Couverture de SOCO_117

Article de revue

Des rapports de pouvoir à l'œuvre

La consécration littéraire des écrivains algériens de langue française, en France

Pages 127 à 152

Notes

  • [1]
    Je remercie les relecteurs et relectrices anonymes de la revue Sociétés contemporaines pour l'ensemble de leurs conseils et recommandations.
  • [2]
    Témoigne de la force de cette croyance ce propos de Sofiane Hadjadj, fondateur de la maison d'édition algérienne Barzakh, à l'occasion de la parution de l'ouvrage biographique Le c ur entre les dents de Bénamar Médiene : « Il y eut ensuite d'autres livres, le journalisme, des pièces de théâtre en arabe dialectal... avant que Nedjma n'entre au répertoire de la Comédie-Française, en 2003 » (2006).
  • [3]
    Amazigh Kateb, « Un ‟souk system” frotté au piment rouge », entretien réalisé par Samia Kassab, Hommes et migrations, 1244, p. 100.
  • [4]
    Antoine Perraud, « Ricochet algérien », La Croix, 15 mai 2014.
  • [5]
    André Rollin, « Les fracas du soleil », Le Canard enchaîné, 11 juin 2014.
  • [6]
    Macha Séry, « Kamel Daoud double Camus », Le Monde des livres, 25 juin 2014.
  • [7]
    Valérie Trierweiler, « Meursault, contre-enquête. Si proche étranger », Paris Match, 21 juillet 2014.
  • [8]
    Grégoire Leménager, « Kamel Daoud réécrit L'Étranger et remporte le prix des cinq continents », Bibliobs, 29 septembre 2014.
  • [9]
    Grégoire Leménager, « Goncourt, Renaudot : le casse-tête Foenkinos », Bibliobs, le 5 novembre 2014.
  • [10]
    Claire Devarrieux, « L'auteur Kamel Daoud visé par une fatwa », Libération, 17 décembre 2017 ; Mohammed Aïssaoui, « Kamel Daoud fait l'objet d'une fatwa », Le Figaro, 17 décembre 2014 ; François Menia, « Algérie : des artistes en quête de sécurité après la fatwa contre Kamel Daoud », Le Figaro, 22 décembre 2014.
  • [11]
    La pétition est consultable en ligne : http://www.huffingtonpost.fr/mohamed- sifaoui/politiques-journalistes-et-intellectuels-se-mobilisent-en-faveur-de-kamel-daoud-condamne-a-mort-par-un-islamiste-algerien_b_6346060.html (consulté le 26 avril 2019).
  • [12]
    Gilles Herzog, « L'écrivain Kamel Daoud visé par une fatwa », La Règle du jeu, 18 décembre 2014.
  • [13]
    En 2015, les membres de l'Académie Goncourt étaient Pierre Assouline, Philippe Claudel, Paule Constant, Régis Debray, Tahar Ben Jelloun, Didier Decoin, Bernard Pivot, Françoise Chandernagor, Patrick Rambaud.
  • [14]
    L'ensemble du discours prononcé par Régis Debray lors de la cérémonie du Goncourt du premier roman à Kamel Daoud est accessible ici : https://www.actes-sud.fr/kamel-daoud
  • [15]
    Cécile Boutelet, « Agressions du Nouvel an : à Cologne, ‟ce ne sera plus jamais comme avant” », Le Monde, 13 janvier 2016. Cécile Boutelet, « Les agresseurs étaient arrivés au cours de l'année 2015 », Le Monde, 17 février 2016.
  • [16]
    Kamel Daoud, « Cologne, lieu de fantasmes », Le Monde, 29 janvier 2016.
  • [17]
    Communiqué de presse de la Fondation Lagardère.
  • [18]
    Précisons que le titre originel de la chronique de Kamel Daoud dont est inspiré le récit Meursaut contre-enquête était « Le contre-Meursault ou l'Arabe tué deux fois ».

1Le présent article [1] poursuit une réflexion développée dans le cadre d'une thèse de sociologie puis à travers l'ouvrage qui en a été extrait (Harchi, 2016) et propose une compréhension sociologique des rapports de pouvoir occultés qui sous-tendent la consécration des écrivains algériens de langue française dont la carrière littéraire s'est construite entièrement ou en partie en France. Consécration entendue, ici, comme « l'effet d'un processus institutionnel autorisé, centré sur la réception d'un auteur et de son œuvre et consistant en une qualification différentielle » (Dozo et Provenzano, 2010). Pour cela, notre étude se déploiera à partir des cas empiriques de Kateb Yacine et de Kamel Daoud. Et cela pour trois raisons. D'une part, les trajectoires de ces deux auteurs informent des modalités d'accès et d'intégration distinctes au champ littéraire français. Kateb Yacine a publié son premier roman, Nedjma, en 1956, en France, aux éditions du Seuil, en pleine guerre d'indépendance. Kamel Daoud, lui, a publié son premier récit littéraire, La Fable du nain, en Algérie, en 2003, aux éditions Dar el Gharb, dans une période de profonde structuration éditoriale de l'espace littéraire algérien. D'autre part, chacun a objectivement bénéficié, à un instant t de sa trajectoire, d'un classement social produisant et singularisant la valeur sociale de son œuvre. Kateb Yacine est entré, en 2003 et à titre posthume, au répertoire de la Comédie-Française et Kamel Daoud, pour sa part, a reçu le prix Goncourt du premier roman en 2015. Enfin, ce rapprochement est d'autant plus pertinent à opérer que les processus sociaux qui ont conduit à ces consécrations mettent en regard deux cadres de montée en singularité, l'un théâtral et l'autre éditorial.

2L'hypothèse retenue postule l'existence d'une surdétermination politique de la constitution de la croyance en la valeur littéraire des écrivains algériens de langue française. Par « politique », nous désignons les effets durables de domination produits par la lutte pour le monopole de la légitimité littéraire, soit le travail de délimitation de « la population de ceux qui sont en droit de participer à la lutte pour la définition de l'écrivain » (Bourdieu, 1991, p. 17). La nationalisation de la normativité littéraire, au fondement de cette définition, voilée par des considérations qui ne seraient prétendument qu'esthétiques, a été rendue possible par la centralisation historique, à Paris, du capital économique et symbolique (Ferguson, 1987 ; Thiesse, 1999, 2019 ; Casanova, 1999), et se manifeste par un phénomène d'instrumentalisation, ou encore de récupération hégémonique, des discours littéraires qui, déshistoricisés, décontextualisés, niés dans ce qu'ils doivent à leur champ originel de production, servent prioritairement les intérêts spécifiques du champ d'accueil.

3Dans l'article « Notes pour une topologie institutionnelle du système littéraire francophone  » (2001), Pierre Halen récuse la notion de champ littéraire francophone : les critères d'usage de la notion de champ que sont l'unité institutionnelle et l'autonomie ne se vérifieraient pas dans le cas des littératures postcoloniales de langue française. Dès lors, le chercheur recourt aux notions de « centre » et de « périphérie ». Or, comme le remarque Sarah Burnautzki et Kaiju Harinen, cette approche est sous-tendue par « le présupposé national de la théorie du champ qui était effectivement la grille analytique de Bourdieu » (2014, p. 121). Présupposé que les travaux de Pascale Casanova (1999) et de Gisèle Sapiro (2009) permettent de dépasser par l'introduction d'une perspective globale, tout en demeurant attentifs aux rapports transnationaux de domination littéraire. Aussi userons-nous, ici, du concept de champ littéraire, outil d'éclairage des principes organisationnels de l'univers littéraire. En effet, la dialectique de la distinction, loi spécifique du changement, présente l'intérêt de rendre intelligibles « les luttes de concurrence qui tendent à conserver ou à transformer ce champ de forces » (Bourdieu, 1991, p. 5). Parce que le concept de champ littéraire s'inscrit dans une théorie générale de la domination qui tient prioritairement compte des rapports sociaux de classe, nous articulerons ce dernier à la critique postcoloniale, telle qu'elle fut notamment mise en œuvre par Edward Said dans son ouvrage Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident (1980 [1978]) puis dans Culture et impérialisme (2000). Cette pensée qui saisit les mécanismes de la domination culturelle à partir d'une approche critique des savoirs littéraires sur « l'Orient » met au jour la fonction matérielle et symbolique de ces derniers : revaloriser « en contre-point » le capital culturel « occidental ». En croisant les apports d'un concept sensible à l'économie des luttes littéraires nationales et ceux d'une approche apte à saisir les mécanismes de production d'une altérité, le processus de hiérarchisation sociale des auteurs extra-européens selon une ligne de partage nationalisée sera éclairé.

