIR en 2002

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Tableau 1. Provenance institutionnelle des agents placés au sein des GIR en 2002

9Les spécialités et postes occupés précédemment sont analogues pour les policiers et gendarmes : sections de recherche de la gendarmerie et services de police judiciaire, ou brigades territoriales et commissariats de sécurité publique. Les inspecteurs des impôts, du travail et de l'URSSAF sont issus de brigades ou groupes habilités à mettre en œuvre des contrôles sur place des petites et moyennes entreprises du département. Les douaniers, quant à eux, sont issus de la branche surveillance chargée de contrôler les « marchandises interdites à la détention » [10]. Le choix politique des fonctionnaires appelés à travailler dans les GIR n'est donc pas anodin : ils ont en commun des compétences en matière de constatation, de contrôle, de contrainte des assujettis, d'interrogatoire et de perquisition. Il traduit l'idée que cette proximité favorisera mécaniquement des affinités entre ces professionnels.

Quand les institutions font corps face aux GIR

10La désignation de fonctionnaires pour travailler dans les GIR avant même que soient fixés ou, le cas échéant, négociés les détails de leur intervention provoque des levées de boucliers chez l'ensemble des syndicats. Des syndicats d'officiers de police [11] appellent à boycotter les GIR en arguant que les gendarmes, amenés à faire un travail similaire ou équivalent au leur dans le cadre du GIR, seraient mieux payés et disposeraient d'un logement de fonction [12]. Les syndicats des douanes et des impôts, de l'inspection du travail et de l'URSSAF s'inquiètent eux de l'instrumentalisation de leurs collègues au profit de la communication politique et policière du ministère de l'Intérieur [13]. À cela s'ajoutent des tensions concernant l'attribution du commandement des GIR : la gendarmerie obtient le remplacement de plusieurs policiers par des gendarmes. Dans ce contexte, les premières opérations du GIR menées en appui des services de police classique se font sous haute surveillance :

11

Dès qu'on faisait la moindre chose, on faisait la Une des médias et ça déclenchait la colère de nos collègues [des autres services]. Je me souviens qu'on s'était complètement fait pourrir par le procureur [...] On est en 2002, il faut montrer absolument qu'on est une réussite, parce qu'il y a eu une élection présidentielle difficile [...] On était sous pression sur le nombre de saisies, sur le nombre de remontées fiscales [...] C'était vraiment le problème des médiatisations à outrance. Là, déjà, c'était du Sarkozy dans le texte. (Thierry, la trentaine en 2002, chef d'un GIR en région [14] de 2002 à 2004, janvier 2015)

12Les GIR se retrouvent ainsi en porte-à-faux entre l'injonction politique à fournir des résultats et le mauvais accueil que leur réservent les services qu'ils sont censés appuyer. Mais plus encore, ils font face à la méfiance des autres institutions (douane, impôts) qui, pour répondre aux injonctions ministérielles tout en préservant le secret professionnel, imposent un certain nombre d'interdits à leurs agents, limitent leurs pouvoirs. Les inspecteurs des impôts, par exemple, perdent non seulement l'autorisation de décider de redressements fiscaux, mais également l'accès aux données des particuliers et des entreprises assujettis à l'impôt.

13Les officiers de gendarmerie et les commissaires censés diriger les GIR subissent donc à la fois le recrutement, le mandat confié à leurs équipes et à chacun de ses membres. Ces nouvelles recrues ne sont d'accord ni sur les affaires qui doivent être traitées en priorité, ni sur les techniques à mobiliser.

L'autonomisation du GIR

14Dans ce contexte tendu, les divers professionnels présents en 2002, témoignent de quelques départs de policiers ou gendarmes qui ont rapidement demandé à revenir dans leur service d'origine. Cette auto-exclusion d'un poste encore en train de se faire exprime l'ajustement progressif des dispositions de ceux qui restent (Muel-Dreyfus, 1983, p. 9). À ce stade, ce ne sont pas tant les frontières entre policiers et non-policiers qui sont en cause que celles, discrètes, entre plusieurs métiers policiers : celui de l'intervention et de l'interpellation musclée dans les « quartiers sensibles » contre celui de la police du crime chargée d'enquêter et de réunir des preuves sous l'autorité du magistrat. C'est cette dernière qui prend l'ascendant en s'alliant avec les agents administratifs, tels que les fiscalistes habitués à contrôler les entreprises. Pour eux, le contrôle et le fichage des populations défavorisées, non imposables pour une bonne part d'entre elles, sont sources d'une perte de prestige trop important, qu'il s'agisse de la complexité des infractions ou de la faiblesse des sommes en jeu. Il en va de même pour les agents de l'URSSAF et de l'inspection du travail. C'est par ce consensus autour de ce qui est susceptible de constituer un « gros coup », qu'émerge la première génération au sens de « groupe de pairs » susceptible de baliser les possibles et les interdits (Fournier, 2008, p. 120) et de mettre en place une stratégie de distinction permettant de mobiliser des compétences spécifiques (Pinell, 2005), mais aussi de s'extraire de la situation peu confortable dans laquelle les agents se trouvent :

15

On s'est dit : « Mais qu'est-ce qu'on fait ? » Et ben, on est parti sur le postulat : « On va arrêter les voyous et leur piquer le pognon » [rires]. Voilà ! Et à partir de là, on a inventé le GIR Alpha tout simplement [rires] ! Et ce qui avait été très sympathique [...] c'est que le commissaire et son adjoint ont joué le jeu. C'est-à-dire que moi, il a fallu que je m'adapte, bien sûr, aux procédures judiciaires, aux relations avec le parquet, le tribunal, l'instruction. Et eux aussi. Le commissaire, l'adjoint et les enquêteurs se sont immédiatement pris au jeu du fiscal. Donc, il y a eu un jeu d'échanges pédagogiques, j'allais dire ! (Martin, inspecteur des Impôts de 2002 à 2010 au GIR Alpha en ÿle-de-France, fils d'instituteurs, printemps 2016)

