Couverture de SOCO_120

Article de revue

Sociétés contemporaines a 30 ans !

Brève auto-histoire d'un collectif de travail engagé

Pages 5 à 39

Notes

  • [1]
    Motion du comité de rédaction de la revue Sociétés contemporaines, 9 janvier 2020.
  • [2]
    Alain Degenne (entretien réalisé par Vérène Chevalier et Delphine Naudier, 11 septembre 2020 et commentaires sur l'entretien, décembre 2020) ; Michèle Ferrand (entretien réalisé par Éric Darras et Laurence Proteau, 16 octobre 2020) ; Edmond Préteceille (entretien réalisé par réalisé par Fanny Gallot et Delphine Naudier, 4 septembre 2020 et entretien complémentaire réalisé par Delphine Naudier, 5 février 2021) ; Bernard Pudal (entretien réalisé par Éric Darras et Delphine Naudier, 12 octobre 2020) ; Patrick Simon (entretien réalisé par Fanny Gallot, 4 novembre 2020) ; Lucie Tanguy (entretien réalisé par Vérène Chevalier, 10 novembre 2020).
  • [3]
    Sylvie Brelaud-Theis (entretien réalisé par Laurence Proteau et Maud Simonet, 15 septembre 2020). Tous les entretiens ont été retranscrits par Bessie Leconte.
  • [4]
    Ce plan a été entériné en Conseil des ministres le 23 mai 1990.
  • [5]
    Rapport de mission présenté par Claude Faugeron, Paris, 6 mars 1986.
  • [6]
    Journées portes ouvertes, 2 décembre 1988.
  • [7]
    IRESCO, programme scientifique, 24 octobre 1988.
  • [8]
    IRESCO, programme scientifique, 24 octobre 1988.
  • [9]
    Claude Faugeron a participé au programme scientifique qui fonde l'IRESCO. Elle le codirige entre 1987 et 1989.
  • [10]
    L'institut de recherche sur les sociétés contemporaines, Journées portes ouvertes, décembre 1988.
  • [11]
    Programme scientifique de l'IRESCO, 24 octobre 1988.
  • [12]
    Éléments de réflexion pour un projet scientifique de l'IRESCO proposés au Conseil par la direction, 10 novembre 1988.
  • [13]
    Compte rendu de l'AG de l'Unité des sciences sociales de Pouchet, 29 mai 1989.
  • [14]
    Compte rendu de l'AG de l'Unité des Sciences Sociales de Pouchet, 29 mai 1989.
  • [15]
    Compte rendu de l'AG de l'Unité des Sciences Sociales de Pouchet, 29 mai 1989.
  • [16]
    Procès-verbal du Conseil d'Institut, séance du 7 juillet 1989.
  • [17]
    Compte rendu de l'AG de l'US2P, 29 janvier 1990.
  • [18]
    Laboratoire d'analyse et de méthodes appliquées à la sociologie, alors dirigé par Alain Degenne.
  • [19]
    « Europe de l'Est. Des sociétés en mutation », 2 ; « Ingénieurs d'Europe et du Proche Orient », 6.
  • [20]
    Numéro introduit par Bernard Pudal, « Science politique : des objets canoniques revisités », 20, 1994, p. 5-10.
  • [21]
    Élizabeth Teissier, astrologue médiatique, soutient une thèse inscrite en sociologie sous la direction de Michel Maffesoli en 2001. Le scandale que cette soutenance provoqua aboutira à la création de l'Association Française de Sociologie en 2002.
  • [22]
    Dossier « Immigration et politiques de l'habitat », no 33-34, 1999.
  • [23]
    Édito signé de Thiurry Blöss et Edmond Préteceille, 59-60, 2005.
English version
Je me souviens que des fois, y'avait des discussions qui duraient très très longtemps,
parce que vous n'étiez pas d'accord. Brusquement, ça stoppait et vous aviez pris une décision,
vous aviez démoli l'article pendant vingt minutes et à la fin, ben vous le preniez !
Sylvie Brelaud-Theis, secrétaire de rédaction

1Sociétés contemporaines a eu 30 ans en mars 2020 dans un contexte, où après plus d'un an de mobilisation des Gilets Jaunes, les luttes sociales battaient leur plein ; le 5 mars les « Facs et labos en lutte » s'arrêtaient et le 17 mars la pandémie du covid 19 conduisait le gouvernement à un confinement du pays. Cet anniversaire coïncide aussi avec une mobilisation inédite des revues scientifiques. Le 14 décembre 2019 lors d'une assemblée générale de « Facs et labos en lutte » dans le cadre du mouvement contre la loi « retraite » portée par le gouvernement Philippe au théâtre de l'Échangeur à Bagnolet, une membre du comité de rédaction de Sociétés contemporaines propose l'idée d'une action collective inédite : une grève des revues. Le 9 janvier 2020, Genèses, Actes de la recherche en sciences sociales et Sociétés contemporaines se déclarent en grève « contre la remise en cause de notre système de protection sociale, contre la destruction de l'ensemble de nos services publics, contre la marchandisation de la connaissance et la précarisation des producteurs et productrices de savoir [qui ira en s'accélérant avec les nouvelles réformes prévues pour l'Enseignement Supérieur et la Recherche] ». [1] Trente ans après la publication de son premier numéro, Sociétés contemporaines s'engage dans le mouvement des Revues en lutte pour dénoncer, entre autres, les effets de la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR devenue LPR) sur les revues et leur fonctionnement fragile, et pour s'opposer au renforcement de la logique bibliométrique qui précarise encore davantage l'ESR. Cet engagement fait profondément écho à la trajectoire adoptée par la revue depuis ses débuts.

2Depuis sa création, Sociétés contemporaines a en effet veillé à maintenir les pratiques initiées par ses fondateur·rices ; malgré les effets désastreux des réformes de l'enseignement supérieur et de la recherche qui ont durablement affecté notre métier. Ne pas avoir recours à des évaluateurs et évaluatrices extérieures au comité, faire de l'exigence empirique une ligne de conduite plutôt que s'épuiser dans les débats théoriques, former un collectif de lecteurs et lectrices dont les spécialités sont très diverses, maintenir une logique artisanale dans la division du travail, refuser l'anonymat des auteur·es : c'est ainsi que, dès ses débuts, la revue s'est opposée à la standardisation des pratiques de production et d'évaluation de la recherche. Défendre une conception généraliste des sciences sociales et répondre aux questions posées par la marchandisation et la managérialisation des sociétés contemporaines : cette conviction commune a une histoire, dont cet article veut rendre compte, l'histoire d'une fidélité collective grignotée par les réformes actuelles.

3Cette contribution s'appuie sur des archives, très fragmentaires, de l'Institut de REcherche sur les Sociétés COntemporaines (IRESCO), qui permettent de rendre compte de la création de la revue, ainsi que sur la réalisation d'entretiens auprès de six membres du comité de rédaction ayant pris part aux premières années de son existence [2] et d'une des secrétaires de rédaction de Sociétés contemporaines[3]. Elle est complétée par une objectivation statistique de la composition des comités de rédaction depuis 1990. Limité et perfectible, cet ensemble documentaire fait de ce texte une proposition de socio-mémoire, une rétrospective intérieure appuyée sur certaines objectivations. La trajectoire suivie par la revue nous paraît valoir cette esquisse, par la singularité qu'elle met en lumière quant à son inscription institutionnelle, son projet éditorial et ses pratiques de travail.

Au moment de leur entrée à Sociétés contemporaines

Alain Degenne, élu au CNRS en 1965 comme chargé de recherche, est, en 1990, directeur de recherche. Il a soutenu une thèse de troisième cycle en sociologie en 1969 à l'université d'Aix-Marseille. Il fonde et dirige le Laboratoire d'analyse secondaire et des méthodes appliquées à la sociologie (LASMAS) (1986-1997) et l'IRESCO qu'il codirige (1986-1990). Ses travaux portent sur les méthodes de recherche en sciences sociales (mathématiques et statistiques), la sociologie générale et l'analyse des réseaux sociaux.
Edmond Préteceille, polytechnicien, est membre du Centre de sociologie urbaine (CSU) depuis 1970 et intègre le CNRS en 1978. En 1990, il est directeur de recherche. Il a codirigé l'IRESCO (1990-1994). Ses objets de recherche portent sur les politiques urbaines locales, les équipements, la consommation collective, les inégalités urbaines ; les transformations de la structure sociale des grandes métropoles, ségrégation socioprofessionnelle et ethnoraciale et les classes moyennes dans la ville.
Michèle Ferrand entre au CNRS en 1979. En 1990, elle est chargée de recherche, membre du conseil scientifique du CNRS, syndiquée à la CFDT et affiliée au CSU. Ses travaux portent sur les rapports sociaux de sexe et sur les normaliennes et femmes scientifiques.
Lucie Tanguy est recrutée au CNRS en 1967, elle soutient une thèse de sociologie en 1976 sous la direction de Pierre Naville. En 1990, elle est affiliée au laboratoire « Travail et mobilités » (CNRS ­ Paris 10) et est directrice de recherche au CNRS. Ses objets de recherche portent sur l'éducation et le travail.
Bernard Pudal a soutenu une thèse de science politique en 1985 à l'université Paris 1. Il intègre le CSU en 1991. Au moment de son entrée à Sociétés contemporaines, en 1993, il est maître de conférences à Amiens (1989-1993). Ses travaux portent sur la socio-histoire du communisme, sur les biographies de militants et sur la sociologie des intellectuels.
Patrick Simon a été recruté en 1993 comme chargé de recherche à l'INED.  Il soutient une thèse de démographie et sciences sociales à l'EHESS en 1994 et intègre la revue en 1995. Démographe et sociologue, ses recherches portent sur l'immigration, les processus de production et reproduction des minorités et les discriminations.

Un produit incident de la politique du CNRS...

