Notes
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[1]
« Pour moi, c'est [l'enseignement du nazisme et du génocide] surtout dans la dernière classe de seconde que j'ai eue c'était une heure de religion. Ou plutôt des heures de religion. » Entretien avec M. Schulze, 60 ans, Gymnasium de Hambourg, février 2003. Pour tous les noms il s'agit de pseudonymes.
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[2]
Dans la même veine, un groupe de chercheur-e-s en littérature principalement a publié l'ouvrage « Rire, Mémoire, Shoah ». Ils exploitent le « potentiel résistant » du rire (Lauterwein, 2009).
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[3]
Cette tendance à interpréter le rire, et notamment le rire politique sur le nazisme ou sur la Shoah avant 1945 comme une « résistance » se trouve dans des publications d'après-guerre en Allemagne (Gamm, 1979 ; Hermes, 1946 ; Müller, 2009). On le retrouve également dans des travaux sur la résistance française pendant la deuxième guerre mondiale. André Halimi a ainsi appelé l'humour sous l'occupation (qui prend pour cible le nazisme ou plus largement les forces de l'occupation) une « résistance psychologique » (Halimi, 1979, p. 109). Le point de vue d'Halimi a été critiqué depuis, certains considérant le rire plutôt un acte apolitique, une « propagande par distraction » (Delporte, 1993).
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[4]
Ceci est évidemment une affirmation un peu osée, vu qu'il est impossible de prévoir un vote 4 ans à l'avance, et le développement d'adolescents sur 4 ans peut changer beaucoup de choses. Elle sert juste à distinguer le groupe étudié ici d'adolescents explicitement engagés dans les mouvements d'extrême droite ou ceux dont le choix politique est déjà très fortement exprimé à 14 ans.
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[5]
À Pâques 2003, les bagarres entre les deux groupes ont pris une ampleur telle que la police s'est déplacée, un « scandale » a éclaté, qui a fini par être traité dans les journaux locaux. Les élèves m'ont raconté avec fierté qui faisait partie de quel groupe.
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[6]
Journal de Terrain 20.10.03.
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[7]
Ma présence peut les inciter à le faire de manière volontairement provocatrice, pour « prouver » leur inventivité ou encore pour « choquer » l'enquêtrice. Mais le professeur me rapporte que ce genre d'interaction n'est pas rare en classe, en dehors de ma présence.
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[8]
En Allemagne, on peut étudier la pédagogie comme matière spécifique.
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[9]
L'observation permet ici de relativiser le constat de Testanière, qui énonce dans les années 1960 que « la riposte de l'adulte, aussi brutale soit-elle, reste le plus souvent inefficace » (1967, p. 22). La riposte de M. Gerste est ici au contraire efficace, peut-être parce qu'elle n'est justement pas brutale. La mise en cause des pratiques pédagogiques fondées sur la punition à la suite des révoltes estudiantines en 1968 étant passée par là, le professeur, ici issue du même milieu que les élèves, au lieu de se confronter directement à eux, rentre dans leur jeu en partie afin de les ramener au travail. Par ailleurs, je ne peux pas souscrire à l'analyse de Testanière sur le chahut anomique qui remplacerait le chahut traditionnel du moins pas dans l'Allemagne des années 2000.
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[10]
L'école n'est pas une institution totale dans le sens de Goffman, vu qu'il n'y a pas de barrières infranchissables vers l'extérieur (notamment en Allemagne, les écoles sont physiquement beaucoup plus ouvertes qu'en France, il n'y a pas de portes fermées, de murs, la nécessité de s'enregistrer pour y pénétrer ou pour la quitter, des horaires d'entrée et de fermeture, etc.) et que les élèves rentrent chez eux après la fin des cours, vers 13-14h de l'après-midi.
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[11]
Cette opposition se retrouve, quoique quelque part « ouverte » envers un triptyque, dans « Exit, Voice and Loyalty » de Hirschman (1970).
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[12]
Pour l'analyse de la « domination comme pratique sociale », cf. Lüdtke dans ce volume.
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[13]
Entretien octobre 2003.
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[14]
Sur cette question du défi et ses règles de fonctionnement, dans un tout autre contexte, cf. Pierre Bourdieu, 1966.
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[15]
Entretien octobre 2003.
-
[16]
Journal de terrain du 08.10.03, et entretien avec Karen Werthe, enseignante de 35 ans, novembre 2003. Ces différences de réactions entre filles et garçons face aux images se retrouvent dans les autres classes. Devant le film « la vie est belle », Judith pleure, la bouche ouverte, les mains devant le visage. Au même moment, plusieurs garçons se mettent à rire, et ironisent sur la « sentimentalité » du film.
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[17]
Ainsi, en deux ans, j'ai pu observer une dizaine de filles (sur une centaine d'élèves fréquentés régulièrement) pleurer face à l'histoire du génocide, que ce soit en entretien ou à l'école ; bien plus m'ont raconté ex-post leurs pleurs. Par contre, je n'ai jamais vu aucun garçon pleurer, et il y a un seul qui m'a fait part de ses pleurs en entretien. Cinq entretiens avec des professeur-e-s témoignent également de filles en pleurs en classe, aucun garçon qui ait pleuré. Cela ne veut évidemment pas dire que les garçons ne pleurent pas, mais certainement qu'ils pleurent moins en public. Par ailleurs, cela ne veut pas dire qu'ils ne soient pas touchés par cette histoire, au contraire. Mais ils n'ont pas les mêmes manières d'exprimer leurs émotions, de les travailler et les gérer (emotion management, pour parler avec Arlie H. Hochschild) travail socialement déterminé (Hochschild, 1979). Par exemple, certains garçons, notamment un peu plus âgés, à partir de 16 ans, vont faire référence au fait qu'ils n'arrivent littéralement plus à parler face aux images du génocide : « Ils ont montré des films de (il hésite) sur les réfugiés ou de (il hésite à nouveau) pas les gazages quand même (il baisse le ton), mais comme ils étaient entassés dans les camps et puis comme ils étaient maigres ! Ça, c'est peut-être l'image la plus terrifiante que j'ai jamais vu (il hésite) quand ils ont poussé tous les corps sur un grand tas (il s'arrête, puis reprend). Vraiment. Ça, c'était le plus atroce. » « Et tu te rappelles ta réaction ? » « Je pense (il réfléchit) rien. Je ne pouvais plus parler. » (Daniel, 18 ans, entretien mars 2002.)
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[18]
Traduction A. O.
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[19]
Sur ces questions, cf. également Willis (2011 [1977]).
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[20]
Pierre Bourdieu définit la virilité comme « capacité reproductive, sexuelle et sociale, mais aussi comme aptitude au combat et à l'exercice de la violence » (1998, p. 75). Sur l'histoire de la virilité, cf. également Corbin, Courtine, Vigarello (2011), et notamment le T1.
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[21]
L'Allemagne accueillait après l'ouverture des frontières du bloc soviétique tous ceux qui pouvaient « prouver » d'avoir un ascendant « allemand » dans la famille.
