Notes
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[1]
Mesurée par la proximité des partenaires en termes d'éducation, de profession ou d'origine sociale, cette tendance a connu une évolution à la baisse depuis la fin des années 1960 comme le montre Milan Bouchet-Valat (2014).
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[2]
Source : enquête CSF, Inserm-Ined, 2006. Champ : personnes vivant en France et âgées de 26 à 65 ans.
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[3]
Source : enquête Épic, Ined-Insee, 2013-2014. Champ : personnes vivant en France et âgées de 26 à 65 ans.
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[4]
Source : base d'utilisateurs de Meetic.fr, 2014, Meetic Group.
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[5]
Pour cette mesure, on se base sur une version modifiée de la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS), regroupant, d'une part, les employés et ouvriers qualifiés et, d'autre part, les employés et ouvriers non qualifiés.
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[6]
Les couplés allemands et surtout les couples états-uniens qui se sont connus sur internet sont, en revanche, significativement moins endogames que d'autres couples du point de vue des caractéristiques ethno-raciales.
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[7]
Voir l'annexe 1 pour un aperçu des éléments présents dans le « profil » sur Meetic.
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[8]
Cette analyse ne présuppose pas que les usagers ont contacté (ou non) d'autres membres en raison de leur niveau d'éducation. Le constat est simplement celui de comportements homogames.
Introduction
« Normalement et selon les statistiques, je devrais rencontrer un garçon de mon âge ou à peu près. Et normalement et toujours selon les statistiques, il devrait faire à peu près les mêmes choses que moi dans la vie. Normalement je devrais le rencontrer là où je travaille, ou mieux, à un dîner organisé par une copine. Donc en gros si on fait un film de ma vie, ben, personne n'ira le voir. Parce que franchement, qui aurait envie d'aller voir des histoires d'amour qui se passent normalement ? Pas moi. Parce que moi, je pense que l'amour, le vrai, il n'en a rien à faire des statistiques et qu'il se trouve pas forcément au bureau, dans mon immeuble ou au coin de la rue. Moi je pense que les belles rencontres, elles se font partout, mais surtout ailleurs. » (Spot publicitaire pour Meetic.fr, 2012)
2Au printemps 2012, la société Meetic lance une large campagne publicitaire afin de promouvoir son site de rencontres. Largement connu des Français au point d'être aujourd'hui un quasi-synonyme du phénomène qu'il représente , le site n'a plus besoin d'être présenté en tant que tel et la promotion met en avant la spécificité de ce mode de rencontres. Plus précisément, la campagne dépeint des rencontres affranchies des logiques sociales qui caractérisent la formation des couples par ailleurs. Par la suspension (au moins virtuelle) des distances spatiales et sociales entre individus, internet permettrait un choix amoureux plus libre et ainsi un amour plus « vrai ».
3Derrière le message publicitaire est implicitement évoquée la question de l'homogamie : la tendance des individus à former un couple avec une personne socialement semblable [1]. Sujet classique en sciences sociales, l'homogamie fait l'objet de nombreux travaux dont les résultats les « statistiques » sont aujourd'hui connus au-delà du cercle académique : « la ‟foudre”, quand elle tombe, ne tombe pas n'importe où » (Bozon et Héran, 1987, p. 946). Il en est de même des théories explicatives, largement consensuelles, selon lesquelles l'homogamie se produit en deux étapes. L'homogénéité sociale des couples tient d'abord aux contextes de sociabilité. La ségrégation sociale des espaces de vie fait que les individus ont des opportunités de rencontres plus importantes lorsqu'ils sont proches dans l'espace social (Bozon et Héran, 1988 ; Blau, 1994 ; Kalmijn et Flap, 2001). Ensuite, et à l'intérieur de ces cercles de relations socialement restreints, l'homogamie advient du fait des préférences des acteurs. Comprises comme des choix stratégiques (Becker, 1973) ou bien comme des « goûts » socialement différenciés (Desrosières, 1978 ; Bozon, 1991), ces préférences diffèrent entre milieux sociaux et rapprochent des personnes socialement similaires.
4Les sites de rencontres mettent au défi ce modèle de la formation des couples. La campagne de Meetic en joue pour présenter les rencontres en ligne comme exemptées des logiques sociales caractérisant les rencontres « ordinaires ». Utopiste, le message publicitaire ne pointe pas moins la spécificité de ce mode de rencontres qui met à mal l'explication habituelle de l'homogamie. D'une part, déconnectés des lieux de vie, les sites de rencontres semblent désenclaver l'espace des rencontres amoureuses et sexuelles. Cela d'autant plus que, mettant en relation des individus sans interconnaissance préalable, ils suspendent la médiation des cercles de sociabilité. Cette apparente annulation du premier facteur homogame a conduit un certain nombre d'auteurs à voir dans ces sites un marché matrimonial plus « libre ». Dans une perspective proche de celle de Meetic, l'appariement des partenaires y est considéré comme le simple produit des choix des acteurs. Les sites constitueraient ainsi un terrain idéal pour observer les préférences conjugales nettes des contraintes structurelles, c'est-à-dire des pures « préférences révélées » (Hitsch, Hortacsu et Ariely, 2010 ; Skopek, Schulz et Blossfeld, 2011).
5Cependant, ces sites se distinguent également des lieux de rencontre ordinaires par la manière dont les préférences amoureuses vont pouvoir s'exprimer. Espaces numériques, ils se caractérisent par l'absence de face-à-face et par la communication écrite, proposant ainsi des conditions d'interaction fort différentes de celles hors ligne. Dans une étude des préférences conjugales, Michel Bozon souligne le rôle central que joue l'apparence physique dans la sélection amoureuse. Envisagé comme un « signe global », révélateur à la fois de propriétés psychologiques, intellectuelles et sociales, le corps est au cœur des jugements relatifs aux partenaires potentiels et ainsi de l'appariement homogame (Bozon, 1991). Ce deuxième ressort de l'homogamie se trouve fortement modifié sur les sites de rencontres. Basés sur l'interaction à distance, les sites substituent un « profil » synthétique au corps physique pour remettre la rencontre de visu à un deuxième temps. Ces nouveaux services changent donc profondément les conditions de rencontres. Plus que de simplement annuler un des facteurs de l'homogamie, ils rendent difficile la mobilisation du modèle explicatif traditionnel de ce fait social.
6Quelle est donc la nature des couples formés via ces services ? Comment se déroulent les rencontres et quelles en sont les logiques sociales ? L'article met en évidence le scénario de rapprochement des partenaires, spécifique aux sites, et les mécanismes homogames qui le traversent. Ce faisant, il éclaire non seulement les usages sociaux des sites de rencontres mais il revient aussi sur les théories de l'homogamie. Alors que les travaux sur ce sujet se renouvellent surtout par la mise au point des outils de mesure (enquêtes et modèles statistiques), la diffusion des rencontres en ligne est l'occasion de revenir sur la question de comment l'homogamie advient. À partir d'un terrain qui met au défi les mécanismes habituels, et en adoptant une approche multi-méthodes (encadré 1), on espère ainsi contribuer à une meilleure connaissance de l'homogamie, sur les sites de rencontres comme ailleurs.
ENCADRÉ 1 : DONNÉES ET MÉTHODES
L'enquête Étude des parcours individuels et conjugaux (Épic), conduite en 2013-2014 par l'Ined et l'Insee est également mobilisée. Âgés de 26 à 65 ans, les répondants étaient interrogés au sujet de leurs « relations amoureuses importantes », en cours ou vécues par le passé. L'enquête nous permet de comparer l'homogamie des unions selon les lieux de rencontres. Pour ce faire, on regarde un sous-échantillon d'individus en couple au moment de l'enquête, soit 5 509 personnes dont 153 ayant connu leur partenaire actuel sur un site de rencontres. Épic nous permet aussi de mesurer pour les relations ayant débuté sur ces sites le temps écoulé entre le premier contact sur internet et la rencontre en face-à-face. L'échantillon retenu est alors différent, constitué de l'ensemble des « relations amoureuses importantes » nouées via un site de rencontres (rompues ou en cours), soit 282 relations.