4L'argumentation s'organisera en trois parties. Tout d'abord, les conditions dans lesquelles le groupe des écrivains algériens de langue française a accédé à la reconnaissance littéraire en France, au tournant des années 2000, seront décrites. Ensuite, nous exposerons les expériences littéraires de Kateb Yacine et de Kamel Daoud, et de là les rapports de pouvoir à l'œuvre. Enfin, nous envisagerons les modalités politiques des consécrations littéraires observées comme indices de l'ethnocentrisme des pratiques d'interprétation et de valorisation des récits postcoloniaux, en France.

Protocole de l'enquête

La présente étude se propose d'approfondir la compréhension sociologique des modalités sociales de consécration des écrivains algériens de langue française, en France, à partir des cas de Kateb Yacine et de Kamel Daoud. Pour cela, nous nous appuierons sur un corpus de données initial, constitué dans le cadre d'une recherche antérieure, qui incluait notamment les œuvres de ces deux auteurs, les discours éditoriaux, auctoriaux, les articles de presse ainsi qu'une documentation de nature variée. À cela, nous articulons désormais de nouvelles données issues de dix-huit entretiens semi-directifs conduits à Paris, entre janvier 2017 et avril 2017, auprès d'éditeurs, de journalistes et de libraires. Le principal critère à partir duquel les enquêtés ont été retenus est celui de leur participation, en tant qu'intermédiaires du travail artistique (Lizé, Naudier et Roueff, 2011), au processus de fabrication de la croyance en la valeur de l'œuvre et de son auteur (Naudier, 2004). Ainsi, après avoir repéré les individus qui ont déployé des pratiques formelles ou informelles de valorisation, nous avons pris contact avec eux. Il est à noter que suite à l'acceptation du principe de l'entretien et avant de convenir d'un rendez-vous, la grande majorité des enquêtés a souhaité que l'anonymat lui soit expressément garanti. Implicitement posé comme une condition sine qua non à la poursuite de la relation d'enquête, nous avons, par conséquent, accepté ce principe. Cette demande d'anonymat s'apparente à une demande de protection d'intérêts professionnels, soit la promesse que les propos développés, tant sur un auteur décédé en sa qualité de « classique indépassable » que sur un auteur vivant « en vue », ne pénaliseront pas « en retour » ceux qui les ont auront tenus.
Comme le soulignent Aude Béliard et Jean-Sébastien Eideliman, « cette intrication des enjeux [...] concerne tous les chercheurs qui travaillent en milieu d'interconnaissance » (2008, p. 124). En effet, conduire une enquête sociologique au sein du champ littéraire, champ hautement marqué par des tensions, des concurrences et des luttes autour du nom et de la renommée (Bourdieu, 1991), implique de prendre en considération le fait que les agents entretiennent à la fois des relations symboliques par effet de structure et des interactions réelles et régulières dans le cadre de salons, de festivals, de remise de prix, etc. Dès lors, le respect de l'anonymat ­ offrant à chacun la garantie qu'il n'apparaîtra pas, en son nom propre, comme « médisant  » ou « critiquant » une personne ou une institution ­ a permis à l'enquête de se réaliser et de favoriser l'établissement d'une relation de confiance. Ces entretiens ont duré entre quarante minutes et une heure.

Les conditions de consécration des écrivains algériens au tournant des années 2000

5La littérature algérienne a pour caractéristiques principales d'outrepasser les frontières nationales de l'Algérie, de s'appuyer sur un puissant phénomène diasporique, et de connaître un partage historique entre une production arabophone dirigée vers Le Caire et Beyrouth et une production francophone, vers Paris (Jurt, 2007 ; Harchi, 2016 ; Leperlier, 2018). Sa consécration est alors régie par deux conditions. D'une part, une condition d'ordre linguistique, historiquement produite (Kateb, 2004) et qui impose aux écrivains algériens l'usage du français comme langue « naturellement » littéraire et supérieure. Ainsi, entre 1988 et 2003, deux tiers des écrivains algériens en activité l'étaient en langue française et un tiers, donc, en langue arabe (Leperlier, 2014 ; Jacquemond, 2008). Ce qui signale l'intériorisation par ces derniers d'un impératif stratégique de langue : se positionner comme francophone afin d'optimiser les chances d'être lus, connus et reconnus, à et « par » Paris. D'autre part, existe une condition d'ordre spatial que matérialise le nécessaire déplacement de l'Algérie vers Paris, afin que se constitue une croyance en la valeur littéraire des œuvres desdits auteurs. Selon Pascale Casanova, c'est là un effet de la domination historique que la France, nation littéraire par excellence dotée du pouvoir de juger ce qui est littéraire ou non, exerce sur l'ensemble de l'univers [...] qui est sous sa juridiction  » (1999, p. 134). Du fait, donc, de cette nécessité de se rendre à Paris et de s'y faire publier, les maisons d'édition françaises ont vu affluer vers elles nombre de manuscrits (Serry, 2004 ; Harchi, 2014). Bien que l'Algérie ait accédé à l'indépendance en 1962, la levée de la domination politique n'a pas coïncidé avec l'émancipation intellectuelle et littéraire qui pesait de longue date sur le pays. Née de la nationalisation de Hachette Algérie par l'ordonnance du 27 janvier 1966, la Société nationale d'édition et de diffusion (SNED), entreprise publique chargée d'éditer et de diffuser des ouvrages en Algérie, a, entre 1962 et 1970, publié 34 livres de langue arabe et 7 de langue française (Arnaud, 1986). À la difficile production d'ouvrages à l'échelle locale s'est articulée l'impossibilité, malgré la libéralisation de l'édition algérienne en 1985, de les exporter en France (Majdalani et Mermier, 2016 ; Leperlier 2014). La SNED n'ayant pas cherché à se constituer en tant que centre d'édition autonome, la publication d'ouvrages est demeurée la chasse gardée de l'élite. L'amorce d'un espace littéraire transterritorial, défiant les frontières nationales du champ littéraire (Sapiro, 2013), s'est progressivement confirmée par la formation durable de deux pôles distincts. L'un, algérien, régi par un ensemble de codes et de règles extra-littéraires, a favorisé la production de textes à caractère nationaliste, ou du moins nationalisant, en étroite relation avec la formation d'un pouvoir d'État monopolistique et tiers-mondiste (Scagnetti, 2012). Et l'autre, français, organisé selon des principes littéraires, tourné dès lors vers l'idéal d'une littérature « pure » (Bourdieu, 1991 ; 1992), apte à prendre en charge les aspirations esthétiques des auteurs algériens. Au tournant des années 2000, une reconfiguration éditoriale se produit, impulsée dès les années 1990 par la revue Algérie Littérature/Action qui œuvre à bâtir, bien que précairement, un « capital transnational entre la France et l'Algérie » (Leperlier, 2015, p. 2), et que poursuit la maison d'édition Barzakh en visant un lectorat algérien en quête d'œuvres moins marquées par l'aspect politique et donc plus ancrées au pôle littéraire.