4« La création de la revue, estime Alain Degenne, c'est un peu la conséquence d'un échec » de l'IRESCO. La formule en forme de paradoxe renvoie au processus d'institutionnalisation, d'autonomisation et de professionnalisation scientifiques en vigueur au cours de la deuxième moitié des années 1980. Celle-ci voit la floraison de nouvelles revues françaises en sciences sociales dont certains aspects caractérisent aussi bien Sociétés contemporaines que d'autres revues créées à l'époque comme Droits et sociétés (1985), Politix (1987), Cultures et conflits (1990), Genèses (1990) ou Critiques sociales (1991) : exigences de professionnalisation, d'interdisciplinarité, de méthodologie, de réflexivité et d'ouverture. On peut sans doute y voir une quatrième phase du développement des sciences sociales françaises qui succèdent aux deux fondations ­ la première institutionnalisation autour de L'Année sociologique et de « l'entreprise collective » durkheimienne puis la seconde de l'après-guerre (Chapoulie, 1991) ­ avant l'expansion qui s'amorce dès les années 1960 (Heilbron, 2020). Ce quatrième et relatif « moment de grâce » pour l'ESR s'expliquerait par la conjonction de plusieurs cercles vertueux.

5Les investissements dans la recherche publique et particulièrement le plan Université 2000 [4] (avec la création de huit nouvelles universités) lancé par le ministre de l'Éducation Lionel Jospin (1988-1992) permettent un renouvellement générationnel qui change la morphologie sociale à l'université comme au CNRS. Ce plan finance aussi un nombre croissant de thèses en sciences sociales de la génération montante, laquelle portera bon nombre des projets collectifs... mais pas celui de Sociétés contemporaines.

6En amont de ce moment, la création de la licence de sociologie en 1958, suivie des deux premières thèses soutenues en 1961 (Juan, 2010) a marqué au début des années 1960, « l'élargissement de l'assise institutionnelle de la discipline » (Chenu, 2002, p. 48) et contribué à la légitimation de la discipline ainsi qu'à la reconnaissance du métier de sociologue. Les formations diplômantes jusqu'au doctorat ont autonomisé la sociologie. Progressivement, les débats universitaires ont contribué à une accentuation des exigences scientifiques. Ces évolutions se sont accompagnées de la création de plusieurs revues : Sociologie du travail (1959), la Revue française de sociologie, les Archives européennes de sociologie, Communications et Études rurales (1960) puis Actes de la recherche en sciences sociales en 1975. L'expérience (presque toujours déçue) des alternances politiques, les échanges avec les universités étrangères et l'importation de la littérature scientifique en langue anglaise sur leurs objets se traduisent, dans les années 1980, par le fait que bon nombre des nouvelles et nouveaux entrant·es aspirent à une plus grande professionnalisation des sciences sociales, donc de leurs revues. Par ailleurs, les premières technologies numériques facilitent les échanges et communications scientifiques et simplifient le travail d'édition des revues, tout en abaissant drastiquement leur coût de production.

7Une « biographie » sociologique de Sociétés contemporaines renvoie à ces évolutions, suivant des modalités qui ne sont toutefois pas linéaires. D'emblée la revue n'apparaît pas exactement comme le fruit d'un collectif de jeunes chercheur·es, à l'instar de Politix ou plus récemment de Tracés (2002), pas plus que celui d'un programme assez explicite d'association épistémique de la sociologie à d'autres disciplines, qu'il s'agisse de la science politique (Politix), de la sociologie du droit (Droit et sociétés), des sciences de l'informationcommunication (Réseaux, 1982) ou de la socio-histoire (Genèses), mais bien d'une perspective plus large, et sans doute au départ, beaucoup plus imprécise, tâtonnante.

8La création de Sociétés contemporaines s'inscrit en effet dans le programme scientifique de l'Institut fédératif de recherche sur les sociétés contemporaines (IRESCO), fondé en 1986 par le CNRS pour « mieux saisir les mutations en cours dans nos sociétés contemporaines », « donner une nouvelle et vigoureuse impulsion à la connaissance de l'évolution de la société d'aujourd'hui tant dans les pays européens, que dans le Tiers-Monde » [5]. Maurice Godelier, alors à la tête de la direction scientifique du CNRS pour les sciences sociales, crée l'Institut avec l'ambition « d'héberger dans de bonnes conditions toute une série d'équipes de SHS qui étaient éparpillées dans Paris ». Ce regroupement de 17 équipes de recherches en sciences sociales (1 en économie, 3 en ethnologie, et 13 en sociologie [6]) aboutit à une installation dans des locaux rue Pouchet à Paris, acquis par le CNRS en 1984. Dans ce cadre, il s'agit de lancer des « programmes de recherche qui croiseront les démarches de plusieurs disciplines », telles que la sociologie, l'anthropologie, la démographie, ou la psychologie sociale, mais « qui ne peuvent elles-mêmes se passer de références à l'économie, au droit, à l'histoire, à la géographie et aux sciences du politique » [7]. Les différentes équipes sont donc engagées dans leurs propres recherches mais doivent aussi effectuer des « recherches en interaction avec d'autres équipes pour réaliser les programmes interdisciplinaires propres à l'Institut ». Ce rassemblement de laboratoires fait apparaître trois thèmes s'articulant avec deux actions transversales (« comparaisons internationales » et « images et sociétés ») pour initier des programmes de recherche transversaux fédératifs.

Thème 1 : développement des itinéraires individuels et collectifs, articulation des rapports sociaux dans le champ des structures familiales et dans celui des relations interethniques.
Thème 2 : relations entre savoirs, croyances, pouvoirs, en particulier autour des enjeux présents dans le champ de la santé et des interventions sur le corps ; sont aussi privilégiées dans ce thème les recompositions du champ religieux et l'évolution des systèmes de valeur.
Thème 3 : État et sociétés locales : étude des processus sociaux liés aux mécanismes de pouvoir dans la société, dans les rapports État-société civile et à l'intérieur des formations sociales. La question des indicateurs du local y est débattue [8].

9Le pilotage « par le haut » de l'IRESCO, qui a pour ambition de faire exister ce projet fédératif, rencontre une certaine résistance locale. Alors directeur de l'IRESCO avec Claude Faugeron [9] et Jean-Paul Grémy, Alain Degenne, par ailleurs seul directeur d'un laboratoire de l'Institut, souligne que ce premier trio de direction (entre 1986 et 1989), nommé par le CNRS, se heurte à nombre de conflits et de réactions négatives : « Nous avons tenté de faire passer [ces trois projets] dans les assemblées générales, mais nous y avons rencontré une opposition forte à l'idée d'un projet collectif » [Alain Degenne, décembre 2020]. Au fond, malgré les efforts de la direction de l'IRESCO pour relayer les demandes de la direction scientifique du CNRS, un projet fédératif pour l'ensemble de l'Institut peine à faire consensus. Michèle Ferrand se souvient que « ça ne marchait pas très bien, car c'était relativement difficile de faire fonctionner des collectifs imposés de l'extérieur » [Michèle Ferrand, octobre 2020]. Pourtant, l'ambition d'un projet collectif perdure. À l'occasion de Journées portes ouvertes organisées le 2 décembre 1988, il est précisé que l'IRESCO a « été conçu pour être à la fois une unité de recherche et un “grand équipement” pour les sciences sociales ». C'est à la fois un lieu de travail qui accueille la Société française de sociologie, un ensemble de services à la recherche pour la « vie collective de 240 personnes » [10], la bibliothèque de sociologie ainsi qu'un service d'impression, de documentation et d'audiovisuel (SIDAV).

10Tandis qu'en 1988, l'IRESCO « héberge deux des plus prestigieuses revues généralistes de sociologie : la Revue française de sociologie et l'Année sociologique », mais aussi Nouvelles Questions féministes, Archives des sciences sociales des religions, L'Homme et la société, le conseil scientifique de l'Institut envisage la création d'un « produit fédératif », les cahiers Comparaisons internationales qui prendraient « le statut d'une parution régulière avec comité éditorial » [11]. Cependant, dès novembre 1988, « un projet scientifique fort » est jugé nécessaire par la direction, car celui envisagé au moment de la fondation « n'a plus de corps » selon elle [12] : donner un « label fédératif à certaines opérations déjà entamées (production domestique) ou naissantes (migrations 1 et 2) » ne suffit pas et chaque équipe doit participer au programme fédératif pour « éviter que l'Institut se transforme en hôtel, ce qui est la tendance naturelle qu'induit l'existence individuelle des équipes ». Le contenu de ce programme scientifique ne peut se fonder sur le « patchwork des intérêts des différentes équipes », de même qu'il ne peut signifier l'imposition d'un « thème unique » en demandant « à toutes les équipes d'y contribuer ». En revanche, il doit s'appuyer sur une « idée simple » et doit être animé par « un noyau de personnes solidaires et qui s'entendent bien ». Enfin, indique la direction, « il faut qu'il y ait un produit visible et nous souhaitons qu'il ait un impact sur le public intéressé par les sciences sociales et les étudiants ». Elle propose alors de concevoir un « gros ouvrage publié chaque année mais dont l'unité se ferait sur une certaine durée (quatre à six ans) ». Le format de cet ouvrage est ensuite décrit précisément par la direction de l'Institut. Pour résumer, « il s'agirait donc en fait d'une encyclopédie vivante de la réflexion sur la société française contemporaine et sans doute aussi les sociétés voisines », piloté par six ou sept personnes chaque année, avec des membres de l'IRESCO et des participant·es extérieur·es. Différents thèmes pourraient d'ores et déjà nourrir les premiers volumes, parmi lesquels : « Religion et conduites sociales ; éthique et santé ; politiques sociales ; les entreprises ; éducation, formation, formation permanente ; justice et sociologie du droit ; consommation ; production domestique ; migrations ; politiques urbaines ». Là encore, le projet n'aboutit pas [Alain Degenne, septembre 2020]. Lorsqu'en mai 1989, Jacques Lautman, directeur scientifique des Sciences Humaines et Sociales au CNRS, demande « un programme scientifique fort » pour l'IRESCO, le conseil est divisé à ce sujet : « Au dernier conseil, il y avait un clivage entre, d'un côté, les adeptes d'un programme scientifique fort avec une structure d'Institut telle qu'elle existe actuellement, mais avec plus de cohérence vis-à-vis de la politique suivie à l'IRESCO, et de l'autre, ceux qui souhaitaient que le programme scientifique se fasse au sein des équipes, et qu'il soit moins contraignant que ces mêmes équipes [...] Ce qui est clair, c'est que les équipes ne veulent pas d'un hôtel » [13].