Enfin, on recourt à des données issues d'un site de rencontres. Grâce à un partenariat avec la société Meetic, nous avons pu analyser les bases de ce site. La première contient l'ensemble des profils d'utilisateurs enregistrés sur la plateforme entre 2002 (l'année de son lancement) et 2014. Elle comprend des données anonymisées quant aux informations renseignées par les utilisateurs dans ces fiches descriptives. La deuxième base comporte, elle, des métadonnées quant à l'ensemble des emails envoyés sur le site entre 2011 et 2014. Sans dévoiler le contenu des messages, elle permet de savoir qui contacte qui. Nos analyses se concentrent sur les profils créés en 2014 et ne correspondant pas à des visites uniques : l'utilisateur s'est reconnecté au profil au moins un jour après sa date de création (désormais appelés profils « actifs »). Pour pouvoir comparer les usages du site en fonction du niveau d'éducation, l'analyse se restreint aux profils comportant cette information, soit 57 % des profils « actifs » (N : 579 221). L'analyse des comportements de contact se centre, elle, sur les emails envoyés sur le site en 2014 par des profils « actifs » ayant indiqué le niveau d'éducation, soit plus de 41 millions d'emails.
DIFFUSION, SÉGRÉGATION ET HOMOGAMIE DES RENCONTRES EN LIGNE
7L'usage des sites de rencontres s'est diffusé en France au cours des années 2000. Dans un premier temps, la pratique était fréquente surtout chez les jeunes et dans les classes moyennes et supérieures, c'est-à-dire dans des groupes bénéficiant d'un accès précoce à internet. En 2006, les cadres et les professions intellectuelles supérieures étaient deux fois plus nombreux que les ouvriers à s'être connectés à ce genre de site (13 % contre 6 %) [2]. Depuis, la population des usagers s'est diversifiée sous l'influence d'une augmentation de l'accès au réseau mais aussi d'une visibilité accrue des sites. En 2013, les cadres étaient toujours plus nombreux que les ouvriers à s'être inscrits mais l'écart s'était réduit (16 % contre 13 %) [3]. Avec le temps, la pratique s'est donc démocratisée.
8Cette diffusion des sites de rencontres traduit un double mouvement. D'abord, les sites dits « grand public » ont vu leurs utilisateurs changer. C'est le cas de Meetic dont la structure des diplômes, déclarés par les membres, s'est modifiée au fil des années. En 2002, lors du lancement du site, 46 % des utilisateurs disaient avoir fait des études supérieures en deuxième cycle (Bac+4 ou Bac+5) contre 27 % déclarant avoir suivi un cycle court (niveau Bac ou inférieur). Douze ans plus tard, les différences se sont atténuées et la balance s'est inversée : parmi les utilisateurs inscrits en 2014, 37 % affirment avoir un diplôme de deuxième cycle contre 40 % déclarant avoir suivi un cycle court [4]. Cette évolution est principalement due à un afflux de membres faiblement diplômés, mais elle tient aussi à la popularité stagnante du site auprès des individus scolairement dotés qui lui préfèrent désormais d'autres espaces. La diffusion des rencontres en ligne s'accompagne en effet d'une segmentation des sites. Au fur et à mesure que les sites pionniers se sont popularisés, d'autres sont apparus, ciblant des populations spécifiques. Une partie de ces sites dits de « niche » ciblent les classes supérieures, par le moyen de la cooptation ou sur le principe du partage de pratiques culturelles distinctives. Il en résulte un mouvement de migration des usagers, allant des sites « grand public » vers des espaces dédiés aux personnes pourvues de capitaux économiques et/ou culturels (Bergström, 2014). Aussi la démocratisation des sites de rencontres traduit-elle une « démocratisation ségrégative » (Merle, 2002).
9Au vu de ces tendances contrastées, les rencontres en ligne contribuent-elles à une ouverture sociale des couples ou participent-elles, au contraire, à reproduire l'appariement homogame de par la segmentation et l'organisation même des sites ? La comparaison des relations nouées via ces services avec celles nouées dans d'autres contextes ne permet pas d'établir de véritable spécificité des sites de rencontres (tableau 1). En termes d'homogamie professionnelle tout d'abord c'est-à-dire la part de couples réunissant deux partenaires avec des emplois semblables [5] , on n'observe de différence statistiquement fiable qu'avec les couples formés sur le lieu de travail. Pour ces derniers, la tendance à l'homogamie est plus forte que pour les couples issus des sites. En ce qui concerne l'homogamie d'éducation ensuite, seules les rencontres faites sur le lieu d'études ou de travail sont significativement plus homogames que celles faites sur les sites de rencontres. Enfin, aucune différence ne peut être établie en ce qui concerne l'homogamie d'origine sociale, mesurée par la profession des pères des deux conjoints. Les différences observées entre les sites et d'autres contextes de rencontres ne sont donc pas suffisamment fortes pour pouvoir conclure à une spécificité de ces services. Seuls les contextes professionnels et éducatifs apparaissent par leur nature même comme étant davantage propices aux rencontres entre partenaires ayant un travail ou une éducation similaires.
TABLEAU 1. Homogamie selon les lieux de rencontres par rapport aux sites de rencontres coefficients de régression logistique
TABLEAU 1. Homogamie selon les lieux de rencontres par rapport aux sites de rencontres coefficients de régression logistique
10Ces résultats sont concordants avec une étude portant sur des couples formés en Allemagne et aux États-Unis. Comparant l'homogamie d'éducation des relations nouées sur internet (tous sites confondus) et ailleurs, l'auteure montre que seuls les couples qui se sont connus dans des lieux d'études ou de travail sont significativement plus homogames que les couples issus d'internet. Peu ou pas de différences (en termes d'homogamie d'éducation) sont observées entre les rencontres en ligne et celles faites via les amis, la famille, les associations ou les loisirs (PotârcSa, à paraître) [6]. La diffusion des sites de rencontres ne semble donc pas affecter sensiblement l'appariement de couples socialement homogènes. Comment se produit alors l'homogamie sociale sur ces sites, c'est-à-dire en l'absence de certains éléments essentiels des modèles habituels ? On retrace ici les nouveaux chemins vers un autre semblable. L'enquête met en évidence un processus de rapprochement des partenaires composé de trois phases clairement identifiables : l'évaluation des profils d'utilisateur, l'échange écrit et la rencontre en face-à-face. À chacun de ces moments interviennent des mécanismes de sélection spécifiques, socialement différenciés, qui mettent fin à certaines relations potentielles et conduisent d'autres à l'étape suivante.
LES USAGES SOCIAUX DU PROFIL
11Alors que dans les espaces de sociabilité offline le corps marque la présence d'un individu et renseigne sur sa « personne » âge, sexe, « race », appartenance sociale... , sur internet, pour y être, il faut souvent se dire. C'est le cas sur les sites de rencontres où les utilisateurs sont présents à travers des profils largement textuels. Outre la photographie (facultative), les usagers sont invités à répondre à un certain nombre de questions à choix multiples et à des questions ouvertes. Il s'agit de se « profiler » à travers la mise en écrit, et donc en récit, de son identité sociale ainsi que de ses qualités et ses attentes dans le domaine des relations amoureuses et sexuelles [7]. La fréquentation des sites de rencontres implique donc l'appropriation d'un outil technique où l'accent est mis, dans un premier temps, sur la présentation textuelle et visuelle de soi. L'enquête révèle différentes manières d'investir ces profils, et notamment un rapport différencié à l'écrit, qui conduisent les acteurs à s'intéresser surtout aux personnes qui leur sont socialement proches.