Kateb Yacine : une reconnaissance littéraire plus affichée que réalisée

Être un poète colonisé

6Kateb Yacine naît en 1929, à Constantine, au sein d'une famille kabyle. Dans les premières années de sa vie, Kateb Yacine est inscrit à l'école coranique par son père qui l'en retire à l'adolescence afin de le faire accéder à l'instruction publique française. Le 8 mai 1945, tandis qu'est célébrée en Algérie, comme en France, la victoire contre le fascisme, des groupes indépendantistes algériens se réunissent dans la rue et réclament la fin du régime colonial (Peyroulou, 2009). Kateb Yacine, alors élève de troisième, rejoint ces groupes. Un premier militaire français tire sur la foule de manifestants : ont alors lieu les massacres que l'on dira, plus tard, de Sétif, Guelma et Kherrata (Rey-Goldzeiguer, 2002). Kateb Yacine, avec de nombreux autres, est incarcéré. Cette expérience de l'emprisonnement contribuera fortement à former la vocation littéraire du jeune garçon.

7Au début des années 1950 s'engage en France, autour de la question algérienne, « une guerre des intellectuels » (Sirinelli et Rioux, 1988, p. 14). Journaux et revues deviennent l'espace privilégié de construction d'une critique anti-impérialiste (Augais, Hilsum et Michel 2011 ; Harchi, 2016). La direction éditoriale du Seuil, fonde alors la collection « Méditerranée » et c'est dans ce contexte spécifique que Kateb Yacine publie, en 1956, son premier roman : Nedjma.

Un contexte de consécration spécifique

8Comme le soulignent Jean-François Bayart et Romain Bertrand, la question coloniale demeure une question politique forte au sein des sociétés anciennement coloniales (2005). Ainsi, en 1997, en France, avait lieu le procès de Maurice Papon poursuivi pour son rôle dans la déportation de Juifs sous l'Occupation. À cette occasion, l'historien Jean-Luc Einaudi évoque la période durant laquelle Maurice Papon a ordonné le meurtre d'Algériens lors de la manifestation pro-indépendantiste du 17 octobre 1961. Quelques années plus tard, en 2000, le président Abdelaziz Bouteflika intervient à l'Assemblée nationale et demande à l'État français de se repentir. Ce dernier oppose à cette demande une fin de non-recevoir. Un peu plus tard encore, durant le printemps 2002, Jean-Marie Le Pen est présent au second tour de l'élection présidentielle. En avril, « un appel est lancé par 103 organisations professionnelles et syndicales représentant le monde des arts et de la culture à la suite d'une initiative de Catherine Tasca  » (Poirrier, 2004, p. 184). Une fois élu président de la République, Jacques Chirac s'engage dans la défense de « la diversité culturelle ». Et c'est dans le sillon de cet engagement que Jacques Chirac pose les fondements d'une déclaration commune d'amitié avec l'Algérie, dite Déclaration d'Alger, qui vise à dépasser la demande de repentance jadis formulée par Abdelaziz Bouteflika. Est alors mise en place, durant toute l'année 2003, « Djazair, une année de l'Algérie en France ». Sous l'égide de Jean-Jacques Aillagon, ministre de la Culture et de la Communication et successeur de Catherine Tasca, près de 2 000 événements culturels célébrant la création artistique algérienne sont organisés.

Un processus de valorisation académique paradoxal

9Le projet de faire entrer l'œuvre dramaturgique de Kateb Yacine au répertoire de la Comédie-Française est ancien. Benamar Médiene, biographe de Kateb Yacine, prête cette volonté au dramaturge Jean-Marie Serreau (2006). À l'occasion de l'Année de l'Algérie en France, ce projet se réalise à titre posthume. Les 6 et 7 janvier 2003, est donnée, salle Richelieu, une représentation intitulée Présences de Kateb Yacine, conçue par le dramaturge algérien Mohamed Kacimi et mise en scène par Marcel Bozonnet et Jean-Pierre Jourdain. Puis, les 10 et 12 juin 2003, salle Richelieu, Présences de Kateb Yacine fait l'objet d'une seconde représentation. Les 28 et 29 juin 2003, au théâtre du Vieux-Colombier, le premier roman Nedjma est adapté par Mohamed Kacimi et mis en scène par Ziani-Chérif Ayad. Et Benamar Médiene de s'en émouvoir : « Vitez, décédé en 1990, un an après Yacine, n'a pas pu réaliser son v u. En 2003, Marcel Bozonnet, administrateur de la Comédie-Française a inscrit l'œuvre de Kateb au répertoire de la vénérable maison » (Médiene, 2006, p. 191).

10Pourtant, le processus de valorisation académique de Kateb Yacine ne va pas sans poser quelques questions. En comparant la procédure institutionnelle par laquelle un auteur accède au prestigieux répertoire et celle réservée à Kateb Yacine, nous ne constatons aucune correspondance (Harchi, 2016). De plus, un recensement exhaustif des dramaturges entrés au répertoire de la Comédie-Française révèle l'absence de Kateb Yacine. Par ailleurs, le dossier officiel des représentations théâtrales de la saison 2002-2003 comporte, dans la partie consacrée à Présences de Kateb Yacine, la mention « événement exceptionnel ». Enfin, une consultation des archives de l'académie révèle que la mention « hors-répertoire » accompagne le dossier de presse dédié à la lecture-spectacle Présences de Kateb Yacine. L'ensemble de ces éléments concourent à considérer l'entrée de Kateb Yacine au répertoire de la Comédie-Française comme faisant l'objet d'une croyance sociale forte [2] bien qu'étant objectivement demeurée inachevée.

Kamel Daoud : l'hommage à Albert Camus, condition politique de la légitimation littéraire ?

Éléments de la trajectoire sociale de Kamel Daoud

11Kamel Daoud est né en 1970, en Algérie, à Mesra, dans la région de Mostaganem, au sein d'une famille de la classe moyenne. Durant la période qui suit les émeutes d'octobre 1988 (Khalladi, 1992 ; Aït-Aoudia, 2015), un projet constitutionnel voit le jour le 5 février 1989, qui cesse de se référer au parti unique et reconnaît les associations à caractère politique. Dans ce contexte socio-politique, Daoud, « toujours vêtu d'une djellaba et d'un turban, [est] recruté par son professeur de géographie, membre d'une cellule islamiste. Ce dernier [l'initie] à la lecture d'Abul Alla Maududi, Sayyid Qutb et Hassan el-Banna, les pères fondateurs du nouvel islamisme sunnite et le [persuade] que le salut personnel qu'il recherche passe par le salut collectif sous la forme d'un État islamique » (Shatz, 2015, p. 52). Se révèlent là les modalités de formation d'une vocation religieuse (Suaud, 1974).

12Après avoir été immergé dans l'univers rigoriste, Kamel Daoud, alors âgé de 20 ans, réexamine sa pratique religieuse. Ainsi explique-t-il que son passage de l'univers islamiste à celui de la culture et des livres a été provoqué par la découverte de l'œuvre d'Albert Camus (2014). Progressivement, Kamel Daoud s'oriente alors vers le métier de journaliste. Cet investissement professionnel continue de se réaliser sous un régime vocationnel, « impliquant l'idée de mission, de service de la collectivité, de don de soi et de désintéressement » (Sapiro, 2007, p. 5). Kamel Daoud est conduit à enquêter sur les premiers massacres de civils perpétrés par les islamistes durant la décennie noire. Ainsi, en 2000, fort de cette expérience, Kamel Daoud, qui s'impose peu à peu comme le leader publique de la lutte anti-islamiste, entre au journal francophone Le Quotidien d'Oran. Chaque jour, dans le cadre d'une chronique d'importance, il réagit à l'actualité politique algérienne, affirmant un style pamphlétaire et sarcastique.

13En 2010, il publie dans ce journal une brève fiction intitulée « Le contre-Meursault ou l'Arabe tué deux fois », narrée par le frère de l'Arabe tué par Meursault, personnage principal de L'Étranger d'Albert Camus. La pratique initiale d'une écriture se voulant d'information se transforme en une écriture stylisée. Cette chronique s'avère être à l'origine du roman Meursault, contre-enquête que Kamel Daoud publie, à Alger, en 2013, aux éditions Barzakh.