11Finalement, lors de l'assemblée générale de l'Unité sciences sociales de la rue Pouchet du 29 mai 1989, Claude Faugeron évoque un « projet de publication IRESCO, sur le même principe que le projet de l'encyclopédie » qui « rendrait compte des recherches liées au programme, avec une orientation sociographique » [14]. Cette publication périodique, qui serait éditée par le SIDAV de l'IRESCO, mettrait en place un comité de lecture pour la sélection des articles et les numéros seraient thématiques en faisant appel à des collaborations extérieures [15]. Quelques mois plus tard, en juillet 1989, Edmond Préteceille, alors directeur du CSU (Centre de sociologie urbaine), propose au Conseil de l'Institut un compromis visant à construire un « IRESCO unitaire » [16]. Parmi les différents points énoncés dans cette réunion visant à « aider et valoriser les équipes et les initiatives de recherche prises à l'IRESCO », et qui suscitent des débats dans le conseil, figure le projet de création d'une revue. Le premier numéro de la revue Sociétés contemporaines est donc envisagé pour mars 1990 [17] : « Puisqu'on n'a pas réussi à faire autre chose, à faire travailler des gens ensemble, je propose que l'IRESCO devienne la base d'une revue. C'est comme ça que c'est parti. C'est Edmond [Préteceille] et moi qui avons lancé la revue », se souvient Alain Degenne [septembre 2020].

12En d'autres termes, Sociétés contemporaines résulte d'une réflexion de plusieurs années, visant à fédérer l'IRESCO tout en lui donnant de la visibilité : elle est « l'aboutissement d'un processus fait de quelques réussites partielles et des échecs d'un projet unanimiste » [Alain Degenne, décembre 2020]. Par la suite, le projet fédératif s'est « effondré » en raison du « changement de politique scientifique de la direction du CNRS » visant à partir des années 1990 à rapprocher des laboratoires CNRS et des universités dans des Unités mixtes de recherche : selon Edmond Préteceille, la direction du CNRS n'a fait « aucun effort » pour que « cette “numérisation” se fasse dans des conditions scientifiques correctes, chaque labo a dû lutter pour sa survie en trouvant une université partenaire [...] L'IRESCO a fini par se vider de sa substance en termes de projets scientifiques collectifs. La revue de ce point de vue est le seul élément qui a survécu de cette époque-là ». Cette nouvelle politique institutionnelle, conduit dans les années 2000 « le CNRS [à] abandonn[er] une des fonctions de l'IRESCO » [Edmond Préteceille, septembre 2020] : le soutien aux revues et l'hébergement des secrétariats de rédaction.

13Sociétés contemporaines semble donc créée par défaut, devant l'impossibilité pratique de « fédérer des gens qui n'en avaient pas envie » [Michèle Ferrand, octobre 2020] et l'insistance des directions scientifiques pour l'idée d'un « projet unanimiste et d'orientation sociographique » [Alain Degenne, septembre 2020], tandis que des réalisations moins fédératives, mais tout aussi réelles, prenaient corps. Ainsi, si la revue n'obtient pas l'assentiment de l'ensemble de l'IRESCO, elle en est néanmoins le produit et les premiers numéros sont révélateurs de cette dynamique. Si le premier édito annonce que « par son titre Sociétés contemporaines affirme sa vocation internationale et interculturelle [et] par la composition de son comité de rédaction, sa vocation pluridisciplinaire » (numéro 1, mars 1990, p. 54), le premier numéro est réalisé à l'initiative de la nouvelle direction de l'IRESCO (Alain Degenne et Edmond Préteceille). Il est coordonné par Claude Faugeron et s'affiche comme interdisciplinaire en faisant dialoguer l'histoire et la sociologie, mais aussi en consacrant un article à la littérature sociologique étatsunienne sur le racisme qui amorce le numéro 3 consacré aux « Relations interethniques », tandis que le numéro 2, en juin 1990, est consacré aux pays de l'Est « des sociétés en mutation ». Les premiers dossiers sont des commandes de diffusion de travaux réalisés au sein de l'Institut. Certains, pilotés par le LASMAS [18] (numéros 5 et 6), participent à la diffusion des travaux sur les réseaux sociaux, selon le cahier des charges initial : « En mars 1991 la revue Sociétés contemporaines, créée l'année précédente, publie un numéro spécial sur les réseaux sociaux (numéro 5). C'est la première fois, en France, qu'une revue de sciences sociales publie une livraison spéciale sur ce thème » (Alexis Ferrand et Ainhoa de Federico, 2013). Dans la même logique, le numéro 8 est issu de l'enquête « Production domestique » [Alain Degenne, décembre 2020], tandis que les numéros 2 et 6 concrétisent l'ouverture aux questions internationales [19].

14Ces exemples montrent qu'à défaut de relayer un projet fédératif qui échoue, la revue prend à son compte la pluralité des sujets et des approches, en visant une démarche pionnière sur le plan scientifique.

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... mais une affirmation d'autonomie face aux institutions

15La conception de la science à promouvoir et la manière de le faire sont un autre marqueur de la revue à ses débuts. Son premier numéro comporte un dossier « Histoire et sociologie » et son ambition est de créer un événement avec des « têtes d'affiche » [Alain Degenne, septembre 2020], sans que cela soit particulièrement significatif de l'identité de la revue : « Ça a été une idée de Claude Faugeron, de faire démarrer la revue sur les débats entre Jean-Claude Passeron et Antoine Prost » [Alain Degenne, septembre 2020]. « Le lancement “d'une revue à partir de rien” a nécessité une forte mobilisation durant quasiment un an pour réaliser le premier numéro, à raison d'un comité par mois ou tous les deux mois en moyenne » [Edmond Préteceille, septembre 2020]. La constitution du premier comité de rédaction est au départ une « affaire de cooptation » [Alain Degenne, septembre 2020] : ce sont des collègues avec lesquels Alain Degenne (LASMAS) et Edmond Préteceille (CSU ­ Centre de sociologie urbaine) travaillent. Toutefois, cette cooptation est guidée par la double exigence de représentativité des différents laboratoires et des disciplines de l'Institut d'une part, et d'ouverture vers l'extérieur d'autre part. Michèle Ferrand, par exemple, sociologue au CSU et spécialiste des rapports sociaux de sexe, candidate « vraiment tout de suite » parce que cela lui offre l'occasion d'apprendre ce travail éditorial qu'elle n'avait encore jamais expérimenté. Elle représente en outre son laboratoire puisque, ajoute-t-elle, « l'idée, c'était qu'on ne prenne qu'un seul représentant par laboratoire [de l'IRESCO] et qu'on ouvre un peu à l'extérieur » [Michèle Ferrand, octobre 2020]. C'est ainsi que la « démographie des équipes » se reflète dans le comité tout en veillant à « maintenir cela avec une légère dominance de la sociologie ; l'anthropologie ; géo ; éco ; psychosociologie. Nous [étions] une dizaine de personnes » [Edmond Préteceille, septembre 2020]. Rapidement, des collègues non parisien·nes prennent part à la revue mais le comité est parfois, par manque de moyens, « obligé d'y renoncer » [Lucie Tanguy, novembre 2020], même si plusieurs d'entre nous ont fait les trajets pendant des années en assumant la codirection.

16Dans les années 1990, tandis que l'Institut continue d'accorder des moyens (secrétariat et locaux) à la revue, une « tentative de coup de force » [Edmond Préteceille, février 2021 et Bernard Pudal, octobre 2020] émane des rangs de la nouvelle direction de l'Institut élue en 1995 (Françoise Lautman et Robert Salais). Celle-ci entend faire valoir que « la direction de l'IRESCO soit [représentée] de droit, au comité de rédaction de la revue ». Cette suggestion formulée oralement par Françoise Lautman fait suite à la succession d'Alain Degenne (qui était jusqu'alors codirecteur de l'IRESCO et directeur-fondateur de la revue). Un débat a lieu à ce sujet au sein du comité qui, selon Bernard Pudal, « accepte cette idée ». Cependant ce dernier, alors codirecteur de Sociétés contemporaines, qui serait « plus ou moins chargé de mettre en application cette opération de la direction de l'IRESCO » refuse et s'en ouvre à Edmond Préteceille, également codirecteur de la revue : « Alors que ça avait été voté et accepté sans réaction, par le comité de rédaction, je refuse en souhaitant que la discussion se poursuive au sein du comité de rédaction. Donc je refuse d'appliquer cette décision [...] Et je propose ma démission parce que je ne peux pas accepter que la revue soit comme ça, plus ou moins “infiltrée”, entre guillemets, sous prétexte qu'on occupe une position institutionnelle, alors que ce n'était pas le cas au départ » [Bernard Pudal, octobre 2020]. Finalement, le comité de rédaction conserve son autonomie, comme le souligne Edmond Préteceille : « La revue était une initiative de l'IRESCO, qui devait s'appuyer sur les labos de l'IRESCO avec des membres extérieurs, mais ce n'était pas une revue de droit de l'IRESCO. La tentative de coup de force n'a pas marché » [Edmond Préteceille, février 2021].

17Dans le même temps, à la fin des années 1990, les injonctions institutionnelles se multiplient pour imposer des modes de fonctionnement aux revues. Lucie Tanguy participe avec deux autres membres de la rédaction à un rendez-vous d'évaluation de la revue par deux collègues étrangers sollicités par le CNRS. Elle relate l'impression qu'il lui en reste : « On nous a dit qu'on ne voyait pas bien quelle place avait cette revue ». La remarque s'accompagne « d'une allusion au manque de notoriété des membres du comité de rédaction », tandis que d'autres avancent que les articles publiés n'étaient « pas achevés », qu'il y avait « peu de ventes, peu d'abonnements ». C'est à ce moment-là que l'on s'est dit « il faut changer d'éditeur, pour répondre à ces critiques » [Lucie Tanguy, novembre 2020]. Éditée par L'Harmattan, la revue était alors en effet peu diffusée. Par ailleurs, suite à ce rendez-vous, un conseil scientifique est créé en 1999. Il est composé de collègues français appartenant à des disciplines variées (histoire, géographie, sociologie, etc.) mais aussi de quelques collègues exerçant dans d'autres pays (Allemagne, Angleterre, Espagne). Cependant, « ce n'était pas évident de le faire fonctionner [...] car il fallait des moyens pour réunir les collègues pendant un jour ou deux, on a pu le faire quand l'IRESCO avait encore les moyens financiers de soutenir la revue, mais après c'est devenu de plus en plus difficile » [Edmond Préteceille, septembre 2020]. Ce signe d'allégeance à l'institution visait à faire « adouber [la revue] par les autorités scientifiques », dans sa phase de légitimation, mais le conseil scientifique n'avait en définitive qu'une « fonction d'affichage » [Bernard Pudal, octobre 2020], et en réalité, il « n'a pas duré » [Lucie Tanguy, novembre 2020]. Bien que les moyens de fonctionnement se réduisent, les injonctions du CNRS incitent à davantage de visibilité nationale et internationale, si bien qu'en 2010, la revue sollicitera et affichera un panel de correspondant·es étranger·es ­ lesquel·les sont toutefois resté·es, il faut en convenir, très peu sollicité·es.