Différentes manières de se donner à voir
12L'« annonce » constitue un des éléments principaux du profil sur les sites de rencontres où les usagers sont invités à se présenter par un texte. Considéré comme un moyen de personnaliser une description de soi par ailleurs trop standardisée, ce champ libre est fortement investi par les personnes dotées de capitaux économiques et/ou culturels. Habitués et à l'aise avec la rédaction, ces usagers y voient un outil privilégié pour se donner à voir à travers le contenu mais aussi la forme des annonces. Considérant l'expression écrite comme un reflet de soi, ils produisent des textes dont le message réside autant dans la tournure des phrases que dans les renseignements fournis.
Cher visiteur,
À vous,
F.
* « Il faut prendre un parti décisif, si nous voulons passer le reste de notre vie d'une façon allègre et n'être pas vieux avant le temps. » Stendhal, La Chartreuse de Parme (Françoise, 60 ans, consultante et enseignante-chercheuse. Mère, femme au foyer ; père : diplomate), annonce issue du site Meetic.fr)
13L'enquêtée ici citée souhaite séduire par son style d'écriture et affirme que « les hommes ont écrit beaucoup que c'était très original et tout ça [...] et ça les attirait plutôt. Plutôt par l'écriture. C'est la force des mots, hein ». Dans l'objectif de se distinguer de la masse des inscrits, les usagers issus des classes supérieures jouent de leurs atouts et produisent des annonces soignées pour lesquelles ils souhaitent être appréciés. Chez les utilisateurs issus des classes populaires ou de la petite classe moyenne, l'annonce est davantage en retrait par rapport aux questions à choix multiples et à la photographie. Rédiger un autoportrait est un exercice jugé difficile mais aussi prétentieux, considéré comme le fait de « se la raconter ».
14Comment tu t'es décrite sur le site ?
« J'ai pas mis d'annonce déjà, parce qu'on avait la possibilité de mettre une annonce machin. Donc on avait des cases à cocher [...] (description des questions auxquelles elle a répondu). Mais j'ai pas mis d'annonce. Il y a des personnes qui font des textes, mais de deux pages quoi ! [...] J'y ai pensé mais c'était difficile, je me suis dit mais comment mettre une annonce dans ce truc-là. C'est pas possible ! [...] Je me suis dit non, après je vais être ridicule. » (Fatima, 34 ans, assistante sociale. Mère, femme au foyer ; père : instituteur)
16Ces attitudes clivées envers l'annonce s'observent également sur Meetic. Le nombre de caractères auxquels recourent les utilisateurs de ce site pour se décrire augmente avec le niveau d'éducation renseigné (graphique 1). Alors que les personnes déclarant avoir un niveau « Bac+5 » utilisent en moyenne 208 caractères pour rédiger une annonce, les personnes qui disent avoir le « niveau lycée et inférieur » utilisent en moyenne 142 caractères. Cet inégal investissement dans l'annonce traduit un rapport socialement contrasté à l'écrit mais aussi à l'exposition de soi que cet exercice implique. Il tient non seulement aux différences d'aisance et de compétences linguistiques mais aussi à des dispositions plus ou moins grandes à se mettre en scène ainsi. Dans les classes populaires en particulier, « parler de soi expose au soupçon de prétention, de souci de distinction » (Poliak, 2002, p. 8). Pièce maîtresse du profil pour les usagers favorisés, l'annonce est donc plus brève chez les personnes de milieux modestes car jugée ostentatoire.
17L'usage des photographies connaît, lui, une tendance inverse. Les sites de rencontres incitent fortement leurs usagers à publier un portrait mais la consigne n'est pas toujours suivie. Cette fois-ci, ce sont les personnes faiblement diplômées qui sont les plus nombreuses à en publier. Sur Meetic, 57 % des usagers déclarant un niveau d'études équivalent au « lycée ou inférieur » ont ajouté une photographie à leur profil contre 47 % des personnes déclarant un niveau « Bac+5 » (graphique 1). On observe des différences semblables dans le choix des questions auxquelles répondent les usagers. Composé de questions nombreuses mais facultatives, le formulaire proposé par les sites est rarement rempli de manière exhaustive. Les usagers font un tri parmi des informations jugées plus ou moins pertinentes vis-à-vis de la présentation de soi et de leur recherche d'un partenaire. Ainsi sur Meetic, moins de 1 % des profils ont été remplis intégralement. Plus précisément, et toujours sur ce site, les taux de réponse aux différentes questions varient selon le niveau d'étude déclaré par les inscrits. Alors que les questions à choix multiples sont davantage renseignées par les membres se disant peu diplômés, les questions ouvertes connaissent un taux de réponse plus important chez les individus indiquant un diplôme élevé.
GRAPHIQUE 1. Usages de l'« annonce » et de la photographie sur Meetic selon le niveau d'éducation déclaré.
GRAPHIQUE 1. Usages de l'« annonce » et de la photographie sur Meetic selon le niveau d'éducation déclaré.
18Les usages du profil révèlent donc des pratiques de présentation de soi socialement contrastées. Si l'objectif commun consiste à se donner à voir et à mettre en avant ses qualités en tant que partenaire, la manière d'y procéder diffère. Les éléments considérés valorisants et constitutifs de sa personne ainsi que la manière de manifester ceux-ci dépendent des ressources des acteurs et ne sont pas les mêmes d'un groupe social à l'autre. Certains éléments du profil fédèrent cependant plus que d'autres. C'est le cas des informations sur le physique : sur Meetic, plus de 93 % des utilisateurs ont renseigné à la fois leur taille, la couleur de leurs yeux, la couleur de leurs cheveux et la forme de leur silhouette. Le taux de remplissage de ce volet du profil, qui ne varie pas selon le niveau d'éducation, indique que la mise à distance du corps physique ne diminue pas l'importance accordée à l'apparence. On note par ailleurs que le taux de réponse diffère peu selon le sexe, à la seule exception du poids où les utilisateurs se montrent plus discrets, notamment les femmes. Ces résultats contrastent avec l'analyse des petites annonces proposées par François de Singly dans les années 1980. L'auteur notait alors une différence entre les autoportraits féminins, où l'accent était mis sur les propriétés esthétiques et relationnelles, et les autoportraits masculins où l'emphase portait davantage sur les propriétés sociales (Singly, 1984). Sur les sites de rencontres, l'importance accordée au physique est peu discriminante et la place donnée aux caractéristiques relationnelles et sociales diffère davantage selon le niveau d'études que selon le sexe. Cela ne signifie pas une absence de différences de genre : les attentes qu'ont les femmes et les hommes vis-à-vis du futur partenaire et plus généralement leur rapport à l'expérience amoureuse restent fort contrastées et sont manifestes sur les sites de rencontres (Bergström, 2015). En matière d'appropriation des profils d'utilisateurs, les usages différencient cependant moins les deux sexes que les milieux sociaux. Il en va de même pour le mode de sélection des partenaires potentiels.
Modes de qualification des partenaires
19Centrale dans la présentation de soi, l'annonce l'est également pour cerner autrui chez les interviewés pourvus de capitaux. Elle tend en revanche à passer au second plan pour les enquêtés issus notamment de milieux populaires pour qui « la personne » est moins cernée par le maniement de la langue que par la photographie. Au-delà d'un support pour le jugement esthétique, cette dernière est considérée comme porteuse d'informations concernant la personnalité. Bruno (44 ans, soudeur intérimaire. Mère, femme au foyer ; père : ouvrier non qualifié) dit ainsi avoir contacté sa compagne actuelle, dont le profil était sans annonce, grâce aux nombreuses photographies que celle-ci avait mises en ligne et où elle lui apparaissait souriante et chaleureuse. Témoignant d'une certaine méfiance envers « les mots », ces enquêtés se réfèrent à la photographie comme un point de repère.