Franchir la frontière littéraire

14La reconstruction des motivations subjectives qui ont conduit Kamel Daoud à entreprendre l'écriture de son premier roman met au jour la volonté d'affirmer la singularité de sa relation à Albert Camus. Un relation singulière, tendue entre admiration et attitude critique. Kamel Daoud donne forme littéraire à ce rapport singulier en renommant le personnage de Meursault « Albert Meursault », contraction donc d'Albert Camus et de Meursault. L'auteur interroge le rapport d'Albert Camus au meurtre de « l'Arabe », réactivant ainsi la thèse de l'existence d'un inconscient colonial camusien qu'Edward Saïd pointait déjà dans Culture et impérialisme (2000).

15Pareille pratique littéraire réfère à ce que Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin ont nommé « la culture post-coloniale, [...] phénomène hybride impliquant un rapport dialectique entre la ‟greffe” des systèmes culturels européens et une réalité ontologique ‟indigène” qui incite à créer ou recréer une identité locale indépendante » (1989, p. 257). De là, nous pouvons supposer que le projet littéraire de Kamel Daoud trouve sens en l'introduction d'une perturbation symbolique critique au sein de l'économie de l'œuvre canonisée qu'est L'Étranger.

16Suite à la publication de Meursault contre-enquête à Alger par Barzakh, Actes Sud le publie à son tour. Or, en vertu de l'article 2 du traité de l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) qui prévoit que la protection du droit d'auteur s'étend, non aux idées, mais bien aux expressions, les ayants droit de ce dernier ont unilatéralement réclamé que dans le texte romanesque de Kamel Daoud, tel que publié à Alger, l'expression « Albert Meursault » soit remplacée par « Meursault ». De plus, les passages inspirés de L'Étranger ont été signalés par l'italique (Ducas, 2015 ; Harchi, 2016). Ainsi, l'enjeu de la propriété morale et intellectuelle de l'œuvre, exacerbé par le contexte particulier du centenaire de la naissance d'Albert Camus, a soumis le franchissement de la frontière littéraire à la condition d'une modification d'éléments internes. Ce qui a eu, alors, pour effet de faire apparaître, en France, une version de Meursault contre-enquête quelque peu distincte de celle qui a été écrite, publiée et diffusée en Algérie. Si la première version est fidèle au projet littéraire conçu par Kamel Daoud, la seconde, au contraire, a induit l'effacement de la dimension critique originelle.

La consécration des auteurs algériens de langue française, une forme reconfigurée de la domination littéraire ?

Une surpolitisation des modalités de consécration

17Suite à la mise au jour de cette opération d'inclusion / exclusion de Kateb Yacine à la Comédie-Française, nous avons souhaité recueillir le point de vue d'un de ses principaux artisans, Marcel Bozonnet, sociétaire de la Comédie-Française depuis 1986, administrateur de la Comédie-Française de 2001 à 2006 et metteur en scène de Présences de Kateb Yacine, en 2003. Malgré nos sollicitations, aucune réponse n'a malheureusement pu être obtenue. Nous avons alors cherché à comprendre les enjeux internes propres à l'académie.

18La Comédie-Française, temple du théâtre classique, incarne la culture nationale française (Lagrave, 1972). L'institution est placée sous la direction d'un administrateur que nomme le président de la République, suite à la proposition du ministre de la Culture (Broussky, 2001). Le répertoire de la Comédie assure une fonction hautement patrimoniale. Or, durant le mandat de Marcel Bozonnet, de 2001 à 2006, la fidélité au répertoire classique est infléchie par la proposition qu'il fait au metteur en scène André Engel de créer, salle Richelieu, la pièce Papa doit manger (Minuit, 2003) d'une autrice vivante, Marie Ndiaye ; la chose n'était pas survenue depuis 1969. L'inflexion impulsée par Marcel Bozonnet est d'autant plus forte qu'en plus d'avoir sélectionné l'œuvre d'un auteur vivant, l'autrice est la première femme et la première noire à entrer au prestigieux répertoire. L'inflexion est amplifiée du fait que le rôle du héros noir est confié à Bakary Sangaré, acteur de nationalité malienne. Au regard de ces éléments, le mandat de Marcel Bozonnet, et plus précisément l'année 2003, apparaissent marqués par un enjeu institutionnel interne lié à « une visibilisation volontariste » (Macé, 2007, p. 71) des artistes racisés.

19En approfondissant davantage notre investigation, nous découvrons que l'un des creusets potentiels de formation de ces enjeux apparaît lié à la figure de Jean-Pierre Miquel, administrateur de la Comédie-Française depuis 1993. En 1998, Répondant à une journaliste qui lui faisait remarquer que la troupe du Français ne compte que peu de comédiens noirs ou de parents nés au Maghreb, il répond « Et quoi encore ? Vous voulez mettre une bombe au théâtre ». Suite à cela, Rachida Brakni, une élève inscrite au Conservatoire national supérieur d'art dramatique de Paris, décide de réagir et rédige une tribune dans Le Monde pour dénoncer les propos racistes de l'administrateur.

20Le mandat de Jean-Pierre Miquel achevé, Marcel Bozonnet est nommé à son poste, en juillet 2001, sur recommandation de la ministre de la Culture et de la Communication, Catherine Tasca. À cette période-là, la politique culturelle tend « à promouvoir la diversité culturelle, lutter pour l'égalité à la culture et renouveler la décentralisation culturelle » (Poirrier, 2012, p. 13). Le projet que propose Marcel Bozonnet fait écho à cette orientation et propose un programme d'ouverture de la Comédie sur les territoires et départements d'Outre-Mer ainsi que sur l'Afrique du Nord. Une fois en poste, Marcel Bozonnet monte Ruy Blas de Victor Hugo et confie le rôle de la Reine à Rachida Brakni.

La réception de Présences de Kateb Yacine : derrière l'enthousiasme médiatique, la critique familiale

21Une consultation de la revue de presse constituée par la Comédie-Française à l'occasion de Présences de Kateb Yacine met au jour la publication de 22 articles dans la presse française, du mois de novembre 2002 à la fin de janvier 2003 : 16 dans les journaux nationaux généralistes et 6 dans des revues spécialisées en littérature ou en théâtre. En outre, durant la première semaine du mois de janvier, LCI, France 3, France 2 et Arte consacrent un reportage au spectacle. Durant la même période, France Info, France Inter, France Culture, RFI et RTL ont interviewé Mohamed Kacimi, Marcel Bozonnet ou encore des comédiens de la troupe à l'instar de Denis Podalydès. Le traitement médiatique a consisté en un rappel du projet de l'année de l'Algérie en France, de ses effets positifs sur les relations franco-algériennes et du caractère inédit de l'événement. Cet enthousiasme médiatique n'a pourtant pas été partagé par la famille de Kateb Yacine qui a critiqué, tant le dispositif de l'année de l'Algérie en France que la représentation de Présences de Kateb Yacine. Amazigh Kateb, fils de l'écrivain, a ainsi affirmé :

22

L'opération marketing de l'année de l'Algérie, c'est juste un nom, un concept [...]. Si on ne laisse s'exprimer que des cultures d'État admises et autorisées, ce sera l'année des Algérie admises et autorisées [...] Et cette comédie, elle est française. Elle porte bien son nom. Ils ont montré qu'eux aussi, ils étaient incapables de récupérer cette œuvre [de Kateb Yacine], parce qu'ils ont rendu hommage à l'œuvre, à l'icône. Dans le temple du théâtre mondial, on a rendu hommage à un homme de théâtre en montant un texte autobiographique avec deux, trois poèmes qui se courent après. C'est tout simplement une aberration. [3]

23En entretien, Zebeida Chergui, mère d'Amazigh Kateb et veuve de Kateb Yacine, a pour sa part précisé :

24

Cette année 2003 a été particulièrement bousculante. Je me sentais comme une intermédiaire, il fallait porter ce projet. Et je me disais « Comment peut-on imaginer une année de l'Algérie sans Kateb Yacine » [...] C'est vrai, je me souviens qu'au début, nous parlions intégration, répertoire... Je pense que l'institution souhaitait faire un pas en avant. C'est un acte méritoire. Je ne pouvais que m'en féliciter. Et puis petit à petit, j'ai ressenti comme un rétropédalage. Parce que je pense qu'il aurait fallu un sacré courage pour inscrire Kateb Yacine au répertoire. Et puis quand on en vient à détricoter l'œuvre, c'est très compliqué. Au final, ils ont pris le nom prestigieux et puis ils en ont fait quelque chose pour eux, pas pour l'œuvre [...] Peut-être fallait-il ne pas heurter. J'ai beaucoup regretté, dans le spectacle, toute l'importance qu'ils ont accordée, par exemple, au rapport de Kateb Yacine à l'alcool. C'était une biographie très orientée.