18Pendant la décennie 1990 les politiques institutionnelles en matière de bibliométrie (Gingras, 2014) s'accentuent. Sociétés contemporaines n'est pas épargnée par sa tutelle CNRS désireuse d'imposer deux nouvelles pratiques d'examen des articles. Comme le précise Edmond Préteceille : « Avec la mise en place des politiques de bibliométrie et [de] normalisation du travail de la revue, il y a eu une pression pour qu'on fasse faire notre travail [d'expertise] à l'extérieur [du comité de rédaction] » [Edmond Préteceille, septembre 2020]. Le comité de rédaction, malgré une ou deux voix enclines à l'emploi systématique de referees extérieurs, refuse de s'y soumettre et continue d'assumer l'intégralité de l'évaluation et de la sélection des textes, sauf dans des cas très exceptionnels où leur examen appelle des compétences seulement disponibles à l'extérieur du comité. L'autre exigence du CNRS concerne l'anonymisation des auteur·es. Là encore, le comité, de façon quasi unanime, défend sa procédure : « Considérant que l'anonymat dans nos disciplines est fictif car quand on connaît bien le domaine de recherche et les auteur·es, c'est difficile de ne pas identifier les auteur·es [...] Malgré les injonctions qui ont perduré, on a veillé à garder ce modèle » [Edmond Préteceille, septembre 2020]. Cette connaissance nominative des auteur·es permet d'effectuer une lecture plus informée de leurs ressources, parfois mal mises en valeur ; elle permet surtout d'apporter un accompagnement particulièrement attentif à l'apprentissage du genre par les chercheurs et chercheuses novices, comme on le verra plus loin.

19Cette résistance aux injonctions institutionnelles se maintient jusqu'à aujourd'hui ; elle s'appuie pour partie sur la transposition d'acquis militants. Non pas que Sociétés contemporaines s'auto-définisse comme une revue militante : « Le seul caractère militant qu'on pouvait jouer dans la revue, [c'est d'imposer] notre mode de fonctionnement [ce] qui était quand même assez rare » [Michèle Ferrand, octobre 2020]. Les dispositions de certains anciens du Parti communiste, précise Bernard Pudal, ou d'ancien·nes militant·es depuis les années 1968 (féministes, etc.) s'actualisent au service d'une entreprise scientifique dont les choix de fonctionnement s'avèrent particulièrement exigeants pour l'ensemble de la rédaction. Michèle Ferrand ajoute ainsi que « les membres du comité se sont souvent comportés en militants, prêts à prendre du temps pour se voir, faire face aux urgences. Il me semble qu'il y avait une bonne volonté en tous les cas et ceux qui n'étaient pas d'accord partaient » [Michèle Ferrand, octobre 2020]. Les dispositions au travail collectif, expérimentées lors de ces parcours précédents, favorisent sans doute la mise en œuvre de pratiques de travail fortement coopératives. Cependant, l'héritage comporte aussi une part significative de mise à distance des engagements strictement politiques : « C'est l'époque des années 1990. C'est-à-dire qu'on n'était plus dans les batailles idéologiques des époques antérieures entre gauchistes, maoïstes et compagnie, et communistes » [Bernard Pudal, octobre 2020]. L'engagement scientifique porte essentiellement sur la manière de faire science et, plus précisément, sur la modération du poids des écoles théoriques et la rigueur du rapport aux matériaux empiriques.

Une ligne éditoriale, chemin faisant

20Au commencement de la revue, les dossiers sont proposés par les membres du comité de rédaction :

21

Dans la mesure où la revue n'existait pas et n'avait pas de bonne réputation établie, qu'on voulait des papiers de bonne qualité et attirer un certain nombre de bons auteurs pour afficher d'emblée un niveau d'exigence de qualité, ça n'a pas été si facile. Il a fallu un travail de diplomatie des directeurs, des différents membres du comité de rédaction, auprès des auteurs pressentis pour obtenir un certain nombre de papiers, donc ça a été pas mal de boulot. Mais en même temps, il y avait un manque de publications dans l'esprit d'ouverture qui était celui de la revue, donc il y avait aussi un potentiel de travaux susceptibles de s'exprimer dans la revue qui existaient [Edmond Préteceille, septembre 2020].

22Cet assemblage de bonnes volontés scelle l'intérêt du premier comité de rédaction pour faire de cette création ex nihilo (ni portée par un patron de labo, ni par un courant, ni par des spécialistes d'un domaine de recherche) un lieu où le dénominateur commun puisse être l'enquête empirique.

23L'ensemble des témoins souligne ainsi l'ambition d'ouverture de la revue, à la condition que l'article soit fondé sur une recherche empirique. Edmond Préteceille résume les attendus du comité de rédaction : « L'article typique qu'on cherchait à promouvoir, c'est un article qui présente une recherche où on voit les hypothèses théoriques, des positionnements par rapport au champ avec des procédures de validation, de démonstration, de façon assez précise, quelles que soient les méthodes qualitatives ou quantitatives » [Edmond Préteceille, septembre 2020].

24Par ailleurs, selon Michèle Ferrand, « il n'y avait pas de ligne éditoriale. Ce qu'on voulait c'était une revue la plus ouverte possible » [Michèle Ferrand, octobre 2020]. Quoi qu'il en soit, les membres du comité de rédaction « se devaient d'impulser des articles, des dossiers. On a pris assez vite le parti de faire à chaque fois des numéros thématiques, donc il fallait qu'à tour de rôle, chacun des membres du comité se charge de proposer des choses aux autres » [Michèle Ferrand, octobre 2020]. Ainsi, l'une des « premières missions » de Bernard Pudal lorsqu'il entre au comité de rédaction en 1993, a été de produire un numéro consacré à la science politique [20] [Bernard Pudal, octobre 2020].

25Les premières années, la revue doit donc construire sa position dans l'espace académique en sollicitant plus qu'en recevant des articles. De fil en aiguille, la quête s'élargit, des articles aux dossiers, des dossiers aux porteur·euses : « L'idée était de lancer un appel à contribution dans le milieu, de façon relativement informelle dans la mesure où la revue n'existait pas encore. On allait un peu à la pêche, comme ça, pour trouver en fonction de notre connaissance du milieu et des travaux que les gens faisaient, des collègues susceptibles de contribuer aux différents numéros en préparation » [Edmond Préteceille, septembre 2020].

26Petit à petit, des personnes extérieures au comité de rédaction sont sollicitées pour faire des propositions de dossiers. De même, « cela a changé quand les auteur·es potentiel·les ont compris que la revue passait des articles non sollicités et que la course à la publication s'est intensifiée pour obtenir postes et promotions. De fait, les revues académiques sont devenues les gate keepers de la profession, et pas seulement des canaux de diffusion des résultats scientifiques » [Bernard Pudal, octobre 2020]. Dès lors, les membres du comité de rédaction n'impulsent plus eux-mêmes les dossiers thématiques. La revue n'en est pas destinataire passive pour autant, mais de façon incrémentale, les échanges entre les membres de la revue et les auteur·es se font moins pressants. Au-delà du jeu des réseaux d'interconnaissance des membres du comité, la liste des dossiers publiés dessine aux yeux des auteurs et autrices comme à ceux des coordinateurs d'initiatives collectives une perspective éditoriale particulière.

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Exigence empirique et ouverture comme ligne éditoriale

27La pluralité des positions critiques au sein de la rédaction trouve une correspondance dans le rapport de celle-ci à la théorie. « Je me suis toujours méfiée de ce qu'on appelle la théorie, explique Lucie Tanguy. Parce que je trouve que très souvent, on ne va pas jusqu'au bout de la sociologie empirique pour la faire signifier et on va vite en généralisations » [Lucie Tanguy, novembre 2020]. En effet, la ligne éditoriale de Sociétés contemporaines se caractérise par une attention permanente à la validation empirique des hypothèses, sur des sujets « en prise directe avec les problèmes sociaux » ainsi que par un traitement attentif des matériaux mobilisés.

28Par exemple, à son arrivée dans la revue en 1995, Patrick Simon, « séduit par l'approche phénoménologique de la ville des Maffesoliens », dit s'apercevoir très vite qu'elle « apparaît alors comme l'ennemi principal des sociologues de la revue » [Patrick Simon, novembre 2020]. « L'affaire de la thèse de sociologie de l'astrologue Elizabeth Tessier » [21], en 2001, prouve, à cet égard, que la majorité des sociologues se rassemblent autour de la définition des normes du métier en matière d'exigence empirique (Lahire, 2005 ; Houdeville, 2007 ; Hagège, 2016). Nombre de travaux pouvaient aussi s'avérer insuffisants du côté de la construction de l'objet ou de la charge de la preuve, dont le comité de rédaction se vit d'emblée garant. Si la phénoménologie maffesolienne n'entre pas dans les normes scientifiques de la revue, une autre discipline « n'a jamais été invitée, c'est la philo », comme le dit Michèle Ferrand : « Donc la principale exigence, c'était que l'article s'appuie sur une recherche. Quel que soit le domaine, il fallait une recherche. Par exemple, je me souviens que le débat avait eu lieu pour un article en droit. Je sais plus sur quoi c'était, mais c'était de la philosophie du droit et on a dit que non, ce n'était pas pour la revue. La revue ne publiait que des articles basés sur des recherches concrètes » [Michèle Ferrand, octobre 2020].