16Martin, le fiscaliste du GIR Alpha, arrive en ÿle-de-France dans les années 1980. Auparavant, il contrôlait la production d'alcool dans des usines. Ce travail, qui impose de mettre « les mains dans le cambouis », de récolter de nombreuses informations sur le produit (qualité, teneur en alcool) pour le « fiscaliser », exige à la fois des qualités de « matheux » et des connaissances juridiques et économiques des entités contrôlées. Martin, n'aime pas « être confiné à un travail de bureau » et, comme pour bon nombre de ses collègues, la fiscalité des particuliers ne présente aucun intérêt. En revanche, ça lui semble « aller de soi », comme s'il était mû par de simples automatismes ou du bon sens (Bourdieu, 1980, p. 192), de suivre les policiers du GIR en perquisition, même à des horaires inhabituels pour lui. Dans ces occasions, il peut briller en montrant aux policiers et gendarmes, qui ont pour habitude de chercher des armes ou de la drogue, comment trouver ce qui peut être utile de son point de vue ­ et pour le travail collectif du GIR ­, ce qui, pour les non-initiés, n'est « que du papier ». Son isolement vis-à-vis de son institution originelle le pousse, comme les autres membres du GIR, à se laisser prendre au jeu du travail des policiers et devient une ressource, dès lors qu'il peut plus aisément s'affranchir des règles qui régissent normalement son activité quotidienne. C'est ainsi que, progressivement, les agents du GIR imaginent collectivement de nouvelles procédures pour confisquer les biens de grande valeur acquis illégalement et qu'ils élaborent un nouveau métier (Muel-Dreyfus, 1983).

17L'organisation du GIR favorise l'émergence de rapports horizontaux. D'abord, outre les commissaires de police et officiers de gendarmerie qui pilotent les groupes, les autres membres des GIR sont tous des cadres intermédiaires (inspecteurs, officiers de police, officiers subalternes de gendarmerie). Les travaux sur les distinctions dans les métiers d'ordre montrent qu'une bonne part des tensions, conflits, luttes de classement réside dans les rapports hiérarchiques (Proteau et Pruvost, 2008). Au sein de l'armée, les subordonnés luttent pour les contester, tandis que les supérieurs luttent pour être respectés (Coton, 2008). Dans les GIR, à défaut d'être intégrés dans un ordre pyramidal unifié et prédéterminé, les membres ne peuvent pas s'en remettre à d'hypothétiques rapports hiérarchiques stabilisés. Les GIR apparaissent ainsi comme des espaces propices à la neutralisation des hiérarchies ordinaires. En outre, ces agents soulignent qu'ils avaient l'habitude, dans le cadre de leur affectation antérieure, de travailler en petits groupes, appelés « brigades ». La taille des GIR (6 à 10 personnes) fait ainsi écho à leurs affectations passées dans lesquelles des complicités et des sociabilités se nouent, soudent le groupe et fabriquent des frontières invisibles avec d'autres unités. Les différents professionnels rencontrés soulignent leur familiarité spontanée avec le GIR en raison de leur commune « culture de brigade », et lorsqu'ils parlent des affectations antérieures de leurs partenaires, certains tracent des similitudes entre institutions, comme ce commissaire expliquant que « la BCR [du fisc], c'est la BAC [Brigade Anticriminalité] des impôts » (Ancien commissaire du GIR Alpha de 2002 à 2005, ÿle-de-France, été 2016).

Le GIR contre les frontières institutionnelles et les injonctions politiques

18Dans un premier temps, les nouvelles procédures hybrides développées dans les GIR sont mal tolérées par l'autorité judiciaire, en premier lieu par les juges. Leurs réticences rappellent les résistances aux innovations portées par le Conseil constitutionnel étudiées par Bastien François qui montre que les agents réfractaires sont surtout soucieux du respect des divisions du travail parce qu'elles constituent la marque la plus apparente de « l'orthodoxie professionnelle » (1990, p. 102). Il en va de même pour les essais menés par le GIR Alpha qui perturbent la routine des tribunaux en amenant à la fois à porter le regard sur le bénéfice financier tiré des infractions et à s'interroger sur la mise en œuvre pratique de saisie puis de la confiscation des biens. Ces enjeux sont tout à fait inhabituels pour les magistrats pénalistes en charge de la répression du trafic de stupéfiants qui, classiquement, se chargent de proposer et de prononcer des amendes ou peines d'emprisonnement contre les vendeurs et consommateurs de drogue. En refusant de saisir des biens, ce qui s'apparente davantage à du travail d'huissier, les magistrats cherchent à protéger les frontières institutionnelles qui leur sont familières et qui garantissent, de leur point de vue, la valeur de leur activité. De nombreux juges considèrent également que ces procédures sont trop risquées parce qu'elles prennent d'autant plus de temps que les prévenus font systématiquement appel à de grands avocats. Si, la plupart du temps, les enquêteurs de police judiciaire savent obtenir des magistrats qui leur « font confiance » des décisions sévères à l'encontre de certains justiciables (Dedieu, 2010), les enquêteurs des GIR se sentent désavoués par des juges qui se montrent peu sensibles aux signes de richesse non déclarée.

19En 2008, une confiscation fait date pour l'ensemble des GIR jusqu'ici confrontés au refus des juges d'appliquer des sanctions de saisie et de confiscation aux richesses illicites et à la non-justification de ressources, infractions pourtant inscrites dans le code pénal. Les parents d'un trafiquant de stupéfiants contestent la décision du tribunal correctionnel qui les a condamnés et a confisqué leurs biens pour deux raisons : tout d'abord, le décalage entre les revenus déclarés au fisc, 2 000 euros par mois pour le fils, 1 300 euros par mois pour les parents, et l'argent dépensé [15] ; ensuite, les écoutes téléphoniques des conversations entre les protagonistes attestent que les parents connaissent l'activité illicite de leur fils qui règle l'ensemble de leurs dépenses. De plus, le fait que le fils ait incité ses parents « à la prudence en ce qui concerne leurs dépenses somptuaires » est retenu comme une preuve par la cour d'appel, puis par la cour de cassation qui autorisent la confiscation et opèrent donc, enfin, le revirement de jurisprudence tant attendu par les enquêteurs. Cette première procédure validée constitue un « précédent » judiciaire, un « modèle » repris dans d'autres juridictions (Roussel, 2002, p. 963). Ces évolutions permettent aux GIR de prendre leurs distances avec les injonctions politiques, qui se manifestent sous la forme d'interventions volontaristes des ministres de l'Intérieur successifs visant à un « recentrage » de l'activité des GIR sur le terrain des quartiers sensibles. Dès 2005, le chef du GIR Alpha est convoqué par le préfet en ce sens et écrit à ce propos :