25Favorisée par le contexte socio-politique français des années 2000 que caractérisent, notamment, des effets de diffraction de l'histoire coloniale au sein de l'histoire présente, la valorisation de Kateb Yacine a été rendue possible par la concentration d'enjeux individuels et conjoncturels. Mais, parce que la procédure de valorisation engagée a d'abord servi des intérêts extra-littéraires avant de servir l'œuvre littéraire elle-même, la consécration de Kateb Yacine n'est qu'en trompe-l' il, portée par une logique sociale qui va bien au-delà de son individualité créatrice et engage, plus crucialement, ce qu'il « représenterait » symboliquement.

La puissance consacrante de l'hommage à Camus

26Dans le cas de Kamel Daoud, le décalage subtil mais lourd de sens entre la version algéroise et la version parisienne du récit Meursault contre-enquête exemplifie l'idée de Pierre Bourdieu (2002) reprise par Sarah Burnautzki à propos des cas de Yambo Ouologuem et Marie Ndiaye (2017) selon laquelle le maintien de l'ordre littéraire serait assuré par des pratiques de contrôle des frontières du champ. Et cela au point que les agents centraux ­ ici, les ayant-droit d'Albert Camus ­ en soient venus à agir sur la composition interne de l'œuvre, modifiant les aspects jugés juridiquement problématiques avant d'autoriser le passage de l'espace d'origine au champ d'accueil. Ce qui, nous semble-t-il, s'est avéré décisif quant à la réception critique de ladite œuvre.

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« Meursault, contre-enquête [...] renverse l'éclairage et l'optique non sans férocité empathique, tout en jouant avec la prose et la perspective de L'Étranger. » [4]
« Kamel Daoud s'est fait un nom d'écrivain : le frère de ‟l'arabe” est un digne enfant de Camus... » [5]
« À l'avenir, L'Étranger et Meursault contre-enquête se liront tel un diptyque. » [6]
« Le journaliste algérien écrit, là, un livre puissant [...] Il n'aurait pas déçu Camus. Aucun affront dans cette contre-enquête, mais un hommage. » [7]
« Un remarquable hommage à son modèle. » [8]

28Comme en attestent ces extraits d'articles issus de la revue de presse du roman, la réception de ce dernier dans les prestigieuses rubriques littéraires de journaux généralistes et spécialisés de gauche et de droite s'est avérée très favorable. Sublimé par la doxa de l'amour universel des lettres, un rapport de force, ici, se fait pourtant jour. Car bien qu'ignorant quelle aurait été la réception sociale de Meursault contre-enquête si le personnage de « Meursault » avait été nommé « Albert Meursault » selon la version algéroise originale, force est de constater que l'enthousiasme généralisé « des lecteurs professionnels détenant en partie le pouvoir de consacrer » (Naudier, 2004, p. 43) s'est principalement fondée sur l'interprétation du récit de Kamel Daoud comme récit d'hommage à Albert Camus.

29Cet enthousiasme, intense et durable, a permis à Meursault contre-enquête d'être repéré par les membres des prix littéraires, ces « juridictions spécialisées » (Dubois, 1978), et de remporter, en 2014, le prix des Cinq continents de la Francophonie, le prix François-Mauriac, le prix Goncourt pour les choix roumain et serbe et de l'Orient. Fut manqué de peu le prix Renaudot décerné à David Foenkinos pour le roman Charlotte paru chez Gallimard et le prix Goncourt remporté par Lydie Salvayre pour le roman Pas pleurer paru chez Seuil. Notons qu'à cette occasion, Régis Debray a publiquement précisé son jugement sur le roman :

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Nous avions le choix entre deux livres qui sont aussi bons l'un que l'autre. J'ai voté pour Daoud bien sûr : je dis bien sûr parce que son livre a une grande force, et puis parce que c'est émouvant, cette façon qu'a un écrivain algérien de reconnaître Camus comme un maître, sans règlement de compte. [9]

31Ce dernier élément, « sans règlement de compte », tend à attester l'existence d'une condition politique (voilée par des considérations littéraires) à l'appréciation consacrante d'une œuvre postcoloniale francophone : soit l'impératif que le mode discursif adopté par celle-ci apparaisse « non politique », c'est-à-dire non porteur d'une visée critique ou oppositionnelle. La mise au jour du processus de valorisation de l'œuvre en raison, notamment, de son inoffensivité politique ­ soit son adéquation avec le discours majoritaire ­ rejoint l'analyse de Richard Jacquemont remarquant, à propos du groupe des écrivaines arabophones contemporaines, que :

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exotisation et surpolitisation caractérisent [leur] réception : les plus traduites et les plus lues sont celles dont les œuvres confirment le plus ces représentations de la femme arabe « opprimée » et/ou à la sexualité déviante ou débridée (Jacquemond 2016, p. 58).

33D'un point de vue théorique, cela réfère précisément à ce que Graham Huggan a nommé le régime de la postcoloniality ­ opposé au régime du postcolonialism ­ qui décourage et déclasse toute forme esthétique de la résistance, orientant ainsi les ouvrages vers des formes d'assimilation accommodante, tournées vers le marché global (Huggan, 2001).

34Cette notoriété littéraire naissante n'a pas tardé à devenir médiatique. Ainsi, le 13 décembre 2014, l'émission de divertissement « On n'est pas couché » à laquelle participait Kamel Daoud a été diffusée sur France 2. Suite à cela, le prédicateur salafiste Abdelfattah Hamadache Zeraoui a sommé, via Facebook, le gouvernement d'Abdelaziz Bouteflika de condamner à mort Kamel Daoud suite aux propos jugés hérétiques que ce dernier aurait tenus lors de l'émission. Cet événement a été traité par les médias français à partir de la problématique du développement du salafisme en Algérie [10] et la crainte de sa propagation en France (Moussa, 2018). Après que Kamel Daoud ait porté plainte contre Abdelfattah Hamadache Zeraoui, le journaliste algérien Mohamed Sifaoui, installé en France depuis 1999, et revendiquant publiquement son opposition politique au régime d'Abdelaziz Bouteflika, lance, le 18 décembre 2014, une pétition de soutien à l'écrivain qui demande aux autorités algériennes :

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d'agir avec la plus grande fermeté, selon les textes antiterroristes en vigueur, contre un fanatique qui, non seulement met en danger la vie d'un journaliste, participe à ternir l'image de l'islam et des musulmans, mais aussi celle de l'Algérie et des algériens qui ont payé déjà un lourd tribut pour leur résistance à l'islam politique et violent, incarné, depuis la fin des années 1980 à ce jour, par des partis ou des groupes tels le fis, le GIA, l'ais, le GSPC ou AQMI et aujourd'hui Daech. [11]

36Cette pétition est alors signée par Benjamin Stora, Bernard-Henri Lévy, Charb, Pierre-André Taguieff, Robert Badinter, Jack Lang, José Bové, Esther Benbassa, etc. Ce même jour du 18 décembre 2019, Gilles Herzog écrit sur le site de La Règle du jeu :

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Le gouvernement algérien, garant de la vie et de la liberté de Kamel Daoud comme de tous ses citoyens, doit arrêter et juger le criminel [le prédicateur salafiste]. C'est ce que demandent des milliers de voix en Algérie. Ou alors tout recommencera. Quant à nous, Kamel Daoud, Algérien écrivant en français, est un auteur français. Il s'est fait, dans son livre, l'héritier en colère magnifique d'un monument littéraire universel, L'Étranger de Camus. Citoyen d'honneur de la littérature française, nous lui devons tout autant protection et solidarité qu'hier à Salman Rushdie. L'exil en moins [12].