29L'importance accordée à la qualité empirique est liée au rapport à la théorie sociologique [Alain Degenne, septembre 2020]. Quand Sociétés contemporaines est créée, les revues de sociologie existantes sont souvent liées à un courant théorique : « On est dans une période où le développement des sciences sociales conduit presque mécaniquement à une sorte de partage de territoires et de fabrication d'initiatives en termes éditoriaux » [Bernard Pudal, octobre 2020]. Les publications de la Revue française de sociologie et d'Actes de la recherche en sciences sociales semblent se faire face plus qu'elles n'échangent. Au même moment, Genèses qui associe histoire et sociologie, et Politix, qui lie science politique et sociologie, sont créées dans ce même esprit de croisement disciplinaire. Sociétés contemporaines « avait un projet moins ciblé du point de vue disciplinaire et scientifique » [Edmond Préteceille, septembre 2020]. Il s'agissait de créer un « lieu qui ne soit pas justement l'expression d'un courant, mais qui soit au contraire un lieu possible de publications et de dialogue entre des gens ayant des accointances avec les différents courants » [Edmond Préteceille, septembre 2020]. Fondamentalement, les membres du comité de rédaction peuvent donc appartenir à des écoles différentes. La recherche de « consensus » [Bernard Pudal, octobre 2020] est un enjeu majeur : il y avait « la conviction qu'on pouvait dire vraiment ce qu'on pensait et que ce n'était pas grave. Qu'on n'arrivait pas forcément à imposer son jugement, mais qu'on avait été au moins entendu » [Michèle Ferrand, octobre 2020]. C'est ainsi que le premier comité de rédaction est composé de « gens qui peuv[ent] se reconnaître dans la ligne de Bourdieu, de Sociologie du travail ou de la Revue française de sociologie » [Edmond Préteceille, septembre 2020] : « Sociétés contemporaines ne défend pas une école, c'[est] une version pluraliste et novatrice dans le champ des sciences sociales » [Patrick Simon, novembre 2020]. C'est pourquoi, il n'est pas question de refuser ou d'accepter un texte en fonction de l'école théorique à laquelle il se rattache : « On pouvait justement être un bourdieusien fervent ou un boudonien fervent et donner un très bon article » [Michèle Ferrand, octobre 2020].

30En revanche, « on ne pouvait pas faire partie du comité de rédaction de la Revue française de sociologie ou de Sociologie du travail et être au comité de rédaction de Sociétés contemporaines. Il fallait choisir. Ça c'était vraiment un point qui nous paraissait essentiel » [Michèle Ferrand, octobre 2020]. Alain Degenne quitte la Revue française de sociologie, et Lucie Tanguy choisit Sociétés contemporaines plutôt que Sociologie du travail parce qu'elle perçoit cette revue, encore en construction, comme plus ouverte et parce que Sociologie du travail, l'enfermait dans une branche de la sociologie. Pour elle, Sociétés contemporaines est une revue « plurielle » par ses thématiques et ses approches théoriques [Lucie Tanguy, novembre 2020].

31L'ouverture revendiquée appellerait sans doute une mise à l'étude plus approfondie. Certains des témoins interrogés ici, spécialistes de questions liées au genre comme Michèle Ferrand, ou bien aux questions raciales, aux relations interethniques ou aux migrations, comme Patrick Simon, ressentent pour leur part des limites à cette ouverture. Selon Michèle Ferrand, les thématiques liées au féminisme, au genre, n'ont « pas du tout été prioritaires » ; elle regrette de n'avoir « pas réussi à imposer ça. Pas beaucoup ». Son sentiment d'être arrivée « à avoir un numéro de temps en temps » tient aussi, dit-elle, au fait que « les articles n'arrivaient pas non plus ». Pour autant continue-t-elle : « Si je citais un dossier là-dessus [...] on pouvait... mais il fallait que j'organise le dossier. On n'était pas très nombreuses » [Michèle Ferrand, octobre 2020]. Patrick Simon partage le même sentiment : « Quand j'ai fait mon premier dossier sur immigration et politiques de l'habitat [22], j'ai ressenti que sur ces thèmes, il y avait des critères plus exigeants que sur d'autres papiers qui passent plus facilement » [Patrick Simon, novembre 2020]. Mais la question ne peut être appréhendée de manière univoque. Si de façon générale, selon lui, les travaux relevant de la critical race theory, de la queer theory ou des cultural studies n'ont pas été publiés dans la revue, c'est ajoute Patrick Simon « qu'on recevait peu de propositions venant de ces courants de recherche », tout en soulignant « je crois qu'il y a un surcroît d'exigence à l'égard des travaux portant sur les questions raciales, et plus généralement sur les questions minoritaires » [Patrick Simon, novembre 2020]. Les perceptions et ressentis de ces deux membres du comité rendent compte du travail d'ajustement interne pour ménager les positions respectives quand aucune ligne ne se dessine explicitement. L'absence de certains travaux, liée à la non-réception ou aux refus du comité, tout comme le travail de conviction réussi pour imposer certaines thématiques tracent en creux une ligne qui se construit de dissensions en consensus, par le débat. En tout état de cause, le travail d'objectivation des thématiques de publication reste à faire pour résoudre l'énigme d'une ligne éditoriale dessinée en creux. Cette analyse consisterait à identifier certes les articles parus, mais aussi à objectiver l'ensemble des articles recalés par le comité. Une enquête de plus vaste ampleur pourrait aussi être menée par le Parlement des revues pour interroger les chercheur·euses en SHS sur leurs choix et stratégies de publication dans telle ou telle revue.

L'interdisciplinarité, chantier incessant

32Du fait de son inscription originelle dans l'IRESCO, la revue est conçue comme interdisciplinaire dès sa création puisqu'elle accueille des membres des différents laboratoires qui composent l'Institut.

Disciplines représentées parmi les membres du comité de rédaction chaque année

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Disciplines représentées parmi les membres du comité de rédaction chaque année

33Au fil des années, le ratio entre la sociologie et les autres disciplines demeure relativement stable. La sociologie domine dès le départ le comité de rédaction, comme le souligne le premier édito, en 1990 : « L'initiative de la création de cette revue est partie des sociologues mais le dénominateur commun, c'est le regard porté sur les sociétés contemporaines » (1990, p. 5). En revanche, avec le temps, la place des politistes et des historiens augmente légèrement : « Un des changements de la composition de la revue, ça a été la science politique et la sociologie politique qui au fil des années s'est renforcée, ce qui était moins le cas au départ » [Edmond Préteceille, septembre 2020]. Avec moins de 400 universitaires affiliés, la science politique reste au sens exact du ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche « une discipline rare ». Il en va autrement des juristes, historiens ou des économistes.

34En France, les juristes adeptes des sciences sociales sont demeurés rares en dehors du CNRS (Soubiran Paillet, 2000). Les historiens, eux, étaient davantage présents à l'époque où Robert Salais (économiste) était directeur de l'IRESCO. Dans le même temps, certaines disciplines ­ la géographie, l'économie, le droit et même l'anthropologie sont réduites à la portion congrue : « La multidisciplinarité s'est réduite. C'est très lié aux injonctions à la publication. Pour les économistes, surtout “mainstream”, publier dans Sociétés contemporaines, ça ne vaut rien. Dans d'autres disciplines, c'est un peu pareil. La tendance est à publier dans les revues qui sont au centre de la discipline, pour des raisons de bibliométrie » [Edmond Préteceille, septembre 2020]. C'est pourquoi, « il y a eu des disciplines qu'on a eu du mal à maintenir comme l'anthropologie. Au départ, ce n'était pas trop difficile parce qu'il y avait des équipes d'anthropologues à l'IRESCO, mais elles en sont parties et donc elles ont moins eu d'incitation à continuer à participer à la revue » [Edmond Préteceille, septembre 2020].

35Malgré son affichage d'interdisciplinarité, Sociétés contemporaines a « quand même beaucoup de mal à sortir de la sociologie. La sociologie était quand même toujours la discipline dominante » [Michèle Ferrand, octobre 2020]. Patrick Simon parle d'une « pluridisciplinarité à fondement sociologique [...] Quand des textes d'autres disciplines [sont] discutés, ils [doivent] néanmoins avoir une facture sociologique » [Patrick Simon, novembre 2020].

36Avec les années, l'affluence des propositions de dossiers instaure un autre mode de régulation du travail éditorial. Aux sollicitations de numéro thématique des débuts impulsées par les membres du comité se substitue une offre externe de suggestions de dossiers ou d'articles hors dossier. Le comité de rédaction arbitre désormais (à partir des années 2000) en fonction de ce qu'il reçoit. Cette transformation majeure du travail de sélection suscite ainsi de façon plus saillante des désaccords voire des frustrations au sein du comité. Au sein de la revue se réfractent logiquement les luttes symboliques inhérentes au champ scientifique selon l'état des rapports de force entre courants théoriques, conséquences des changements de paradigmes scientifiques, de la mise en circulation de nouveaux concepts ou de nouvelles approches. La gestion interne du travail d'évaluation suscite de vifs débats. Malgré les dissensions sur l'intérêt de publier certains articles se dessine le plus souvent un accord négocié que traduit ce commentaire de Sylvie Brelaud-Theis (secrétaire de rédaction durant plus de dix années) :

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Je me souviens que des fois, y'avait des discussions qui duraient très très longtemps, parce que vous n'étiez pas d'accord. Brusquement, ça stoppait et vous aviez pris une décision, vous aviez démoli l'article pendant vingt minutes et à la fin, ben vous le preniez. Ça m'a marquée parce que ça arrivait souvent. Moi je commençais déjà à écrire « refusé » parce que je voyais que ça fusait dans tous les sens les critiques, et brusquement « Oh ben oui, en modifiant ça et ça, c'est un bon article » [Sylvie Brelaud-Theis, septembre 2020].

38Le travail éditorial du comité réuni en assemblée bimestrielle en divers endroits comme Pouchet, Sciences Po, l'EHESS, Maison des Sciences de l'Homme Paris Nord, ou désormais avec la crise du covid en visioconférence maintient toutefois son autonomie en ne déléguant aucune expertise de lecture à l'extérieur, sauf exceptions rarissimes. Cette ligne de conduite constitue une marque de fabrique de son fonctionnement.