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Le travail du GIR dans les cités du département ne débouche pas toujours sur des saisies et confiscations, qui sont les seuls indicateurs d'activité retenus : en effet, si les faits de délinquance existent bel et bien, et sont établis contre des membres de certaines familles, dans de nombreux cas, le produit de ces infractions sert au financement de la vie quotidienne [nourriture] [...] D'autres auteurs d'infraction se sont déjà adaptés et ont « exporté » leurs avoirs criminels dans leur pays d'origine de leur famille. Or la coopération internationale connaît encore des limites. Cependant le travail du GIR apporte une plus-value en développant des investigations dans un domaine qui n'était pas exploré. (Rapport de bilan de l'activité du GIR Alpha, 2006)

21Au fur et à mesure des victoires jurisprudentielles, les GIR parviennent à s'imposer en mobilisant des savoir-faire de métier qui n'existaient pas auparavant. Progressivement, ils commencent à cibler également les richesses issues d'autres infractions, telles que la fraude ou le blanchiment de fraude fiscale, mobilisant plus fortement les savoir-faire des agents des impôts ou de l'URSSAF. Le partenariat entre administrations se resserre. C'est ainsi que se sont forgées la spécialisation et la spécificité des GIR : un travail hybride reposant sur l'alliance entre des professionnels aux trajectoires et aux savoirs différents, le rejet des injonctions politiques et un rapport conquérant à l'égard de la jurisprudence pour pouvoir saisir et confisquer un ensemble plus vaste de biens.

Le temps des héritiers : le deuxième âge du GIR

22L'année 2010 est un tournant. L'activité « artisanale » des GIR s'industrialise [16] et la pratique de la saisie et de la confiscation pénale entre dans la loi. La même année, une Coordination nationale des GIR (CNGIR) voit le jour au sein de la Direction centrale de la Police judiciaire (DCPJ). Elle assure la tenue d'une formation sanctionnée par la délivrance du « brevet enquêteur GIR ». Cette formation accueille des policiers et gendarmes de tous grades. Les informations que j'ai recueillies à l'occasion de cette formation montrent que la base sociale des GIR s'est sensiblement élargie au fur et à mesure que les pionniers reviennent à leur institution d'origine. À l'exception des commissaires de police, la majorité des policiers et des gendarmes appartiennent désormais aux plus petits grades (gardien de la paix, adjudant). Cette génération est très majoritairement issue des classes populaires et des fractions basses des classes moyennes [17]. Le profil des agents semble indiquer la position inférieure des GIR dans la hiérarchie des ministères qui alimentent cette institution.

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Les filles et fils de cadres, ou qui exercent la même profession que leurs parents, sont minoritaires, même chez les agents les plus gradés. Sur les trente-quatre participants à la formation enquêteurs GIR, seuls deux sont fils de cadres et sur l'ensemble des fonctionnaires rencontrés au cours de l'enquête, seuls cinq ont précisé être filles ou fils de cadres. La plupart des agents des GIR rencontrés sont filles et fils d'ouvriers ou d'employés d'entreprises publiques, de la fonction publique, du commerce. Leurs conjointes et conjoints sont infirmiers, instituteurs, secrétaires, assistants de direction ou collègues de la même institution et au même grade. Ces trajectoires sont le plus souvent résumées par les enquêtés eux-mêmes comme un modèle de promotion sociale. Source : Entretiens et questionnaire.

24Les équipes sont donc plus hétérogènes qu'auparavant et les policiers et gendarmes sont pour la plupart issus de la police de patrouille sur la voie publique. De plus, les GIR sont valorisés, dans le discours de la hiérarchie, comme des unités plus féminisées que la moyenne des services de la police judiciaire et s'il n'existe pas de données ­ ni sur les GIR, ni sur la police judiciaire ­ permettant de le confirmer, dans tous les GIR enquêtés, ainsi qu'à la formation enquêteur-GIR en 2016, les femmes représentent toujours le tiers des effectifs. Enfin, les différents responsables de GIR franciliens ainsi que les représentants de la CNGIR soulignent que les GIR seraient très ouverts à la « diversité ethnique ». Les agents utilisent cette expression pour désigner aussi bien des Antillais que des descendants d'immigrés (du Maghreb, d'Afrique subsaharienne, d'Europe de l'Est ou du Sud et, plus rarement, d'Asie). Si là encore, cette information ne peut être vérifiée, ces discours tranchent avec la stigmatisation habituellement observée dans la police (Gautier, 2017 ; Mouhanna, 2017). Ils ont également une devise : « Bien mal acquis ne profite jamais ». Dans chaque GIR, les agents sont régulièrement sollicités pour s'entendre sur le design de l'écusson de leur groupe, incités à poser fièrement devant les biens illicites saisis pour des photos à destination de la presse et de bulletins internes. Ils exposent des trophées dans leurs locaux : photos encadrées, articles de presse, petits échantillons de biens confisqués, lettres de félicitations de la haute hiérarchie. Ces éléments témoignent des affaires réussies et facilitent la transmission d'une mémoire orale.

figure im2

Légende : Écussons des GIR PACA et Basse-Normandie. À gauche (option la plus fréquemment choisie par les agents), les emblèmes des institutions ­ la grenade de la gendarmerie, le cor et la grenade de la douane, le logo de l'administration des impôts et le tigre rugissant de la police judiciaire ­ face au symbole de l'euro. À droite (seconde option la plus fréquemment choisie), un symbole local, ici un guerrier Viking. À la différence des écussons illégaux des BAC (Fassin, 2011), l'imagerie choisie pour ces écussons témoigne du fait que les « quartiers sensibles » ne sont plus le c ur d'activité des GIR.