38Au sortir de cette épreuve par laquelle se sont nouées des formes d'échange, de solidarité et de coopération, Kamel Daoud a vu son réseau social, en France, s'étoffer et un processus d'ascension de sa carrière réputationnelle s'engager (Becker [1963], 1985). Et cela d'autant plus qu'à la logique d'accumulation de marqueurs symboliques distinctifs tels que les prix littéraires, les effets de la variable contextuelle de la fatwa ont adjoint une logique de diversification des lieux de valorisation tels que les univers médiatiques et politiques ­ eux-mêmes marqués par une grande hétérogénéité sociale (Chauvin, 2013 ; Rodden, 1989).

39La mobilité sociale de Kamel Daoud, tant dans ses dimensions objectives (changements de positions) que subjectives (aspects représentationnels) franchit une nouvelle étape le 5 mai 2015, jour où lui est remis le prix Goncourt du premier roman. Malgré nos tentatives, nous n'avons pas pu réaliser d'entretien avec les membres du jury Goncourt [13], l'un de ces derniers considérant, par exemple, que sa fiche de lecture appartenait désormais aux archives du prix et ne pouvait donc être divulguée. Aussi, afin d'informer l'enjeu du rapport de force liant la structure littéraire jugeante à l'auteur jugé, portons notre attention sur les modalités de remise du prix Goncourt du premier roman à Kamel Daoud, par les membres de l'Académie Goncourt. Intéressante en ce qu'elle est « un espace incontournable de reconnaissance littéraire de l'écrivain par ses pairs [...] de visibilité médiatique accrue [...] ayant partie prenante avec le dispositif de création [...] d'un best-seller et de prescription littéraire » (Ducas, 2014, p. 61), cette cérémonie a eu pour point d'orgue le discours prononcé par un locuteur charismatique, Régis Debray, philosophe, écrivain, haut fonctionnaire, élu à l'Académie Goncourt en 2011, membre donc du jury de cinq prix annuels dont le Goncourt et le Goncourt du premier roman (et démissionnaire en novembre 2015). L'idée de performativité, produite par le pouvoir symbolique détenu par le locuteur consacrant, permet de penser le caractère pragmatique du discours littéraire, c'est-à-dire son effectivité pratique (Austin, 1962). Régis Debray commente alors :

40

Je crois savoir que vous n'êtes pas un type de bonne composition, mais d'assez mauvaise humeur qui ne craint pas de déplaire ni d'aller à contre-courant. Un exemple d'homme révolté, aurait dit Camus, votre compagnon, votre alter ego [...] Passer pour traitre à son pays dans son pays lui-même, c'est le sort que doit endurer quiconque a le courage incongru de la vérité crue [...] Pour tout vous dire, je ne vous connaissais pas quand j'ai reçu votre livre et survolé votre quatrième de couverture. Je me suis dit : « Bon, un règlement de compte avec le colonisateur, le colonisé va lui renvoyer la balle, élever la voix au nom des humiliés et des offensés contre un humaniste altier, un Camus assez dédaigneux ou distrait pour ne pas donner un nom ou un prénom à l'Arabe tué par Meursault. » Je m'étais trompé. Le tiers-mondiste, c'est bien ; la probité, ce n'est pas mal non plus. Avec vous, l'altercation ou l'explication, au sens « sors un peu mon gars on va s'expliquer dehors », ce n'est pas seulement avec le Français, le pied-noir qu'elle a lieu, c'est avec votre histoire, votre religion, vos souffrances et votre présent.
Eh bien, votre contre-enquête algérienne, écrite dans un français que peu de Français savent encore écrire ou même parler, sachez que nous la rapatrions à notre tour dans le trésor de notre littérature, je devrais dire la Littérature, celle qui peut faire de nous un peu mieux que des confrères, des frères [14].

41De cette façon, Régis Debray a « acté » la consécration littéraire de Kamel Daoud en assurant le retour symbolique de ce dernier et de son œuvre sur leur territoire littéraire d'appartenance supposément « véritable ». Ce franchissement symbolique d'une frontière littéraire nationalisée qui sépare les petites des grandes nations littéraires détentrices du « trésor » de « la Littérature » a engagé une dénationalisation de l'œuvre ­ entendu comme pratique de déni de l'ancrage national algérien originel ­ au profit de sa renationalisation, soit de sa parisianisation ­ entendu comme « universalisation par déni de différence » (Casanova, 1999, p. 226).

42Si la consécration littéraire de Kamel Daoud, a été rendue possible dès le mois de mai 2014 par la célébration médiatisée d'une œuvre majoritairement perçue comme admirative de celle d'Albert Camus, la centralité de la question algérienne dans le champ politico-médiatique français ­ elle-même inscrite dans l'histoire longue des relations entre l'ancienne colonie et l'ancienne métropole ­ n'a cessé de sous-tendre les pratiques d'interprétation, de valorisation, de qualification, accroissant ainsi l'intensité du sens politique de la cérémonie littéraire en question.

L'ascension réputationnelle de Kamel Daoud, en France

43Bien que la place, ici, nous manque, rappelons que dans la nuit du 31 décembre 2015, à Cologne, des femmes ont été victimes d'agressions sexuelles. Les agresseurs ont alors été identifiés comme des réfugiés arrivés en Allemagne durant l'année 2015 [15]. Ce à quoi Kamel Daoud a vivement réagi en s'exprimant sur « la culture [...] du réfugié ». Ainsi affirme-t-il : « L'autre vient de ce vaste univers douloureux et affreux que sont la misère sexuelle dans le monde arabo-musulman, le rapport malade à la femme, au corps et au désir. L'accueillir n'est pas le guérir [16] ». À la suite de cela, « un collectif composé d'historiens, d'anthropologues ou de sociologues » rattachés à des universités internationales et dont certains sont racisés, a publié dans Le Monde, le 10 février 2016, une tribune titré « Nuit de Cologne : Kamel Daoud recycle les clichés orientalistes les plus éculés ». La controverse qui s'en est suivie, exacerbée par le souvenir des attentats de novembre 2015, a coïncidé avec la proclamation de l'état d'urgence et le débat sur la déchéance de nationalité (Harchi, 2016 ; Dakhlia, 2017). Ainsi, du point de vue de l'ascension réputationnelle de Kamel Daoud en France, une qualification héroïque médiatico-politique s'est engagée et dont atteste, d'une part, la publication d'articles de soutien parmi lesquels, notamment, celui du premier Ministre de l'époque, Manuel Valls. En effet, sur son compte facebook, le 2 mars 2016, ce dernier écrivait : « Les attaques, la hargne inouïe dont Kamel Daoud fait l'objet depuis quelques jours ne peuvent que nous [...] consterner. » Et de regretter le « réquisitoire » des chercheurs qui « au lieu d'éclairer, de nuancer, de critiquer [...] condamnent de manière péremptoire ».