Faire marcher la revue

Morphologie de la rédaction

39Le choix du comité de rédaction de prendre en charge l'évaluation et l'accompagnement des textes sans recourir aux referees extérieurs conduit à la mise en œuvre d'un travail collectif essentiel. Depuis sa création, tous les papiers proposés à Sociétés contemporaines sont lus par un minimum de trois lecteur·rices. Depuis une quinzaine d'années l'un·e des trois fait figure de premier·ere lecteur·rice qui présente à l'oral le texte puis synthétise les avis des deux (ou plusieurs) autres à l'écrit. Les avis rendus sur chaque article font systématiquement l'objet d'une discussion et d'une délibération collectives et donnent lieu à une note synthétique unique qui se conclut par une acceptation, un refus, ou une demande de reprise, dont le résultat suit à nouveau l'évaluation collective. Le comité en vient à se réunir tous les deux mois à Paris sur une journée complète pour évaluer, chaque fois collégialement, une vingtaine de propositions d'articles en moyenne. Pour assurer ce travail, la taille des comités de rédaction augmente sur la période, allant presque jusqu'à doubler en 30 ans (moins d'une douzaine durant la décennie 1990, moins d'une vingtaine durant la décennie 2000, entre 20 et 22 durant la décennie 2010).

40S'agissant du recrutement des membres du comité de rédaction, Edmond Préteceille précise que « l'idée était aussi que les personnes se connaissent, se fassent confiance, travaillent ensemble à une douzaine de personnes autour de la table. Ça marche. À beaucoup plus, ça devient difficile » [Edmond Préteceille, septembre 2020].

41Après quelques années, la question du renouvellement du comité s'est bien sûr posée. De ce point de vue, la pratique est restée constante, qui est celle de la cooptation. Le critère cardinal vise, tout d'abord, à identifier les profils de recherche nécessaires au maintien de son autonomie d'évaluation. Avant de choisir un·e collègue, le comité cible donc les spécialités les plus immédiatement utiles au collectif et veille à limiter à trois le nombre de membres d'un même laboratoire. Outre les qualités scientifiques certifiées, le réseau affinitaire joue bien évidemment. Dans cet esprit, et pour précisément protéger le collectif d'antécédents interpersonnels trop lourds, il est possible à chacun·e d'opposer un veto à une proposition de recrue. Ces procédures, ajoutées à la pratique du vote en assemblée, ont forgé la cohésion du comité, sa collégialité sinon son compérage, notamment lorsque la revue a dû face aux départs successifs de ses fondateur·rices.

42En termes de sex-ratio, le comité de rédaction de onze hommes et onze femmes est parfaitement mixte autour de l'année 2017. En 2001, il était encore composé de sept femmes et onze hommes.

Composition des comités par sexe (membres présents une année donnée)

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Composition des comités par sexe (membres présents une année donnée)

43Les nouveaux membres recrutés dans la période 1990-1994 sont en effet principalement des hommes (13 hommes contre 5 femmes). Sur la période 2010-2014, 3 femmes et 3 hommes sont recrutés. Pourtant, selon Bernard Pudal, la parité, ça s'est fait « tout seul ». Il précise qu'il n'a « pas le souvenir qu'il y ait eu une discussion [sur la nécessité] qu'il y ait des femmes » [Bernard Pudal, octobre 2020]. A contrario, Michèle Ferrand affirme que l'enjeu de parité a été présent depuis le début : « Je perdais souvent parce que quand il y avait des candidats je disais : “Non, là il faut des femmes, il faut des femmes”. Mais en fait, ça a été à peu près paritaire tout le temps [...] Moi j'en étais toujours très consciente et personne n'était hostile à ça. Tout le monde était d'accord là-dessus, sur le fait qu'il fallait faire la parité. Mais le problème, le souci c'était quand même la couverture des champs » [Michèle Ferrand, octobre 2020].

44La parité est quasi atteinte au copilotage de la revue puisque dix hommes et huit femmes ont exercé cette fonction depuis 1990. La direction de Sociétés contemporaines a été totalement masculine pendant une quinzaine d'années : quatre hommes l'ont, en binôme, co-animée jusqu'en 2007. Michèle Ferrand est la première à percer le plafond de verre. Depuis lors, la mixité s'est imposée dans ces mandats de trois ans, de trio voire quatuor, et l'on compte huit femmes pour six hommes à avoir endossé cette mission.

Nouvelles recrues du comité de rédaction par sexe

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Nouvelles recrues du comité de rédaction par sexe

45La question des statuts des membres des comités de rédaction est peu évoquée par les témoins sollicités ici, elle ne semble donc pas avoir été un critère : « Je pense que le côté enseignant-chercheur était parfois mis en avant, à cause du fait que c'étaient eux qui étaient en contact avec les jeunes auteurs, pour envoyer des articles. Mais comme assez rapidement, les chercheurs ont eu aussi des thésards avec la généralisation des labos mixtes, CNRS/université, il n'y avait plus tellement de différence » [Michèle Ferrand, octobre 2020].

46De même, dans un espace professionnel où l'économie symbolique du nom et la réputation comptent, les « grands noms », ou considérés comme tels, auraient été écartés :

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Le seul truc où je suis vraiment montée au créneau contre, c'était pour éviter que des grands noms, enfin, des soi-disant grands noms... Moi, ma politique à moi en tous les cas, c'était de faire rentrer des jeunes et pas des gens déjà bien en place... [Michèle Ferrand, octobre 2020].

48La revue s'ouvre ainsi plutôt à des recrues du CNRS, de l'INED, de l'université qu'à des figures installées de la discipline. Cette attention au profil des collègues coopté·es dans le comité se traduit par l'adhésion explicite d'« un des critères [qui] était de coopter des membres qui a priori seraient adéquats avec cette logique collégiale et qui ne seraient pas tentés de devenir des petits chefs » [Edmond Préteceille, septembre 2020].

49La force du collectif de travail de la revue réside également sur le critère plus informel et subjectif extraprofessionnel de la convivialité. L'ambiance amicale et la bonne humeur qui règnent dans le comité est l'un des modes anciens de régulation des dissensions théoriques qui agitent, par moment, ce collectif de travail bénévole : « L'argument principal c'est : “il faut que ça soit quelqu'un avec qui on s'entende”. Donc “il est sympa”, “elle est sympa”, était un argument qui venait. En fait, ça voulait dire un certain nombre de caractéristiques de la personne, une ouverture notamment [...] On ne voulait pas de gens qui soient incapables de s'intéresser à autre chose que ce qu'ils faisaient eux-mêmes. C'est pour ça qu'on pensait que les jeunes étaient mieux, parce qu'ils nous semblaient plus ouverts » [Michèle Ferrand, octobre 2020].

50La socialisation au travail d'évaluation des articles a un coût d'entrée, comme le note Patrick Simon, plus jeune recrue de la revue dans les années 1990 : « En définitive pour les membres du comité, c'est tout de même une grosse charge de travail, surtout au début ; car s'il ne fallait pas tant de temps pour lire un article, « faire le rapport me prenait beaucoup de temps [...] c'était beaucoup de travail, mais je ne le voyais pas comme ça » [Patrick Simon, novembre 2020].

51On ne connaît pas bien le statut des anciens membres. Dans la dernière période, la part des chercheuses et chercheurs de rang B (MCF ou CR) tend à croître significativement. En 2020, le comité de rédaction se répartit entre un gros tiers de rang A et quasiment deux tiers de rang B. On n'y compte toutefois qu'un tiers de collègues rattaché·es à une université hors de la région francilienne. Sociétés contemporaines reste très attachée à la délibération collégiale qui implique une présence physique de tous les membres du comité. La participation au comité de rédaction a donc un prix, couvert aujourd'hui par les subventions du CNRS et du CNL (environ 2 500 € par an). Les collègues non parisien·nes ont parfois payé de leur poche, souvent pris sur leurs crédits de recherche ou puisé à la dotation de leur laboratoire d'affectation pour leurs déplacements à Paris.

Un fonctionnement collégial attentif aux jeunes chercheurs et aux jeunes chercheuses

52Dès les débuts de la revue, la direction de la rédaction est envisagée de façon collégiale et tournante :

53

Au départ, Alain et moi on était deux. Avec Bernard, on était deux. Avec Thierry Blöss, on était deux. Il y avait l'idée de cette collégialité et des règles de rotation. Alain Degenne s'est retiré et on a changé [...] Pendant ces années, il y avait peu de candidats parce qu'on savait que c'était beaucoup de boulot et parce que les bénéfices symboliques n'étaient pas gigantesques. On réalisait un travail de persuasion du collègue pressenti [...] On discutait entre nous de qui avait la fibre collégiale, qui était disposé, avec un critère disciplinaire. Dans la mesure où le comité se réunissait relativement souvent, il y avait peu de problèmes de calendrier [Edmond Préteceille, septembre 2020].

54Pour autant, Edmond Préteceille occupe longtemps cette fonction car « à partir du moment de l'identification de la mise en danger de notre travail dans nos rapports avec la maison d'édition, je m'étais donné comme tâche de régler le problème de l'éditeur », mais « ça a mis 20 ans après le démarrage de la revue et je suis resté vingt ans. J'ai compensé cette permanence institutionnelle en étant un animateur du comité de rédaction et pas un directeur de la revue dirigeant l'orientation et prenant les décisions, etc. » [Edmond Préteceille, septembre 2020]. La direction de rédaction « demande un travail supplémentaire, mais le rôle des directeurs et directrices n'est pas très différent, à ceci près qu'il comporte un engagement à être présent·e à toutes les réunions et l'exigence de lire quasiment tous les articles » [Michèle Ferrand, octobre 2020]. Ainsi, l'une des « forces de cette revue », c'est « d'avoir rassemblé des chercheurs qui n'étaient pas justement des figures majeures et donc, qui n'imposaient pas... Personne n'avait un charisme et de l'influence sur le point de vue des autres » [Lucie Tanguy, novembre 2020]. La plupart des témoins insistent sur le travail collectif inhérent au fonctionnement de la revue.

55Une autre caractéristique importante de Sociétés contemporaines, selon les membres du comité de rédaction interrogé·es, est l'effort fait pour publier les jeunes chercheurs et les jeunes chercheuses : « Il y avait l'idée de les accompagner pour les aider à aboutir dans leur papier. Ça a été une préoccupation explicite très tôt dans le travail de la revue » [Edmond Préteceille, septembre 2020] ; il s'agit d'une revue « très formatrice pour cela. Michèle Ferrand s'était fait une spécialité de ces reprises très dirigées des textes de jeunes chercheurs et chercheuses » [Patrick Simon, novembre 2020].