Quand tu regardes les profils, tu es attentive à quoi ?
« S'il y a pas de photos déjà, je regarde pas. Quand il y a pas de photos, là je calcule pas. Même s'il m'écrit un poème, il y en a qui écrivent de très belles jolies choses, très gentil, mais s'il y a pas de photos, non [...] »
Et tu regardes quoi ?
« Ben, c'est rassurant une photo quand même. Même quand tu es en train de chatter, de temps en temps je vois la photo pour bien regarder par rapport aux mots qu'il dit, pour voir un peu la photo, si la manière de s'exprimer, ça colle avec la photo. » (Carole, 31 ans, serveuse. Mère, vendeuse ; père : inconnu)
21 Alors que la multiplication de photographies est appréciée par les interviewés de milieux modestes, elle est souvent interprétée par les interviewés socialement privilégiés comme un signe de vanité. Cherchant à décoder les fiches descriptives pour se faire une image de la personne derrière, les acteurs appliquent ainsi des grilles de lecture différentes où photographie, annonce et questions occupent des places différentes et inégalement importantes.
« Moi je trouve que ça fait un peu peur quand quelqu'un vous contacte et qu'il y a plein de photos [...] Des gens qui me contactaient avec plein de photos, plein de choses, je répondais pas. » (Estelle, 27 ans, auditeur interne. Mère, ingénieure ; père, chef d'entreprise)
Il faut faire un descriptif (une annonce) ?
« Non, pas forcément. Je pense que la photo suffit pour que les gens viennent te voir. Non, j'ai pas mis de description. »
Et lui il en a mis (homme rencontré en ligne) ?
« Non. Mais si tu veux, les trucs à remplir sont assez détaillés pour savoir beaucoup sur la vie de la personne [...] Donc tu as vraiment la possibilité de te décrire par ça. C'est pas la peine de rajouter je pense. » (Jennifer, 23 ans, étudiante en sociologie. Mère, agent d'entretien ; père : agent d'entretien)
« Il n'y a rien de plus triste que de voir un profil où la personne a rempli que les champs obligatoires et qu'il y a pas un peu un message personnalisé. » (Laurent, 33 ans, ingénieur. Mère, comptable ; père, inspecteur des impôts)
23Ne portant pas le même intérêt aux différents éléments de la fiche descriptive, les usagers produisent des portraits considérés comme plus ou moins complets et attractifs selon le récepteur. Si les qualités valorisées chez l'autre diffèrent en fonction du sexe, la variation est plus grande entre milieux sociaux. Les registres à partir desquels seront jugés les partenaires potentiels trouvent en effet un fort écho dans ceux privilégiés pour son propre profil. Cette affinité entre production et réception des fiches descriptives conduit les usagers à détourner l'attention des individus qui sont éloignés d'eux dans l'espace social. Auto-sélection davantage qu'exclusion, le choix des interlocuteurs sur les sites de rencontres n'est pourtant pas exempt de critères sociaux discriminants, le plus saillant étant la maîtrise du français.
Le dégoût de l'orthographe
24Pratique socialement marquée, l'expression verbale permet de situer socialement un individu inconnu. Cela est aussi vrai offline qu'online où l'interaction prend le plus souvent une forme écrite. La rédaction est l'objet d'une importante inégalité sociale qui s'exprime dans le degré de formalisme et de distance au langage parlé, d'une part, et dans la maîtrise de l'orthographe, d'autre part (Bernstein, 1975). Les sites de rencontres reposent ainsi sur un mode de communication fort inégalitaire. Les entretiens révèlent que la rédaction devient un critère de choix non prévu en tant que tel dès lors que la sélection se fait par profil. Loin de rester un simple medium, l'écrit constitue en effet un moyen de filtrage central pour les interviewés scolairement dotés. Cela est particulièrement vrai pour l'orthographe.
25
« Quelqu'un qui fait des fautes d'orthographe par exemple, c'est pas la peine ! » (Yannick, 31 ans, professeur agrégé. Mère, clerc de notaire ; père, clerc de notaire)
« Déjà les fautes d'orthographe, si je vois des fautes d'orthographe, je zappe tout de suite. » (Élodie, 20 ans, étudiante en sciences politiques. Mère, professeur agrégée ; père, ingénieur)
26L'orthographe est présentée comme un critère discriminant par la très grande majorité des interviewés diplômés du supérieur, indépendamment du niveau et du secteur d'études. Il est aussi l'un des rares à être formulé en tant que tel : une mauvaise écriture disqualifie immédiatement l'interlocuteur comme partenaire potentiel. Il constitue en cela un critère opérant une exclusion verticale nette vers le bas de l'échelle sociale. Lorsqu'il est motivé, le rejet s'inscrit dans un registre social mais avant tout dans celui du caractère.
27« J'ai eu des discussions intéressantes et ce qu'est marrant c'est qu'en fait, j'ai discuté avec des gens très différents. Un pompier, qui avait l'air en fait très jeune mais qui finalement avait à peu près le même âge que moi. Un qui était dans l'informatique je crois. Et puis il y en avait un qui était dans l'aéronautique et un qui était dans la cuisine, nologue, quelque chose comme ça. Donc alors, entre celui qui, ben le pompier qui était adorable mais qui faisait plein de fautes d'orthographe, qui parlait d'une manière très très jeune, très... J'ai laissé tomber (...) On a échangé pas mal de mails, avec les quatre en fait. Et lui, ce qui a fait qu'à un moment donné, j'ai laissé tomber, j'avoue que c'était son langage... vraiment il écrivait comme en CP (rire). » (Delphine, 32 ans, assistante sociale. Mère, agent d'entretien ; père, ouvrier qualifié)
28Dans le récit de Delphine, la mauvaise orthographe est jugée en termes d'immaturité. L'écriture de l'homme, qui a bien le même âge qu'elle, conduit l'interviewée à le considérer comme « jeune ». La jeunesse exprime ici, non pas un écart d'âge, mais une distance sociale : est considéré immature un homme de statut social inférieur. Si les fautes d'orthographe de son interlocuteur n'empêchent pas l'interviewée d'échanger avec lui, elles la conduisent néanmoins à abréger le contact. Dans les classes supérieures, l'orthographe est jugée plus sévèrement encore et souvent dans les registres de l'éducation : la différence sociale est envisagée comme une différence morale et les pratiques des classes inférieures aussi linguistiques sont jugées comme un manque de valeurs (Le Wita, 1988). Ainsi, chez les interviewés dotés en ressources, la mauvaise orthographe est souvent qualifiée de « rédhibitoire ». C'est le cas de Paul (26 ans, responsable webmarketing (chef de projet). Mère, institutrice ; père, officier) qui ajoute que « si je vois qu'elle fait des fautes d'orthographe ou qu'en gros, elle écrit pas bien, c'est pas possible. Même juste pour du sexe, pour un plan cul entre guillemets, je ne pourrais pas ». La mauvaise orthographe ne disqualifie pas seulement la personne en tant que conjoint mais elle rebute plus largement. Intimement mais implicitement liée à l'appartenance sociale, elle révèle que les préférences amoureuses et sexuelles ne traduisent pas seulement des goûts mais aussi des dégoûts.