44D'autre part, un mois plus tard, en avril 2016, en présence de Manuel Valls, Bernard Pivot, Christine Okrent, Philippe Labro, ou encore Valérie Toranian, Kamel Daoud est déclaré 31e récipiendaire du prix Jean-Luc Lagardère du journaliste de l'année. À cette occasion, Laurent Joffrin, président du jury, déclarait : « Kamel Daoud n'est pas seulement un écrivain et un chroniqueur de talent. Par son indépendance d'esprit qui lui a valu tant d'ennemis, il est devenu un symbole de la liberté de pensée [17]. » L'accumulation de marques symboliques prestigieuses car hautement distinctives a ainsi accru le volume du capital social ­ entendu comme « ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d'un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisés, d'interconnaissance et d'interreconnaissance » (Bourdieu, 1980, p. 2) ­ de Kamel Daoud. L'obtention, en 2017, du prix Livre et Droits de l'Homme pour le recueil de chroniques Mes indépendances, du prix Transfuge du meilleur roman de langue française et le prix Méditerranée pour le roman Zabor ou les Psaumes, de la Grande médaille de la francophonie de l'Académie Française en 2018 et enfin de la Chaire d'écrivain de Sciences Po en 2019, a achevé de façonner sa position dominante. Sa consécration littéraire s'apparente alors au produit d'enjeux symboliques extra-littéraires inextricablement liés aux luttes politiques que se livrent, en France, au-delà des clivages droite/gauche traditionnels, différentes fractions du champ intellectuel, médiatique et politique, mobilisés autour de la question postcoloniale ­ incluant notamment celle des rapports entre la religion musulmane et la République française.

La surdétermination politique de la consécration littéraire, trace de la procédure de récupération hégémonique des œuvres

45Dans les cas de Kateb Yacine et de Kamel Daoud, c'est à travers « la question algérienne », sa centralité dans les champs politique, médiatique et littéraire français, et ses tentatives culturelles de résolution, que les auteurs et leurs textes ont été appréhendés. Pareille dimension référentielle suggère dès lors de penser, en plus des modalités sociales de consécration littéraire, les intérêts politiques qui sous-tendraient celle-ci.

46Dans son article « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Pierre Bourdieu souligne que « celui qui s'approprie, en toute bonne foi, un auteur et s'en fait l'introducteur a des profits subjectifs tout à fait sublimés et sublimes, mais qui sont néanmoins déterminants pour comprendre qu'il fasse ce qu'il fait » (2002, p. 5). Relus dans cette optique, les entretiens réalisés se révèlent particulièrement riches d'enseignement. En effet, parmi les intérêts des consacrants à consacrer Kateb Yacine, portons notre regard sur celui propre à la Comédie-Française.

47

Il était important pour la Comédie d'être associée à cet événement culturel porté par Jacques Chirac lui-même [...] La Comédie est une institution particulièrement sensible au temps. Le temps des œuvres, bien sûr, mais aussi le temps contemporain. Participer à cet événement, mettre en avant un auteur moderne comme Kateb Yacine, un auteur qui est comme ça proche des questions brûlantes, c'était une manière de révéler la modernité de la Comédie (une ancienne salariée de l'institution).

48Un ancien collaborateur du ministre de la Culture et de la Communication d'alors, Jean-Jacques Aillagon, pour sa part, affirme : « c'était une chance pour beaucoup de gens à la Comédie-Française de pouvoir dire ‟nous ne sommes pas déconnectés du réel” ». Une jeune stagiaire ajoute : « C'était un sacré coup de jeune pour la Comédie. Mais on pourrait dire aussi que l'entrée en février 2003 de Papa doit manger de Marie NDiaye au répertoire avait déjà permis de faire de belles choses en matière de diversité. »

49Dans le cas de Kamel Daoud, un intérêt, partagé par nombre des agents intermédiaires impliqués dans le processus de consécration, se détache nettement. « On a sauté sur le livre... C'est d'ailleurs à ça qu'on reconnaît un bon livre, on a envie de lui sauter dessus [...] Moi c'est un livre que j'ai défendu pour affirmer qu'il y a un lien passionné entre la France et l'Algérie. J'ai pensé à ma famille française d'Algérie aussi », précise une critique littéraire. Un libraire confie : « C'est le livre que nous attendions [...] Nous, c'est, c'est les amoureux de l'Algérie... C'est une partie de mon enfance et je crois que ce qui m'a le plus touché, c'est quand même que ce soit écrit par un Algérien. Des écrivains français qui ont dit leur amour pour l'Algérie, il y en a beaucoup mais des écrivains algériens, de manière paisible, rendre hommage à un écrivain national, un symbole comme Camus, c'était un sacré coup dans le ventre. » Enfin, une éditrice française confie : « Je regrette beaucoup de ne pas avoir pu publier ce livre. Et de la part d'un Algérien, ça prouve encore plus la grandeur de Camus. Camus a ce pouvoir de transcender. »

50Les éléments par lesquels les agents du champ littéraire enquêtés ont rétrospectivement justifié le soutien apporté aux auteurs mettent au jour la relation fine qui existe entre l'acte de consacrer et le renforcement implicite de la position, des croyances et des intérêts de celui ou de celle qui consacre (Dubois, 1978 ; Lafarge, 1983). En effet, des préoccupations entre autres liées, dans le cas de Kateb Yacine, à l'enjeu de modernisation symbolique d'une académie littéraire perçue et se percevant comme classique, et dans le cas de Kamel Daoud, à celui de célébration du patrimoine littéraire camusien, ont contribué à déterritorialiser lesdites œuvres, les réinscrivant ainsi au cœur des questionnements et enjeux propres à l'état de la structure d'accueil. Ainsi, une réduction des significations de chaque œuvre a inéluctablement été provoquée. Nous entendons exprimer, là, le fait que, lus en dehors de leur contexte social de production, les textes ne sont plus alors appréhendés qu'à travers « des catégories de perception et des problématiques qui sont le produit d'un champ de production différent » (Bourdieu, 2002, p. 4). Par conséquent, l'objet de création est transfiguré en un outil stratégique dans le cadre de luttes idéologiques. Une observation que corrobore le travail de Vivan Steemers qui, à propos de romans dits « africains » et au terme d'une recherche informée par l'analyse de compte-rendu dans la presse de l'époque et de la correspondance éditoriale, constate que « dans les années 1950, le message férocement anti-colonialiste du Pauvre Christ de Bomba [de Mongo Béti] est escamoté ou perverti par la plupart des critiques parisiens, alors que le portrait d'une Afrique idyllique sous le régime colonial brossé dans L'Enfant noir [de Camara Laye] est mis en relief par la majorité d'entre eux » (Steemers, 2012, p. 205). La croyance en la valeur des textes littéraires d'auteurs étrangers, a fortiori lorsqu'ils sont liés aux anciennes colonies françaises, serait donc avant tout la croyance en leur utilité sociale dans les débats qui animent alors les agents du champ littéraire national.

51Remarquons que les productions littéraires de Kateb Yacine ainsi que celle de Kamel Daoud ont originellement été investies d'un potentiel critique : fustiger le système colonial dans un cas, interroger l'inconscient colonial d'Albert Camus dans l'autre [18]. Selon les travaux de Bill Ashroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin (1989), ces productions relèveraient d'un régime d'écriture postcoloniale, comme nous le disions plus haut. Or, à chaque fois, l'importation parisienne de l'œuvre a provoqué sa recomposition interne. Sur la scène du Vieux-Colombier, ce n'est pas une pièce de théâtre de Kateb Yacine mais bien « une lecture-spectacle » mêlant des extraits de pièces de théâtres, de romans, de poèmes et d'entretiens journalistiques, qui a été montée. Et, dans le récit Meursault contre-enquête de Kamel Daoud, la nomination « Albert Meursault » a été remplacée par celle de « Meursault ». Ces pratiques de négociation éditoriale visent à mesurer et contrôler la lisibilité des œuvres ­ soit leur conformité à l'horizon d'attente du centre parisien (thématique, esthétique, politique) et peuvent consister, aussi, en le refus de l'œuvre puis en son acceptation ultérieure incluant, là encore, la modification interne du récit originel. Ce que Claire Ducournau remarque, par exemple, à propos du roman Les Soleils des indépendances d'Ahmadou Kourouma :

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Ce milieu éditorial [parisien] estimait sans doute que les innovations stylistiques et thématiques du roman ne correspondaient pas aux esthétiques auxquelles on était habitué [...] Si aucun romancier n'a encore décrit, de la sorte, l'Afrique des indépendances, le livre finit par obtenir une audience au Canada, à la marge du champ littéraire de langue française, où l'on se sent sans doute plus libre vis-à-vis d'une correction puriste. Récompensée par le prix de la Francité, l'œuvre est ensuite publiée en 1968 aux Presses universitaires de Montréal, moyennant la suppression de la partie la plus politique de la narration (Ducournau, 2006).