56Ainsi, Sociétés contemporaines attache une attention particulière aux premières publications de jeunes collègues. Le comité s'accorde à penser que dans ce domaine comme ailleurs, les sélections à l'aveugle prétendument égalitaires ne font en réalité que laisser faire et laisser passer les inégalités et hiérarchies structurelles et professionnelles, en privilégiant les plus expérimenté·es ou les plus soutenu·es. Quoi qu'il en soit, les membres du comité de rédaction de Sociétés contemporaines ont, de fait, souvent contribué, et parfois grandement, à la formation des plus jeunes collègues à l'écriture en sciences sociales.

57Dans le même sens, Bernard Pudal souligne : « Une des satisfactions [...] que j'ai retirée de la revue [...] c'est le sentiment que c'était une bonne revue professionnelle. C'est-à-dire qu'elle rendait des services à la profession d'une manière générale, petit à petit, à des jeunes chercheurs qui en étaient à leur première publication » [Bernard Pudal, octobre 2020] Ce sentiment fait écho à l'intention signalée dès le premier édito : « Sociétés contemporaines se veut un outil professionnel rigoureux, proche de la recherche et au service de la recherche » (mars 1990, 1, p. 5).

Prendre part au comité : un travail invisible

58« Au démarrage de la revue, tout le monde lisait tous les articles. Le comité de rédaction discutait tous les articles. On s'est aperçu, au fur et à mesure que la revue se développait, qu'on avait plus de propositions et que ce n'était pas tenable et donc on a institué ce système de lecteur L1, 2, 3 » [Edmond Préteceille, septembre 2020]. Dans le métier de la recherche, faire partie d'un comité de rédaction constitue une sorte d'école de formation continue originale. Cela permet à la fois d'apprendre à accompagner la production d'autres travaux et de prendre part aux évolutions de la recherche en sciences sociales. De ce fait, c'est un élément de sociabilité et de distinction qui, en raison de l'accroissement du système concurrentiel, devient une ambition pour les nouveaux et les nouvelles entrant·es et une consécration pour celles et ceux qui sont installé·es depuis plusieurs années dans la carrière. Evaluer ses pair·es renvoie autant à une conviction politique, celle de l'autonomie de la discipline, qu'à un idéal professionnel de contrôle de la qualité scientifique. Cela permet enfin de se constituer un capital symbolique parfois propice à la promotion de sa propre carrière. Mais cela suppose aussi l'engagement dans un travail au profit du collectif sans décharge de services, ni gratification pécuniaire de la part des institutions pour un investissement conséquent. Reste que l'activité s'est considérablement professionnalisée.

59Aux débuts de Sociétés contemporaines, quand les échanges par mails n'existent pas, les auteur·es envoient leur article par la poste. Hormis l'impression, tout est fabriqué à l'IRESCO :

60

On était artisan au début [...] affirme Alain Degenne, [Mon investissement] était particulièrement lourd dans les trois premières années [...] : avec la secrétaire [Mauricette Seysset], je passais des soirées à lui dicter des trucs, pour que ça aille plus vite, etc. On était vraiment dans un travail de fabrication je dirais [...] C'est-à-dire que c'est elle qui tapait tout, oui, bien sûr. Elle tapait tout et elle le mettait en forme [...] Quand je dis qu'on donnait des « prêts-à-clicher » à L'Harmattan, ça veut dire qu'on donnait l'image. Le papier qu'on donnait avait exactement la forme que vous avez dans la revue dès le début [...] Les gens donnaient un papier, mais il était retapé complètement [Alain Degenne, septembre 2020].

61Au moment de la création de la revue, en 1990, publier à L'Harmattan est un choix par défaut. Cette maison « fait faire tout le boulot d'édition [et] se contente d'imprimer à un petit nombre d'exemplaires avec des efforts de marketing quasiment nuls. Donc on a dû pendant un certain nombre d'années faire la saisie des articles, la réalisation de la maquette, la mise en forme de la mise en page et la publicité » [Edmond Préteceille, septembre 2020].

62À la fin des années 1990, malgré une année blanche en 1996 en raison des retards accumulés, les signes d'anoblissement de la revue deviennent tangibles. Les papiers et les demandes d'articles affluent sans qu'il soit besoin « d'aller à la pêche ». Ce qui change également, c'est la généralisation des courriels qui transforme l'organisation du travail. Le premier mail de Sociétés contemporaines, en date du 15 octobre 1998, est envoyé par Anne Grimanelli, la deuxième secrétaire de rédaction, qui écrit à certains des membres du comité de rédaction pour transmettre un projet d'article.

Objet « article [X.XX] » :
« Nous tentons une première : je vous envoie, à vous tous dotés d'un E-mail, un article à lire pour la prochaine réunion. Bonne lecture, Anne »

63Le développement des outils numériques et des techniques qui leur sont liées modifient les pratiques de travail au sein du comité, notamment en facilitant l'intensification des échanges. Cette évolution coïncide avec un certain désengagement du CNRS envers les revues : dans les années 2000, l'établissement cesse de soutenir les revues implantées rue Pouchet à l'IRESCO, les obligeant à être affectées, ainsi que les secrétaires de rédaction qui les animent, aux laboratoires de leur direction du moment. Ces mouvements sont contemporains de la dissolution de l'IRESCO. En 2004, le « 59-61 Rue Pouchet » reste un lieu d'hébergement de plusieurs laboratoires et le CNRS crée l'Unité propre de service (aujourd'hui Unité d'appui à la recherche). Parallèlement, le développement d'internet permet une plus grande visibilité des revues. L'Harmattan n'est pas en mesure d'accompagner cette évolution tandis que la légitimité de la revue s'affirme : selon plusieurs témoignages concordants des fondateurs de Sociétés contemporaines, les bons retours des comités de sélection (tant au CNRS qu'à l'université) leur permettent de se rendre compte de la place de plus en plus importante que prend la revue dans le champ éditorial. Ces changements amènent le comité de rédaction à opter pour un éditeur plus efficace techniquement et plus légitime dans le champ académique.

64Alors codirecteur de la revue avec Thierry Blöss, Edmond Préteceille rattaché depuis 2003 à l'Observatoire social du changement (OSC) de l'Institut d'études politiques de Paris profite, après un échec auprès d'Armand Colin ­ l'accord était presque conclu, mais Armand Colin a été racheté ce qui a bloqué la décision ­, d'une refonte des éditions des Presses de Sciences Po, où il codirige déjà une collection avec Nonna Mayer, pour négocier l'entrée de Sociétés contemporaines dans leur catalogue. Le numéro 59-60, paru en 2005, est le dernier numéro publié aux éditions L'Harmattan. Sociétés contemporaines entre alors dans le bouquet de 6 revues de sciences sociales éditées par Sciences Po. Du point de vue scientifique, l'intégration des Presses de Sciences Po « s'inscrit dans une politique affirmée de développement de la sociologie ­ discipline pivot de notre revue ­ dans une institution elle-même pluridisciplinaire » (édito, 59-60, 2005) [23]

65La migration rue Saint-Guillaume consolide la réputation de la revue, comme le souligne Sylvie Brelaud-Theis qui perçoit ce changement comme un gain symbolique immédiat pour Sociétés Contemporaines :

66

Il y avait la Revue française de sociologie qui était au-dessus de tout le monde. Nous, on était dans une revue qui a pris de la valeur quand on est passé à Sciences Po. Moi j'ai senti ça comme ça. Pas moi, mais autour, c'était un peu... L'Harmattan, ce n'était pas du bricolage mais... c'était moins bien vu que d'être dans une [institution comme] Sciences Po [Sylvie Brelaud-Theis, septembre 2020].

67Outre la valorisation du titre, l'intégration aux Presses de Sciences Po modifie également l'organisation et le contenu du travail du secrétariat de rédaction. On se souvient qu'à l'IRESCO, les deux premières secrétaires effectuaient tout le travail éditorial, de la réception à la conception.

Le secrétariat de rédaction, un travail central mais peu reconnu par l'institution

68La première secrétaire de rédaction est Mauricette Seysset. C'est Alain Degenne qui l'entraîne dans le projet alors qu'elle était l'une des secrétaires de la direction de l'IRESCO. Elle joue un « rôle moteur dans le démarrage de la revue, dans la mesure où il y a beaucoup de travail » [Edmond Préteceille, septembre 2020]. Alain Degenne appuie le rôle décisif qu'elle a joué dans les conditions de possibilité même de la revue : « L'entreprise de lancement de la revue était difficile et exigeante. Mauricette Seysset s'y est totalement investie et n'a compté ni son temps ni ses efforts. Elle a joué totalement le rôle de secrétaire de rédaction, quand bien même ce n'était pas son métier initial. Sa participation a été décisive dans cette phase marquée par l'incertitude sur la pérennité de l'entreprise » [Alain Degenne, mars 2021].

69Elle est remplacée, suite à des problèmes de santé, par Anne Grimanelli, ingénieure dans une équipe de l'IRESCO, qui cumule alors plusieurs fonctions. Mais la continuité du poste n'est obtenue ­ déjà à l'époque ­ que par un travail de conviction mené auprès de la direction du CNRS, réticente à le maintenir, en dépit du rôle indispensable qu'elle a joué, permettant in fine la perpétuité d'une revue encore fragile.

70Anne Grimanelli, « pilier de la revue dans une période difficile d'incertitudes institutionnelles et de fragilité de la revue » nous dit Edmond Préteceille, a préparé sa succession. Envisageant son départ à la retraite, c'est elle qui « a trouvé, formé sa remplaçante et facilité le travail de la direction de la revue pour la négociation toujours difficile avec le CNRS » ajoute Edmond Prétéceille. La cooptation à l'œuvre dans le cadre du secrétariat de rédaction a ainsi permis, en 2005, l'arrivée de Sylvie Brelaud-Theis qui sera à son tour un pilier de la revue pendant plus de dix ans. Depuis sa place de secrétaire de rédaction, elle assure au quotidien le lien entre les différentes instances qui participent à l'existence même de la revue (CNRS, éditeur, auteurs et autrices, membres du comité de rédaction et direction de la revue). Comme elle le dit elle-même : « Dans ce travail il y a des parties différentes. Tu as une espèce de gestion des articles, tu as la préparation des comités. Tu as les relectures et tu as aussi la communication avec les auteurs ou les Presses. » Ce travail central qui nécessite des compétences et des ressources variées, aussi sociales que techniques, n'a toutefois jamais été reconnu à sa juste valeur par son employeur, le CNRS. En effet, alors même qu'elle est titulaire d'un BTS secrétariat trilingue, d'un DEUG d'AES et d'une licence de sciences sociales, elle a terminé sa carrière comme technicienne : « Le jour où j'ai eu ma licence, je l'ai envoyée au CNRS. C'était à Meudon et la gestionnaire du service du personnel m'a dit : “C'est très bien, je l'ai reçue, je la range dans votre dossier.” Ça voulait tout dire » [Sylvie Brelaud-Theis, septembre 2020]. Le comité de rédaction mesure à quel point sans le travail surqualifié de Sylvie Brelaud-Theis, la revue ne serait pas aujourd'hui ce qu'elle est. Pourtant ce poste de secrétaire de rédaction a été largement soumis à la fois aux transformations internes de la revue et aux injonctions des politiques de la recherche.