29Sans la possibilité ni la volonté d'interagir avec l'ensemble des membres du site, les usagers font donc une présélection d'interlocuteurs à partir du profil qui constitue à la fois le support d'une première impression et d'un filtre. Si la fiche descriptive est fortement standardisée, les usages que les acteurs en font (production et réception) ne révèlent pas moins une appropriation différente selon les milieux sociaux. En découle un classement où sont valorisés les portraits de membres qui sont socialement proches des usagers. Opération de « qualification » des partenaires potentiels (Chaulet, 2009), l'évaluation des profils n'est cependant qu'une étape préliminaire.
SE SÉDUIRE À L'ÉCRIT
30Bien que la sélection des interlocuteurs à partir du profil opère un premier aiguillage social, les contacts initiés sur les sites de rencontres ne sont pas uniquement engagés entre individus proches dans l'espace social. Les interviewés sont nombreux à raconter des interactions avec des individus « super différents », « de tous les milieux socioculturels » et à qui, offline, « tu n'irais pas forcément parler ». Cependant, entre les interlocuteurs dont le contact est bref et ceux qui s'engagent dans une interaction prolongée, la distance sociale tend à se resserrer. C'est ce qu'indiquent les comportements de contact sur Meetic (tableau 2). L'analyse des emails échangés sur ce site montre d'abord que conformément à des tendances observées par ailleurs (Desrosières, 1978 ; Bouchet-Valat, 2014) l'homophilie est plus marquée aux pôles de l'échelle sociale que dans les groupes sociaux intermédiaires où prévaut une certaine fluidité. Cela est vrai lorsque l'on regarde la profession des usagers et surtout leur niveau d'éducation : la tendance à contacter quelqu'un avec un niveau de diplôme similaire au sien est plus forte chez les personnes ayant suivi un cycle court (niveau Bac ou inférieur) ou au contraire un cycle long (études supérieures de deuxième cycle) que chez les personnes avec un niveau intermédiaire (niveau Bac+2 ou Bac+3) [8]. Surtout, l'analyse révèle que l'homogamie se renforce au fil des échanges. Les premiers contacts concernent en effet des profils plus hétérogènes que ceux associés à des échanges poursuivis par l'envoi de 10 emails ou plus. Autrement dit, et comme le montre également Andreas Schmitz au sujet d'un site allemand (Schmitz, 2012), l'appariement homogame sur les sites de rencontres ne s'explique pas simplement par un choix sur profil. Il est aussi dû à un processus de sélection-élimination lors de la communication écrite. Les entretiens révèlent le rôle que joue le partage d'un univers référentiel, d'une part, et une définition commune des codes de la séduction, d'autre part, dans ce deuxième filtrage social.
TABLEAU 2. Comportements de contacts sur Meetic.fr selon le niveau d’éducation déclaré – tableau de sur- et de sous-représentation
TABLEAU 2. Comportements de contacts sur Meetic.fr selon le niveau d’éducation déclaré – tableau de sur- et de sous-représentation
Et plus si affinités
31Les échanges en ligne reposent sur un jeu de séduction qui ressemble beaucoup à celui pratiqué lors des rencontres ordinaires. Cependant, les sites instaurent des conditions d'interaction particulières par l'absence de stimuli extérieurs et d'activités autour desquelles s'organise l'interaction. Alors qu'offline, les rencontres amoureuses sont souvent rythmées et organisées par d'autres pratiques (la danse, la consommation de boissons et de repas, le travail, les études, les activités associatives, etc.), l'interaction sur les sites de rencontres se réduit à l'échange verbal. C'est d'autant plus vrai qu'elle se caractérise également par l'absence de face-à-face et de langage corporel. La séduction s'inscrit ainsi sur les sites de rencontres « dans un registre intellectuel, pas sensoriel » comme le dit un enquêté à propos de la rencontre avec sa conjointe :
« En quelques minutes d'échange, on discutait ! On était tout de suite sur une autre planète quoi, d'égal à d'égal comme je disais tout à l'heure [...] Tu me demandais tout à l'heure quel type de sujets on avait abordé avec Agnès. Je sais pas : tout ! Mais tous les sujets étaient des sujets sur lesquels on se trouvait des envies de parler ensemble. » (Claude, 57 ans, cadre supérieur de la fonction publique. Mère, secrétaire médicale ; père, ingénieur)
[Relance] Et lorsque vous parliez sur MSN, l'affinité que tu as ressentie c'était quoi ?
« Il était vachement ouvert. On pouvait parler de beaucoup de choses, ça m'a plu. Il me comprenait. Il disait quelque chose et c'était le truc auquel je pensais. Il finissait mes phrases, c'était bizarre. J'ai trouvé ça excellent. Il me faisait rire. Tout quoi. C'était excellent. Une sensation de bien-être. » (Jennifer, 23 ans, étudiante en sociologie. Mère, agent d'entretien ; père, agent d'entretien)
34S'apprécier sur les sites de rencontres renvoie à une entente produite par le verbe. Si les interviewés restent en contact avec un interlocuteur, c'est qu'ils ont « des choses à se dire ». D'abord un rituel de questions-réponses, le contact se maintient si émerge un échange sur un sujet à propos duquel les deux interlocuteurs savent et souhaitent converser. Dans un contexte de présentation de soi où les questions introductives portent souvent sur « ce qu'on aime » loisirs, passions et goûts , les contacts se voient facilités par le partage d'intérêts et plus largement d'un univers référentiel.
« On avait beaucoup de sujets en commun. Ça c'est quelque chose que j'aimais vraiment. Même des trucs très... un peu élite quoi, si tu veux. Des trucs pas trop connus, et elle connaissait [...] Tout ce qui est animaux déjà. Tout ce qui est informatique. Tout ce qui est Japan animation aussi beaucoup [...] Plein de trucs comme ça. Vraiment des sujets... Ouais, finalement tu te sens bien quand tu parles de ça. Tu n'as pas besoin de plus finalement. » (Gregory, 23 ans, étudiant en informatique. Mère, agent d'entretien ; père, ouvrier en construction)
« Il est passionné de Johnny Hallyday (rire). Comme moi aussi j'aimais bien Johnny... Bon, c'est pas mon idole favorite mais j'aime bien Johnny et comme lui, c'est franchement son idole, il était content de rencontrer quelqu'un qui pense un peu comme lui sur cette vedette-là parce que Johnny n'est pas apprécié de tout le monde [...] On n'avait pas beaucoup de discordance hein. » (Brigitte, 50 ans, infirmière. Mère, vendeuse ; père, mécanicien)
37 Sous le terme courant de feeling les interviewés décrivent le sentiment de proximité qui naît lors d'un échange fluide et réciproque où les sujets de conversation vont de soi : « [le feeling] c'est quand on parle avec quelqu'un, qu'il n'y a pas de blancs, qu'on sait quoi se dire, on parle un peu le même langage » (Cécilia, 39 ans, secrétaire. Mère, femme au foyer ; père, policier). Ne pouvant pas partager un rire, un regard ou une intimité physique, cette affinité émerge, peut-être plus qu'ailleurs, dans le partage d'un univers commun : dans des pratiques et des pensées qui se répondent. Laissant la fiche standardisée de côté, les acteurs saisissent l'autre à travers le contenu, la forme et le ton des messages reçus qui permettent de ressentir ou d'anticiper une entente et sans que les critères de sélection, pas plus qu'ailleurs, n'aient « à se formuler autrement que dans le langage socialement innocent de la sympathie ou de l'antipathie » (Bourdieu, 1979, p. 270).