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[22]
Jacques Testanière fait remarquer que « dans un système qui est démoralisant parce qu'il dévalorise l'élève qui n'excelle pas, il ne reste à ce dernier que le prestige de chahuteur. Mais combien est séduisante l'image de l'élève qui, pour se faire pardonner ses triomphes scolaires, est un bon chahuteur, et montre sa désinvolture envers le système qui consacre ses dons ! Une telle attitude n'est le plus souvent possible que grâce à un statut sociologique assez favorisé devant la culture » (1967, p 22).
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[23]
Dans son livre sur les émotions, Jack Katz (1999) distingue entre fabriquer le rire (doing laughter) et être submergé par le rire (being done by laughter), représentant les deux faces de n'importe quelle émotion : le sentiment de les contrôler, mais également d'être contrôlé par elles.
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[24]
L'article de Nicolas Renahy dans ce volume va également dans ce sens.
1 Le passé nazi est un sujet grave, surtout en Allemagne, et plus encore dans les écoles allemandes. Ce « passé qui ne passe pas » soulève des sentiments de culpabilité et de regret, d'horreur « absolue » et de désarroi. Le national-socialisme et sa politique d'extermination sont des thèmes sur lesquels « on ne plaisante pas ». Trop de souffrances, trop de cruautés, trop de violences, et l'extermination rationalisée de millions de personnes : le rapport au passé nazi ne peut être autrement que sombre, silencieux, réfléchi, soucieux, grave. La dignité des victimes et la gravité des atrocités nazies
2 l'imposent. Au-delà d'une exigence morale, il s'agit du respect envers les victimes et leurs familles, mais également du respect manifesté envers les valeurs des droits de l'homme qui furent si rudement violées. L'institution scolaire, et le professeur d'histoire tout particulièrement, exigent alors un traitement « conséquent » de la période 1933-1945 et un comportement respectueux de la part des élèves. L'enseignement du national-socialisme est ainsi parfois comparé à des « cours de religion » par certains professeurs [1]. Comme à l'église, des attitudes morales spécifiques s'appliquent : ne pas rire, ne pas chuchoter, écouter religieusement, montrer du respect etc., peut-être davantage encore que dans n'importe quel rapport pédagogique qui impose toujours des règles de conduite précises (rester assis, ne pas bouger etc.).
3 Or, si les adolescents apprennent effectivement comment « il faut se tenir » quand ils sont confrontés à ce passé, ceci ne les empêche pas de développer parallèlement des usages du passé nazi non prévus ni voulus par les enseignants. Le rire, les plaisanteries, mais aussi les jeux guerriers avec des armes et d'autres attributs militaires, en particulier de la part des garçons, constituent des comportements dont les professeurs d'histoire se plaignent régulièrement. Certains élèves inventent en effet des tactiques (de Certeau, 1990) qui leur permettent de tester les limites du cadre de légitimité, ils le mettent en cause mais pas tout à fait : ils le troublent pour mieux l'accepter, voire y adhérer ? Le plus souvent masculins, ils sont majoritairement dans un rapport, si ce n'est hostile à l'école, au moins en situation d'échec scolaire potentiel ou d'ores et déjà avéré, même si certains des « très bons élèves » peuvent également participer à ces pratiques collectives, qui s'apparentent à ce que Jacques Testanière a qualifié, dans les années 1960 en France, de « chahut traditionnel » (Testanière, 1967). Face aux contraintes de l'institution scolaire, les élèves s'adaptent : ils les contournent, les affrontent parfois ouvertement ou encore les ignorent à travers des tentatives d'appropriation du temps et de l'espace, la création de nouvelles règles de jeu, en particulier de positionnement au sein d'un groupe de camarades adolescents. Le rire, les blagues, les rixes, les pitreries comme le chahut, relèvent de ces pratiques. La tentation est grande de les rejeter rapidement vers l'antisémitisme pour les condamner ; rire de la Shoah semble tellement inattendu et inadéquat, déplacé, incompréhensible pour celui qui se trouve confronté à ce rire : comprendre ce qui se passe relève d'un défi aussi bien scientifique que moral. Il est vrai également que parmi ces pratiques, parmi ce rire, l'antisémitisme peut être une composante, un ressort ou un élément, ce qui rend particulièrement difficile la tâche de rester empathique envers ceux (et plus rarement celles) qui rient de la Shoah. Or, le but de la recherche n'est pas de condamner, mais de décrire afin de comprendre ; il n'est pas de juger, mais d'explorer les motivations qui peuvent permettre de faire un pas en avant dans la compréhension des phénomènes sociaux dont le rire (parfois salace) fait partie [2]. En termes de positionnement méthodologique, cet article s'inspire ainsi de certains travaux sur l'extrême droite française (Lehingue, 2003) ou italienne (Avanza, 2008), qui insistent sur la nécessité de ne pas réduire les hommes et femmes qui adhèrent à des idées politiques différentes de la grande majorité des chercheur-e-s en sciences sociales à des bouffons, ni de vouloir les caricaturer en expliquant leur positionnement politique (ou leur rire) par le seul antisémitisme ou la xénophobie, sans vouloir pour autant minimiser ces dernières. Il ne s'agit pas non plus de considérer que le rire constituerait automatiquement une ressource anti-institutionnelle qui permet de mettre en cause l'ordre [3].
4 En prenant en compte le fait qu'il s'agit ici d'adolescents, de jeunes personnes entre 14 et 18 ans, dont aucun n'est adhérent à un parti, dont le choix politique reste assez flou, dont la plupart ne mentionnent pas les partis d'extrême droite comme faisant partie de leur adhésion politique et dont très probablement [4] la grande majorité ne votera pas à l'extrême droite, il s'agit donc plutôt de comprendre les différentes formes que prennent ce rire dans le quotidien scolaire des adolescents et ce qu'il dit du passé nazi. Cet article prend pour objet les pratiques qui font rire ces lycéens, les suit dans leurs occupations au quotidien, pour comprendre les appropriations du passé nazi et les manières dont ils font sens de ce passé en classe et dans la cour de récréation, afin d'appréhender la pluralité, l'ambiguïté et les contradictions des usages et réappropriations du passé par les élèves et plus encore de décrire leurs propres logiques et le (ou les) sens qu'ils donnent à leurs usages du passé nazi.
5 Le concept de Eigensinn, forgé par Alf Lüdtke peut être le moyen de sortir de l'alternative entre optimisme éducatif (l'école permet l'ascension sociale des classes populaires en leur transmettant non seulement des connaissances, mais aussi des savoir-faire) et pessimisme sociologique (l'école n'est qu'un instrument de reproduction qui amène les classes populaires à rejeter cette institution et le savoir qu'elle incarne), tout en continuant à prendre au sérieux les ambitions de transformation sociale de l'école, et plus spécifiquement, dans le cas étudié, le souci des enseignants d'une éducation civique des enfants à travers la transmission du passé nazi. Nous voudrions insister ici, au-delà d'une définition générale proposée dans l'introduction de ce dossier, sur deux dimensions dans l'analyse des relations de domination que la notion d'Eigensinn, tel que Lüdtke l'a définie, permet de saisir et qui sont souvent passées sous silence.