25Il s'agit maintenant de savoir comment cette seconde génération, qui hérite de ces nouvelles formes d'expertise, habite le GIR et continue de le promouvoir, alors même qu'elle est sensiblement différente de la première. Qu'est-ce qui peut expliquer que les GIR résistent toujours aux injonctions à intervenir dans les quartiers sensibles, alors même qu'ils sont majoritairement composés d'agents issus de la police de patrouille ?

« Justice sociale ! » : promouvoir son GIR et s'anoblir

26Il peut sembler surprenant que ces fonctionnaires confrontés à de petits délinquants qui pourraient être facilement sanctionnés par la justice et à des délinquants dont la condamnation est plus incertaine, choisissent de s'investir dans la répression de cette seconde population au risque d'éprouver d'intenses frustrations ou d'entrer en conflit plus ou moins ouvert avec leurs collègues des autres services ainsi qu'avec leurs hiérarchies. Dans le GIR Alpha, le filtrage des dossiers transmis par les services préfectoraux est assuré par Jan, un capitaine de gendarmerie d'une cinquantaine d'années. Ce fils d'ouvrier polonais aime à commenter chaque dossier avec force sarcasmes :

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C'est quoi cette affaire ? Ah, des manouches, mineurs ! Original. [Il feuillette le dossier rapidement en souriant] Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ces petits manouches... [sur un ton exagéré] Oh ! Ils volent. Et ils mendient. Encore plus original ! [Il rit puis place le dossier sur la pile des dossiers refusés]. Ouais, ben tu m'excuseras, mais j'ai déjà donné. (Observation, GIR Alpha, ÿle-de-France, été 2014)

28Comme lui, d'autres fonctionnaires décrivent de dures années passées en sécurité publique à faire « des chasses à l'homme », à « jouer au chat et à la souris » pour de menues infractions, lors d'interventions pas toujours justifiées, selon eux, et dont ils ont parfois regretté les conséquences. La position valorisée qu'il occupe désormais en étant membre d'un GIR lui permet de transformer ces épreuves passées en fierté (Dejours, 2016). Grâce à son expérience, Jan a aiguisé son discernement, contrairement aux responsables préfectoraux qui en seraient privés. Si de nombreux agents du GIR comme lui demeurent convaincus du bien-fondé du contrôle répété des couches populaires ou racisées dans l'espace public, ou encore des petites fraudes sociales pour les administratifs, ils considèrent en revanche avoir accompli leur part de ce travail lors de leurs précédentes affectations. Dans cette perspective, le refus de se voir assigner des affaires de sécurité publique générale, comme procéder à des interpellations massives dans les cités, ou de contrôle des étrangers traduit surtout la crainte d'une « rechute » professionnelle et donc sociale. À l'inverse, en ciblant les infracteurs qui tirent un profit substantiel de l'exploitation de petits délinquants, voire, des grands fraudeurs fiscaux, ce gendarme est satisfait de s'attaquer aux « vrais responsables » et, par la confiscation de leurs biens, de réparer le « préjudice fait à la société » [18]. Si l'on a coutume de désigner, la fraude fiscale ou la vente de drogue comme des « infractions sans victime » [19], tel n'est pas le point de vue de ces agents qui se félicitent que dans le GIR Alpha, l'argent confisqué aux trafiquants de drogue ou aux fraudeurs fiscaux ait servi à financer les dispositifs de prévention de la toxicomanie ou la rénovation du standard du tribunal de grande instance. Ainsi, à la différence des GIR de la première génération qui portaient le stigmate d'un « jouet politique », les GIR jouissent désormais de la réputation de services « vraiment utiles », par opposition aux unités de voie publique. C'est en convoquant leur histoire personnelle, leur trajectoire dans l'institution originelle, que les agents légitiment leurs actions quotidiennes (Muel-Dreyfus, 1983).

Une position de porte-à-faux

29Pour cette génération de protagonistes, le GIR est ainsi devenu un « tremplin ». Il représente l'occasion unique d'opérer une promotion professionnelle. Être considéré comme une « erreur de casting » [20] et renvoyé à son service d'origine peut être très coûteux, tant sur le plan de la carrière de l'agent, que pour ces petites unités qui se seraient amputées d'un membre. Cependant, cet ethos promotionnel est contrarié par le fait que le GIR reste en porte-à-faux. Au niveau hiérarchique, d'abord, les doubles discours à l'égard du partenariat du GIR demeurent fréquents. Les douaniers et fiscalistes continuent d'être soupçonnés de manquer de loyauté à l'égard de leurs institutions respectives et de préférer « jouer au policier », de « se planquer » dans le GIR plutôt que faire leur « vrai » métier. Bien que les agents administratifs (fisc, douanes, URSSAF) aient désormais tous accès aux fichiers de leur administration, leurs institutions continuent de gérer leur mise à disposition et contrôlent, par ce biais, les données consultées. Sur le plan des missions ensuite, les GIR pourraient effectivement saisir les biens issus de n'importe quel délit commis par des individus de tous milieux sociaux. En pratique, le travail de répression est nettement plus complexe concernant les délinquants des milieux aisés qui bénéficient de conseillers jusque dans l'institution fiscale (Spire, 2011). Lors de leur formation, les enquêteurs des GIR suivent des modules sur le droit de propriété, assuré par un intervenant de la brigade financière, titulaire d'un double master (droit criminel et droit des affaires). Il faut se représenter un petit amphithéâtre composé principalement de policiers et de gendarmes qui avant d'arriver patrouillaient sur la voie publique ou dans les « quartiers sensibles ». L'intervenant leur détaille les pratiques des délinquants « en col blanc », légales pour la plupart :