71Lorsque la revue est éditée par L'Harmattan, elle doit solliciter une tierce personne dans un autre laboratoire qui met en forme le numéro et vérifie si tout est conforme avant de le remettre à l'éditeur. Ce « circuit » qui la conduit du 17e arrondissement à Vaucresson où se fait la mise en page se conclut par la livraison de la version définitive chez L'Harmattan. Mais, à peine formée à cette procédure, elle apprend que la revue passe aux Presses de Sciences Po : « Ça faisait quoi... trois mois que j'étais là, on m'avait bien appris et tout [...] au bout de trois mois, on change tout » [Sylvie Brelaud-Theis, septembre 2020]. Son travail s'en trouve modifié puisque les Presses de Sciences Po se chargent désormais de la mise en page, dans un contexte où l'environnement de travail des personnels dits « support de la recherche » sont affectés par la dissolution de l'IRESCO.

72Faisant le bilan de ses années de travail, elle se souvient de l'intérêt qu'elle trouvait dans la participation aux comités de rédaction : « Moi j'adorais les comités, parce que même si je n'avais pas lu l'article, à la fin, j'en savais assez, je voyais vraiment de quoi il en retournait. Parce que chacun, vous le décriviez et tout. Des fois je disais “ça, ça m'intéresse” ou d'autres pas du tout, mais j'avais une idée de ce que ça pouvait être » [Sylvie Brelaud-Theis, octobre 2020]. Elle appréciait également son travail et ses échanges avec les correcteurs et les maquettistes des Presses de Sciences Po : « J'aimais bien aller les voir, emporter le dernier numéro quand il sortait, discuter avec eux. » Tout en reconnaissant qu'elle avait « une certaine liberté et autonomie » dans son travail, elle insiste aussi sur la dimension solitaire de celui-ci. Et puis, il y a « quand même le sale boulot à faire », « contraindre les gens à rendre leur article en temps et en heure et puis aussi, les notes » des membres du comité de rédaction à l'intention des autrices et auteurs [Sylvie Brelaud-Theis, septembre 2020].

73Lorsqu'elle part à la retraite, son poste n'est pas renouvelé pendant plus d'une année. Au cours de cette période, deux contractuelles très qualifiées se sont succédées sur un temps très court (respectivement un et deux mois), mais ont préféré quitter la revue pour des postes plus reconnus et mieux rémunérés. C'est ainsi que le quatuor de direction d'alors (Vérène Chevalier, Sabine Montagne, Laurence Proteau et Patrick Simon) a non seulement dû prendre en charge le travail ordinaire du secrétariat de rédaction, mais aussi passer du temps à former ces deux personnes qui ne sont pas restées. Après une longue bataille menée par cette direction de la revue auprès du CNRS, Sociétés contemporaines n'obtiendra finalement qu'un demi-poste de secrétaire de rédaction. Depuis 2018, Sophie Gudin est le nouveau pilier du secrétariat de rédaction. Son arrivée est concomitante avec la création d'un pôle éditorial installé à la Maison des sciences de l'homme Paris Nord. Elle partage aujourd'hui son temps de travail entre notre revue et Les Cahiers du genre.

74Produit dérivé de la volonté du CNRS de construire un projet fédérateur pour l'IRESCO, Sociétés contemporaines a construit son identité propre en se détachant peu à peu de cet Institut. La revue a assez vite conquis son autonomie, en instaurant ses routines de fonctionnement et ses préférences collectives. Parmi elles, l'aspiration à faire dialoguer les disciplines (autour d'une certaine facture sociologique...) est intacte, dans une culture collégiale qui reste malgré tout très fortement celle de la sociologie et de l'exigence d'une démonstration empirique. Naviguant entre les injonctions de plus en plus nombreuses qui pèsent sur le travail universitaire, les membres de Sociétés contemporaines parviennent à maintenir, c'est notre conviction, des marges de manœuvre, une autonomie et un fonctionnement qui font du comité de rédaction un collectif de travail heureux ­ et qui se félicite aujourd'hui sans gêne aucune de sa collégialité et de sa liberté. La joie de nous retrouver à intervalles réguliers est la politesse du désespoir que nous opposons aux attaques qui pleuvent sur l'enseignement supérieur et la recherche et spécialement sur les SHS. Les réparties rieuses et affutées façonnent en effet notre ambiance de travail. Ce trait, caractéristique devenue rare, mérite d'être signalé, tant le dogme borné de la concurrence pourrait l'avoir sapé. À la fausse concurrence pure et parfaite administrée par des procédures lourdes et coûteuses, nous préférons, pour mode de recrutement, la cooptation collégiale fondée sur des éléments objectifs d'un engagement scientifique. Elle permet de sauvegarder cette sociabilité professionnelle qui est gage, pour nous, d'épanouissement professionnel et, nous l'espérons, de réussite scientifique.

75Le trentième anniversaire de la revue intervient à la fin d'une année de luttes pour préserver le système de retraite par répartition et pour la défense de l'enseignement supérieur et de la recherche, et des libertés académiques. Une nouvelle rubrique, « En lutte », illustre cet engagement, qui puise à un pot commun de textes déposés par le « Collectif des revues en lutte ». Un·e nouvel·le auteur·e, rebelle et épicène, Camille Noûs (du laboratoire Cogitamus) est généreusement accueilli·e dans nos colonnes. Notre participation, continue et forte, à la construction d'un « Parlement des revues », dont la première session s'est tenue en novembre 2020, témoigne de notre attachement à une science qui procède de la délibération collective et d'une administration diligente de la preuve, contrepartie nécessaire à l'ambition théorique des textes publiés. Avec Camille Noûs, avec Université Ouverte, avec le Parlement des revues, nous sommes heureuses et heureux de souffler nos trente bougies, parmi 158 autres revues, la plupart de sciences sociales, qui espèrent poursuivre leur travail en toute sérénité et toute indépendance.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Chapoulie J.-M., 1991 « La seconde fondation de la sociologie française, les États-Unis et les classes ouvrière », Revue française de sociologie, 32, p. 321-364.
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Date de mise en ligne : 02/06/2021.

https://doi.org/10.3917/soco.120.0005

Notes

  • [1]
    Motion du comité de rédaction de la revue Sociétés contemporaines, 9 janvier 2020.
  • [2]
    Alain Degenne (entretien réalisé par Vérène Chevalier et Delphine Naudier, 11 septembre 2020 et commentaires sur l'entretien, décembre 2020) ; Michèle Ferrand (entretien réalisé par Éric Darras et Laurence Proteau, 16 octobre 2020) ; Edmond Préteceille (entretien réalisé par réalisé par Fanny Gallot et Delphine Naudier, 4 septembre 2020 et entretien complémentaire réalisé par Delphine Naudier, 5 février 2021) ; Bernard Pudal (entretien réalisé par Éric Darras et Delphine Naudier, 12 octobre 2020) ; Patrick Simon (entretien réalisé par Fanny Gallot, 4 novembre 2020) ; Lucie Tanguy (entretien réalisé par Vérène Chevalier, 10 novembre 2020).
  • [3]
    Sylvie Brelaud-Theis (entretien réalisé par Laurence Proteau et Maud Simonet, 15 septembre 2020). Tous les entretiens ont été retranscrits par Bessie Leconte.
  • [4]
    Ce plan a été entériné en Conseil des ministres le 23 mai 1990.
  • [5]
    Rapport de mission présenté par Claude Faugeron, Paris, 6 mars 1986.
  • [6]
    Journées portes ouvertes, 2 décembre 1988.
  • [7]
    IRESCO, programme scientifique, 24 octobre 1988.
  • [8]
    IRESCO, programme scientifique, 24 octobre 1988.
  • [9]
    Claude Faugeron a participé au programme scientifique qui fonde l'IRESCO. Elle le codirige entre 1987 et 1989.
  • [10]
    L'institut de recherche sur les sociétés contemporaines, Journées portes ouvertes, décembre 1988.
  • [11]
    Programme scientifique de l'IRESCO, 24 octobre 1988.
  • [12]
    Éléments de réflexion pour un projet scientifique de l'IRESCO proposés au Conseil par la direction, 10 novembre 1988.
  • [13]
    Compte rendu de l'AG de l'Unité des sciences sociales de Pouchet, 29 mai 1989.
  • [14]
    Compte rendu de l'AG de l'Unité des Sciences Sociales de Pouchet, 29 mai 1989.
  • [15]
    Compte rendu de l'AG de l'Unité des Sciences Sociales de Pouchet, 29 mai 1989.
  • [16]
    Procès-verbal du Conseil d'Institut, séance du 7 juillet 1989.
  • [17]
    Compte rendu de l'AG de l'US2P, 29 janvier 1990.
  • [18]
    Laboratoire d'analyse et de méthodes appliquées à la sociologie, alors dirigé par Alain Degenne.
  • [19]
    « Europe de l'Est. Des sociétés en mutation », 2 ; « Ingénieurs d'Europe et du Proche Orient », 6.
  • [20]
    Numéro introduit par Bernard Pudal, « Science politique : des objets canoniques revisités », 20, 1994, p. 5-10.
  • [21]
    Élizabeth Teissier, astrologue médiatique, soutient une thèse inscrite en sociologie sous la direction de Michel Maffesoli en 2001. Le scandale que cette soutenance provoqua aboutira à la création de l'Association Française de Sociologie en 2002.
  • [22]
    Dossier « Immigration et politiques de l'habitat », no 33-34, 1999.
  • [23]
    Édito signé de Thiurry Blöss et Edmond Préteceille, 59-60, 2005.
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