6 Premièrement, l'Eigensinn a souvent été réduit à l'acte de résistance, il permet, de manière plus complexe, de sonder l'ambiguïté des actes qui permettent « de prendre des distances avec les contraintes (...) et avec la lutte pour l'existence et, en même temps, éprouver la capacité d'entreprendre une action individuelle ou collective (...) », « d'accepter des contraintes tout en leur désobéissant » (Lüdtke, 2000 p. 49, 52). En allant plus loin que Lüdtke, nous défendrons ici que, tout en s'agissant de résistance, l'Eigensinn permet non seulement de « créer un espace à soi et une distance à cette résistance même » (Lüdtke, 2000, p. 48), mais aussi de contribuer activement au fonctionnement de l'institution. Ainsi nous allons montrer qu'un geste, apparemment destiné à l'encontre de l'ordre scolaire, aide à maintenir cet ordre.
7 La deuxième dimension de l'Eigensinn se trouve dans son caractère collectivement construit. En effet, si l'Eigensinn a souvent été traduit par « quant-à-soi », cette traduction a tendance à occulter la dimension collective des actes d'Eigensinn, qui permettent « d'être soi-même et d'être avec les autres » (Lüdtke, 1986a, p. 79). Nous allons voir, à travers l'échec d'une action eigensinnig, que la mise en cause de l'ordre institutionnel et/ou la construction d'un espace pour soi et pour être avec les autres se fait collectivement, en groupe ; si le groupe ne rentre pas dans le jeu des tactiques, l'Eigensinn restera lettre morte ; l'institution et ses règles reprennent leurs droits, comme renforcées par l'échec. Il s'agit donc de réfléchir aux sens que le groupe intermédiaire (ici le groupe des pairs adolescents) donne aux actions individuelles et inter-individuelles. Nous éclairerons également le sens ambigu de l'Eigensinn qui remet en cause l'ordre scolaire tout en étant d'abord dirigé vers le groupe intermédiaire. Mais à cette fin, nous devrons consacrer une grande attention aux ressources (individuelles et collectives) nécessaires pour être eigensinnig, dimension très peu abordée dans les travaux de Lüdtke.
8 Cette démonstration nous permettra donc de spécifier l'Eigensinn comme désignant des actes à la fois individuels et collectifs, dirigés à la fois à la création d'un espace pour soi et pour les autres, mais aussi parfois (même si pas nécessairement) à l'encontre de l'institution et dont ses relations de pouvoir, permettent néanmoins incidemment de renforcer les règles institutionnelles. Il s'agit donc de voir comment l'institution, ici scolaire, fonctionne : non pas malgré mais avec, voire parfois grâce à l'Eigensinn de ses usagers.
L'enquête
La première école se situe dans un quartier excentré de Hambourg, il faut traverser l'autoroute qui entoure la ville et contre laquelle est bâti le quartier, un des plus difficiles de la ville. Il n'y a pas de véritable centre. Il comporte des grandes tours datant des années 1970, en béton gris, assez délabrées. Certaines sont vides. Il n'y a ni commerce, ni café, ni cinéma dans le quartier. Fondé en 1972 comme une des premières Gesamtschulen de la République fédérale d'Allemagne (RFA), il s'agissait d'une « école projet ». La création des Gesamtschulen est une initiative des gouvernements socialistes, qui, à partir de 1969, tentèrent de surmonter la ségrégation sociale et scolaire des élèves instaurés par le système tripartite. Théoriquement, une Gesamtschule est censée accueillir en sixième 30 % d'élèves qui ont un niveau Hauptschule (équivalent du certificat d'aptitude professionnelle, CAP, obtenu à 15 ans), 30 % d'élèves du niveau Realschule (brevet d'études professionnelles, BEP) et 30 % de futurs Abiturienten ou candidats au baccalauréat. Ce n'est pourtant pas le cas. Seuls entre 3 et 7 % des élèves entrants dans la Gesamtschule continuent l'école après le Realschulabschluss à 16 ans, car les parents qui estiment que leurs enfants doivent poursuivre une scolarité longue les envoient dès la sixième au Gymnasium.
La seconde école se situe dans une banlieue de Leipzig. Le quartier est constitué de grands ensembles, l'école, dans un bâtiment délabré d'un jaune pâle couvert de graffitis, longe une grande route à quatre voies. L'institution est complètement fermée, il faut sonner pour entrer. « Mesure de sécurité » explique la directrice, « on ne sait jamais... ». Les portes ne s'ouvrent sur la cour qu'au moment de la récréation. Le quartier est connu pour des « violences occasionnelles » de la part de « bandes d'extrême droite ». « Mais ils ne sont plus chez nous », dit une professeure, « il y en avait, il y a quelques années, mais ils travaillent aujourd'hui. Parmi les plus jeunes, c'est fini ». Les élèves interrogés viennent de milieux défavorisés. Ce qui distingue les parents, c'est le haut pourcentage de chômage de longue durée, en particulier chez les mères, dont certaines ont perdu leur travail et n'en ont pas retrouvé depuis la Wende.
Cet article s'appuie donc sur une partie du matériau récolté, notamment des entretiens avec 32 élèves, dont 22 d'Hambourg et 10 de Leipzig, de milieux divers mais à majorité populaire : enfants d'ouvriers, d'artisans ou d'employés, quelques travailleurs sociaux et petits commerçants. Les deux écoles se distinguent sur deux points : à Hambourg, la majorité d'élèves a une expérience de migration, ce qui n'est pas le cas des élèves de Leipzig ; à Leipzig, il y a un nombre important de parents au chômage de longue durée, ce qui n'est pas le cas à Hambourg.
Plus précisément, la population d'élèves enquêtés se constitue comme suit :
Tableau 1. PCS des parents d'élèves enquêtés
Tableau 1. PCS des parents d'élèves enquêtés
Observer l'inobservable : la déviance en milieu scolaire
Ce texte mobilise également quelques observations de blagues, mises en scène de manière plus ou moins spontanée, par les élèves. Ces observations, qu'on pourrait prendre pour des « vignettes ethnographiques », ont été « glanées » ici et là en l'espace de deux ans d'observation en classe. Il s'agit de moments très rares et précieux à observer pour le/la chercheur-e, puisqu'il faut une insertion de longue haleine pour récolter ce genre d'interaction, qui peut ne pas se produire pendant plusieurs mois, ou ne jamais se produire sous les yeux du/de la chercheur-e. Il se trouve que j'ai assisté à quelques moments de « déviance » sous forme de blagues sur le nazisme, complétés par des témoignages en entretien et dont la compréhension et l'interprétation sont nourries par deux ans d'observation en classe. Ce matériau se distingue du matériau habituellement mobilisé pour analyser la déviance ; en effet, ces analyses s'appuient souvent sur des matériaux produits par l'institution qui sanctionne, que ce soit la police, les juges ou autorités (dans le cas d'études des matériaux produits par les tribunaux), ou les punitions, dans le cas de l'école (Testanière, 1967). L'observation de la déviance en direct est beaucoup plus rare, car plus difficile d'accès (Bourgois, 2001). Dans le cadre d'adolescents scolarisés, les comportements déviants qui se réfèrent également à l'histoire, thématique qui nous intéresse ici, constituent plutôt l'exception que la règle, d'où la difficulté de les observer. Par ailleurs, pour le/la chercheur-e, la petite déviance adolescente en milieu scolaire est d'autant plus difficile à observer, qu'il/elle ne peut pas se fondre dans le groupe (dû au statut et à la différence d'âge). Le matériau principal mis en forme ici est ainsi un matériau récolté à la marge d'une enquête qui n'avait pas pour objet la déviance, mais le rapport à l'histoire des élèves. Or, c'est sa rareté même qui constitue ici sa valeur scientifique et justifie son analyse spécifique et détaillée.