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Les participants écoutent l'exposé dans un silence scandalisé. Ils cessent peu à peu de prendre des notes, l'agacement se lit sur les visages. Alors que l'intervenant explique les subtilités de la contre-lettre [21], un policier s'exclame : « Mais c'est hypocrite ! » Un brouhaha s'élève de la salle. Le formateur semble très surpris. Il bafouille, gêné, le participant le coupe à nouveau : « Si j'ai compris, ça sert à cacher aux [petits] actionnaires d'une [grande] boîte ce que peuvent faire les actionnaires majoritaires ? [...] Et si on tombe sur ce systèmelà, on peut rien faire ? ». « Non, ce n'est pas interdit », confirme le formateur, très mal à l'aise. Toute la salle s'agite, ce qui pousse le coordonnateur national des GIR à intervenir : « Chut, s'il vous plaît ! ». Le formateur rit jaune : « Si c'était facile de s'attaquer à ces gens-là, on le saurait ». « Mais c'est totalement amoral ! », s'étrangle un policier. Le coordonnateur national rit et s'exclame d'une voix forte : « Et alors ? Vous ne faites pas respecter la morale, je vous signale. On fait respecter la loi, ici ». Silence [...] Subitement, l'intervenant s'exclame : « De toute façon, vous voyez les choses ainsi parce que dans les GIR vous n'êtes pas des riches ». Éclat de rire général, il reprend : « Il faut bien avoir conscience que les riches ne réfléchissent pas du tout comme ça ». (Observation, automne 2016)

31Les agents se voient rappeler à leur impuissance par deux biais. Premièrement, ce débat rappelle la formation des Écoles nationales de police (ENP) sur la distinction et les débats qui peuvent naître entre la théorie et la « réalité » du travail policier (Moreau de Bellaing, 2009). Mais plus encore, ces formations, qui se veulent « praticopratiques », permettent d'expliciter un certain nombre de questions liées à la position des membres du GIR ainsi qu'à celle des individus qu'ils ciblent. Les agents le savent déjà, la majorité des affaires qu'ils traitent ne déboucheront pas sur une confiscation et, plus encore, ceux qui les supervisent (magistrat, préfet) continuent à les solliciter pour réprimer des petits délinquants qui possèdent des biens sans grande valeur, mais qui sont plus faciles à confisquer. Cette pression demande à leur chef un important travail de tri et de négociation. Deuxièmement, les professionnels des GIR sont dans un entre-deux défini négativement : comme le dit le formateur, ils « ne sont pas des riches ». Ce dernier parvient à retourner la situation à son avantage en mobilisant le « bon sens » populaire ­ « On le saurait ». Pourtant, ce discours, typique de la justification de l'impunité des délinquants en col blanc (Spire et Weidenfeld, 2016, p. 80-81), ne va pas de soi pour ces policiers et gendarmes issus de la voie publique. Leurs valeurs morales ­ qui relèvent de morales de classe ­ sont tournées en dérision comme « naïves » au regard de la morale de leurs institutions.

32Les autres modules de formation auxquels j'ai assisté ­ ou dont on m'a raconté le contenu ­ ont donné lieu à des débats et des tensions tout aussi vives : les représentants des préfectures, de la magistrature, des services prestigieux ont été chahutés de la même façon par les participants qui leur reprochent leur complaisance à l'égard des milieux aisés, leur « frilosité » ou leur manque de considération. Pourtant, la formation est un rendez-vous annuel très attendu ; les stagiaires reviennent toujours ravis de ce stage et la promotion 2016 n'a pas fait exception. Ces observations laissent penser que la socialisation dans le GIR s'opère par le conflit avec les supérieurs hiérarchiques et d'autres services. De cette manière, les professionnels des GIR apprennent à dire « nous » pour parler de l'assemblée de policiers, de gendarmes de tous grades et des agents de l'URSSAF ou de la douane et à dire « eux » pour désigner leurs pairs ou ceux qui les supervisent. En rejetant la morale de leurs institutions, les agents se font sans le savoir « les héritiers d'une autre tradition institutionnelle » (Muel-Dreyfus, 1983, p. 7). En effet, certaines figures de noblesse professionnelle, particulièrement dans la haute fonction publique, se fondent sur la valorisation de l'insoumission, telle que celle de « l'homme contre son institution » ou « héros administratif » (Gaïti, 2002, p. 41). Le fait de se percevoir comme un « rebelle », un « fouteur de merde », comme c'est le cas de tous les agents des GIR rencontrés, peut avoir des effets ambivalents : convaincus d'agir selon leurs propres lois et principes, ils sont d'autant plus enclins à redoubler d'efforts alors même que les débouchés judiciaires sont minces.

33Dans les interactions avec les autres services, enfin, les GIR occupent toujours une place relativement dévalorisée au sein de la police judiciaire. J'ai observé des attitudes et des discours de mépris de la part des services avec lesquels les GIR travaillent (moqueries sur l'affectation précédente devant les suspects, refus de travailler sur une affaire avec des gardiens de la paix, réflexions sexistes ou racistes). Ces difficultés portent à la fois la marque du décalage social entre les GIR et les services avec lesquels ils coopèrent et de la position de ces unités au sein des différents ministères. Celle-ci est d'autant plus précaire que les conflits entre police et gendarmerie, police et douane, douane et fisc constituent toujours la trame de fond du quotidien des GIR.

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Je déjeune avec Nino, brigadier de police (la trentaine, fils d'ouvrier) et ses collègues de la police judiciaire. L'un d'eux m'apostrophe : « Le GIR, c'est un peu le monde des bisounours. Tu me diras si connaître la vraie vie t'intéresse ». Je lui demande de préciser : « La PJ et la SR [Section de recherche de la gendarmerie, équivalent de la police judiciaire], c'est la guerre, c'est ça la vraie vie [...] Tu veux savoir de quoi ils sont capables, les gendarmes, pour te doubler sur une affaire et te voler tes tontons ? [...] ». Il me décrit longuement les méthodes peu orthodoxes des gendarmes avec lesquels il est en concurrence tandis que le policier du GIR souffle et râle pour l'inciter à changer de sujet [...] Dans la voiture, ce dernier m'invite à ne pas prendre « ces histoires » au sérieux : « Ne va pas écrire que les gendarmes sont tous des connards. Si tu vas voir la gendarmerie, tu verras qu'eux aussi ils peuvent te sortir des histoires comme ça... ils ont aussi leurs raisons. Tu sais, tout ça ce ne sont que des histoires de personnes ». Je lui demande s'il y a des griefs personnels entre le policier et le gendarme dont nous parlons : « Non... ils se connaissent pas, mais... vraiment ce que je veux te dire, c'est que je t'invite à ne pas généraliser ». (Observation, GIR Beta, été 2014)