Les codes de la séduction
38Par la communication écrite, les interlocuteurs font donc connaissance. Si la volonté est de connaître l'autre, l'échange ne se limite pas à cet objectif informatif. Envisagé comme une pratique, l'amour est décrit par Michel Bozon comme une remise progressive et mutuelle de soi : de ses préoccupations, son temps, son espace, son réseau d'amis... (Bozon, 2016). Dans les phases initiales de la formation des couples, ce don de soi consiste notamment en une transmission mutuelle d'informations : s'intéresser et se révéler à l'autre sont des pratiques constitutives du jeu de séduction auquel se prêtent les usagers des sites de rencontres. La présente enquête révèle cependant des conventions différentes quant aux informations jugées convenables ou non de partager. Les entretiens donnent notamment à voir des attitudes contrastées face à l'évocation de la vie intime. Les expériences affectives antérieures et les attentes dans le domaine du couple constituent un sujet de conversation essentiel pour les interviewés issus des classes populaires. Considérées comme importantes pour « cerner la personne, voir son caractère », les questions relatives à la conjugalité sont présentées comme des questions « classiques », voire « obligatoires ». Si les interviewés issus des classes supérieures parlent aussi de la récurrence de ces questions dans les emails, c'est en revanche pour manifester leur désapprobation.
« Toutes les personnes directement tournées vers ‟Alors, comment tu t'appelles ? Qu'est-ce que tu aimes ? Tu aimes les garçons comment ?”, je répondais pas parce que je trouvais ça un peu déplacé, même si j'étais sur un site de rencontres. » (Estelle, 27 ans, auditeur interne. Mère, ingénieure ; père, chef d'entreprise)
40Bien qu'évoquées dans des espaces explicitement voués aux rencontres affectives et sexuelles, les questions relatives à la biographie et aux préférences amoureuses paraissent incongrues aux enquêtés socialement favorisés. Si se séduire, c'est se montrer mutuellement un intérêt, l'intime ne constitue pas un registre convenable à cette phase de la séduction. Alors que l'enjeu de l'échange consiste pour l'ensemble des interviewés à donner de soi, ils ne partagent pas la même idée ni de la nature ni de la temporalité appropriée de ces dons.
41De la même manière on observe des codes différents concernant la manière de montrer son intérêt affectif et sexuel pour l'autre. Dans les récits des interviewés issus des classes populaires, les compliments sont présentés comme centraux à l'activité de séduction. Pour Karim (24 ans, étudiant en informatique. Mère, aide-soignante (au chômage) ; père, sans information), séduire, c'est en effet dire des choses qui font « que les choses avancent, comme : ‟je t'apprécie beaucoup”, ‟tu es charmante”, ‟tu es belle, tu es beau” et ainsi de suite ». Pour Audrey (22 ans, étudiante en sciences politiques. Mère, cadre bancaire ; père, sans information) en revanche, un homme « qui te fait comprendre précipitamment qu'il t'aime bien », c'est un « mec lourd » et « sans tact ». Alors que pour les interviewés issus de milieux modestes, la séduction correspond à une explicitation de l'intérêt amoureux et sexuel, les enquêtés socialement favorisés témoignent, au contraire, d'un rituel de séduction valorisant l'ambiguïté des intentions. La manifestation expresse des appréciations se voit disqualifiée comme de la « drague » ; un mode de séduction considéré comme vulgaire et peu propice pour débuter une relation amoureuse. Les personnes interviewées évoquent ainsi des conversations en ligne où le jeu de séduction prend des formes très différentes.
Et on parle de quoi ?
« ‟Salut, comment tu vas beauté ? Tu as un beau sourire, ton profil est sympa, qu'est-ce que tu fais dans la vie, tu habites vers où ?”, enfin voilà. » (Carole, 31 ans, serveuse. Mère, vendeuse ; père, inconnu)
« Alors, en fait il m'avait envoyé un message pas du tout... enfin, un peu différent des autres dans le sens où il me demandait un conseil sur un truc de philo. Tu te dis, ok c'est une stratégie de séduction mais c'est un peu plus intéressant quand même [...] C'était un peu plus naturel quoi. C'était dans un rapport plus... un peu plus normal tu vois, où finalement dans la vie, voilà tu peux rencontrer quelqu'un en discutant de bouquins et des trucs comme ça tu vois. Et c'est ça que j'avais trouvé assez plaisant. C'était un des rares qui avait... Enfin, sinon il n'y en avait pas un qui s'intéressait... Ils disent que ton nom est beau mais ils s'intéressent pas à ce que tu fais. Tu te dis que c'est vraiment absurde tu vois. C'est vraiment un truc genre, sur la photo tu souris donc ils vont te dire « tu as un joli sourire », mais ça paraît vraiment... ! Oui, c'est gentil mais bon ça n'a rien de... voilà, ça n'a rien de particulier quoi. » (Sarah, 23 ans, étudiante en philosophie et histoire des sciences. Mère, femme au foyer [traductrice] ; père, graphiste)
43S'inscrivant sur Meetic en « [se] disant, après tout, ça peut brasser pas mal de gens », Sarah apprécie de voir que sur ce site « tu pouvais rencontrer des gens qui ne sont pas du tout dans le même truc que toi genre ‟Je vais à la fac machin” ». Or, dans ces échanges elle se dit rapidement « bloquée » par le fait que « on est beaucoup plus tout de suite dans la sphère de l'intime ». La seule personne finalement avec qui elle maintient un dialogue prolongé est un étudiant qui adopte une stratégie de séduction détournée de l'univers amoureux et sexuel. Alors qu'elle sait que le garçon essaye de lui montrer son « intérêt », elle apprécie que celui-ci l'exprime de façon indirecte. Il s'agit là d'un rapport de séduction qu'elle juge plus « normal » : à la fois plus habituel et plus convenable.
44 De même, étudiante en double diplôme et issue d'une famille à fort capital culturel, Sarah souhaite être appréciée pour ses qualités intellectuelles et non pas pour son sourire ou son prénom dont elle juge les compliments banals et déplacés. La citation montre l'importance de la reconnaissance que l'autre donne aux qualités que l'acteur valorise chez lui-même. Les préférences amoureuses ont en effet un caractère relationnel : elles ne concernent pas seulement les caractéristiques d'autrui mais la manière dont ce dernier reflète ego par son appréciation et sa personne. Sur Meetic, Sarah se détourne ainsi des garçons qui ne savent pas reconnaître les caractéristiques qu'elle considère comme constitutives de sa propre personne.
45Considéré comme un « jeu » en raison de son caractère fortement ritualisé il s'agit de « jouer le numéro » selon les termes de Dounia (20 ans, étudiante en sciences politiques. Mère, femme au foyer ; père, chauffeur de taxi [au chômage]) , la séduction connaît des conventions contraignantes relatives à ce qui peut/doit se dire et se faire. Différents pour les femmes et les hommes, ces codes sont aussi sociaux et entrent, à ce titre, en contradiction les uns avec les autres comme le révèlent surtout les récits des enquêtées issues de milieux favorisés, racontant leur aversion face à des avances jugées vulgaires et inappropriées. De même, les entretiens donnent à voir l'importance des références communes qui facilitent la communication écrite. Cette reconnaissance mutuelle des pratiques et des pensées dans le sens à la fois de reconnaître et de valoriser se trouve au cœur des récits et constituent un facteur important dans la décision de faire passer la relation à l'étape d'après : la rencontre « en vrai ».
SE VOIR « EN VRAI » : QUAND LE SOCIAL PREND CORPS
46Contrairement à une idée courante, les rencontres en ligne donnent rarement lieu à une longue relation épistolaire. Au contraire, lorsque les interlocuteurs s'apprécient par écrit, ils décident le plus souvent de se rencontrer rapidement en face-à-face. L'enquête Épic montre que, sur les couples formés via un site de rencontres, presqu'un tiers se sont vus dans la semaine suivant le premier contact sur internet, et plus de deux tiers se sont rencontrés dans le mois (tableau 3).