Ces matériaux sont complétés par des documents produits par les élèves, ainsi qu'une trentaine d'entretiens avec 17 professeurs d'histoire de ces mêmes élèves.
9Cet article tentera donc de comprendre les appropriations collectives du savoir, interprétations et résistances à l'enseignement de l'histoire en milieu populaire et comment elles contribuent au fonctionnement de l'institution scolaire d'un côté, des hiérarchies de l'autre. Je prendrai ici deux situations en classe, à partir desquelles je voudrais explorer l'utilité du concept d'Eigensinn et des analyses de l'histoire du quotidien pour l'apprentissage d'un savoir scolaire par les adolescents dans un espace fortement hiérarchisé : une interaction entre un élève et un professeur au début d'une heure de cours et une interaction dans un groupe de garçons, en cours dans une salle de projection de film, mais qui échappe à la surveillance du professeur.
Mise en cause et restauration de l'ordre scolaire : négocier les limites du dicible
10 « Quand j'entre dans la classe de M. Gerste, les élèves sont excités. Ils chuchotent, rigolent, parlent beaucoup. Un groupe de jeunes hommes s'est formé autour d'Osman, lui parlant de manière excitée. ‟Vas-y, c'est toi qui y vas”. »
11M. Gerste entre en cours. Osman va vers lui et se campe devant lui (il le dépasse de deux têtes). Le professeur le regarde, le silence se fait : « Heil Hitler », fait Osman tout d'un coup, en levant le bras dans le Hitlergruß et se mettant au garde à vous. Quelques secondes de silence suivent puis Osman, qui tente de garder le sérieux, demande de manière innocente : « si on vous accueille toujours de cette manière, M. Gerste, est-ce que vous allez nous punir (kriegen wir dann Ärger) ? » Le professeur le regarde, et puis lui répond, calmement : « j'ai l'espoir que quand nous aurons traité le thème, de tels comportements n'arriveront plus. Va t'asseoir ». Les enfants éclatent de rire, ils parlent tous en même temps, la tension retombe « Expliquez-nous, on ne comprend pas » lance quelqu'un « pourquoi c'est interdit ? » mais la question se noie dans le brouhaha [6].
12 Osman et ses camarades puisqu'il s'agit ici clairement d'une action collective utilisent le passé nazi pour mettre en question le rapport de pouvoir avec leur professeur d'histoire [7]. Ils n'établissent pas uniquement une confrontation directe avec lui, sachant qu'ils y perdraient. Il ne s'agit pas non plus ici d'une valorisation consciente du passé nazi. C'est le jeu avec les règles, la transgression momentanée des règles, avec une « pitrerie » le Hitlergruß pour se replacer immédiatement ensuite dans le cadre légitime des rapports de pouvoir : un élève pose une question au professeur un acte quotidien légitime et valorisé dans le cadre scolaire. La « ruse » consiste à transgresser les règles dans le cadre des règles, ce qui limite le pouvoir de punition du professeur.
13M. Gerste, 42 ans, est fils d'un machiniste et d'une OS, qui, après une maîtrise de philosophie, d'anglais et de pédagogie [8] a travaillé d'abord pendant trois ans dans le marketing comme directeur de projet avant de devenir professeur dans les années 1990. Il est habitué au « chahut traditionnel » (Testanière, 1967) des élèves qui le déstabilise peu, et attribue volontiers leurs comportements à leur jeunesse et à leur manque d'information. Il les reconduit tranquillement vers leur statut d'élèves et d'apprentis : le rapport de dépendance est « restauré ». Les élèves ont eu leur moment de plaisir la curiosité de ce qui va se passer : est-ce qu'Osman va être puni ? et le double soulagement, qui les amène à rire : soulagement du fait que M. Gerste a « bien pris » la pitrerie, soulagement également de la restauration de l'ordre à travers le rapport de pouvoir institutionnellement légitime. Si ces petits tests envers le professeur sont destinés à le déstabiliser, ils n'ont pas, en tout cas pas ici, pour objectif de renverser la hiérarchie, dont le respect s'exprime dans le fait d'habiller le geste provocateur en simple question. Par ailleurs, pour avoir assisté aux cours de M. Gerste pendant tout un semestre, on peut affirmer que si la participation des élèves est vive et le « chahut » régulièrement présent dans ses cours, les occupations « hors sujet » des élèves ne durent jamais et ne perturbent pas fondamentalement le déroulement des séances. Ou, pour le dire avec Jacques Testanière : « tourner ainsi en dérision les normes du système est aussi une façon pour l'élève de les intérioriser » (1967, p. 22). Par de tels actes, les élèves se créent un espace de jeu au sens propre du terme, en renversant momentanément les relations ordinaires : la balle est dans le camp du professeur, surpris. C'est à lui de s'adapter, de réagir à l'initiative prise par les élèves, et de restaurer l'ordre qui permettra de travailler [9]. Ainsi les relations de pouvoir entre professeurs et élèves ne se définissent pas simplement par une hiérarchie duale.
14C'est ici que les travaux de Lüdtke nous aident à aller au-delà des analyses comme celles d'Erving Goffman sur les « institutions totales » [10]. Pour Goffman, il y a quatre manières de s'aligner ou se comporter envers les institutions totales : le retrait situationnel, la ligne rebelle, la colonisation et la conversion. Si Goffman insiste lui aussi sur le fait que même les situations de rébellion demandent paradoxalement à bien connaître et observer l'organisation formelle de l'institution (Goffman, 1999 [1957] p. 16 ; Goffman, 1968), et donc que d'une certaine manière la rébellion fait partie du fonctionnement d'une institution, la notion d'Eigensinn de Lüdtke peut aider à dépasser l'opposition, qui persiste dans la classification de Goffman, entre rébellion ou retrait d'un côté, colonisation et conversion de l'autre [11]. L'Eigensinn de Lüdtke permet en effet de penser les manières dont une action, qui peut viser à déstabiliser l'ordre (du travail, de l'usine, de la hiérarchie), mais qui peut également tout simplement être adressée à des camarades, vouloir procurer de la joie, être a priori tout à fait insignifiante, peut à la fois déstabiliser momentanément l'ordre tout en contribuant au bon fonctionnement de cet ordre. C'est notamment en pensant les relations entre ceux et celles qui sont sur les hauteurs de commandement (le staff pour Goffman) et ceux ou celles desquels ils espèrent obéissance (les inmates) non pas comme deux groupes opposés, mais davantage en termes relationnels, en interaction à l'intérieur d'un Kräftefeld (champ de forces) que Lüdtke souligne l'interdépendance entre eux, à travers la pratique de la Herrschaft (domination). Les actes de ceux à qui on adresse un ordre, les usagers d'une institution, dans mon cas les élèves, loin d'une simple obéissance ou exécution ou de résistance à ces ordres, obligent ceux qui donnent l'ordre, ici les professeurs, à réagir quotidiennement, pour installer et réinstaller l'ordre institutionnel dans la pratique [12]. Ces pratiques (qui passent aussi par des ordres et leur réinterprétation par les agents auxquels ils sont destinés) participent ainsi à la conservation et la réinvention au quotidien de cet ordre.