35L'extrait ci-dessus est un bon exemple des relations entre ce que les agents surnomment « nos institutions concurrentes et néanmoins s urs » : tentatives de se « doubler » sur une affaire, évitement ou refus clair de coopérer avec une autre institution. Il n'existe pas de comportement comparable dans les GIR. Ici, le policier du GIR est en porte-à-faux vis-à-vis de son collègue qui raconte que l'un des gendarmes avec lesquels il était en concurrence a tenté de le faire passer pour un « ripou », ce qui a entraîné une enquête disciplinaire et judiciaire. Sommés de prendre position dans ces conflits, les membres des GIR peinent à rester à l'écart de ce qu'ils considèrent être des « querelles de chefs » ou de « personnes ». Tous ces éléments de contexte fragilisent quotidiennement la position des professionnels des GIR en risquant de les priver d'une « bonne affaire » à traiter.

Un ethos promotionnel : la socialisation au travail du GIR

36Les tensions avec l'extérieur s'adossent en revanche à une vie commune intense dans le groupe. À son arrivée, la nouvelle recrue est accueillie par chacun des membres qui lui expose le contenu de son propre travail et s'assure qu'elle connaisse le sien. Laurent, lieutenant de police, 4 ans d'ancienneté dans le GIR donne une feuille avec un tableau à Sophie, fiscaliste, au GIR depuis quelques semaines :

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­ Laurent : L'idéal serait que tu puisses le compléter cet après-midi.
­ Sophie [regarde la feuille] : Heu... ouais.
­ Laurent [la regarde] : Tu sais pas ce que c'est ? C'est du chinois ? [Elle rit, navrée]. Pas de soucis. Je vais te montrer, j'ai déjà vu [ton prédécesseur] le faire, c'est pas compliqué. Ce qu'on va faire, c'est que je te montre et on l'appelle, qu'il puisse nous dire si c'est bon.
­ Sophie : Oui, super, bonne idée.
­ Laurent : De toute façon, n'hésite jamais à l'appeler, c'est une personne ressource pour toi. (Observation, GIR Delta [22], hiver 2017)

38La transmission des connaissances et des savoir-faire repose sur la coopération entre les corps de métier au-delà des institutions. Ces « chevauchements de génération », loin de se vivre sur le mode du conflit (Fournier, 2008, p. 121), sont au c ur de la transmission et de l'apprentissage « sur le tas » du travail dans les GIR. Les nouveaux arrivants confient admirer leurs prédécesseurs qu'ils voient comme des pionniers et des aînés. Ils sont en contact régulier avec eux, ont accès à leurs archives, à des fiches et des mémos laissés à leur intention. L'apprentissage est aussi favorisé par le fait que l'ensemble du groupe vit au même rythme, qui se divise en deux temps. Quand vient le temps des « opé », chacun s'active tôt le matin pour mener les perquisitions et la journée se prolonge jusqu'à tard le soir par des interrogatoires. Dans ces moments-là, il est frappant d'observer que les tensions, divisions et clivages semblent absents. Lors des « temps morts », chacun est à son ordinateur, contacte ses collègues pour obtenir une information, mène des recherches préparatoires aux interrogatoires et aux perquisitions :

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Au GIR Alpha, les policiers viennent solliciter Steeve, le fiscaliste, pour toutes sortes de choses. Cet après-midi est particulièrement chargé. On lui donne noms et dates de naissance pour qu'il consulte ses bases de données. Il répond aux policiers au fur et à mesure, à l'oral et par écrit, puis recense les identités consultées pour rendre compte à sa hiérarchie. Driss, brigadier, vient le trouver au sujet d'un trop-perçu de la CAF : « Ça me sert à rien de regarder ça, objecte-t-il. Je veux même pas regarder ». Le policier insiste. Le téléphone sonne. Un gendarme d'un autre département se renseigne sur la manière « d'accrocher » une entreprise frauduleuse. Il transfère l'appel à un autre policier du GIR. En raccrochant, il tend la main vers le dossier de Driss pour y jeter un  il et confirme : « C'est pas net ». Driss lui demande de l'assister pour l'audition le moment venu. Jan, capitaine de gendarmerie et adjoint au chef du GIR arrive : « Je vais te passer un gendarme d'une autre région, qui s'occupe d'une boîte frauduleuse ». Steeve se résigne à prendre l'appel qu'il avait redirigé plus tôt. En décrochant, il change de ton. Sa voix est plus ferme, il parle fort, le ton est sardonique : « Ça, à mon avis, ça doit être quelqu'un qui s'occupe de véhicules de luxe ? Si je ne m'abuse, ça doit pas être quelqu'un de très vieux. La date de naissance doit être dans les années 1980, vu le secteur [rires] ? Vu l'âge, fort à parier qu'on soit dans le trafic de stupéfiants ? Quelqu'un d'une cité ? J'vois tout à fait le profil ». Il lui donne les coordonnées d'un collègue des impôts et continue de l'encourager ­ « Il faut trouver quelque chose parce qu'ils s'arrêteront jamais » ­, puis il rend compte de cette conversation à l'adjoint. Il se tourne vers moi : « Désolé de cette vision un peu noire ». Il est à nouveau interrompu. Sandrine, la commissaire du GIR, lui demande d'imprimer les photos de la façade d'une villa. Elle voudrait qu'il le fasse systématiquement désormais : « On va leur montrer aux juges, qu'ils se rendent compte, un peu ! » (Observation, GIR Alpha, ÿle-de-France, printemps 2015)