53S'observent là un type de pratiques ­ ou de tentatives ­ de récupération hégémonique des œuvres « importées », soit le fait que « le sens et la fonction d'une œuvre étrangère soient déterminés au moins autant par le champ d'accueil que par le champ d'origine » (Bourdieu, 2002, p. 4). Autorisé par un rapport de domination structurelle, et réalisé à travers les pratiques professionnelles de lecture ethnocentrée des agents de la réception, ce phénomène de récupération consiste en un subtil processus de domestication symbolique et matérielle des œuvres postcoloniales à visée oppositionnelle, et cela dans le but de faciliter leur mise en place sur le marché économique du livre. Ainsi, les rapports de pouvoir qui organisent la consécration littéraire des auteurs considérés trouvent dans ce répertoire d'opérations de neutralisation de la portée politique de l'œuvre l'une de leurs sources les plus certaines.

54Dans le cadre de cet article, nous avons souhaité rendre compte des rapports de force qui organisent le processus de consécration littéraire des écrivains postcoloniaux de langue française, en France, à partir des cas heuristiques de Kateb Yacine et de Kamel Daoud. Au croisement de la théorie du champ et de la théorie postcoloniale, considérer l'hypothèse selon laquelle un critère national d'appréciation littéraire organise le classement des œuvres extra-européennes a permis de rendre compte du rapport social inégalitaire qui lie le groupe des auteurs dits « français  » à celui des auteurs dits « francophones ». Ce rapport se manifeste notamment par un phénomène de récupération hégémonique : forme complexe d'adaptation transformatrice des œuvres importées au profit des intérêts dominants du champ d'accueil. Rapportés à la question de la croyance en la valeur littéraire, ces éléments attestent, dès lors, de la spécificité de la surdétermination politique de sa constitution, en situation postcoloniale. Cette indexation de la valorisation littéraire des œuvres postcoloniales à des conditions idéologiques indique l'existence d'une division de manière idéale-typique dialectique du régime de la valeur littéraire : aux œuvres produites dans le cadre national est affectée une valeur apolitique, pure et universelle et aux œuvres produites dans un cadre extra-national une valeur politique, documentaire et locale. En ce sens, pour reprendre les mots de Pascale Casanova, l'odyssée sociale des œuvres et des auteurs postcoloniaux est « inséparablement, une célébration et une annexion » (2002, p. 181). Ce résultat est à rapprocher de celui présenté par Claire Ducournau dans le cadre de son étude des trajectoires d'écrivains d'Afrique subsaharienne francophone et selon lequel « l'accès à la reconnaissance littéraire des auteurs issus d'Afrique a lieu sous contraintes sociales [car] les instances qui les légitiment sont [...] elles-mêmes porteuses d'une histoire située et d'intérêts propres » (Ducournau, 2017, p. 393). En plus d'inviter à lire les récits selon un autre point de vue, s'intéresser au processus de nationalisation de la normativité littéraire en situation postcoloniale appelle désormais, au regard des relations que « nation », « colonialisme » et « race » entretiennent (Balibar et Wallerstein, 1998) ­ et à travers, notamment, la promotion d'identités nationales dites progressistes et égalitaires ­ de supposer l'existence souterraine d'un pouvoir de racisation des catégories d'appréciation des textes littéraires.

Bibliographie

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  • Ashcroft B., Tiffin H., Griffiths G., The Empire Writes back. Theory and Practice in Post-Colonial Literatures, Londres : Routledge.
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  • Documentation annexe


Mots-clés éditeurs : Valeur, Appropriation stratégique, Domination, Reconnaissance littéraire, Ecrivain algérien

Date de mise en ligne : 09/09/2020.

https://doi.org/10.3917/soco.117.0127

Notes

  • [1]
    Je remercie les relecteurs et relectrices anonymes de la revue Sociétés contemporaines pour l'ensemble de leurs conseils et recommandations.
  • [2]
    Témoigne de la force de cette croyance ce propos de Sofiane Hadjadj, fondateur de la maison d'édition algérienne Barzakh, à l'occasion de la parution de l'ouvrage biographique Le c ur entre les dents de Bénamar Médiene : « Il y eut ensuite d'autres livres, le journalisme, des pièces de théâtre en arabe dialectal... avant que Nedjma n'entre au répertoire de la Comédie-Française, en 2003 » (2006).
  • [3]
    Amazigh Kateb, « Un ‟souk system” frotté au piment rouge », entretien réalisé par Samia Kassab, Hommes et migrations, 1244, p. 100.
  • [4]
    Antoine Perraud, « Ricochet algérien », La Croix, 15 mai 2014.
  • [5]
    André Rollin, « Les fracas du soleil », Le Canard enchaîné, 11 juin 2014.
  • [6]
    Macha Séry, « Kamel Daoud double Camus », Le Monde des livres, 25 juin 2014.
  • [7]
    Valérie Trierweiler, « Meursault, contre-enquête. Si proche étranger », Paris Match, 21 juillet 2014.
  • [8]
    Grégoire Leménager, « Kamel Daoud réécrit L'Étranger et remporte le prix des cinq continents », Bibliobs, 29 septembre 2014.
  • [9]
    Grégoire Leménager, « Goncourt, Renaudot : le casse-tête Foenkinos », Bibliobs, le 5 novembre 2014.
  • [10]
    Claire Devarrieux, « L'auteur Kamel Daoud visé par une fatwa », Libération, 17 décembre 2017 ; Mohammed Aïssaoui, « Kamel Daoud fait l'objet d'une fatwa », Le Figaro, 17 décembre 2014 ; François Menia, « Algérie : des artistes en quête de sécurité après la fatwa contre Kamel Daoud », Le Figaro, 22 décembre 2014.
  • [11]
    La pétition est consultable en ligne : http://www.huffingtonpost.fr/mohamed- sifaoui/politiques-journalistes-et-intellectuels-se-mobilisent-en-faveur-de-kamel-daoud-condamne-a-mort-par-un-islamiste-algerien_b_6346060.html (consulté le 26 avril 2019).
  • [12]
    Gilles Herzog, « L'écrivain Kamel Daoud visé par une fatwa », La Règle du jeu, 18 décembre 2014.
  • [13]
    En 2015, les membres de l'Académie Goncourt étaient Pierre Assouline, Philippe Claudel, Paule Constant, Régis Debray, Tahar Ben Jelloun, Didier Decoin, Bernard Pivot, Françoise Chandernagor, Patrick Rambaud.
  • [14]
    L'ensemble du discours prononcé par Régis Debray lors de la cérémonie du Goncourt du premier roman à Kamel Daoud est accessible ici : https://www.actes-sud.fr/kamel-daoud
  • [15]
    Cécile Boutelet, « Agressions du Nouvel an : à Cologne, ‟ce ne sera plus jamais comme avant” », Le Monde, 13 janvier 2016. Cécile Boutelet, « Les agresseurs étaient arrivés au cours de l'année 2015 », Le Monde, 17 février 2016.
  • [16]
    Kamel Daoud, « Cologne, lieu de fantasmes », Le Monde, 29 janvier 2016.
  • [17]
    Communiqué de presse de la Fondation Lagardère.
  • [18]
    Précisons que le titre originel de la chronique de Kamel Daoud dont est inspiré le récit Meursaut contre-enquête était « Le contre-Meursault ou l'Arabe tué deux fois ».
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