15M. Gerste essaie d'expliquer le comportement des élèves : « Ce sont des provocations (il hésite) je ne dirais même pas toujours des dérapages (Entgleisungen). Je crois que c'est le manque de connaissances qui mène à ça, et le fait qu'ils ne se soient pas véritablement confrontés (auseinandergesetzt) au thème. [...] Bon, mais je n'ai jamais (il hésite) sanctionné quelqu'un pour ça, de toute façon, on ne peut pas, pas pour ça, n'est-ce pas [13] ! ». Priver les élèves de leur petit plaisir risquerait notamment de les révolter durablement. M. Gerste sait qu'il doit et qu'il peut tolérer ces défis. En effet, punir les élèves ou se fâcher face à une provocation collective risquerait de le rendre ridicule devant la classe qui a lancé le défi. Il doit garder son sang-froid et trouver la répartie adaptée, sinon il risque de perdre prise sur la classe jusqu'à la fin de l'année. Savoir quand on peut accepter un défi [14] fait partie des règles implicites du bon fonctionnement scolaire et contribue à obtenir le respect des élèves. M. Gerste est ici conscient qu'il court moins de risques en acceptant le rire des élèves, tout en les ramenant à leur place dans la hiérarchie scolaire, qu'en s'opposant trop durement à Osman en le punissant. Comme Robinson, qui a besoin de Vendredi pour régner sur l'île (Lüdtke, dans ce volume), le professeur a besoin de ses élèves pour la bonne marche de l'institution. Il fait ainsi preuve d'autant de souplesse que l'élève qui joue avec les règles scolaires. Ce double jeu contribue au bon fonctionnement de l'ordre scolaire. Comme l'acceptation finale, à l'usine, de la perruque décrite par Certeau (1990) ou encore des « coffee breaks and horseplay », les « ‟Spielereien” am Arbeitsplatz und ‟Fliehen” aus der Fabrik » décrit par Lüdtke (1986a et 1986b) ou les usages de l'alcool au travail décrits par Michel Pialoux (1992) instaurés et acceptés, malgré des formes de répression, car ils sont utiles au bon fonctionnement de l'ordre pour une production efficace. La création momentanée d'espaces de jeu, en soulageant la tension accumulée des élèves, peut ainsi avoir un effet bénéfique sur l'enseignement (si le professeur ne se laisse pas complètement déborder par les élèves, comme dans le cas présent). Ce dernier se rend bien compte de la nature joyeuse des actes des élèves. Il prend également en compte les difficultés qu'ils éprouvent à l'école. Si ces actes, qu'il appelle « un rapport désinvolte au sujet [du nazisme] » lui paraissent « bizarres » (merkwürdig), face à la réalité douloureuse, effrayante et attestée des crimes nazis, il admet pour autant que les élèves n'ont pas les mêmes repères, ni les mêmes besoins que lui dans une salle de cours, quand il analyse ce passé en tant que professeur et en tant qu'« intellectuel ».
16 « Ce n'est rien d'autre qu'un ‟oui, Hitler”, et ou ou parfois : ‟quand je fais la croix gammée comme ça (il imite l'élève qui dessine), est-ce que c'est grave ? Est-ce que je peux aller en prison ?” Ce sont des choses comme eh bien, des graffitis, et des choses dans le genre. Et parfois, il y a marqué : ‟Rudolf Hess était ici” et des choses comme ça. Ils ont vu ça quelque part, ça les travaille. Et puis, ça passe dans le jargon des jeunes, et même dans toutes leurs manières de faire (Gehabe) [15]. »
17 Définir ces actes comme les produits d'une (sous-)culture « jeune » « qui leur passera » revient à admettre des parenthèses adolescentes dans le milieu institutionnel, afin qu'ils ne perturbent l'ordre du jour dans la salle de cours qu'à la marge (au commencement du cours). Ainsi, s'opère le trait d'union entre l'espace des pairs (la cour de récréation) et l'espace scolaire (la classe) : les professeurs doivent eux aussi « faire avec » afin de maintenir l'ordre « scolaire ». L'interpénétration de ces espaces et leurs règles de jeu permettent de transformer les usages du passé déviants, intégrés dans la culture adolescente, en ressources (risquées).
18 Ainsi certains usages du passé nazi participent aux batailles et aux jeux de pouvoir au quotidien, aux rapports de hiérarchie et d'autorité entre professeurs et élèves. Ils ne sont guère révélateurs d'un rapport idéologique constant au passé, ni au développement d'un discours oppositionnel cohérent et construit qui peuvent pour autant exister parallèlement. Ce qui importe dans ces pratiques n'est pas tant le contenu, mais le recours à des répertoires de transgression, qu'ils soient plaisanteries, pitreries ou fourberies potentiellement désapprouvées par les professeurs. Les usages du passé nazi sont une manifestation parmi d'autres de ces tactiques des élèves pour se créer un monde partiellement autonome au sein de l'univers scolaire, face à leurs professeurs.
19 À côté de la relation de pouvoir avec les professeurs, il y a un second champ de bataille, un second espace de jeu, dans lequel les élèves doivent se positionner quotidiennement : le groupe des camarades. Se pencher sur ce groupe intermédiaire permettra de souligner la dimension collective de l'Eigensinn tout en insistant sur le fait que l'Eigensinn nécessite des ressources afin de « fonctionner » dans un groupe. Nous avons vu à quel point le geste d'Osman est un acte collectif, qui crée de l'espace pour une interaction entre pairs tout en étant directement destiné à l'institution scolaire en la personne du professeur. Nous allons voir, à partir d'une interaction eigensinnig entre pairs, hors des yeux du professeur, qu'une tentative de création du collectif peut également échouer.
La dimension collective de l'eigensinn
20Les plaisanteries peuvent permettre aux garçons de mettre à distance les émotions produites par la confrontation avec le génocide (et ses images). Lorsqu'ils se trouvent malgré eux touchés par des images qui mettent en scène la souffrance des victimes, l'usage de l'ironie dans le groupe a souvent pour but de « sauver la face » et se faire une place parmi les pairs.