TABLEAU 3. Temps écoulé entre le premier contact sur internet et la première rencontre en face-à-face
TABLEAU 3. Temps écoulé entre le premier contact sur internet et la première rencontre en face-à-face
47Les entretiens confirment l'importance accordée à l'appréciation produite de visu qui, par anticipation ou expérience, est vue comme un élément capable de bousculer celle créée par l'échange écrit. Lorsque le « feeling » passe dans les emails, les interviewés sont par conséquent nombreux à chercher à abréger le temps d'interaction en ligne afin de confirmer ou infirmer les premières impressions. La volonté de voir l'autre se nourrit, d'une part, du souhait d'apprécier esthétiquement l'autre. Si une majorité d'interviewés a vu une photographie de leur interlocuteur avant de le rencontrer, ils sont aussi nombreux à ne pas se fier à ces portraits plus ou moins récents et fidèles à la réalité. Le rendez-vous en face-à-face est ainsi un moment de calibrage du jugement esthétique. D'autre part, et plus encore, la rencontre physique est sollicitée en ce que la coprésence est considérée comme la seule manière de savoir véritablement à qui l'« on a affaire ». Réduire le corps à l'esthétique, c'est négliger l'apparence physique comme source de jugements sur la personne (Bozon, 1991). Est crucial « tout ce que tu n'as pas sur internet, les mimiques des gens, leurs manières de réagir, etc. et qui t'en apprennent beaucoup sur les gens » (Sandra, 23 ans, étudiante en sciences politiques. Mère, employé de laboratoire ; père, employé de laboratoire). En fonction d'une appréciation globale, les acteurs évaluent une attraction qui va au-delà de ce que l'on appelle habituellement « attirance physique ».
« C'est très bête à dire mais j'ai su tout de suite que ça collerait pas, tout simplement parce qu'en fait... ne serait-ce que... la peau en fait, le, le... voilà, je sentais que chimiquement il y avait rien qui se passait. Voilà. Pourtant, j'ai jamais eu de coup de foudre. Je sais pas vraiment ce que c'est. Je sais pas si ça existe réellement. Mais voilà, il y avait quelque chose qui physiquement, il était pourtant pas désagréable physiquement, je peux pas dire que je le trouvais moche du tout. Il était très gentil [...] il y a quelque chose d'indéfinissable qui compte. » (Delphine, 32 ans, assistante sociale. Mère, agent d'entretien ; père, ouvrier qualifié)
49Le corps est à l'origine de multiples jugements qui font qu'avec l'autre, au premier abord, ça « accroche » ou non. Les interviewés emploient des termes vagues pour décrire un jugement qui, surtout lorsqu'il est négatif, est souvent immédiat : « c'est difficile à décrire ou savoir ce qui s'y joue. Mais c'est facile à savoir quand ça n'y est pas » (Anna, 24 ans, étudiante en droit. Mère, comptable ; père, directeur des ressources humaines). Il s'agit d'une impression d'ensemble à plusieurs fonds dont les acteurs isolent difficilement les critères et qu'ils assimilent à de l'« alchimie » : un composé d'appréciations qui forment un sentiment évident, mais difficilement exprimé, et qui paraît ainsi s'imposer à eux. Le commencement sur internet n'épargne pas les relations issues des sites de rencontres de cet accord corporel qui occupe un rôle important dans l'appariement des partenaires mais qui joue un rôle différent lors des rencontres en ligne.
50Même lorsque l'interaction sur internet est brève, les individus viennent au premier rendez-vous avec des représentations préalables de leur interlocuteur. Plutôt que de l'ordre du fantasme comme souvent suggéré, elles s'apparentent à des portraits-robots fabriqués par des informations et d'indices reçus lors de l'échange écrit. La première rencontre physique est le moment où les acteurs appréhendent la façon dont l'autre habite cette identité. Dit autrement, elle permet d'observer comment la personne incorpore les caractéristiques déjà connues. Alors que l'apparence physique constitue le point de départ lors des rencontres offline support central des premières impressions , elle joue ici un rôle de vérification.
« Il était venu chez moi me chercher, je m'étais préparée, machin, et lui il arrive et tout. Je le regarde et je me dis ‟ça va, il me plaît”, mais je le regarde sans oser le regarder, je le touche si c'est vraiment lui, il avait un truc chelou hein, s'il me plaît vraiment, en même temps, je me pose des questions au niveau de la taille, ça va, le visage, ça va, je regarde un peu plus parce qu'il avait une queue-de-cheval (sur la photo en ligne), mais là il l'avait pas, ça allait quoi. Il était tout souriant, ce que j'aime. J'aime les hommes qui sourient. » (Carole, 31 ans, serveuse. Mère, vendeuse ; père, inconnu)
52 Lors de la rencontre physique, les interviewés mesurent l'écart entre le portrait qu'ils ont fabriqué de l'autre et son apparence réelle. De même, ils apprennent sur son mode de vie. Le rendez-vous ne permet pas seulement d'apprécier l'autre de visu mais aussi « en situation ». Les entretiens révèlent l'importance donnée aux lieux et aux activités de la rencontre, perçus comme révélateurs de la personne et annonciateur de la future relation. Des rencontres qui se passent bien sont des rencontres où l'on apprécie l'interlocuteur mais aussi plus largement le moment passé ensemble. À l'inverse, un cadre en décalage avec les attentes constitue un élément dépréciateur.
« Mais en vrai de vrai, je sais pas, il y avait quelque chose d'assez... je dirais étriqué [...] C'est l'impression que j'ai eue, il n'y est pour rien lui. Mais quand il m'a donné rendez-vous chez lui, j'ai vu son appartement et on est allé ensuite au restau qu'il avait choisi, qui était un peu renfermé, moisi et tout, je me suis dit non, je ne vis plus dans le même univers. Je ne pourrais pas vivre dans le même univers. » (Véronique, 68 ans, chef d'entreprise (retraitée). Mère, dactylographe ; père, sans information ; beau-père, commerçant)
54Issue d'une famille modeste, Véronique a connu une forte ascension sociale par le travail. Elle raconte ici le rendez-vous avec un pianiste dont elle apprécie beaucoup la personne. Néanmoins, le contact ne survivra pas aux premiers rendez-vous dont les lieux conduisent l'interviewée à mettre un terme au contact. À l'homme artiste et cultivé, Véronique a associé un mode de vie qui n'est pas celui qu'elle découvre « en vrai ». Par rapport à l'ampleur de ses attentes, celui-ci lui paraît « étriqué » et « confiné ». En effet, lors du rendez-vous hors ligne, le social prend corps : il s'incarne dans le physique, la voix, les gestes mais aussi les espaces et les pratiques. De nouveau, la proximité sociale favorise la poursuite des contacts. Les entretiens soulignent le caractère déterminant de la rencontre en personne qui seule permet de trancher sur l'éligibilité d'un partenaire et sur la possibilité d'une relation physique.
55Éléments principaux du modèle de l'homogamie, les lieux de vie et l'appréciation physique interviennent, lors des rencontres en ligne, à la fin du processus de rapprochement des partenaires. Au lieu d'être le point de départ, la rencontre en face-à-face est le moment où se vérifie la façon dont est réalisée « en pratique » une identité sociale déjà connue. Lors de cette dernière étape, la sélection-élimination s'opère moins en fonction des caractéristiques sociales de la personne que des expressions de celles-ci : manières de parler, de bouger et de faire. Plus précisément, c'est le moment où l'on apprécie la façon dont l'autre articule les deux et y imprime son individualité.