40Dans la scène décrite ci-dessus, Steeve est amené à jouer plusieurs rôles à la fois, ce qui s'observe jusque dans sa posture et le ton de sa voix. Jan sait bien que l'inspecteur des impôts n'est pas en mesure de renseigner le gendarme de province. Il insiste cependant pour qu'il lui montre ses connaissances. L'inspecteur des impôts accepte finalement de jouer le jeu et s'amuse à faire des déductions sur le « profil » du suspect alors que son interlocuteur n'en a rien dit, avant de lui recommander un collègue fiscaliste de confiance. Plus qu'un étalage de son expertise, il montre que les fiscalistes, ou les agents des GIR, sont « sympas, ouverts ». L'enjeu est de taille : si le gendarme estime que sa demande de renseignement a été méprisée par le GIR, ou s'il le tient pour responsable de l'échec de son affaire, il peut refuser de coopérer avec eux par la suite. Face à sa hiérarchie, cet agent change à nouveau de ton et de posture. Il apparaît que les membres du GIR apprennent, par mimétisme et en se côtoyant, de nouveaux personnages de composition. Nous voyons aussi qu'à la différence des autres unités de police, il n'y a pas de division des tâches entre les perquisitions « viriles » et le travail administratif « féminin » (Pruvost, 2007). Si le plus souvent, les femmes sont agentes administratives (fisc, douane, sécurité sociale), elles sont cependant valorisées parce qu'elles ont du pouvoir sur les suspects : « Notre douanière, elle peut retenir un bateau tout le temps nécessaire à la fouille. C'est impressionnant, quand même ! C'est une tueuse ! » (Observation, GIR Alpha, printemps 2015).

41Le nouvel entrant découvre également que les rapports hiérarchiques sont très peu marqués, tout le monde se tutoie. Cependant, le quotidien des GIR est fait de comportements tout en retenue, les différents professionnels expliquant tous qu'ils ont conscience que les disputes et les conflits mettraient en péril la survie de l'équipe. La « déconnade » fait explicitement l'objet de vigilances : les agents répètent à l'envi « [On peut rire de tout], mais pas des fringues, pas du physique ». Fort nombreuses, les moqueries sur les institutions, les grades, les anciennes affectations occupées par les agents contribuent à entretenir une modestie de position, semblable à celle observée par Romain Pudal chez les pompiers : « Se prendre au sérieux et prendre au sérieux les affaires du monde [...] c'est aussi se méprendre sur la réalité de sa position » (Pudal, 2011, p. 934). Mais plus encore, les sobriquets dont sont affublés chacun des membres (« le bourrin », « la bimbo », le « parano ») conduit chacun des membres à se vivre comme un élément indispensable à l'équipe. Du temps et des efforts sont accordés aux moments de convivialité : le groupe se retrouve autour de longues pauses-café, de repas, de matchs de foot, de pots d'anniversaire auxquels les conjoints et les plus proches collègues de l'institution d'origine sont conviés. Cette convivialité n'est pas feinte, étant donné que le chef du GIR n'a la main ni sur l'évaluation ni sur les congés de la majorité des agents et que, pour les policiers et gendarmes, les congés se gèrent « à la confiance ». En effet, comme c'est l'usage dans les unités de police judiciaire, les policiers peuvent venir plus tard ou s'absenter une journée du bureau en raison de journées plus denses à d'autres moments. Pour ce qui est des gendarmes, le travail en GIR est bien moins prenant que ce qui est habituellement exigé des militaires [23]. Ainsi, les chefs de GIR privilégient un mode de gouvernement empathique qui, selon eux, permet le retour à des valeurs fondées sur la reconnaissance du « mérite » et du travail bien fait, plutôt que sur la reddition de comptes (Lemaire, 2016). Les agents parviennent donc sans peine à se préserver des « plages d'ententes » (Collovald et Mathieu, 2009, p. 126). L'absence de concurrence et les marques de solidarité et d'empathie, que ce soit des chefs de GIR envers les subordonnés ou entre les agents, doivent beaucoup au fait que l'évaluation des professionnels dépend de leurs propres institutions et non directement des responsables du GIR.

42Les interactions avec les acteurs extérieurs au GIR, en particulier avec les policiers et les gendarmes des services partenaires ou les magistrats, sont considérées comme des temps où l'image que le groupe souhaite donner en public est explicitée (Pudal, 2011 p. 184-185). Chaque nouvel entrant est mis en demeure de perdre certaines de ses mauvaises habitudes. C'est le cas de Luc, brigadier venu de la sécurité publique, qui s'est acheté un dictionnaire pour vérifier tout ce qu'il rédige avant de l'envoyer : « On m'a dit de faire quelque chose avec l'orthographe, parce que c'était plus possible ! ». À l'inverse, d'autres sont incités à « se décoincer » et à apprendre à maîtriser quelques mots d'argot. Une fiscaliste prend à partie son collègue :

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­ Le fiscaliste : Il ne sait pas ce que c'est qu'un daron. Tu sais, toi, Marion ?
­ Enquêtrice : Oui...
­ Le fiscaliste : Voilà. Tout le monde sait ce que c'est. Non, mais voilà, « Monsieur j'ai grandi dans le 20e arrondissement de Paris ». (Observation, GIR Delta, hiver 2017)

44Les jeunes recrues sont prises en charge par des agents plus anciens qu'ils suivent dans toutes leurs activités. Ces « anciens » se contentent de commenter tout ce qu'ils font, incitent subtilement à prendre certaines vexations « à la rigolade » ou au contraire à défendre sa position. Les interactions répétées avec ce nouvel univers leur permettent d'adopter une autre manière de se tenir, de parler (Beaumont, 2017) et ils incorporent peu à peu l'ethos de l'enquêteur du GIR comparable à celui d'un diplomate ­ d'une « prostituée » disent les enquêtés. Il reste toujours souriant et concentré sur sa tâche, sans jamais se laisser décontenancer par les remarques de mépris des policiers et gendarmes des autres services ou des magistrats. En cas de succès judiciaire, il a la victoire modeste. Jamais dérangé, il est toujours disponible pour expliquer un point de procédure, prêter main-forte à un collègue, raconter une « affaire marquante », jouer les intermédiaires et expliquer comment « pense son institution » (Douglas, 2016).