21« Les élèves d'Annika Klein, enseignante de 35 ans dans la Gesamtschule à Hambourg, regardent, avec une autre classe, le film La liste de Schindler, dans une grande salle de projection. Un groupe de garçons se met au fond en entrant dans la salle autour d'Ivan. Je m'installe à proximité. Quand le film commence, les élèves se taisent rapidement. Néanmoins, les garçons font de temps en temps des commentaires : ‟oui, alors celui-là encore”. Ils rient aussi parfois. Vient une scène assez violente. Un des personnages de surveillance du camp se met sur son balcon, le matin, afin de ‟fusiller des Juifs pour le petit-déjeuner”. Kevin, un ami d'Ivan, déclare, un peu trop fort ‟ouais, vas-y” et il se met à rire lourdement. Ivan ne répond rien, mais Martin, un troisième du groupe, se met également à rire, un peu mal à l'aise. Une fille quitte la salle de cinéma en pleurant. Une des professeures présente dans la salle, va la rejoindre. Elle m'expliquera en entretien les raisons de cette absence : ‟Melanie s'est effondrée en pleurs. Elle est polonaise, elle est née là-bas, et comme ça se passe dans sa région voilà. Elle était bouleversée. Elle n'arrivait pas à s'arrêter de pleurer. J'ai essayé de la consoler” [16]. »
22Garçons et filles réagissent de manière différente au film et à leurs propres sentiments. Si Melanie peut pleurer, à tel point qu'elle est obligée de quitter la salle, les garçons vont développer d'autres moyens pour exprimer leur malaise [17]. Le rire (comme les plaisanteries) est aussi pour eux un moyen de soulager la tension : tout comme « l'humour peut réduire la grandeur et la gloire (des personnages historiques) à une échelle humaine » (Korte, Lechner 2013 p. 14), il peut transformer l'horreur. Ici le rire permet aux garçons de prouver qu'ils ne se laissent pas bouleverser « comme une fille », et de mettre en avant la « maîtrise de soi », moyen de s'affirmer dans le groupe, et de « sauver la face » (Goffman, 1974), tout en s'affirmant dans un espace de pairs à l'intérieur de l'institution scolaire. La notion d'Eigensinn de Lüdtke renvoie au caractère collectif de cet espace : « ces interactions [entre pairs] ne visent pas d'abord une demande directe venue de la hiérarchie. Ils exprimaient au contraire un ‟temps pour soi” et un ‟temps pour être avec les autres” » (Lüdtke, 1986a p. 79) [18]. Lüdtke insiste en effet sur l'importance, dans l'usine, du temps passé et vécu ensemble ; ce qui vaut également pour l'école. Cette proximité et le partage physique de l'espace constituent une réaction à l'incertitude du travailleur face à sa hiérarchie. De l'échange verbal à l'échange physique, les ouvriers profitent de chaque moment pour rentrer en contact les uns avec les autres. Des blagues et taquineries occupent une place centrale dans ces échanges. Les échanges ont lieu entre mâles, la démonstration des capacités physiques exprimait et servait à réaffirmer la hiérarchie sociale, mais aussi la reconnaissance et la complicité entre membres du groupe [19]. Cette double dimension, hiérarchie sociale et scolaire et complicité entre pairs, combinés à des exigences de virilité, [20] se retrouve dans un entre-soi masculin adolescent. Or, contrairement aux taquineries décrites par Lüdtke, nous sommes ici face à une tentative ratée de construction, par un acte d'Eigensinn, d'un « temps avec les autres ». Il y a bien de l'Eigensinn dans le rire de Kevin ; c'est un rire qui s'adresse à Ivan et Martin, en vis-à-vis des règles scolaires qui interdisent le rire face à la Shoah. Si les garçons sont protégés par l'obscurité, le rire de Kevin est néanmoins remarqué par la professeure, qui m'en parlera plus tard en entretien. Or, ce rire échoue à créer la complicité espérée ; il échoue donc à créer cet espace qui permettrait collectivement aux garçons d'échapper, même momentanément, aux règles de l'institution. Celles-ci en seront au contraire renforcées, mais cette fois-ci non pas comme conséquence de l'acte d'Eigensinn de Kevin, mais par l'échec de celui-ci. Ce sont les relations de pouvoir à l'intérieur du groupe de pairs qui expliquent cet échec et nous semblent suggérer que l'Eigensinn nécessite un certain nombre de ressources pour être efficace.
23 Le rire de Kevin s'adresse à la fois au groupe des trois ; il sert à créer une complicité virile entre garçons. Pour ce faire, il tente de mettre en cause l'ordre scolaire, qui impose du sérieux face à l'histoire du génocide. La complicité virile s'exerce ainsi en regard des normes scolaires, la déviance existe par définition en infraction à celles-ci. Ivan, d'habitude prompt à défier les normes, les protège lors de la projection. Martin, qui prend un rôle intermédiaire dans la configuration des trois garçons tente un rire incertain entre le silence d'Ivan et le signe de soutien pour Kevin. La blague de Kevin sert à cacher son émotion, à lui sauver la face en affirmant sa virilité et sa position dans le groupe, tout en tentant de mettre en cause l'ordre scolaire. Comme l'honneur et la honte la virilité s'affirme face aux autres. C'est une « notion relationnelle, construite devant et pour les autres hommes, et contre la féminité, dans une sorte de peur du féminin, et d'abord en soi-même » (Bourdieu 1998, p. 78). L'émotion, perçue comme féminine, doit être écartée. La solution eigensinnig de Kevin, est de trouver refuge dans le rire. Or, ce rire est un échec, finalement, non pas tant parce qu'il est un comportement viril à l'intérieur d'un « entre-soi » masculin, mais parce qu'il met en cause l'hégémonie de l'interprétation des modes de contestation de l'ordre scolaire qu'Ivan réclame pour lui. L'acte d'Eigensinn de Kevin butte sur la relation de pouvoir entre les deux garçons.
24« Au lieu de créer un espace de détente, partagé par les garçons, le malaise s'installe. Malgré un demi-rire un peu forcé de Martin et face au silence prolongé d'Ivan, le rire de Kevin reste suspendu quelques secondes dans l'air avant de s'estomper abruptement, suivie par un silence gêné des trois garçons, qui vont tous les trois tourner toute leur attention vers le film pendant une dizaine de minutes, sans continuer de parler entre eux. » (Journal du terrain, 08.10.2003.)
25Ivan refuse ainsi à Kevin la position de contestation des normes scolaires qu'il occupe lui-même si fréquemment. Ivan, dans un retournement non prévu par Kevin, se fait le gardien des normes scolaires, et affirme son autorité dans le groupe : il décide de ce qui est considéré comme « rigolo » et de ce qui ne l'est pas parce qu'il peut, en tant que leader, mettre en cause l'ordre scolaire. Cet échec du rire a pour effet non seulement d'affirmer le leadership d'Ivan dans le groupe, mais aussi de renforcer les normes scolaires : l'impression finit par régner, perceptible dans le silence gêné, qu'on ne rit pas d'un film sur la Shoah, même quand la professeure est absente.