CONCLUSION
56Dans sa « théorie critique de l'homogamie », publiée en 1987, François de Singly revient sur les travaux consacrés à ce concept central en sociologie et porte à débat « ‟l'inconscient épistémologique” de la construction du monde matrimonial selon l'homogamie » (Singly, 1987, p. 182). Parmi plusieurs critiques, l'auteur met en avant « le poids statistique » des études de ce fait social et souligne les nombreux points aveugles d'une approche privilégiant la mise en évidence des régularités sociales. Il constate ainsi que « l'objectivation des couples qu'opère la recherche de proximités entre conjoints laisse entière la question de leur production sociale. Pourquoi et comment un homme et une femme qui se ressemblent s'assemblent ? » (Singly, 1987, p. 182). Consacré aux usages sociaux des sites de rencontres, cet article s'est intéressé au modus operandi de l'homogamie telle qu'elle se produit sur internet. Ce faisant, il souligne la spécificité de ce mode de rencontres mais éclaire aussi d'un autre jour les rencontres « ordinaires ».
57Nouveau lieu de rencontres, internet introduit d'abord un nouveau scénario de rapprochement des partenaires. Alors que la rencontre physique constitue habituellement le prélude des relations intimes, elle intervient ici à la fin d'un processus de présélection des partenaires potentiels. Elle s'apparente à une audition où sont appréciés des candidats préalablement choisis par l'évaluation de fiches descriptives et par l'échange écrit. Ce nouveau scénario se traduit par un jugement processuel des partenaires. Il amène à considérer séparément des attributs qui, par ailleurs, font l'objet d'un jugement d'ensemble. Chacune des trois étapes de la mise en relation amène en effet à apprécier des éléments différents du partenaire : les propriétés objectives (sexe, âge, profession, etc.), le mode de vie (loisirs et goûts) et enfin l'incorporation physique de ces caractéristiques (hexis corporelle et lieux de vie). Ce scénario requiert des usagers une réflexivité quant à la nature de leurs goûts amoureux et sexuels. Il amène à transformer en critères catégoriels des éléments qui, d'ordinaire, sont communiqués directement par le corps physique. Cette réflexivité n'est pourtant pas synonyme d'une rationalisation des comportements conjugaux comme on le dit souvent. L'enquête révèle au contraire ce que les rencontres en ligne doivent aux appréciations intuitives et aux jugements spontanés : une affinité palpable mais difficilement définissable qui se manifeste lors des échanges écrits et de la rencontre de visu. La sélection amoureuse ne peut se réduire à un choix « sur profil », les sites de rencontres le révèlent d'autant mieux qu'ils distinguent la considération d'éléments objectifs de l'appréciation des manières d'être, de faire et de parler.
58Ce nouveau mode de rencontre est aussi marqué par des logiques homogames. Si les sites réorganisent le processus de rencontre, ils n'altèrent pas pour autant l'homogamie sociale. Chaque étape du rapprochement des partenaires met en jeu des mécanismes de sélection spécifiques qui éloignent un peu plus les usagers qui sont déjà éloignés dans l'espace social. Ces procédures de sélection-élimination sont les mieux décrites en termes de goûts, c'est-à-dire des « schèmes classificatoires » socialement différenciés (Bourdieu, 1979). Cela n'empêche pas pour autant que certains usagers ont des critères sociaux très explicites, faisant preuve de beaucoup de stratégie dans leur choix amoureux. Ce n'est pourtant pas une attitude fréquente mais plutôt la tendance des personnes en situation de mobilité sociale, ascendante ou descendante. Comme pour d'autres jugements de goûts, le caractère intentionnellement distinctif et stratégique des jugements amoureux distingue en effet ceux qui doivent faire valoir leur place dans la hiérarchie sociale de ceux qui ont le privilège de vivre leur position, et les goûts qui y sont associés, comme une simple manière d'exister et d'embrasser le monde (Bourdieu, 1979). C'est vrai sur les sites de rencontres comme ailleurs.
59Enfin, l'article montre ce que la formation des couples doit aux savoir-faire des partenaires. Si les jugements émis par les usagers correspondent à des préférences, l'enquête révèle aussi l'aspect pratique de l'appariement conjugal. Se saisir d'un dispositif technique, se mettre en scène dans un contexte de séduction, converser, donner de soi, exprimer son appréciation et faire des choses ensemble sont autant d'activités auxquelles concourent les usagers des sites de rencontres. Il importe de saisir les rencontres en ligne, mais aussi hors ligne, également dans cette dimension pratique : en tant qu'un ensemble d'activités avec leur temporalité et leurs codes propres auxquelles les acteurs participent ensemble et à travers lesquelles ils s'éprouvent (Bozon, 2016). Il s'agit d'une pratique sociale qui, comme d'autres, connaît des expressions différentes selon les milieux sociaux et se réalise d'autant mieux que les protagonistes ont la même compréhension des manières de faire.
60Cet aspect concret de la formation des couples est très peu pris en compte dans les travaux sur l'homogamie qui adoptent souvent le cadre conceptuel du marché. Caractérisé par l'aspiration à une formalisation des logiques sociales qui structurent la rencontre amoureuse, ce concept conduit à négliger le contexte et les pratiques effectives. Dans le cas du marché économique, cette approche objectivante n'a pas empêché les ethnographes et les sociologues d'interroger « les conditions sociales [...] qui permettent la réalisation d'une ‟transaction marchande” entre deux individus » (Zelizer, 1994 ; Weber, 2000, p. 87). Peu d'attention empirique a néanmoins été accordée aux conditions et aux modalités concrètes de la « transaction conjugale ». L'article souligne que les rencontres amoureuses font appel à des codes, des rituels et des manières de faire et que le devenir de la relation dépend aussi de l'entente des acteurs dans ce domaine. Alors que les écrits sur les sites de rencontres renforcent à l'extrême la vision de la sélection amoureuse comme un choix préférentiel, l'étude qualitative de ces espaces conduit à prendre de la distance avec cette conceptualisation de la formation des couples. Elle incite à étudier la rencontre comme une pratique sociale où se jouent, non seulement une probabilité de rencontre et des préférences amoureuses, mais aussi des savoir-faire, contribuant activement à la fabrique de couples homogames.
Annexe I : Éléments de présentation de soi dans le profil d'utilisateur sur Meetic.fr
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- WEBER F., 2000« Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles. Une ethnographie économique après le Grand Partage », Genèses, 41, p. 85-107.
- ZELIZER V., 1994The Social Meaning of Money : Pin Money, Paychecks, Poor Relier, and Other Currencies, New York (N. Y.) : Basic Books.
Notes
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[1]
Mesurée par la proximité des partenaires en termes d'éducation, de profession ou d'origine sociale, cette tendance a connu une évolution à la baisse depuis la fin des années 1960 comme le montre Milan Bouchet-Valat (2014).
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[2]
Source : enquête CSF, Inserm-Ined, 2006. Champ : personnes vivant en France et âgées de 26 à 65 ans.
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[3]
Source : enquête Épic, Ined-Insee, 2013-2014. Champ : personnes vivant en France et âgées de 26 à 65 ans.
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[4]
Source : base d'utilisateurs de Meetic.fr, 2014, Meetic Group.
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[5]
Pour cette mesure, on se base sur une version modifiée de la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS), regroupant, d'une part, les employés et ouvriers qualifiés et, d'autre part, les employés et ouvriers non qualifiés.
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[6]
Les couplés allemands et surtout les couples états-uniens qui se sont connus sur internet sont, en revanche, significativement moins endogames que d'autres couples du point de vue des caractéristiques ethno-raciales.
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[7]
Voir l'annexe 1 pour un aperçu des éléments présents dans le « profil » sur Meetic.
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[8]
Cette analyse ne présuppose pas que les usagers ont contacté (ou non) d'autres membres en raison de leur niveau d'éducation. Le constat est simplement celui de comportements homogames.