45Dans les coulisses du GIR, ce comportement serviable cohabite avec un « texte caché » virulent. Notion forgée par Scott, le texte caché se distingue de l'hypocrisie en ce que les dominants sont convaincus de leur supériorité comme les dominés de leur position de dépendance (Scott, 2009, p. 25). La liste des services de police qui se refusent à les solliciter rappelle les limites à ne pas dépasser. Cette posture de soumission se justifie à leurs yeux par le fait de « savoir lire les peurs » du magistrat, de la hiérarchie, des autres services. Il n'est pas rare qu'un agent resté souriant le temps d'une conversation téléphonique, lâche une injure en raccrochant : « Connard, va ! » (Observation, GIR Beta, ÿle-de-France, hiver 2015). Les chefs de GIR sont régulièrement convoqués par le préfet et le procureur de la République pour rendre compte de l'activité du GIR. Ils considèrent ces rencontres « au sommet » comme une tâche ingrate, comme le commandant du GIR Alpha qui se change dans son bureau avant de se soumettre à cet exercice et le commente avec humour et dérision : « C'est bientôt l'heure de se préparer pour aller à la messe ! Vous serez sages ? » (Observation, GIR Alpha, ÿle-de-France, été 2014). De retour, il informe l'équipe du contenu de ces échanges, expose les consignes hiérarchiques et donne des détails de premier choix sur certaines affaires médiatisées en cours. Ces diverses actualités favorisent ainsi la production d'une véritable « idéologie défensive » (Dejours, 2015) au sein des GIR.

46Observer finement la manière dont les agents aux trajectoires sociales et professionnelles variées modèlent leur groupe et leurs affaires à partir de ce qu'ils sont, mais aussi affrontent les difficultés récurrentes autant au niveau procédural que de la faible considération de leurs supérieurs hiérarchiques, permet de comprendre les conditions du dépassement des frontières professionnelles. Face au peu de valorisation de la part de leurs institutions respectives, les professionnels en viennent à s'opposer à leurs supérieurs et aux décideurs politiques pour défendre une position précaire et fragile. Paradoxalement, ces comportements et discours « rebelles » font finalement d'eux des employés modèles, disposés à redoubler d'efforts pour légitimer et anoblir leur service.

47La première génération, plus diplômée et issue de spécialisations prestigieuses, a cherché à s'éloigner du périmètre des « quartiers sensibles » pour résister à la perte de prestige au travail. En bousculant les frontières juridiques et symboliques, elle a ainsi réussi à construire le GIR selon ses intérêts et à l'investir de ses aspirations. Le GIR, par sa spécificité et par sa spécialisation, est parvenu à former chez ses membres une communauté d'intérêt et leur a permis, quel que soit leur métier, de s'anoblir et de se promouvoir. Ces professionnels aux origines et aux trajectoires disparates ne sont pas seulement rassemblés autour d'un récit cohérent et explicite visant à donner une image positive (Payet, 1997), leur disposition ascensionnelle entretient chez eux un « rapport mobilisé à leur condition sociale » (Siblot, 2018). Par ses mobilisations individuelles visant à gagner en prestige, et tout en assumant l'héritage de la génération fondatrice, la deuxième génération d'agents a contribué pour les mêmes raisons à repousser les frontières de ce groupe professionnel et ainsi à en élargir le mandat au-delà de sa mission initiale.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : Esprit d’équipe, Impôts, Trajectoires, Police, Ethnographie

Date de mise en ligne : 14/10/2021.

https://doi.org/10.3917/soco.122.0051

Notes

  • [1]
    Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales.
  • [2]
    Circulaire interministérielle du 22 mai 2002.
  • [3]
    Ce sont les termes employés par les policiers enquêtés.
  • [4]
    Ces effectifs sont théoriques.
  • [5]
    Voir la synthèse de Frédéric Ocqueteau et Dominique Monjardet (2005). La médiatisation de l'ouvrage de Didier Fassin (2011), qui fait état de violences racistes dans une BAC, a créé un climat de défiance généralisé dans l'institution policière vis-à-vis des sociologues.
  • [6]
    Le ministre de l'Intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, le ministre des Affaires sociales, du travail et de la solidarité, le Garde des sceaux, ministre de la Justice, le ministre de la Défense et des anciens combattants, le ministre de l'Outre-mer, le ministre de l'Économie, des finances et de l'industrie.
  • [7]
    « Opérations coup de poing dans les cités de Strasbourg », Le Figaro, 23/05/2002.
  • [8]
    Circulaire interministérielle d'installation des GIR, 22 mai 2002.
  • [9]
    Rapport parlementaire Le Fur, octobre 2003, p. 14.
  • [10]
    Rapport parlementaire Le Fur, octobre 2003, p. 15.
  • [11]
    Synergie officiers et le SNOP officiers, les deux syndicats majoritaires à l'époque.
  • [12]
    « GIR : un syndicat de police dénonce une ‟prise en main” par les gendarmes », dépêche AFP, 22/05/2002.
  • [13]
    « Les syndicats de Bercy face à leurs ministres », Le Figaro, 18/05/2002.
  • [14]
    Il s'agit d'un GIR situé dans une autre région que les GIR Alpha, Beta ou Gamma.
  • [15]
    Les parents sont propriétaires d'une maison d'une valeur de 200 000 euros et y ont réalisé des travaux d'un montant de 50 000 euros. De plus, ils possèdent plusieurs véhicules et effectuent de nombreuses dépenses.
  • [16]
    Les GIR ont saisi 182 millions d'euros en 2016, contre 5 millions d'euros en 2002.
  • [17]
    En l'absence de données sur la première génération, les origines sociales des deux générations ne peuvent être comparées.
  • [18]
    Cette formule est systématiquement employée par les agents des GIR.
  • [19]
    Les victimes sont en réalité difficiles à identifier ou ne se considèrent pas comme telles (Obradovic, 2012 ; Lascoumes et Nagels, 2014).
  • [20]
    Ces termes sont employés par les enquêtés.
  • [21]
    Un document secret signé par des parties pour cacher à une autre partie qu'une vente est en fait un don, par exemple.
  • [22]
    Il s'agit d'un quatrième GIR où j'étais précisément venue rencontrer les nouveaux entrants.
  • [23]
    Les militaires travaillent au GIR 5 jours de 10 heures par semaine et ne sont pas concernés par les astreintes.
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