26L'analyse de cet échec nous permet d'interroger la notion d'Eigensinn et les conditions sociales nécessaires à son fonctionnement. Premièrement, cette scène nous rappelle l'interaction entre l'individuel et le groupe, que traite la notion de Eigensinn. Ici, c'est le groupe de pairs masculins, mais également l'institution scolaire, qui fixent les règles de conduite des élèves. L'enseignement du nazisme se déroule sous certaines règles (dont le sérieux fait partie) : le rire est interdit. Tout interdit portant une offre de transgression, Kevin saisit l'opportunité. Comme le souligne Anton Zijderveld, « l'humour et le rire ont un effet libérateur, un soulagement de pressions psychologiques, sociales et même politiques » (1983, p. 38). Ici Kevin, par son rire, transgresse les règles scolaires, acte valorisé dans le monde des adolescents peu reconnus scolairement mais pas seulement [22]. On peut dire ici qu'il tente de « fabriquer du rire » (doing laughter), pour reprendre l'expression de Jack Katz [23], tout en jouant sur les normes de virilité face à l'émotion. Sa tactique échoue néanmoins, puisqu'Ivan se met du côté de l'institution scolaire et n'approuve pas la transgression. Kevin perd donc doublement, du côté de l'institution scolaire, et du côté du groupe de pairs ou en tout cas de son leader affiché. Son Eigensinn, qui est ici à la fois une résistance aux règles scolaires et à la fois une complicité avec les règles des pairs, lui permet seulement de garder la complicité de Martin, petit espace de reconnaissance néanmoins bien réel. Ainsi, l'Eigensinn comporte des risques, dimension peu abordée par Alf Lüdtke. Il y a des limites à son exercice, liées aux ressources mobilisables par les agents. On peut donc se demander si l'Eigensinn est, d'une certaine manière, un privilège des dominants parmi les dominés [24] ? Si, comme pour le défi analysé par P. Bourdieu, il faut disposer d'un certain nombre de ressources qui permettent d'être « digne d'Eigensinn » ou qui permettent de donner sens à des actes d'Eigensinn, qui, sans cela, servirait non pas à la création d'un espace propre mais à la démonstration pure et simple de l'impuissance devant l'institution ou à l'exclusion de cette dernière ? Il s'agit ainsi de réintroduire dans l'usage que fait Alf Lüdtke de cette notion la question des relations de pouvoir à l'intérieur du groupe de dominés. En effet, Lüdtke insiste sur le fait que le chahut tourne, que chacun peut devenir « victime » des blagues à un moment donné. Or, il est permis de douter de cette égalité devant l'Eigensinn. Ou, pour le dire autrement, il existe différentes formes d'Eigensinn, et celles-ci sont socialement situées.
27Enfin, cet exemple montre que l'Eigensinn est une pratique collective, qui n'est pas toujours couronnée de succès ; c'est-à-dire qu'elle ne permet pas toujours de créer cet espace et ce temps pour soi et pour les autres. Il montre également que l'Eigensinn nécessite des ressources et n'est pas équitablement à la portée de chacun. Il souligne enfin l'ambiguïté des positionnements des agents sociaux : pas nécessairement résistance, pas nécessairement soutien à l'institution ; entre ordre institutionnel et ordre des groupes intermédiaires, la notion d'Eigensinn évite ainsi un classement a priori des actes des agents sociaux soit en opposition soit en collaboration à l'ordre social.
Les appropriations du savoir en institution scolaire
28Les deux usages de l'Eigensinn analysés ici montrent comment les garçons de classes populaires urbaines en Allemagne investissent l'histoire et la politique, tout en défiant l'institution. La manière dont ils s'y prennent blagues, provocations, pitreries contribue à leur forger une image à l'intérieur de leur groupe d'appartenance afin de tenter (pas toujours avec succès) d'obtenir le respect des pairs. L'institution fonctionne avec ces tentatives de défiance ; qu'elles soient couronnées de succès ou non. Les professeurs développent leurs propres stratégies pour « tenir » les élèves, pour les intéresser aux contenus des cours, pour les faire participer, pour les empêcher de « faire des bêtises » et pour leur apprendre le positionnement adéquat envers les règles. Par ailleurs ils tâchent de leur faire adopter les « bons discours » sur le passé nazi, c'est-à-dire ceux dont ils ont choisi le contenu. Les élèves, en retour, développent des manières de faire qui leur permettent de s'affirmer, de passer le temps, de se divertir, en se créant des espaces de libertés quotidiennes ils s'écrivent des petits mots, ils chuchotent, ils font des blagues, ils se moquent de leurs professeurs ou de leurs camarades bref, ils développent leur Eigensinn, pour se réapproprier le lieu, le moment et parfois le contenu des enseignements qui leur sont imposés.
29Parfois les réappropriations du passé nazi dans l'espace scolaire créent un espace de jeu (Elias 1981, p. 146-154) à l'intérieur d'une structure institutionnelle (ici l'espace scolaire) qui fournit une partie des règles du jeu, auxquels s'adaptent les tactiques des élèves. Parfois les tactiques d'Eigensinn échouent, se heurtent non pas aux règles institutionnelles mais à la hiérarchie du groupe de pairs ; les règles institutionnelles sont mobilisées par des élèves contre d'autres élèves ; l'Eigensinn ne crée ni un espace pour soi, ni un espace avec les autres.
30Dans tous les cas, les élèves ne vont pas simplement recevoir, mais ils vont réinterpréter ce qu'ils apprennent, ils vont le transformer en se l'appropriant. Alf Lüdtke rappelle que « dans les processus de perception et d'évitement, d'articulation et de silence (ou de mutisme), les hommes (Menschen) ne suivent pas uniquement les codes de discours et de représentations qu'ils trouvent en place. Plus exactement : ils s'appuient sur ces images, mots et grammaires tout en les recomposant à chaque nouvel usage. Dans leurs pratiques [...] les acteurs transforment (verändern) les réalités des choses et des circonstances apparemment si fixes. [...] en même temps ils varient et retranscrivent (überschreiben) les manières d'apercevoir le monde et l'histoire dans leurs têtes » (Lüdtke 1994, p. 146). Ce faisant, ils tentent de se constituer un espace propre, développent leur Eigensinn. Les formes que prend l'Eigensinn se différencient selon leurs ressources disponibles, leur position dans le groupe, le contexte de l'interaction. Analyser le rire des adolescents en contexte scolaire en mobilisant la notion d'Eigensinn permet ainsi de sortir de l'impasse du débat sur le rire comme résistance politique ou comme « propagande par distraction », en ouvrant le débat vers les paradoxes et significations multiples du rire.
31On peut également s'interroger sur le lien entre Eigensinn, investissement institutionnel, et socialisation politique. La notion d'Eigensinn permet en effet d'explorer les ambiguïtés et paradoxes de l'engagement politique. Les élèves particulièrement engagés politiquement peuvent l'être avec ou contre l'institution scolaire. Raconter des blagues sur le génocide peut relever d'un engagement politique à l'extrême droite, ou bien d'un antisémitisme ordinaire, ou encore d'une opposition à l'institution et d'une volonté de tester les limites du dicible, ou les trois à la fois. La notion d'Eigensinn permet quoi qu'il en soit de sortir d'une interprétation unidimensionnelle des comportements des élèves et des effets de l'institution (réussite ou échec). Elle permet ainsi de restituer les dimensions multiples et la complexité des relations des adolescents à l'institution et au savoir. Le savoir transmis à l'école aux élèves les transforme (et vice-versa) mais pas nécessairement de la manière prévue par l'institution et les professeurs. Car les élèves s'approprient ce savoir et, en n'en faisant « qu'à leur tête », individuellement et collectivement confèrent quotidiennement son sens au savoir transmis.
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Notes
-
[1]
« Pour moi, c'est [l'enseignement du nazisme et du génocide] surtout dans la dernière classe de seconde que j'ai eue c'était une heure de religion. Ou plutôt des heures de religion. » Entretien avec M. Schulze, 60 ans, Gymnasium de Hambourg, février 2003. Pour tous les noms il s'agit de pseudonymes.
-
[2]
Dans la même veine, un groupe de chercheur-e-s en littérature principalement a publié l'ouvrage « Rire, Mémoire, Shoah ». Ils exploitent le « potentiel résistant » du rire (Lauterwein, 2009).
-
[3]
Cette tendance à interpréter le rire, et notamment le rire politique sur le nazisme ou sur la Shoah avant 1945 comme une « résistance » se trouve dans des publications d'après-guerre en Allemagne (Gamm, 1979 ; Hermes, 1946 ; Müller, 2009). On le retrouve également dans des travaux sur la résistance française pendant la deuxième guerre mondiale. André Halimi a ainsi appelé l'humour sous l'occupation (qui prend pour cible le nazisme ou plus largement les forces de l'occupation) une « résistance psychologique » (Halimi, 1979, p. 109). Le point de vue d'Halimi a été critiqué depuis, certains considérant le rire plutôt un acte apolitique, une « propagande par distraction » (Delporte, 1993).
-
[4]
Ceci est évidemment une affirmation un peu osée, vu qu'il est impossible de prévoir un vote 4 ans à l'avance, et le développement d'adolescents sur 4 ans peut changer beaucoup de choses. Elle sert juste à distinguer le groupe étudié ici d'adolescents explicitement engagés dans les mouvements d'extrême droite ou ceux dont le choix politique est déjà très fortement exprimé à 14 ans.
-
[5]
À Pâques 2003, les bagarres entre les deux groupes ont pris une ampleur telle que la police s'est déplacée, un « scandale » a éclaté, qui a fini par être traité dans les journaux locaux. Les élèves m'ont raconté avec fierté qui faisait partie de quel groupe.
-
[6]
Journal de Terrain 20.10.03.
-
[7]
Ma présence peut les inciter à le faire de manière volontairement provocatrice, pour « prouver » leur inventivité ou encore pour « choquer » l'enquêtrice. Mais le professeur me rapporte que ce genre d'interaction n'est pas rare en classe, en dehors de ma présence.
-
[8]
En Allemagne, on peut étudier la pédagogie comme matière spécifique.
-
[9]
L'observation permet ici de relativiser le constat de Testanière, qui énonce dans les années 1960 que « la riposte de l'adulte, aussi brutale soit-elle, reste le plus souvent inefficace » (1967, p. 22). La riposte de M. Gerste est ici au contraire efficace, peut-être parce qu'elle n'est justement pas brutale. La mise en cause des pratiques pédagogiques fondées sur la punition à la suite des révoltes estudiantines en 1968 étant passée par là, le professeur, ici issue du même milieu que les élèves, au lieu de se confronter directement à eux, rentre dans leur jeu en partie afin de les ramener au travail. Par ailleurs, je ne peux pas souscrire à l'analyse de Testanière sur le chahut anomique qui remplacerait le chahut traditionnel du moins pas dans l'Allemagne des années 2000.
-
[10]
L'école n'est pas une institution totale dans le sens de Goffman, vu qu'il n'y a pas de barrières infranchissables vers l'extérieur (notamment en Allemagne, les écoles sont physiquement beaucoup plus ouvertes qu'en France, il n'y a pas de portes fermées, de murs, la nécessité de s'enregistrer pour y pénétrer ou pour la quitter, des horaires d'entrée et de fermeture, etc.) et que les élèves rentrent chez eux après la fin des cours, vers 13-14h de l'après-midi.
-
[11]
Cette opposition se retrouve, quoique quelque part « ouverte » envers un triptyque, dans « Exit, Voice and Loyalty » de Hirschman (1970).
-
[12]
Pour l'analyse de la « domination comme pratique sociale », cf. Lüdtke dans ce volume.
-
[13]
Entretien octobre 2003.
-
[14]
Sur cette question du défi et ses règles de fonctionnement, dans un tout autre contexte, cf. Pierre Bourdieu, 1966.
-
[15]
Entretien octobre 2003.
-
[16]
Journal de terrain du 08.10.03, et entretien avec Karen Werthe, enseignante de 35 ans, novembre 2003. Ces différences de réactions entre filles et garçons face aux images se retrouvent dans les autres classes. Devant le film « la vie est belle », Judith pleure, la bouche ouverte, les mains devant le visage. Au même moment, plusieurs garçons se mettent à rire, et ironisent sur la « sentimentalité » du film.
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[17]
Ainsi, en deux ans, j'ai pu observer une dizaine de filles (sur une centaine d'élèves fréquentés régulièrement) pleurer face à l'histoire du génocide, que ce soit en entretien ou à l'école ; bien plus m'ont raconté ex-post leurs pleurs. Par contre, je n'ai jamais vu aucun garçon pleurer, et il y a un seul qui m'a fait part de ses pleurs en entretien. Cinq entretiens avec des professeur-e-s témoignent également de filles en pleurs en classe, aucun garçon qui ait pleuré. Cela ne veut évidemment pas dire que les garçons ne pleurent pas, mais certainement qu'ils pleurent moins en public. Par ailleurs, cela ne veut pas dire qu'ils ne soient pas touchés par cette histoire, au contraire. Mais ils n'ont pas les mêmes manières d'exprimer leurs émotions, de les travailler et les gérer (emotion management, pour parler avec Arlie H. Hochschild) travail socialement déterminé (Hochschild, 1979). Par exemple, certains garçons, notamment un peu plus âgés, à partir de 16 ans, vont faire référence au fait qu'ils n'arrivent littéralement plus à parler face aux images du génocide : « Ils ont montré des films de (il hésite) sur les réfugiés ou de (il hésite à nouveau) pas les gazages quand même (il baisse le ton), mais comme ils étaient entassés dans les camps et puis comme ils étaient maigres ! Ça, c'est peut-être l'image la plus terrifiante que j'ai jamais vu (il hésite) quand ils ont poussé tous les corps sur un grand tas (il s'arrête, puis reprend). Vraiment. Ça, c'était le plus atroce. » « Et tu te rappelles ta réaction ? » « Je pense (il réfléchit) rien. Je ne pouvais plus parler. » (Daniel, 18 ans, entretien mars 2002.)
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Traduction A. O.
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Sur ces questions, cf. également Willis (2011 [1977]).
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Pierre Bourdieu définit la virilité comme « capacité reproductive, sexuelle et sociale, mais aussi comme aptitude au combat et à l'exercice de la violence » (1998, p. 75). Sur l'histoire de la virilité, cf. également Corbin, Courtine, Vigarello (2011), et notamment le T1.
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[21]
L'Allemagne accueillait après l'ouverture des frontières du bloc soviétique tous ceux qui pouvaient « prouver » d'avoir un ascendant « allemand » dans la famille.
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Jacques Testanière fait remarquer que « dans un système qui est démoralisant parce qu'il dévalorise l'élève qui n'excelle pas, il ne reste à ce dernier que le prestige de chahuteur. Mais combien est séduisante l'image de l'élève qui, pour se faire pardonner ses triomphes scolaires, est un bon chahuteur, et montre sa désinvolture envers le système qui consacre ses dons ! Une telle attitude n'est le plus souvent possible que grâce à un statut sociologique assez favorisé devant la culture » (1967, p 22).
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[23]
Dans son livre sur les émotions, Jack Katz (1999) distingue entre fabriquer le rire (doing laughter) et être submergé par le rire (being done by laughter), représentant les deux faces de n'importe quelle émotion : le sentiment de les contrôler, mais également d'être contrôlé par elles.
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L'article de Nicolas Renahy dans ce volume va également dans ce sens.